A propos de quelques thèses récentes sur l’indianité
p. 241-266
Texte intégral
1On sait que, particulièrement depuis les années soixante, un courant important en anthropologie a mis au centre de ses propos le droit à la « différence », à la conservation de l’identité culturelle et à l’autonomie politique des ethnies. Ce courant s’est manifesté avec force à propos des Amérindiens, notamment chez des « indigénistes » ou « indianistes » (nous emploierons indistinctement les deux termes) tels que Robert Jaulin, Jean-Loup Herbert ou Guillermo Bonfil Batalla (voir bibliographie).
2Le présent article est une discussion de quelques écrits récents qui prennent le contre-pied de ces idées. En effet ils affirment que le droit qui doit réellement être reconnu aux Indiens, c’est de pouvoir cesser de l’être, ou en tout cas affirment que les indigénistes, en défendant le maintien de l’identité indienne, sont les complices d’une politique de ségrégation mise en œuvre par l’Etat et certains groupes sociaux, et qui a pour principal objet de maintenir les Indiens dans la misère, la dépendance et l’exploitation dont ils sont actuellement les victimes.
3On voit ainsi que notre discussion est loin d’être purement théorique mais concerne finalement la participation que peuvent avoir les anthropologues dans le développement ou le mal-développement d’un des groupes les plus défavorisés de l’hémisphère occidental.
4Nous avons choisi de traiter ce courant « anti-indianiste » tel qu’il est exprimé dans les écrits de trois auteurs, Henri Favre, Christian Deverre et Judith Friedlander (voir bibliographie). Ceci d’abord à cause de la qualité de leur réflexion et du travail de recherche qui sous-tend celle-ci ; à ce propos, il faut mentionner particulièrement Henri Favre, dont le premier ouvrage écrit dans cette perspective remonte à 1971, et qui a influencé beaucoup d’autres chercheurs, y compris Deverre et Friedlander. Et nous avons aussi choisi ces trois auteurs par le fait qu’ils se complètent bien ; plusieurs de leurs idées forces sont communes, mais exprimées d’un autre point de vue ; l’Américaine Judith Friedlander est plutôt anthropologue, Favre sociologue et Deverre économiste. L’unité des trois analyses est d’ailleurs renforcée par le fait que toutes portent sur le Mexique, deux d’entre elles sur un groupe linguistique du sud, les Tzotzil-Tzeltal de Chiapas, et la troisième sur une bourgade du centre, Hueyapán dans l’Etat de Morelos, dans lequel les « Indiens » connaissent une situation assez comparable à celle de Chiapas.
5L’approche de Friedlander peut être caractérisée d’anthropologique par le fait que son ouvrage L’Indien des autres est une étude monographique d’une bourgade de 4 000 habitants, basée en grande partie sur l’observation directe et participante de la vie de la population. Favre lui, quoique sensible aux autres dimensions, s’est surtout attaché à l’étude des rapports sociaux, en se situant à l’échelle non d’une communauté, mais d’un groupe linguistique entier, les Tzozil-Tzeltal, qui compte presque 300 000 personnes. Deverre, finalement, est plus économiste, dans le sens où ses études (portant sur le même groupe) conduites dans une ligne matérialiste-historique, attachent leur attention tout particulièrement sur les déterminants économiques des phénomènes ethniques.
6Les écrits dont nous discutons ici portent tous sur un pays, mais les questions qu’ils soulèvent peuvent être posées au sujet de toutes les régions où les Espagnols trouvèrent des empires et où les anciennes populations de ces empires se sont transformées petit à petit en paysans propriétaires individuels de petites parcelles et porteurs de certains « traits de culture » qui sont la base de leur caractérisation comme Indiens. Et c’est précisément ce que nous ferons : nous nous interrogerons sur la validité générale des thèses de ces trois auteurs dans l’ensemble des régions où existaient à l’arrivée des Espagnols les empires aztèques, mayas et incas, régions homogènes en ce qui concerne les principales caractéristiques de leurs sociétés indiennes contemporaines. (Il s’agit donc de l’Amérique centrale, particulièrement le Mexique et le Guatémala, et les Andes centrales, particulièrement le Pérou, l’Equateur et la Bolivie, avec en plus des parties de l’Argentine, du Chili et de la Colombie). Ce choix signifie que lorsque nous parlerons des Indiens, nous ne nous référerons pas à des groupes tels que ceux d’Amazonie ou d’Amérique du Nord.
7La discussion sera faite particulièrement à la lumière d’un séjour et d’une recherche de quinze mois que nous avons faits chez les Aymaras du Département de Puno, et d’un intérêt ancien pour l’histoire coloniale de l’Amérique latine (voir par exemple Necker 1973).
8Notre texte aura trois parties : dans la première nous présenterons quelques thèses centrales de nos trois auteurs, dans la seconde nous essaierons de préciser l’enjeu qui existe derrière ces thèses, et dans la troisième nous discuterons celles-ci, et leur validité dans l’ensemble de la zone que nous avons circonscrite, à la lumière des critères dégagés dans la seconde partie.
9Finalement une remarque terminologique. Lorsque nous emploierons les mots d’« Indien » ou d’« indianité », il ne s’agira pas forcément de groupes se désignant eux-mêmes ou désignés par les autres comme indiens. Nous nous référerons par ces termes à cette catégorie des populations de l’Amérique qui est formée des descendants des peuples ayant occupé ce continent avant l’arrivée des Européens et identifiée en tant que telle par des noms variables : « indigènes », « naturels », « autochtones », « indiens », souvent par des noms d’ethnies ou de lieux tels que « Quechuas », « Aymaras », « Otavaleños », « Hueyapefios », ou encore lorsqu’il s’agit d’auto-désignation par des mots tels que jaqi (haké), runa, termes employés par les Aymaras et les Quechuas pour se distinguer des métis, et qui signifient « personnes ».
Les thèses
Première thèse : La culture indienne actuelle n’est pas une survivance de traditions pré-coloniales
10Pour Favre, Friedlander et Deverre, en aucun cas la culture actuelle de Tzotzil-Tzeltal ou des Hueyapeños ne peut être considérée comme une persistance de formes culturelles pré-colombiennes qui se seraient maintenues au gré d’un isolement par rapport à la « civilisation occidentale ». En réalité depuis longtemps, depuis la Conquête espagnole, ces peuples ont été étroitement intégrés dans un ensemble socio-politique étranger qui les a forcé à de profondes mutations culturelles. Les exemples de ces transformations sont nombreux.
11D’abord au niveau le plus visible, tous ces usages vestimentaires, culinaires et autres, toutes ces traditions artisanales, que les étudiants en ethnologie décrivent si consciencieusement parce qu’ils leur paraissent « autres », ont bien souvent une origine européenne, ou s’ils remontent à des pratiques autochtones, celles-ci ont été largement modifiées et influencées par quatre cents ans de domination par des Espagnols et d’autres qui leur ont succédé. Un exemple : les fameux vêtements que portent les hommes et surtout les femmes « indiennes » du Mexique, comme d’ailleurs d’autres régions d’Amérique, n’ont presque rien à voir avec les vêtements précolombiens ; ce sont en réalité souvent des types de vêtements qui ont été imposés par des décrets durant l’époque coloniale. Et s’ils nous apportent des renseignements sur des modes vestimentaires du passé ce n’est pas sur celles des anciens Aztèques ou Mayas, mais sur celles des paysans et paysannes de l’Espagne des Habsbourg et des premiers Bourbons.
12A d’autres niveaux aussi presque tout a changé depuis la Conquête. Les relations de parenté qui régissaient toute la vie sociale locale ont fait place à une organisation où l’individu est devenu aussi important sinon plus que la famille ; les grandes organisations politiques tributaires pré-colombiennes ont été depuis longtemps détruites, et même les fameux systèmes communautaires qui restent encore dans les villages se distinguent radicalement de ce qu’ils étaient autrefois, aussi bien par leur organisation que par leur fonction. Au niveau des croyances aussi : si des pans entiers de religion autochtones restent bien vivants, la religion catholique a aussi largement pénétré. Et, sur le plan économique, l’organisation actuelle des Indiens du Mexique est celle de paysans parcellaires, vivant partiellement de production d’auto-subsistance, mais dépendant d’un marché externe auquel ils doivent offrir périodiquement leurs produits et leur force de travail contre des salaires des plus réduits pour pouvoir se procurer une série de biens qu’ils ne peuvent produire. Donc là aussi une situation sans relation avec celle des temps précolombiens.
Deuxième thèse : La culture indienne actuelle constitue une synthèse nouvelle
13En fait la culture actuelle des Tzotzil-Tzeltal et des Hueyapeños, même si elle présente des aspects que l’on peut faire remonter à l’époque pré-coloniale, constitue une synthèse nouvelle qui n’est pas explicable par l’histoire seulement, mais par référence au réseau social, politique et économique actuel dans lequel sont insérées ces sociétés. Et quel est ce réseau ? Sur ce point l’analyse de Deverre est la plus claire : dans la société mexicaine ceux que l’on appelle les Indiens sont d’abord des segments de la population auxquels a été attribué le rôle de fournisseurs de main-d’œuvre et de biens bon marché, rôle qu’ils peuvent jouer précisément du fait de leur économie encore partiellement d’auto-subsistance. Celle-ci libère les acheteurs de biens et de services de l’obligation de payer un prix pour la reproduction de la force de travail des fournisseurs et de leurs familles, donc permet que ces biens et services soient payés à un prix très bas. L’attribution de ce rôle aux Indiens est favorisé par le fait que dans leur grande majorité ils sont propriétaires chacun de minuscules parcelles (minifundios) qui permettent une auto-subsistance partielle, mais aussi qui, par leur taille réduite, forcent ces populations à offrir périodiquement leurs biens et services sur le marché. Cette exploitation des Indiens est de plus favorisée par leurs fameuses « différences culturelles » qui les rendent particulièrement inaptes à se défendre (méconnaissance de l’espagnol, des lois, des usages dominants, etc.).
14Cette analyse des réseaux socio-économiques dans lesquels sont insérés les Indiens conduit nos auteurs à une définition de l’indianité très différente, aussi bien de celle des ethnologues classiques, que de celle des militants pro-indiens actuels.
Troisième thèse : Les Indiens ne peuvent constituer des nationalités
15D’abord, selon eux, l’indianité pas plus que les sous-groupes linguistiques et culturels (Mayas, Nahuatl, Tzotzil-Tzetal, etc.), ne peuvent être considérés comme des phénomènes nationalitaires. Précisons que par le terme de nationalité nous entendons une communauté d’intérêt et de culture, qui vise à se constituer en peuple souverain ou en tout cas à obtenir un maximum d’autonomie par rapport à un ou plusieurs Etats auxquels elle est soumise. L’absence de phénomène nationalitaire résulte pour Favre du fait que les Indiens eux-mêmes ne s’identifient pas ou peu à ces groupes ; leur identification la plus forte se fait toujours avec les groupes locaux (vallée, communauté). (Favre 1978 : 70-71.) Pour Friedlander l’identification subjective à l’indianité existe, mais c’est une identification purement négative. L’indianité à Hueyapán « mesure que les Indiens ne sont pas, ou n’ont pas, par rapport à l’élite hispanique » (Friedlander 1979 :87). Prononcés par d’autres le mot indien est une injure comme le mot nigger aux Etats-Unis. Pour les Hueyapeños être Indien signifie parler mal l’espagnol, être peu cultivés, être pauvres, mais presque jamais porteurs de caractéristiques positives comme l’usage de la langue nahuatl, de vêtements ou d’autres coutumes propres. On ne peut parler d’une nation indienne ou nahuatl ou otomi désirant s’émanciper par rapport à l’Etat mexicain.
Quatrième thèse : Les Indiens n’ont pas une culture distincte
16L’autre élément que nos trois auteurs relèvent au sujet de cette synthèse nouvelle qu’est l’indianité est que celle-ci ne recouvre pas la possession d’une culture distincte. Pour Friedlander, qui va le plus loin dans ce sens, ce que les ethnologues décrivent comme la culture de tel ou tel groupe indien est en réalité simplement la manifestation de la relation structurelle inférieure de l’Indien par rapport à l’hispanique.
« Au cours de ces quelque quatre cents années, pendant que les Hueyapeños tentaient de combler le « vide » de leur condition d’« Indien » en accumulant les symboles d’identification à l’élite hispanique, les classes dominantes passaient leur temps à acquérir de nouveaux symboles tout en rejetant une grande partie des anciens. Et à mesure que l’élite redéfinit son identité, elle dévalue les qualités autrefois associées à son statut, les situant au niveau inférieur de non-culture ou d’indianité. Ainsi, le contenu de la culture de Hueyapan a beau être en perpétuelle évolution, la relation structurelle de l’Indien à l’hispanique ne change pas. Les habitants continuent à être indiens pour la seule et même raison qu’il leur manque toujours quelque chose, ce que l’élite est justement en train d’acquérir. » (Friedlander 1979 : 85.)
17En d’autres termes, pour Friedlander, ceux qu’on appelle les Indiens participent à la même évolution culturelle que l’ensemble des Mexicains, mais ils le font avec retard, retard qui symbolise la profonde inégalité des richesses et des pouvoirs. Deverre, et surtout Favre, relèvent eux que, certes, il existe de nombreux éléments culturels d’origine préhispanique dans la culture Tzotzil-Tzeltal. Mais ils font remarquer que le changement de contexte qui s’est opéré entre le xvie siècle et maintenant leur a donné une toute autre signification.
« En fait la culture indienne est une synthèse nouvelle et radicalement distincte des diverses sources qui l’ont inspirée... plus que le reflet d’une glorieuse tradition du passé dont elle serait l’héritière, la culture indienne est l’expression d’ignominieuses conditions d’existence que définit la société nationale... son archaïsme ...correspond au caractère primitif de ces conditions auxquelles l’individu dépouillé de ses biens, de son travail et jusque de sa personne, doit s’ajuster pour survivre. » (Favre 1971 : 342.)
18Pour Favre aussi donc, on ne peut parler de culture indienne distincte, puisque celle-ci fait structurellement partie d’un ensemble culturel plus large dans lequel elle est l’expression de la situation défavorisée des Indiens. (Voir discussion sur le pluralisme culturel au Mexique ; (Favre 1971 : 333-335.)
19Deverre est encore plus précis pour lui :
« L’indianité et ses principales manifestations, produits historiques... ne peuvent être interprétées dans la situation présente comme de simples restes, mais bien comme des éléments intégrants des rapports de production dont elles sont sans cesse les produits et dans lesquels elles jouent un rôle actif. Sans effacer totalement les autres fonctions et rôles de l’ethnie — dont l’identification sociale n’est pas un des moindres — nous pouvons affirmer que son objet principal est, dans la formation sociale actuelle, de constituer la base de la reproduction des rapports de production du capitalisme agraire. » (Deverre 1980, 158.)
20L’indianité joue spécialement ce « rôle actif » dans la reproduction du système — dont elle s’alimente d’ailleurs — avec les pratiques communautaires des villages indiens. Celles-ci, en nivelant les richesses et en empêchant la concentration de terres ou la formation de capital (redistribution somptuaire, droit d’héritage égal de tous les enfants des deux sexes) favorise le maintien de la structure mini-fondiaire, elle-même favorable à l’extorsion du sur-travail et des surproduits des Indiens.
21L’indianité favorise aussi la reproduction du système en ce sens qu’elle isole les Indiens de la société extérieure (notamment par les langues), les discrimine et leur barre les voies légales, administratives ou politiques qu’ils pourraient utiliser pour mieux se défendre contre ceux qui les exploitent (marchands, grands propriétaires fonciers, etc.).
Cinquième thèse : L’Indien des autres
22« L’Indien des autres » est le titre de l’ouvrage de Friedlander et résume bien ce qui est peut-être la thèse centrale de Friedlander, Favre et Deverre. L’indianité, comme catégorie et comme réalité vécue, a été créée, maintenue et affirmée d’abord par des forces dominatrices externes. En ce sens ces auteurs se distinguent radicalement des conceptions des indigénistes qui, au contraire, mettent l’accent sur l’« indianité profonde », la résistance des Indiens comme première force créant leur identité.
23Ces forces dominatrices externes ont été d’abord le système colonial, dont les législations ségrégationnistes, les institutions d’encadrement tels que l’Encomienda ou les Reducciones, et l’organisation économique ont rapidement transformé les Indiens de peuples envahis en groupes socio-économiques modelés par les nécessités du système. Lorsque l’Espagne a perdu le contrôle de l’Amérique, de nouvelles forces sont apparues qui, dans la nouvelle formation sociale émergeant alors, ont perpétué l’Indien : l’Etat, de nouvelles classes dirigeantes, certains intellectuels. (Voir notamment Deverre et Reissner 1980 et aussi Mörner, 1971.)
24Et nos auteurs relèvent finalement le rôle important des ethnologues et anthropologues, qui ne se bornent pas à produire des discours perpétuant la notion d’indianité, mais participent activement à des actions gouvernementales visant à éveiller des consciences ethniques là où il n’y en avait pas auparavant, comme un moyen d’enfermer des groupes de paysans défavorisés dans leurs langues, coutumes, traditions et de les entretenir dans leurs superstitions et leur passivité (Favre 1980 : 36-44). Et on sait le rôle que jouent dans ce sens l’Institut national indigéniste et d’autres organismes de l’Etat mexicain dirigés ou en tout cas conseillés par des ethnologues.
L’enjeu du débat
25Comme nous l’avons déjà indiqué, le débat dans lequel se situent ces thèses n’a pas que des implications théoriques. Au contraire, les réponses données dans ce débat désignent des pratiques de développement pour les Indiens. Et l’importance du débat réside dans le fait que les pratiques ainsi désignées sont diamétralement opposées selon que l’on accepte ou non ces thèses.
26En effet, du point de vue du développement des Indiens la question de base qui se pose peut être formulée ainsi : l’indianité, comme catégorisation et comme ensemble de pratiques identitaires, peut-elle être la base d’actions de libération des conditions de pauvreté, aliénation et oppression dans lesquelles se trouvent les descendants des populations autochtones des Amériques ? Et la question se pose aussi bien au niveau d’actions ponctuelles ou locales (par exemple actions de développement technique par des agents de l’Etat) qu’à celui de mouvements politiques de plus grande envergure.
27Pour les indigénistes comme Jaulin et Herbert (auteurs auxquels se réfère expressément : Deverre ; Jaulin 1970, Herbert 1972, Deverre 1980) une réponse affirmative à cette question ne fait pas de doute, même si cette réponse est plutôt implicite qu’explicite dans leurs écrits (ils sont plus intéressés au droit à la différence, qu’à l’efficacité des mobilisations à base ethnique). Le sentiment ethnique chez les Indiens, lié à des pratiques propres, est un moteur puissant, qui peut les mener à devenir de nouveau des sujets entiers de leur histoire, construisant le seul environnement culturel et social qui puisse leur convenir, et aptes à résister fermement aux pressions extérieures. En d’autres termes l’organisation des Indiens sur la base de programmes indiens, leur donnera une vigoureuse impulsion pour se libérer des oppressions à la fois culturelles et socio-économiques, tout en offrant à tous un modèle d’organisations auto-gestionnaires et écologiques.
28Pour Favre, Deverre et Friedlander, au contraire, l’indianité ayant été créée et étant entretenue par des oppresseurs non Indiens ne peut servir que des intérêts contraires aux Indiens. Ce n’est qu’en prenant conscience de leur situation de classe socio-économique opprimée que les Indiens peuvent se libérer, « dans l’unité avec les autres couches agraires exploitées » (Deverre 1980, 14). Dans cette optique la libération passe d’abord par « le bouleversement des rapports de production » (ibid.) ; et c’est seulement quand celui-ci se sera produit que pourra se faire la libération culturelle des Indiens.
29D’ailleurs celle-ci a une autre signification que pour les indigénistes. Elle n’est plus pour les Indiens le droit de garder leur propre culture, mais au contraire le droit d’appartenir enfin à la culture nationale dont on les avait séparés jusqu’alors.
30« L’indianité est le produit d’un système d’oppression et non un héritage de civilisations disparues. Et le renversement des oppresseurs signifie aussi la disparition de l’Indien, sa fusion dans une communauté nationale de producteurs libres, celle pour laquelle lutta et mourut Emiliano Zapata » (Deverre 1980 : couverture).
31L’on voit apparaître dans cette phrase, qui est la dernière qui est imprimée dans le livre de Deverre, cette idée centrale mais rarement exprimée et encore moins développée chez Favre, Deverre et Fridlander : que l’unité sociale incontestable est l’Etat-nation et que toute idée de division, voire de fédéralisation de celui-ci est réactionnaire et favorise le maintien du statuquo.
32« Et c’est... par le développement du principe d’unité avec les autres couches agraires exploitées — et à l’encontre du principe de division... que la situation se transformera » (Deverre 1980 : 14).
Discussion
33Dans les lignes qui suivent nous discuterons des thèses présentées plus haut, ainsi que des pratiques de développement qu’elles désignent, en nous interrogeant sur leur validité générale dans les régions qui nous intéressent dans cet article, c’est-à-dire, nous le répétons, dans toutes celles d’Amérique qui sont occupées par des sociétés de payans-indiens parcellaires (Amérique centrale, Andes centrales).
Il n’y a plus d’Aztèques ni d’Incas
34Commençons par les deux thèses affirmant que la culture indienne actuelle n’est pas une survivance de traditions pré-coloniales et que cette culture constitue une synthèse nouvelle. Il nous paraît que ces thèses sont entièrement valables dans la zone considérée. De nombreuses et sérieuses études comparatives des civilisations précoloniales et contemporaines ont montré que quel que soit le plan sur lequel on se situe, que ce soit sur celui de la vie sociale, matérielle ou, dans une moindre mesure, des systèmes de représentation, presque tout a changé. Et les éléments culturels qui paraissent être des continuités, par exemple l’emploi d’outils pré-coloniaux, n’en sont pas vraiment parce qu’ils s’insèrent dans un contexte radicalement différent. Il est absolument indéniable que l’isolement des Indiens par rapport au reste du monde est un mythe anthropologique ; depuis longtemps les formes de production, de tenure de la terre, d’organisation sociale des Indiens des hauts plateaux d’Amérique centrale et des Andes ne sont compréhensibles qu’en relation avec le rôle que leur font jouer des structures socio-économiques dominantes et externes.
35Pour reprendre l’exemple de l’emploi d’outils pré-coloniaux, celui-ci a pris un sens totalement différent de celui qu’il avait avant l’invasion européenne, du fait qu’il s’insère dans le contexte d’une forme de production parcellaire absolument distincte des structures de production lignagères anciennes. Comme nous le verrons plus en détail plus loin, l’usage d’outils pré-coloniaux est le résultat d’un système dans lequel les paysans ne peuvent accumuler de capital, donc acquérir des outils plus productifs. Et comme nous l’avons constaté maintes fois, les paysans indiens actuels abandonneraient facilement leurs techniques traditionnelles pour des techniques occidentales, s’ils en avaient les moyens. Cela est vérifié, pour prendre un exemple andin, par la facilité avec laquelle, dans certaines circonstances, les paysans aymaras de Puno louent des tracteurs.
36Ainsi la validité générale de ces deux thèses ne fait pas de doute. On peut remarquer cependant ici, qu’en soi cette discontinuité entre cultures précolombiennes et cultures actuelles ne signifie pas forcément que les Indiens ne puissent exister en tant que groupes ethniques distincts. Après tout, toutes les cultures évoluent et c’est l’ethnocentrisme européen qui a affirmé que les peuples extra-occidentaux étaient immobiles.
L’Indien, objet et sujet de son histoire
37Interrogeons-nous maintenant sur la thèse de 1’« Indien des autres ». Il nous paraît qu’elle met en évidence un aspect très important dans l’ensemble des sociétés indiennes dont nous nous occupons dans cet article. Et elle représente une réaction nécessaire contre certains « extrémistes culturels » (Friedlander 1979 : 183) qui ne voient dans l’indianité que l’aspect de résistance à la civilisation occidentale.
38Ceci dit, il nous paraît aussi que la réaction anti-indianiste est poussée trop loin chez Favre, Friedlander et Deverre. L’indianité n’a été nulle part créée entièrement par des déterminants exogènes. Toujours il y a eu dialectique, interaction, entre ceux-ci et des facteurs endogènes. Les Indiens eux-mêmes ont joué un rôle dans le façonnement de leur identité. Les Tzotzil-Tzeltal, les Hueyapeños, les Quechuas et les Aymaras, pour ne citer que quelques cas, n’ont tout de même pas été une simple pâte infiniment malléable au gré des pressions du colonialisme et de tous les intérêts économiques et sociaux qui les ont affectés. Ils n’ont pas été entièrement aliénés.
39D’abord, sans cesse, dans un processus alliant l’invention et le recours à des traditions culturelles propres, ils ont créé des institutions, des techniques et d’autres éléments culturels leur permettant de mieux s’adapter à leur condition. La manière dont les Tzotzil-Tzeltal ont renforcé leur solidarité face à l’extérieur, ainsi que le démontre brillamment Favre lui-même, en est un exemple (Favre 1971 : 244-264), même si, dans le processus dialectique dont nous avons parlé plus haut, ces institutions ont été façonnées partiellement aussi par des possibilités et des intérêts externes. On retrouve des phénomènes semblables, développés à des degrés divers, dans presque toutes les régions occupées par des agriculteurs parcellaires indiens. On constate notamment que ceux-ci ont développé des institutions telles que le système des « charges » (cargos) ou les fêtes redistributives, ayant souvent des fonctions socialisatrices et surtout nivellatrices ; en obligeant les riches à dépenser somptuairement leurs richesses, ces institutions peuvent inhiber la formation de stratification sociale, et, par là, permettre le maintien de la cohésion communautaire et de la communauté tout court. (Tout en contribuant au maintien d’un système de producteurs parcellaires décapitalisés, servant bien, comme nous le verrons plus loin, divers intérêts externes aux Indiens. Voir discussion à ce sujet dans Amin et Vergopoulos 1974.)
40Un autre exemple de cette réponse créative des Indiens est fourni, sur le plan technique cette fois, par la manière dont les paysans andins se sont adaptés aux spoliations de terres dont ils ont été victimes. Comme il est bien connu (Murra 1975), les peuples des Andes centrales, traditionnellement, avaient des terres à différentes altitudes, profitant ainsi des ressources d’une variété de climats allant de types nord-européens à centre-africains. Ainsi, au temps des Incas, les habitants des villages du bord du Lac Titicaca, situés à 3 800 mètres d’altitude, cultivaient de la coca dans les terres basses du versant amazonien des Andes, du maïs dans les terres basses du versant pacifique des Andes, pêchaient dans l’Océan, cultivaient des pommes de terres dans les villages mêmes et avaient de grands pâturages allant jusqu’à des altitudes de 6 000 mètres où ils élevaient des lamas et des alpacas. Dans un processus qui a duré depuis l’époque de la Conquête jusqu’à nos jours, les paysans ont été réduits à ne vivre que sur un seul « palier écologique », où, de plus, ils sont beaucoup à devoir se partager les terres qu’on leur a laissées, qui sont rarement les meilleures. Comme nous avons pu le constater sur les bords du Lac Titicaca, la manière dont les paysans ont su s’adapter à cet état de fait est étonnante. Ils ont développé une agriculture qu’on pourrait qualifier « de bijoutiers », ou asiatique, par la manière dont elle utilise les moindres ressources et par son organisation minutieuse qui lui permet un rendement remarquablement haut, malgré l’absence de capital technique.
41En restant sur les bords du Lac Titicaca, un autre exemple est fourni par la manière dont les Aymaras ont su manipuler ou utiliser à leur avantage les rivalités qui, depuis le début du siècle, opposent des missionnaires protestants à l’Eglise catholique. Ils se sont ainsi donné très tôt la possibilité de suivre des écoles, malgré l’opposition des métis. En passant en Equateur, on peut aussi admirer, dans le même sens, la manière dont les Otavaleños, une ethnie d’artisans, ont réussi à prendre le contrôle de la commercialisation de leurs produits. On rencontre ainsi des Otavaleños à New York, Paris et Genève, qui témoignent à la fois de la force de leur identité ethnique et de leur faculté d’adaptation.
42Les exemples pourraient être multipliés pour illustrer ce que nous essayons de démontrer ici, à savoir que les Indiens parcellaires, quoique les objets d’une histoire violente, n’ont jamais cessé d’en être aussi des sujets.
Les possibilités de l’initiative indienne
43Certes, la marge de manœuvre des Indiens a presque toujours été réduite, et, ainsi que nous l’avons indiqué, leurs adaptations et inventions techniques, de manière dialectique, ont répondu à la fois aux idiosyncrasies et objectifs particuliers des Indiens et à des intérêts externes.
44Mais la persistance en tout temps d’une initiative et invention indienne indique que si les circonstances ou les rapports de force sont favorables, l’affirmation de l’identité indienne peut être la base d’actions de développement, qui n’ont pas forcément — ainsi que le montre l’exemple cité ci-dessus des Otavaleños — ce caractère conservateur que Favre, Deverre et Friedlander prêtent catégoriquement à l’indianité.
45Une autre raison pour laquelle il nous paraît impossible de suivre Favre, Deverre et Friedlander quand ils affirment qu’« accepter l’Indien c’est justifier implicitement la domination qui le rend tel » (Favre 1971 : 344), réside dans l’organisation parcellaire qui est la sienne dans les régions auxquelles nous nous référons dans cet article. Il est vrai que certains aspects de l’indianité peuvent être et sont souvent des éléments constitutifs des mécanismes de reproduction de la situation d’oppression des Indiens. Il est clair, par exemple, que l’usage d’une langue autre que l’Espagnol, rend ceux qui la parlent moins aptes à se défendre dans une société où l’Espagnol est la langue dominante, donc plus conformistes et soumis à leur sort opprimé. Et, pour reprendre encore une fois un exemple déjà cité, les pratiques redistributives et égalisantes imposées à ceux qui dans les villages pourraient accumuler des richesses, favorisent aussi la soumission des Indiens maintenus de la sorte dans une situation de petits paysans décapitalisés, vivant au niveau de subsistance, et privés d’éducation.
46Mais précisément une réflexion sur ce second exemple et sur l’organisation socio-économique de ces petits paysans oblige à nuancer considérablement l’affirmation selon laquelle l’indianité a « pour objet principal, dans la formation sociale actuelle, de constituer la base de la reproduction des rapports de production du capitalisme agraire » (Deverre 1980 : 158) et indique que l’indianité peut être à la fois un élément constitutif de la reproduction du système existant et un élément pouvant amener la transformation de ce système.
47Les sociétés indiennes dont nous nous occupons ici sont toutes, nous l’avons dit, des sociétés de parcellaires et peuvent être caractérisées par le mode de production du même nom tel que celui-ci est exposé chez Michel Gutelman (Gutelman 1974 : 53-66).
48Ce mode se caractérise par les éléments suivants. Il n’existe en général pas de façon prédominante dans une formation sociale, mais coexiste avec d’autres formes. Il est le produit de la dissolution de modes de production antérieurs pré-capitalistes. Les producteurs sont des agriculteurs propriétaires individuels de petites parcelles de terre qu’ils travaillent avec leur famille. Une caractéristique centrale est le fait qu’une partie de la production est auto-consommée, alors que l’autre est vendue. Ce mode peut être défini comme non capitaliste, d’une part par le fait que le salaire y joue un rôle minime (il n’y a pas de salaire rémunérant le travail des membres de la famille qui cultivent les parcelles, la plupart du temps sans recours à de la main d’œuvre extérieure et même le travail effectué pendant quelques mois de l’année par un assez grand nombre de ces paysans reçoit souvent des rétributions qui ressortissent plus à la réciprocité non capitaliste qu’au salariat). D’autre part, le caractère non capitaliste de ce mode dérive du fait que l’exploitation parcellaire ne dispose que d’un très faible capital technique. Ceci est dû aux ponctions de ressources par toutes sortes de mécanismes qui maintiennent le paysan au niveau de subsistance : échange inégal (prix bas pour les biens et services vendus sur le marché, prix élevés pour les biens industriels achetés), intérêts des hypothèques (contractées à chaque génération par les héritiers des paysans décédés qui désirent rester dans l’agriculture et qui doivent acheter des terres pour reconstituer un domaine viable), impôts, corvées, etc.
49Ce qui, pour notre propos, est important est l’aspect politique de ce mode de production parcellaire. Comme l’ont fait remarquer Shanin et d’autres, ce qui caractérise en général l’action politique de la paysannerie c’est sa faiblesse. Il est vrai que dans certaines circonstances (crises, guerres, etc.) la paysannerie se fait entendre et même parfois de manière très violente. Mais en dehors de ces moments elle a beaucoup de peine à se mesurer à d’autres groupes sociaux bien plus unis, bien mieux organisés et disposant de moyens techniques supérieurs. (Shanin 1971 : 255, 256). Ceci est particulièrement vrai des paysans parcellaires. Ceux-ci comme l’avait déjà indiqué Marx au sujet de la France, de par leur mode de production, sont divisés parce que les familles y sont presque auto-suffisantes, que la division du travail n’existe pas entre elles du fait de l’absence de techniques scientifiques, et qu’ainsi les relations réciproques entre les familles sont très peu développées. « Une parcelle, un paysan et sa famille ; à côté une autre parcelle, un autre paysan et une autre famille. Un certain nombre de ces familles forme un village, un certain nombre de villages forme un département. De la sorte, la grande masse de la nation française est constituée par une simple addition de grandeurs homogènes, à peu près de la même manière que des pommes de terre dans un sac forment un sac de pommes de terre. » (Tiré du 18 Brumaire de Louis Bonaparte, in Shanin 1971 : 230). Dans ce même texte on trouve la célèbre distinction entre une classe « en soi » et une classe « pour soi ». « Dans la mesure où des millions de familles vivent sous des conditions économiques qui séparent leur mode de vie, leurs intérêts et leur culture de ceux des autres classes, et les met en opposition à ces dernières, elles forment une classe. Elles ne forment pas une classe, dans la mesure où il n’y a qu’un lien local entre ces paysans parcellaires, et que l’identité de leurs intérêts ne produit entre eux ni communauté, ni lien national, ni organisation politique. Elles sont par conséquent incapables de défendre leurs intérêts de classe en leur propre nom, soit par l’intermédiaire d’un parlement ou par l’intermédiaire d’une assemblée. Elles ne peuvent pas se représenter, elles doivent être représentées. » (Ibidem. C’est nous qui soulignons). Le travail saisonnier que beaucoup d’Indiens parcellaires accomplissent en dehors des villages contribue peu à unir les paysans étant donnée la durée relativement courte de ce travail.
50Gutelman indique une autre raison à la faible capacité des paysans parcellaires de s’organiser. Contrairement à d’autres groupes sociaux qui peuvent facilement identifier un groupe antagonistique, les paysans parcellaires peuvent difficilement identifier leurs « ennemis de classe » puisque ceux-ci sont la formation économico-sociale entière qui pressurise les paysans par de multiples mécanismes (prix du marché, crédit hypothécaire, prix de la terre, corvées, entretien gratuit d’une réserve de main d’œuvre, etc.).
51Ces remarques ont pour objet de mettre en évidence le fait que l’ethnicité et non la solidarité de classe socio-économique peut, dans certaines circonstances, être le seul élément permettant la mobilisation de paysans parcellaires. Parfois, rejeter le potentiel mobilisateur de l’indianité peut inhiber totalement des actions de développement, que ces actions se situent dans l’ordre établi ou contre celui-ci, comme l’a constaté Che Guevara quand il a essayé de soulever des paysans Quechua sur la base d’un programme purement politico-économique.
52Il y a d’ailleurs un élément supplémentaire, et non des moindres, à l’appui de cette affirmation de la capacité mobilisatrice de l’identité indienne et ceci dans un sens qui peut être conforme aux intérêts des Indiens : il s’agit de la mémoire que beaucoup de peuples indigènes ont d’époques antérieures, où ils étaient les maîtres de leurs territoires. Cette mémoire existe presque partout. Souvent elle remonte aux temps pré-coloniaux, parfois seulement à des époques plus récentes, mais toujours elle se rapporte à un temps où le groupe avait une maîtrise sur et dans des lieux qu’il a perdue depuis.
53De manière significative, cette mémoire est rarement mentionnée chez les anti-indianistes, et pour cause, car étant l’élément le plus endogène des identités indiennes, celui qui a été le plus souvent soustrait aux influences exogènes, elle contredit de manière directe la théorie de « l’Indien des autres ». Le sens de cette mémoire ancrée dans la terre a été fort bien exprimée par Michel de Certeau.
« Les communautés ’indiennes’ survivantes n’ont cessé de pratiquer le retour périodique au village, d’affirmer leurs droits sur la terre, et de maintenir ainsi, par cette alliance collective en un sol, un ancrage dans la particularité d’un lieu. Plus que des représentations ou des croyances (souvent cachées ou fragmentées sous les systèmes de l’occupant), cette terre référentielle a lesté et défendu un ’propre’ contre toutes les surimpositions. Elle était, et elle reste, une sorte de palimpseste : l’écriture des Gringos étrangers n’élimine pas le texte premier, qui demeure tracé là, illisible pour les passants qui manipulent ces régions depuis quatre siècles, sacrement silencieux de ‘forces maternelles’, tombe des pères et sceau indélébile d’un contrat entre membres de la communauté. » (Certeau 1976).
54On pourrait citer de nombreux exemples de cas où cette mémoire a mobilisé des paysans indiens dans de grands mouvements qu’on ne saurait qualifier de réactionnaires. Ici nous ne mentionnerons que deux cas. Le premier est la révolution mexicaine de 1910. Nul doute que le souvenir des millions d’hectares de terres arrachées aux Indiens par des grands propriétaires fonciers sous le Gouvernement de Porfirio Díaz a joué un rôle fort important dans la mobilisation des masses derrière les Pancho Villa et Emiliano Zapata. Le second exemple est beaucoup plus proche de nous dans le temps. Il s’agit de prises de terres (Tomas de Tierras) auxquelles nous avons assisté en 1978-1979 dans le Département de Puno (Pérou). Les paysans aymaras ont alors envahi de grandes étendues de terres sur des domaines appartenant soit à l’Etat soit à des propriétaires non-indiens, marquant leur occupation par des sacrifices religieux d’animaux ou de coca, et des travaux agricoles collectifs. Les auteurs de ces actions, pour les justifier, notamment devant les autorités départementales, se sont explicitement référés aux expropriations, par la violence ou la ruse, qui permirent que ces terres leurs furent arrachées à la fin du 19e et au début du 20e siècle. De plus dans les assemblées tenues par les paysans au sujet des prises de terres, ceux-ci rappelèrent souvent le fait qu’avant l’arrivée des Espagnols toutes les terres appartenaient aux Aymaras.
Dialectiques indiennes
55Pour terminer, la plus importante remarque qui nous paraît devoir être faite au sujet des thèses de Deverre, Favre et Friedlander, (à l’exception des premières) est que celles-ci peuvent être correctes dans certaines circonstances, mais qu’en aucun cas on ne peut en faire des vérités absolues et catégoriques. D’ailleurs, en ce sens, ces auteurs se rapprochent des indianistes qu’ils critiquent aux thèses desquels on peut faire la même objection. On peut très bien suivre Favre, Deverre et Friedlander lorsqu’ils affirment que dans un lieu donné et à une époque donnée, l’indianité et ceux qui l’acceptent ou la défendent contribuent au maintien d’une situation opprimante, et aliénante pour les Indiens. Ce qui est contestable en revanche est ce que ces auteurs semblent parfois tentés de faire : affirmer dans l’absolu (même si cette affirmation est restreinte à un pays) qu’« accepter l’Indien, c’est justifier implicitement la domination qui le rend tel » (Favre 1971 : 344), que l’Indien est « l’Indien des autres » (Friedlander) et qu’il faut choisir, comme le demande Deverre, entre « Indiens OU paysans » (alors que ceux-ci peuvent très bien être Indiens ET paysans).
56En réalité, quelle que soit la meilleure voie ouverte aux Indiens pour sortir de leur « mal-développement », l’indianité peut, selon les circonstances, accélérer le processus de libération ou le freiner. Nous donnerons trois exemples.
57Lorsque l’Etat-nation comme c’est souvent le cas en Amérique latine, défend vigoureusement des intérêts étrangers à ceux du pays, les mouvements politiques indiens, qui contribuent à déstabiliser l’Etat-nation, ne peuvent être qualifiés de négatifs. Alors qu’au contraire là où l’Etat existe véritablement pour la défense des intérêts du pays dans son ensemble, un mouvement politique indien autonomiste peut jouer un rôle négatif, pour l’ensemble de la population et pour le groupe indien lui-même. Par exemple si l’on se place du point de vue des Sandinistes qui, au Nicaragua, essaient d’éliminer dans leur pays l’héritage d’une des dictatures les plus tyranniques des Amériques, la résistance qu’ils rencontrent actuellement chez certains des groupes indiens de la côte atlantique, ne profite qu’aux Etats et intérêts étrangers opposés au gouvernement sandiniste et, de la sorte, vont à l’encontre des intérêts du pays entier, y compris de ceux des Indiens. Au contraire, du point de vue de ces mêmes Sandinistes, les mouvements Quiché, qui actuellement secouent le Guatemala, peuvent être considérés comme positifs, puisqu’ils déstabilisent un gouvernement qu’ils considèrent comme hostile à la cause des peuples du Nicaragua et des autres pays de l’Amérique centrale.
58A un niveau moins « macro-politique », on peut voir comment des organisations indiennes peuvent être valorisées avec des signes opposés selon leurs objectifs et activités. Nous avons déjà parlé des Otavaleños de l’Equateur et de la manière dont, en s’appuyant sur la communauté ethnique, ils ont réussi à contrôler eux-mêmes la commercialisation de leurs produits d’artisanat. En contraste avec cet exemple, on peut citer celui des Aymaras de la Pampa de Ylave au bord du lac Titicaca qui ont constitué une « Fédération Tupak Katari » (Tupak Katari fut l’équivalent de Túpac Amaru chez les Aymaras), dont les buts exprimés sont la défense politique des paysans aymaras, mais qui sert aussi de couverture à la production et à la vente à grande échelle de cocaïne !
59Les causes de la pauvreté, de l’aliénation, de l’oppression des Indiens se trouvent à divers niveaux de la réalité sociale : aux niveaux inter-étatiques, étatiques et locaux. Selon les circonstances, l’importance respective des causes des différents niveaux peut varier, et les possibilités d’action également. Dans certains cas c’est l’action locale (par exemple certains programmes ponctuels de développement) qui peut être la plus efficace, dans d’autres l’action à un niveau plus large. C’est seulement en tenant compte de l’état dans lequel se trouve cette constellation de causes de mal-développement et d’actions possibles à un moment donné, et en évaluant le rôle que peut y jouer une ethnicité indienne, qu’une valorisation positive ou négative peut être faite. Pour reprendre un terme de mon ami le Professeur Faouez al Mellah l’évaluation des mouvements ethniques est toujours une casuistique.
60Et cette casuistique est particulièrement nécessaire dans la question des nationalités indiennes, où il faut tenir compte non seulement de leurs implications socio-politiques, mais aussi des sentiments d’identification subjective des Indiens. Javier Albó, dans une étude très fine, a montré que les Aymaras du nord de la Bolivie s’identifient à une série de cercles concentriques qui sont autant d’entités socio-ethniques qui vont du groupe local à l’ensemble des Indiens. Certaines de ces identifications sont toujours mobilisatrices (particulièrement le groupe local), d’autres sont négatives. Mais la force relative de ces identifications peut varier selon les circonstances, les lieux et les époques (Albó 1977). Parfois les Indiens peuvent aspirer de toutes leurs forces à ce que tout le monde parle espagnol chez eux, parfois, ils peuvent au contraire revendiquer avec la même vigueur le droit à s’exprimer dans leur propre langue. Et même le terme d’Indien, qui en Bolivie comme à Hueyapán est parfois perçu négativement, peut, dans certaines circonstances, avoir une force agglutinante, dans un renversement semblable à celui qui a existé lors du mouvement « black is beautiful » aux Etats-Unis (Albó 1977).
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Auteur
Musée d’ethnographie, Genève ; Institut universitaire d’études du développement, Genève.
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