Les industries culturelles et le temps des femmes
p. 247-270
Texte intégral
Vie quotidienne, média et réalité féminine
1Une anecdote qui se situe dans les années vingt, c’est-à-dire aux origines de cet important média technologique qu’était appelée à devenir la radio, illustre bien le lien étroit qui existe entre la production symbolique de masse et la production de biens matériels dans la société industrielle naissante aux Etats-Unis, en même temps qu’elle nous montre comment la femme était d’emblée désignée, dans cette optique marchande, pour devenir la cible préférentielle des messages des moyens de communication de masse, un axe essentiel d’organisation de leurs programmations.
2M. Glen Sample appartenait à cette époque à une petite agence de publicité qui devait devenir dans les années soixante la Dancer-Fitzgerald-Sample, quand il adapta pour la première fois pour la radio un feuilleton paru dans un journal et intitulé « The Married life of Helen and Warren » qui devint sur les ondes « Betty and Bob », patronné par la marque de farine bien connue Gold Metal Flour, qui était à l’époque un produit de la firme Washburn Crosby Go., devenue la General Mills.
3Peu après, M. Sample gagna à ses projets la marque de lessive Oxydol, alors que la firme qui l’avait lancée, la Procter & Gamble, était sur le point de faire faillite sous les assauts de la firme anglaise Unilever qui avait lancé avec succès la marque Rinso. Porté à bout de bras par les feuilletons radiophoniques de M. Sample et publicité au cours de leur transmission, Oxydol triompha de Rinso. Le feuilleton intitulé « Ma Perkins » qui s’éternisa près de trente années sur les oncles lui fit faire le saut décisif1. Le « soap opera », cette version radiophonique et par la suite télévisuelle des feuilletons de la presse du cœur, était né.
4La dénomination du nouveau genre ainsi créé est aussi intéressante qu’elle est insolite. N’est-ce pas en effet inusité qu’une création culturelle dénote aussi crûment son origine matérielle (liée en l’occurrence à la vente des savons et des détergents), et son inscription comme enjeu dans la bataille que les marques commerciales se livrent ? Et en même temps, c’est toute la définition domestique d’une littérature ou d’une sous-littérature portée par les ondes qui s’affiche, laissant transparaître sans ambages une double (et en fait unique) fonction : promouvoir la vente de produits ménagers et intégrer la ménagère à sa tâche et à son rôle en lui apportant la gratification de la romance.
5Ce n’est que beaucoup plus tard que le profil féminin acquerra un poids déterminant dans la programmation des radios européennes, notamment en France. Signalons pour le cas de ce dernier pays que la radio n’y est pas née d’emblée comme un service public. Si avant la guerre il existe des stations d’Etat, elles coexistent avec des stations privées. Dans ces dernières, la publicité est certes présente, mais ne constitue pas comme aux Etats-Unis à la même époque la norme qui structure un système de programmation2. Elle n’intervient le plus souvent que comme subside à des programmes culturels, souvent des concerts, également soutenus et animés par des associations d’auditeurs. On remarque une continuité certaine entre les manifestations classiques de la vie culturelle (concerts, théâtre, spectacles montés par des associations locales...) et la programmation de ces radios qui ne créent pas de spécificité radiophonique proprement dite. L’histoire de la télévision sera elle aussi marquée par cette même prégnance d’une culture classique et on n’assistera pas non plus d’entrée de jeu à la naissance d’un genre télévisuel, mais plutôt à une transmission du théâtre, du cinéma, des concerts par voie de télévision.
6Ces radios comportaient bien le matin « L’heure de la ménagère » (menu du jour, recettes culinaires, etc.) mais, répétons-le, leur programmation, dont le moment fort était indiscutablement celui du journal parlé, se composait essentiellement de retransmission de concerts, d’émissions culturelles et scientifiques, de théâtre radiophonique et d’émissions de divertissement (jeux et autres), tous genres qui ne ségréguent pas d’emblée leur public d’après le sexe.
7Ce n’est qu’après la seconde guerre mondiale et avec l’apparition des radios dites périphériques parce qu’elles échappent au monopole que l’Etat a entre temps établi sur les ondes, que le modèle commercial va prévaloir. Et ce modèle va progressivement reconnaître l’importance prédominante du public féminin populaire de masse.
8La radio Luxembourg naît en 1933 sous de doctes auspices « pour faire connaître aux auditeurs des différents pays des chefs-d’œuvre d’art et de culture de toutes les nations ». Dès 1935, elle introduit « L’heure des dames et des demoiselles » qui deviendra le célèbre passe-temps de celles-ci et ne s’interrompra qu’en 1956. En 1935, l’introduction des romans-feuilletons radiophoniques coïncide avec l’amorce d’une évolution générale de la programmation : comme dans toutes les radios privées, les variétés vont commencer à grignoter le temps d’antenne réservé jusque-là à la musique classique. C’est l’apparition systématique des jeux radiophoniques, du théâtre radiophonique hebdomadaire et du « pêle-mêle du music-hall » que patronne la lotion Cadoricin. A partir de 1955, Europe 1 et Radio Luxembourg, devenue RTL (Radio Télévision Luxembourg) se livrent une concurrence acharnée à coups de feuilletons radiophoniques. Au feuilleton d’Europe, RTL répond par « Nicole et l’amour ». Par ailleurs, c’est aussi à la faveur de cette concurrence que s’introduisent à Europe 1 les programmes bien connus de Ménie Grégoire avec ses conseils de psychologie familiale et de sexualité3.
9RTL cumule vite des titres au palmarès des radios commerciales. Première radio multinationale du continent européen, elle est aussi la première à émettre toute la journée. En 1977, c’est cette même radio qui avoue tranquillement que la publicité peut représenter jusqu’à 20 % de son temps d’antenne, qui reconnaît que la majorité de son public est féminin et que cela lui trace une ligne de conduite. « L’attitude des femmes à l’égard de la radio est significative : elles demandent essentiellement une présence... RTL va donc remplir l’espace et accompagner de sa voix notre auditrice, chez elle, dans sa vie de tous les jours » (nous soulignons)4.
10La vie de tous les jours. La vie quotidienne. Cette temporalité spécifique dans laquelle se déroule le rôle social et économique de la femme. Le temps de la quotidienneté domestique où s’exprime la discrimination fondamentale des rôles sexuels : la séparation entre le public et le privé, la production et la reproduction ; la sphère des intérêts publics et de la production étant assignée à l’homme, le privé et la reproduction à la femme ; la hiérarchisation des valeurs se traduisant par une valorisation positive de la temporalité masculine définie par l’action, le devenir, l’histoire et une dévalorisation de la temporalité féminine, qui, en dépit de sa richesse potentielle de sens, est implicitement sanctionnée socialement, intériorisée et vécue comme celle de la banalité quotidienne, de la répétition et de la monotonie.
Le travail invisible
11Depuis déjà quelques années, le mouvement féministe international, s’appuyant sur les analyses et les travaux de femmes et d’hommes spécialistes en sciences sociales, s’est attaché à dénoncer cette dévalorisation qui frappe le travail domestique de la femme et qui s’exprime de façon limpide par le fait qu’on a pu accepter comme allant de soi que ce travail ne soit pas rémunéré. Or, « en général, dès qu’un travail manuel est rémunéré, il a une valeur économique, de sorte que tout labeur non rémunéré (les travaux domestiques des femmes par exemple) sera dévalué économiquement et en conséquence dévalué aussi socialement et culturellement »5. Le rôle que joue ce travail invisible dans le fonctionnement des économies a été amplement démontré. Partout, dans les pays développés comme dans les pays en voie de développement, les femmes constituent le pilier de l’économie de soutien qui permet à toutes les autres activités de fonctionner. La femme au foyer accomplit un rôle fondamental dans toute économie : elle reconstitue quotidiennement la force de travail. L’importance de cette activité économique réalisée par les grandes couches de la population féminine est immense ; mais les indicateurs qui définissent la situation économique et sociale de chaque pays et en mesurent l’évolution, occultent cette valeur économique du travail domestique.
12L’avènement du capitalisme qui introduit l’usine et établit la vente de la force de travail, représente certes un moment décisif dans la ségrégation des rôles sexuels face à la production, en dépouillant la famille de la fonction qu’elle assumait comme unité de production. Il faut cependant se garder d’une vision passéiste, qui tend à idéaliser la situation que la société traditionnelle ménageait à la femme dans ses activités de production. On a pu montrer, comme dans le cas de l’Afrique, qu’elle voisinait souvent avec des formes de servage. Le capitalisme ne fera que continuer et approfondir une division hiérarchique du travail qui s’était instituée bien avant lui à travers l’évolution des modes de production, assurant au sexe masculin le travail le plus prestigieux, le mieux rémunéré, et confinant la femme dans le travail le moins respecté. Cette discrimination des rôles sexuels est fondamentale au maintien de l’économie capitaliste et on a pu démontrer que « si le prolétariat ne reposait pas sur cette vaste base féminine qui s’occupe de préparer les aliments, les vêtements... dans un monde où n’existent pas les services indispensables pour une reconstitution collective de la force de travail, les heures de plus-value que lui arrache le capital seraient moindres. On peut même dire que le travail féminin au foyer s’exprime au moyen de la force de travail masculine par la création de plus-value »6.
13Séparée progressivement du monde de la production, à travers le long processus de consolidation de la famille monogamique qui associera étroitement le système de relations qui prévaut à l’intérieur de l’entité domestique au système de la propriété privée, la femme, de par les caractéristiques des tâches qu’elle réalise au foyer et sa dépendance vis-à-vis de l’homme, est le ciment économique de la société de classes. Cette division du travail s’est traduite par une définition des qualités féminines et masculines que se sont chargées de transmettre, de conforter, de relancer, les différentes instances de socialisation (l’Eglise, l’école, les médias). Les filles seront dociles, soumises, enclines à la propreté, aux jeux calmes, aux activités casanières, elles seront prudes, chastes. En échange, les garçons pourront être sexuellement agressifs, enclins à démontrer leur force physique, à développer leur sens « inné » du commandement, etc.
14Le caractère invisible du travail des femmes, l’occultation de la valeur productive des tâches qu’elles accomplissent au foyer, a une importance décisive d’une part sur l’image que les médias vont donner d’elles, d’autre part sur le rapport que les médias vont établir avec elles. Les médias se sont appliqués à accompagner le découpage du temps quotidien conventionnel des femmes. Les programmations de la radio et de la télévision sont très révélatrices sur ce point. Elles ponctuent la journée de ces moments qui « valorisent » la condition féminine et contribuent à récompenser cet enfermement au foyer. Elles légitiment ce travail des femmes non comme un travail mais comme un devoir inscrit dans la fonction naturelle féminine.
15Le genre que ces émissions féminines assument peut être différent (magazines de l’après-midi, feuilletons télévisés, téléromans, feuilletons radiophoniques) ; les valeurs autour desquelles se structure leur thématique peuvent correspondre à des moments différents de la relation des femmes avec le capital et au caractère plus ou moins moderne et laïque des fractions de la bourgeoisie et de la petite bourgeoisie qui les émettent. Elles ne gardent pas moins en commun ce rôle d’intégrer les femmes à leur quotidienneté.
L’exception confirme la règle, l’aventure consacre la routine
16Dans cette intégration, le feuilleton mélodramatique, radiophonique ou télévisé, a traditionnellement un rôle souverain. Le genre feuilleton comporte plusieurs catégories et abrite diverses tendances qu’il ne nous appartient pas ici d’analyser. Nous nous contenterons de dire que la plupart des cas de figure du feuilleton ont pour cible le public familial. Le feuilleton mélodramatique, en échange, ou téléroman, qui prend sur les écrans et sur les ondes la relève de la presse du cœur, s’adresse essentiellement au public féminin populaire. A cause de l’impact très important qu’a ce genre en Amérique latine et dans les pays de tradition catholique, on a tendance à le considérer comme un genre latin. Or on se rend compte qu’il est présent, avec des variantes (on s’en doute) sur les écrans et les ondes de tous les pays du monde, tout au moins dans l’orbite capitaliste. Il est notoire que plus une chaîne affirme sa vocation culturelle et/ou sa dimension de service public, moins elle programme de feuilletons et cette règle vaut encore davantage pour les feuilletons mélodramatiques. Ces derniers abondent par contre sur les chaînes commerciales. Le profil de leur public et leur récurrence même en font d’excellents supports de publicité. (Pour une heure de ces feuilletons au Venezuela par exemple, on programme vingt minutes de publicité. De plus il a été constaté qu’il existait un lien étroit entre la nature et l’esprit des produits publicités et la thématique de l’épisode du jour).
17En Amérique latine, région qui est incontestablement le lieu de triomphe de ce genre (dit Telenovela) et de plus en plus un lieu décisif d’irradiation, les chaînes d’Etat qui sont très minoritaires par rapport aux chaînes commerciales — elles ne recueillent que 10 % du public habituellement — manifestent la tendance à récupérer la grande audience populaire qu’a ce genre, en l’ennoblissant. De grands auteurs de la littérature latino-américaine contemporaine (Salvador Garmendia au Venezuela, Gabriel Garcia-Marquez en Colombie, Jorge Amado au Brésil) ont été appelés à contribuer à cette stratégie de renouveau qui tend à opposer au modèle mercantile des chaînes prédominantes l’alternative culturelle (« la télévision culturelle »). Il est indubitable que les œuvres qui résultent de ces collaborations offrent aux masses féminines et aux autres publics la possibilité d’accéder à des expressions culturelles qui reflètent une approche thématique et esthétique plus complexe et plus riche des expériences et des sentiments humains. Mais, à propos de ces productions, peut-on encore parler de feuilletons mélodramatiques ou téléromans ?
18Les conditions de production dominantes actuellement dans les chaînes commerciales de ces pays latino-américains prescrivent, pour diminuer les coûts et augmenter les profits, que les réalisateurs s’astreignent aux règles de la sérialisation qui débouchent sur la stéréotype et la banalisation. Le temps de tournage est très court ; le scénario de l’épisode destiné à paraître le lendemain s’improvise au jour le jour à l’intérieur du cadre des recettes consacrées et du calibrage de ces produits de série. La structure stéréotypée de ces productions récupère la possibilité d’ouverture aux réactions du public et aux critiques que permettrait ce tournage sur le tas, qui signifie une évidente rupture par rapport aux modes de production des autres séries de l’industrie culturelle. La règle commerciale, enjoignant par ailleurs d’exploiter à fond la même veine, fait que ces histoires s’éternisent. Le gouvernement vénézuélien a dû, par décret, limiter le nombre d’épisodes.
19On ne peut nier que la dialectique qui s’établit dans un pays donné entre les chaînes culturelles (même minoritaires) et les chaînes commerciales peut amener ces dernières à reviser leurs critères de programmation et notamment à hausser leur niveau (surtout quand elles se rendent compte que les nouveaux « feuilletons culturels » recueillent une vaste audience). Il n’empêche que dans les circonstances actuelles, le profil dominant de ces feuilletons qui trouve sa réitération à la radio et dans la presse du cœur, reste caractérisé par un parti-pris obscurantiste, un parti-pris de ségrégation des publics. Car là est le fin mot de l’histoire. Ce genre répond aux principes du découpage du marché qui régissent l’industrie culturelle. Dans la presse, pour se référer à des cibles socialement distinctes (du point de vue du pouvoir d’achat et du pouvoir culturel), éditeurs et publicitaires confondus parlent de « haut de gamme » et de « bas de gamme ». Dans le registre télévisuel, le feuilleton mélodramatique est, à n’en pas douter, dans cette dernière catégorie. Comme nous l’écrivions en nous référant à cette dualité du marché féminin, dualité qui habite de plus en plus tout l’appareil de la culture de masse (démocratisant par le marché, mais ségrégant), « ces deux produits du capitalisme moderne, magazines féminins d’une part et romans-photos de l’autre, appartiennent à des moments particuliers et représentent des mécanismes différents de la domination bourgeoise. Ils sont complémentaires. Les revues de romans-photos peuvent avoir une plus grande tendance à se développer dans le cadre de l’obscurantisme promu par le fascisme ou d’autres régimes autoritaires actuels. Mais ils continuent à être bien présents dans le cadre de la normalité de la démocratie libérale. Les magazines féminins correspondent par ailleurs à la dimension éclairée de la fraction la plus moderne de la classe dominante. Les deux genres expriment les différentes alliances que la bourgeoisie cherche à établir avec les femmes des différentes couches de la société. Et les variations qui peuvent, selon le moment historique, marquer la prédominance d’un genre sur l’autre, sont inséparablement liées au type de consensus que l’Etat peut fomenter et au modèle de développement qu’il patronne »7.
20Cette ségrégation des publics féminins est telle que l’internationalisation des romans-photos par exemple est assurée par des firmes qui ont certes droit à être dites transnationales, mais qui ont néanmoins un statut marginal par rapport aux grandes firmes de l’édition transnationale. Les firmes italiennes et espagnoles et, dans une moindre mesure, les firmes françaises en contact direct avec l’Italie, dominent ce marché8, à côté de firmes qui sont de fait établies à Miami mais qui s’avèrent être les héritiers d’entreprises exilées, déjà florissantes dans la Cuba de Batista. Ainsi le groupe De Armas, qui se trouve à la tête d’un véritable empire de la presse du cœur, ce qui ne l’empêche pas d’être le relais du pouvoir transnational en Amérique latine et d’y distribuer les versions espagnoles de magazines comme Good Housekeeping et Cosmopolitan, tout en publiant lui-même un magazine féminin à caractère transnational pour l’Amérique latine, Vanidades9. (Notons que Cuba sera un pionnier du feuilleton radiophonique, dès les premières heures de la radiodiffusion, et se chargera de les exporter vers les pays latino-américains.)
21Ce n’est qu’en juin 1978 que, sous le titre de Kiss et Darling, les photo-novel magazines, comme on les a dénommés, font leur apparition aux Etats-Unis dans les supermarchés et les drugstores. Comme l’annonça Advertising Age dans sa livraison du 26 juin 1978, « publiés par Omnium Publishing (à New York), Kiss et Darling marquent la première approche américaine des romans-photos, genre extrêmement populaire en Europe. Les revues de romans-photos sont semblables aux revues de bandes dessinées, sauf que, au lieu de planches de dessin, ce sont des planches de photos de personnes avec des dialogues insérés dans des bulles au-dessus des têtes ». Etablissant une continuité entre ce genre de littérature dite à l’eau de rose, ces revues prétendent toucher les lectrices des livres de la collection Harlequin, véritable entreprise multinationale de l’édition sentimentale, dont la maison mère est établie au Canada. Sa filiale française, installée à Paris depuis 1978, a vendu en 1980 entre dix-sept et vingt-cinq millions d’exemplaires de cette collection « qui vous emporte dans un monde merveilleux dont vous serez l’héroïne unique et précieuse ». Il en sort dix-huit titres par mois, cent-quarante par an10. Ces chiffres ne manquent pas de nous transporter dans le domaine du fabuleux, surtout quand on sait qu’à la lecture des romans sentimentaux se joint l’impact des romans-photos dont la circulation mensuelle atteint en France vingt millions d’exemplaires.
22L’internationalisation, aujourd’hui, des téléromans est assurée par des firmes autochtones latino-américaines, pour lesquelles d’ailleurs l’existence d’un important marché hispanophone aux Etats-Unis est un grand stimulant. Cette internationalisation de la distribution se double parfois d’une internationalisation au niveau de la production, tout au moins au niveau de l’écriture du scénario. Des résidents hispanophones de Miami sont ainsi amenés à prêter leur concours. Cette expansion s’était jusqu’à présent développée en direction des Etats-Unis, de l’Amérique du Sud, de l’Amérique Centrale, des Caraïbes. Elle atteint maintenant les pays arabes, notamment l’Arabie Saoudite, et également à travers le Brésil les pays africains, anciennes possessions portugaises. Des pays européens comme l’Espagne et le Portugal sont aussi des terres d’accueil. En 1979, selon les chiffres de Televisa (monopole commercial mexicain de la télévision), l’exportation mexicaine de ces feuilletons vers les Etats-Unis, l’Amérique centrale, les Caraïbes, et maintenant vers les pays arabes, a représenté 24 000 heures de programmes annuelles. On comprend davantage l’importance de ce chiffre quand on sait que, d’après une étude classique réalisée pour l’UNESCO11 en 1972, les exportations de programmes de la télévision française et britannique ne s’élevaient pas à plus de 20 000 heures/programme pour chacune. Rappelons que, à cette même date, les exportations des télévisions nord-américaines fluctuaient entre 100 000 et 200 000 heures/programme. Au moment où cette enquête a été réalisée, le Mexique n’exportait pas plus de 6 000 heures. Cette expansion est en plein essor. La pénétration de la télévision mexicaine aux Etats-Unis a donné lieu à des frictions entre les deux pays. L’entreprise Univision, contrôlée par le monopole TV mexicain Televisa, a permis la réception instantanée, grâce au satellite Westar, des programmes de Televisa dans les villes de New York et de Los Angeles, d’où ils sont acheminés vers le reste des Etats-Unis. Ce projet a fait en sorte que, à la fin de 1976, Televisa était reçue par plus de 13 millions de TV/foyers aux Etats-Unis, alors que le réseau national mexicain n’était que de 5 millions TV/foyers. Sans connaître l’ampleur du phénomène mexicain, le Venezuela se lance aussi sur le marché international. Entre 1975 et 1977, vingt-trois « feuilletons du pétrole » comme on les a appelés, ont été exportés dans les deux Amériques, l’Espagne, le Portugal et l’Arabie Saoudite.
23Toujours est-il que le feuilleton mélodramatique, radiophonique ou télévisé, est le genre de fiction le plus nettement destiné à un public féminin populaire de masse. Ces productions portent d’ailleurs pour la plupart des titres qui sont autant de noms de femmes, Natacha, Simplemente Maria, Rafaela, etc. Il est bien prouvé que c’est un gage de leur succès. Les feuilletons qui faisaient intervenir des prénoms d’hommes ont eu un moindre retentissement. Dans les pays latino-américains, ces productions coexistent aujourd’hui encore victorieusement avec des séries importées, nord-américaines pour la plupart, et des programmes d’inspiration plus moderne qui participent pleinement de l’univers symbolique du monde hautement industrialisé et reflètent l’émancipation relative d’une femme incorporée à la vie professionnelle sur un pied d’égalité avec l’homme. C’est sur la base de ces téléromans que se livre l’essentiel de la bataille entre les chaînes pour la conquête de l’audience.
24Suffisamment d’analyses de contenu et de lectures idéologiques des feuilletons mélodramatiques (ou des genres connexes, romans-photos, par exemple) ont été faites pour que nous nous sentions autorisée à en donner une vision très synthétique12. L’intrigue se nourrit en général de tous les aléas d’une situation amoureuse qui confronte des individus séparés par la classe sociale et/ou l’âge, et/ou l’existence de liens antérieurs, qui se trouvent de surcroît inscrits dans des contextes familiaux où l’incidence pêle-mêle de la pathologie sociale et du malheur individuel est grande (foyers désunis, maladies incurables, enfants naturels, alcoolisme, promiscuité à connotation incestueuse, etc.). Les variations parcourent toute la gamme allant des aventures romantiques aux drames sociaux. Elles sont très marquées en Amérique latine par le sexe et la violence, obsessionnellement présents (quoique toujours enveloppés de non-dits et de sous-entendus) sous forme de chantages, de viols (dont on déduit qu’ils ont dû avoir lieu...) La progression du récit qui fonctionne à coups d’équivoques, de reconnaissances, de quiproquos, d’interventions de deus ex machina, dégage un message très normatif qui obéit à une structure profondément manichéenne : la récompense couronne les bons et les vertueux. L’amour, sanctionné par l’union légitime et le mariage, vaut mieux que la passion, toujours punie par le destin. Les personnages féminins consacrent la valeur de la pureté et de la virginité pour les jeunes filles, en en faisant souvent des martyres héroïques face à des hommes qui usent en fait impunément de leur autorité mâle et du pouvoir de leur classe, puisque, après lui avoir infligé de grandes souffrances et de grandes tentations, ils signent le bonheur de la jeune fille d’un milieu humble en lui offrant le mariage et la vie conjugale. Le sacrifice, le courage et l’abnégation des mères et des épouses sont également les attitudes que ces messages renforcent, en les couronnant par le retour du mari, la gratitude retrouvée du fils ou la simple satisfaction du devoir accompli.
25A la monotonie répond l’exception. Le feuilleton permet d’établir une revanche symbolique sur la trivialité du quotidien. A la répétition monotone de ce dernier, répondent au fil des jours les épisodes de l’aventure exceptionnelle de l’héroïne. A un travail domestique intimement vécu comme non productif et « infériorisé » selon les codes de valeurs sanctionnés par l’économique et le social, répondent ces programmes valorisant la sphère du privé et une condition féminine déterminée par l’« amour » et l’« affectivité ».
26Déjà avant 1917, Alexandra Kollontaï, posant les bases sociales de la question féminine, remarquait à quel point les histoires d’amour n’étaient pas innocentes et comment la sphère du privé avait été soigneusement infiltrée par les normes de la bourgeoisie : « Même la bourgeoisie qui déclarait que l’amour était une « affaire privée » savait utiliser ses normes morales pour guider l’amour dans la voie qui servait le mieux ses intérêts de classe »13.
27On remarque néanmoins qu’au niveau de la thématique, une tendance à rehausser la valeur réaliste de ces discours les fait se rapprocher des situations vécues par les masses laborieuses. Ces nouveaux feuilletons, au Venezuela en tout cas, font preuve d’une préoccupation de plus en plus grande de « coller » à la réalité. Voyons un exemple de ces discours et constatons le lieu inchangé à partir duquel ils résorbent les points du conflit. Le feuilleton « Doña Juana » fait une référence explicite à un problème social qui affecte toutes les couches de la société, mais particulièrement les couches populaires, un problème qui renvoie sans pitié au caractère sexiste de cette société, à savoir celui de la paternité irresponsable, celui des enfants naturels élevés uniquement par leur mère, non reconnus par le père qui abandonne la mère peu après l’avoir rendue enceinte. « Doña Juana » fait le portrait de ces femmes qui luttent courageusement contre l’adversité et l’irresponsabilité des hommes. Mais cette femme de milieu modeste n’apprend pas à se définir comme sujet autonome, même si elle montre en bataillant la force et l’énergie dont elle est capable en tant que chef de famille. Le dénouement continue à souscrire à des solutions conservatrices et conventionnelles : grâce à des circonstances qui tiennent du miraculeux hasard, le père retrouve sa fille et la reconnaît. Il satisfait ainsi à la fois le rêve de la fille et de la mère : que l’enfant puisse porter le nom du père et cesser ainsi de souffrir l’opprobre de l’enfant naturel.
28On sait que la fonction idéologique de ces discours narratifs réside pour une bonne part dans le fait qu’ils se donnent à lire comme des représentations du réel et épousent pour cela certains traits de la réalité concrète du conflit social et de l’inégalité des sexes et des classes, pour insinuer à travers les mécanismes du récit, une explication de ces conflits, qui est émise à partir d’un certain point de vue, lié lui aussi à la réalité objective du procès de domination. Aussi bien le travail de représentation du réel que le travail d’explication de ce réel auxquels procède le feuilleton, définissent le rôle qu’il a de reproduire les conditions de production de la formation sociale, mettant la femme en condition d’accepter l’explication naturelle de sa domination.
A propos de la procédure de consommation
29Une tendance et une nécessité qui se font jour depuis peu dans l’analyse des médias sont celles qui réfutent le caractère inéluctablement passif que l’on est tenté d’attacher à la réception que les masses font des messages qui leur sont destinés. Autrement dit, ce qui se trouve questionné, c’est l’acte de la consommation lui-même, la’ procédure de réception à travers laquelle un sujet s’approprie le message transmis. Du même coup, c’est la dimension monolithique attachée à la notion d’effet idéologique de domination qui est mise en cause. Car la grande question est là : les médias véhiculent un ensemble de valeurs qui correspondent aux intérêts d’un système de pouvoir. Peut-on en inférer que les récepteurs réagissent à ces signaux comme des animaux de Pavlov, intériorisant telles quelles ces structures de domination ? En d’autres termes, ce qui est ici interrogé c’est ce qui se passe dans l’opération regard, dans l’acte de la consommation : quel rapport s’établit entre le message et le sujet récepteur inscrit dans une histoire individuelle, dans l’histoire d’un groupe, dans l’histoire d’une classe ? Fort curieusement, il existe un grand nombre d’études sur les structures du pouvoir des médias, au niveau national et international, un grand nombre aussi sur le contenu des messages, mais fort peu sur les lectures, les réponses des « dominés », la façon dont les individus et les groupes opposent au message une façon propre de s’en approprier (précisément), de lui résister, pour le faire servir (au besoin à travers un détournement du sens implicitement prévu par l’émetteur) à la construction de leur projet propre.
30Nous avons été amenée dans le cadre du régime de l’Unité populaire au Chili à tenter de voir si ce moment historique caractérisé par la radicalisation des affrontements sociaux et la mobilisation de la conscience populaire, se traduisait par une attitude de réception critique de messages tels que les feuilletons mélodramatiques qui continuaient à circuler comme par le passé sur les petits écrans. Dans les couches féminines populaires les plus mobilisées, nous avons découvert que la lecture de ces messages ne correspondait pas nécessairement à la lecture implicitement désirée par l’émetteur et que l’acte de la réception démentait la logique des traits structurels, donnant lieu à des procédures de consommation détournées. Ces regards qui démystifiaient surtout le caractère illusoire de la montée sociale montrée dans les feuilletons, se sont exprimés à travers des commentaires comme les suivants :
31« Dans le rôle de l’amoureux, ces feuilletons montrent toujours des fils à papa, des individus qui ont des professions huppées, jamais un ouvrier. Le peuple apparaît toujours dans le rôle du serviteur ou de la jeune fille qui, grâce à une rencontre miraculeuse, devient une grande dame d’une minute à l’autre. »
32« Peut-être qu’il peut se passer dans la réalité des histoires semblables à celles que montre la télé dans les feuilletons, mais à quel prix ? Dans la réalité on ne peut pas devenir riche sans exploiter quelqu’un d’autre, et ces feuilletons montrent que le chemin de la richesse est facile. Sur le dos de qui ces jeunes gens et ces jeunes filles deviennent-ils riches ? Tout cela donne des faux espoirs aux gens de la classe ouvrière »14.
33Ces commentaires et bien d’autres signalent par ailleurs la similitude fondamentale qui existe entre les divers feuilletons représentants du genre mélodramatique. Le fait qu’elles puissent reconnaître, à travers les variations autour des thèmes consacrés, les lois de l’invariant, manifeste d’une part la grande connaissance que ces spectatrices ont de ces « histoires » et par ailleurs la distance, l’ironie ou le regard franchement critique qu’elles opposent à ce genre de récit.
Là où le plaisir fait problème
34Mais ce qui est troublant, c’est la jouissance que continuent à procurer ces récits à des spectatrices qui ont une perception critique de leur fonction aliénante et ont repéré les mécanismes à travers lesquels elle sévit. Or on ne peut mettre à l’écart la question du goût, du plaisir (fût-il amer quand il est accompagné de conscience éveillée) que suscitent ces productions de l’industrie culturelle et leurs modes de fictionnement. Il y a là un problème, qui demeure incontourné dans une très large mesure. Pour commencer à l’approcher, nous n’avons, en ce qui concerne cette attente et cette jouissance féminine, que des hypothèses à faire valoir.
35Nous parlions il y a peu de temporalité féminine. Dans « Notes sur la modernité », nous écrivions en 1971 : « L’antagonisme mythique entre les notions de femme et de changement remonte sûrement au fait que dans toutes les cultures le mythe associe l’image de la femme aux éléments vitaux, la terre, l’eau, éléments de la fécondité et de la permanence. L’image de la femme est reliée à l’idée de continuité, de perpétuation, de durée. A la temporalité de la rupture, de la crise et du chaos, qui correspondent au concept et à la représentation du changement, s’oppose la temporalité féminine, celle du cycle qui dessine les lignes concentriques pour toujours revenir au point de départ, unifiant le passé, le présent et l’avenir. Temps fluide dans lequel se déroulent des fonctions éternelles, la maison, l’épouse, la maternité. La figure du devenir féminin comme justification antithétique et compensation de la figure du devenir masculin, dont l’action s’inscrit dans la dialectique d’une réalité de lutte et de domination du monde »15.
36Cette mesure spécifique que la subjectivité féminine donne au temps se définit à la fois comme répétition et éternité : retour du même, éternel retour, retour du cycle qui la relie à un temps cosmique, occasion de jouissances inouïes en union avec un rythme naturel, et par ailleurs cette dimension matricielle, infinie, mythe de la permanence, de la durée monumentale.
37C’est cette idée d’une temporalité féminine spécifique qui nous a servi de fil conducteur pour ébaucher l’hypothèse que, en deça et au-delà de leurs thèmes, de leurs images avec leurs chaînes de sens qui relancent l’idéologie dominante, ces récits immenses qui se déploient sur de longues périodes à travers des livraisons quotidiennes régulières, pouvaient rencontrer ce vécu de répétition et d’éternité. Ces récits rencontreraient les structures psychiques des masses féminines non incorporées à un temps prospectif, à un temps du changement. Ces histoires massives, livrées par fragments quotidiens et quotidiennement réitérées, combleraient, par la stéréotypie de leur rythme, l’attente du temps subjectif féminin. En cultivant la jouissance de ce temps non prospectif, ces histoires retarderaient l’accès de la femme au temps de l’histoire, celui du projet et de l’action.
38Cette intuition aurait besoin de se vérifier à la lumière de recherches scientifiques récentes dans le domaine de la subjectivité et des structures inconscientes de la personnalité. On s’est trop contenté de chercher du côté des unités du discours de l’image et du verbe, la fonction aliénante des messages des industries culturelles. Ce qui fait problème, comme nous le disions plus haut, c’est la fascination que continuent à exercer ces messages, sur un spectateur et une spectatrice qui par ailleurs à l’état de veille peuvent parfaitement analyser les traits structurels aliénants de ces feuilletons. Quel masochisme massif, quelle attitude suicidaire de classe pourraient expliquer cette fascination ? Le pouvoir des industries culturelles ne réside-t-il pas en fait aussi ailleurs que dans les thèmes qu’elles traitent, les anecdotes qu’elles font valoir, qui resteraient les épiphénomènes du message transmis ? Le non-dit importerait plus que le dit. L’industrie culturelle ne réinvestit-elle pas des structures psychiques aliénées des masses populaires, éléments aussi bien de la nature que de la culture ? Sa fonction idéologique d’aliénation, ne se gérerait-elle pas aussi dans ce mouvement de réalimentation incessante de structures profondes d’un inconscient créé ? On voit l’importance décisive de la question en regard des stratégies formelles et informelles de résistance. A la nécessité fondamentale de la formation de la conscience de soi (comme sujet et comme groupe), comme lieu d’ancrage de la résistance au discours dominant, ne conviendrait-il pas d’ajouter la nécessité de sonder l’inconscience de groupe ?
39On ne peut rester à ce stade du problème. Il faut voir ce que cette interrogation est susceptible d’apporter au plan de l’alternative et envisager comment répondre dans un sens désaliéné à ces structures inconscientes profondes. Des cinéastes africains comme l’Ethiopien Haile Gerima, auteur de « La récolte de 3 000 ans »16, ont très bien compris la nécessité de prendre en charge ces structures de perception et de mouler leur récit sur une demande psychique qui — et ce n’est un paradoxe qu’en apparence — peut par ailleurs très bien se satisfaire dans un sens complètement aliéné des vieux mélodrames indiens qui circulent avec une grande intensité dans les pays africains17. Filmés très lentement, ces vieux mélodrames qui souscrivent dans leur rythme à une mesure spécifique du temps, rencontrent dans une grande mesure les exigences qu’ont manifesté les paysans de Tanzanie aux équipes de cinéastes intéressés à les faire participer à la production de leur propre image18. Par une malencontreuse assimilation entre progrès technologique et progrès, on a souvent commis l’erreur de coloniser la production de l’image d’un peuple à travers les stéréotypes techniques de l’industrie moderne de l’image. Procès qui empêche l’apport que pourraient faire à la culture de l’humanité des peuples restés liés au rythme de la vie rurale, associés au cycle de la nature et de ses travaux et non encore contaminés par un régime de production qui au niveau de la reproduction symbolique s’accommode de chaque fois plus de sensationnalisme et d’ellipse. En ce moment où les notions de développement et de croissance sont interrogées, et précisément par ces pays qui ne veulent pas répéter à travers leurs stratégies de développement les erreurs des pays du centre, n’est-il pas également nécessaire d’enregistrer ce que ces pays peuvent apporter sur le plan de la relation à l’image et au temps filmique ?
40La question des femmes nous fait aborder aux mêmes rivages. La notion qu’en tant que groupe dominé les femmes ont du temps, est susceptible d’une double lecture, qui en dégage, d’une part, l’aspect aliéné, d’autre part, l’aspect alternatif, positif, de résistance à cette conception dominante du temps, qui est un temps productiviste. La temporalité féminine est appelée en fait à être de plus en plus valorisée à mesure q ue sont interrogés les modèles de développement et que sont circonscrits dans leurs justes limites les apports et les exigences d’une société régie par la règle de la production quantitative (entérinée par des indices comme l’augmentation du PNB). Des mouvements sociaux qui recueillent chaque fois plus d’adeptes et marquent chaque fois plus l’opinion, disent en fait ceci : le travail et la carrière, ce n’est pas tout. Dans cette mouvance et cette sensibilité nouvelle, le travail féminin, le temps féminin sont revalorisés, comme le sont les gestes qui s’accomplissent dans cette quotidienneté. La division du travail qui a abouti à l’établissement de qualités féminines et masculines a réduit aussi bien la capacité émotionnelle et intellectuelle des femmes que des hommes. Et on s’aperçoit maintenant que, même s’il est urgent de faire éclater la conscience de la valeur productive du travail et des tâches de la maison, il est nécessaire de revaloriser le champ non directement productif.
41Quand, dans Jeanne Dielman, la cinéaste belge Chantai Ackerman filme en temps réel, en durée réelle, les opérations de l’anodin d’une femme, elle fait deux choses qui n’en font qu’une : elle cherche à donner un langage et une écriture à son expérience subjective de femme, laissée muette par la culture antérieure et, ce faisant, elle produit un choc — créatif — qui permet de comprendre, par différence, de quoi est faite la norme usuelle du temps du spectacle.
42Il semble que ce temps féminin soit, avec l’écoute de leur corps, au centre de la recherche que les femmes font aujourd’hui pour accéder à l’expression culturelle en manifestant la spécificité d’un apport féminin, en montrant ce qu’on éprouve en tant que femme. Au-delà des statuts égalitaristes qu’elles peuvent avoir conquis dans la production, les femmes cherchent à faire valoir leur différence irréductible au plan de l’expérience subjective et de la réalisation symbolique. Cette recherche diffuse les mène à explorer leur mémoire archaïque liée à l’espace-temps de la reproduction où continue à se façonner aujourd’hui une part de leur sensibilité et à se définir une part de leur différence. Une différence irréductible, car liée à leur différence psychologique, biologique, sexuelle, dont la tradition s’est servie pour aliéner et asservir. Une différence à exprimer aujourd’hui en alternative de sens, en alternative symbolique.
43Il est passionnant de constater que cette recherche semble trouver des parallèles dans une exploration du temps des dominés et de la mémoire des continents marginaux, à laquelle se livre par exemple la narrative latino-américaine. Cette dernière ne nous permet-elle pas également d’envisager une véritable possibilité de répondre dans un sens désaliéné à cette intériorisation féminine d’une double dimension du temps, répétition et éternité ? Un roman tel que celui de Gabriel Garcia-Marquez, « Cien años de soledad », un autre, celui de José Donoso, « El oscuro pajaro de la noche », sont ces immenses récits faits d’avancée cyclique et de temps monumental qui comblent magnifiquement la demande latente d’un inconscient et lui donnent ses issues démocratiques et libératrices, face aux piètres singeries de productions qui ne font que s’aligner sur les recettes mercantiles de la démocratie du marché.
Notes de bas de page
1 Miles David et Kenneth Costa, « Since 1895, radio finds its niche in the media world », Advertising Age, 19 avril 1976.
2 Dans les radios commerciales aux Etats-Unis, les ressources publicitaires devinrent vite importantes et les sponsors prenaient en charge une partie du programme, l’organisant à leur guise. L’abondance des recettes publicitaires devait permettre tout de suite des programmes ambitieux. Certains groupes d’opinion s’émurent assez vite de l’impact croissant de la publicité sur les radios et une motion fut déposée, dès 1936, au Sénat pour réduire cet impact. Informations recueillies dans Histoire de la radio et de la télévision, Pierre Miquel, Editions Richelieu, Paris 1972.
3 Informations recueillies dans Histoire de la radio en France, René Duval, Editions Alain Moreau, Paris 1979.
4 Dépliant publicitaire RTL.
5 « La femme invisible », Rodolfo Stavenhagen, Courrier de l’UNESCO, juillet 1980. De nombreuses femmes et groupes de femmes se sont attachés à l’étude de ce problème. Cf. Rosalyn Baxandall, Elizabeth Ewen et Linda Gordon, « The Working Class has Two Sexes », in Monthly Review, vol. 28 3, juillet-août 1976. Cf. les travaux inclus dans « Special Issue on the Continuing Subordination of Women in the Development Process », IDS Bulletin, avril 1979, vol. 10 3, University of Sussex, England. On consultera surtout l’essai désormais classique de Mariarosa Dalla Costa, « Donne et sovversione sociale » (titre de l’original italien), en anglais « Women and the Subversion of the Community » In The Power of Women and the Subversion of the Community, Bristol, Falling Press, 1972, England. Edition en français chez Librairie Adversaire, Genève, 1973 et à Paris chez F. Maspero, 1976.
6 Isabel Larguia et John Dumoulin, « »Towards a Science of Women’s Liberation ». NACLA. Latin America and Empire Report, no. 6.
7 Cf. « Notes on Modernity: a Way of Reading Women’s Magazines », Michèle Mattelart, In Communication and Class Struggle, anthologie éditée par A. Mattelart et S. Siegelaub, International General, New York, 1979, tome I.
8 Ce qui confirme la latinité du genre. A propos de cette latinité, il serait intéressant de pouvoir évaluer, en scrutant le moment où dans les divers pays ce typa de feuilleton a été introduit dans les programmations et en teintant de voir s’il y a une filiation avec des formes d’expression (littérature, presse, cinéma, etc.) antérieures, dans quelle mesure il correspond à des tendances particulières de milieux socio-culturels déterminés. C’est ici que se fait sentir le défaut d’études historiques qui repèreraient les filiations entre les genres et permettraient de jalonner l’évolution de certaines formes de culture traditionnelles vers des formes de culture de masse.
9 Le Mexique, relais essentiel de l’édition transnationale en Amérique latine, a également une production importante nationale de romans-photos et de presse du cœur, de même que l’Argentine et le Brésil. Dans tous ces pays c’est d’une production professionnelle et industrielle qu’il s’agit. En Colombie, en échange, la production reste marquée par un caractère très artisanal.
10 En 1979, Harlequin Entreprises, le roi des « romance novels », a annoncé son intention d’édifier un empire éditorial aux Etats-Unis. Il a commencé par acheter la Laufer Company qui publie Tiger Beat, plusieurs revues pour adolescents et surtout les revues de potins Rona Barrett (Rona Barrett Gossip Magazines). Cf. Who Owns the Media? édité par Benjamin M. Compaine, Harmony Books, New York, 1979.
11 Varis, Tapio et Nordenstreng, Kaarle, La télévision circule-t-elle à sens unique ?, Paris, UNESCO, 1974.
12 Cf. Anne-Marie Dardigna, La presse féminine, Maspero, Paris, 1978 ; Michèle Butler Flora et Jan L. Flora, « The fotonovela as a toole for class and cultural domination «, In Latin American Perspectives, numéro spécial intitulé « Culture in the Age of Mass Media », issue 16, vol. V1, Winter 1978.
13 Alexandra Kollontaï, Marxisme et révolution sexuelle, Petite Collection Maspero, Paris, 1977.
14 M. Mattelart, « Formation politique et lecture critique de la télévision », Revue Tiers Monde, No. 79, juillet-septembre 1979.
Les pays qui entament un processus vers le socialisme manifestent combien il est difficile de supprimer des programmations de la télévision ces feuilletons mélodramatiques qui remportent un grand succès populaire. Dans le Chili d’Allende, la chaîne 9 de TV prit le parti d’utiliser le feuilleton Simplemente Maria comme locomotive pour conquérir l’auditoire au journal télévisé qui suivait. Au Nicaragua, devant la vague de mécontentement populaire que la suppression des téléromans avait suscitée, les dirigeants les restituèrent sur le petit écran. Au Mozambique, le même problème se pose avec les mélodrames indiens (voir plus loin, note 17).
15 Michèle Mattelart, « Notes on Modernity... », op. cit., p. 160.
16 Le critique Robert Grelier présentait ce film en ces termes dans La revue du cinéma (No 320-321, octobre 1977) : « Articulé autour de trois axes, le propriétaire exploiteur, le « fou », et les paysans, La récolte de 3 000 ans s’inspire d’une chanson qui, après avoir donné son titre au film, est entendue à trois reprises et qui dit : « Notre mariée, notre nouvelle mariée, ta robe de mariée vieille de 3 000 ans n’est pas encore déchirée ». Chanson alimentant le rêve du jeune paysan aidant son père à la charrue, et qui va ponctuer le film comme un leitmotiv. Ce pays pauvre aux structures encore féodales, est montré sans condescendance, sans compassion, mais avec beaucoup de noblesse. La fatigue, la sueur apparaissent sur les visages comme autant de stigmates de l’exploitation dont sont victimes les paysans. Ici la parole n’envahit pas tout, elle laisse l’image tracer son chemin. On ne parle que si nécessaire. On restitue au son, c’est-à-dire aux bruits la place qu’ils méritent, celle de la vie quotidienne. La tradition orale, le rêve, l’allégorie, le symbole, sont utilisés par le réalisateur comme autant d’éléments actifs liés à cette vision documentaire, mais ne sont jamais prétextes à faire de l’esthétisme, à enjoliver une forme dont la qualité principale réside dans la sobriété de l’image. Le temps et la technologie passent dans cette campagne mais ne s’arrêtent ; pas, comme dans ce nuage de pousssière à l’intérieur duquel on peut distinguer un convoi de camions. La tradition omniprésente maintient les privilèges qui sont peut-être en train de changer, mais il semble bien qu’il faudra y mettre le prix, c’est-à-dire songer à s’attaquer aux rapports qui régisssent cette société. Rapports d’ailleurs qui ne sont que suggérés par les interventions du « fou », mais qui ne sont pas évidents pour la plupart des protagonistes ».
17 Le mélodrame constitue le genre dominant du cinéma commercial en Inde. On sait que le cinéma est dans l’Inde actuelle, un moyen de communication de masse dominant. Ce pays est le premier au monde pour la production de films ; 714 ont été réalisés en 1980, dont 72 % en couleurs, et vus par trois milliards de spectateurs. La télévision, quant à elle, se trouve encore dans les limbes : ses seize stations ne couvrent, en noir et blanc, que 12 % du territoire et ses programmes sont suivis par moins de 8 % de la population (six cent mille foyers à peine possèdent des téléviseurs) (D’après Le Monde Diplomatique, mars 1981).
Une grande partie de cette production commerciale (qui mêle chansons, mythologie, violence, rires et danses, pleurs et souffrances, consacre des vedettes populaires idôlatrées par la foule) est exportée vers l’Afrique, l’Afrique noire aussi bien que les pays du Maghreb. Un pays comme le Mozambique doit encore aujourd’hui composer avec cette séduction exercée sur la population urbaine par ces mélodrames indiens. La proportion des films introduits au Mozambique reste forte et traduit encore présentement l’hégémonie qu’ils avaient hier (hégémonie qu’ils partagent avec les films de karaté venant de Hong-Kong, autre centre de production et de diffusion décisif pour l’Afrique). Sur les 714 films importés en 1976, 233 soit près d’un tiers provenaient de l’Inde, 122 des Etats-Unis, 98 d’Italie, 64 de France, 49 de l’Union soviétique et d’autres pays. (Notons que ces films indiens plaisent beaucoup plus que les films nord-américains, westerns et comédies). Aujourd’hui, la politique que suit le Mozambique en matière d’importation de films est une politique de diversification. En 1980, sur 162 nouveaux titres, provenant de 23 pays différents, 13 continuaient à venir de l’Inde, mais la moitié de ces films étaient l’œuvre de réalisateurs progressistes qui ne cadrent pas avec le cinéma commercial indien. Car on note de plus en plus en Inde l’émergence d’un cinéma local, réaliste, de haute qualité, qui révise dans un sens progressiste les données du mélodrame (cf. A. Mattelart, « Mozambique : communication et transition au socialisme », In Revue Tiers Monde, op. cit., juillet-septembre 1979 ; Tempo, revue mozambicaine d’information, 15 février 1981).
Signalons que l’Egypte est un autre centre de production important de films mélodramatiques, principalement exportés vers le Moyen-Orient.
18 Etude intitulée Understanding and Use of Educational Films in Tanzania, réalisée par M. Leveri,, P. Magongo, S. Mbungira, J. Siceloff, ronéotypée, présentée à l’Institut audio-visuel, Dar-Es-Salaam, février 1978. Les villageois manifestèrent leur inclination pour un montage linéaire des séquences, un rythme de tournage qui permette de raconter, par exemple, un processus de fabrication d’objets ou de réalisation des tâches dans toute son étendue et sa lenteur. Par ailleurs leur volonté de rattacher le thème du travail aux thèmes de la vie sociale, familiale et quotidienne était nette.
Auteur
Université de Paris VIII - Saint-Denis.
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