Pour débattre d’« Arabsat »
p. 201-208
Texte intégral
1La date choisie pour le lancement du satellite des Etats arabes (1984) a certainement été fixée pour des raisons techniques. Mais n’est-ce pas aussi un symbole ? En effet, comment ne pas penser à « 1984 », la célèbre et angoissante anticipation de George Orwell ?
2Les peuples arabes, les citoyens arabes vivront-ils donc à l’heure du Big Brother, eux qui se débattent encore dans les difficultés d’un quotidien mal assuré, alors qu’ils font face aux multiples problèmes du sous-développement ? Passerons-nous, en guenilles et le ventre vide, à l’ère de la télématique et des communications par satellite ? !
3N’anticipons pas à notre tour... Dieu merci nous en sommes encore loin. Revenons au satellite des Etats arabes : M. Chakroun nous expose clairement et simplement les objectifs et les modalités de fonctionnement de ce système régional de communications, il est convaincant lorsqu’il insiste sur l’utilité — la nécessité même — de faciliter et d’accroître les communications inter-arabes. Les réseaux de téléphone, de télex, etc., que ce satellite permettra d’établir seront certainement autant de ponts jetés entre les peuples et les citoyens arabes. Le fait que le citoyen marocain de Casablanca pourra voir une émission produite et réalisée à Djeddah sera probablement un facteur susceptible de renforcer le sentiment d’appartenance à une seule et même civilisation, une seule et même aire culturelle. La constitution d’une banque arabe de données et de centres de documentation, l’unification de certains programmes d’enseignement, le désenclavement de certaines régions isolées par l’installation de stations mobiles, etc., constitueront certainement des éléments de renforcement de l’identité arabe... à condition que les Etats le veuillent naturellement puisque les « mesures pratiques » à prendre pour la concrétisation de ces projets appartiendront en dernier ressort aux gouvernements nationaux ; ce ne sera pas là la moindre des difficultés. Mais passons, ce ne sera pas à ce niveau que nous allons contredire M. Chakroun. Il nous convainc de la nécessité de ces projets ; il ne peut pas, évidemment, nous en garantir la réalisation. Son texte, toutefois, suscite plusieurs interrogations.
La dépendance technologique
4La technologie des télécommunications est une des technologies les plus sophistiquées. Certes, les ingénieurs et techniciens arabes réussiront aisément à en maîtriser l’utilisation et à en assurer le bon fonctionnement. Cependant, il faut insister sur ce point, la maîtrise d’une technologie ne peut consister en une simple utilisation ; elle passe nécessairement par la capacité de produire cet ensemble de techniques et à en maîtriser tous les rouages scientifiques, techniques, matériels et financiers. Or, peu de sociétés du Tiers Monde ont acquis ces capacités de contrôle intégral des technologies qu’on leur propose. « Sensibiliser les milieux intéressés », procéder à la « formation des cadres » aptes à utiliser ces techniques, comme le propose M. Chakroun, ne saurait suffire. Dans ce domaine, comme dans d’autres, notre dépendance technologique vis-à-vis du Centre1 va s’accroître et poser autant d’hypothèques sur notre volonté de libération économique et sociale. Non point qu’il faille stopper tous nos échanges avec le Centre, rejeter en bloc toutes ses techniques, loin de là. Mais le programme prioritaire, à nos yeux, consisterait à assurer les fondements de notre indépendance en favorisant la recherche et la production nationales ; c’est à ces conditions que le citoyen arabe pourra acquérir la maîtrise de ce qu’il utilise et éviter de se transformer en consommateur passif de biens et de techniques produits ailleurs.
Finance et politique
5L’Organisation inter-arabe des communications spatiales (Arabsat) est un organisme chargé de gérer le satellite. Son capital s’élèverait à 300 millions de dollars2. Chaque Etat arabe participe au capital en acquérant autant d’actions qu’il peut. Toutefois, les capacités financières des Etats arabes étant fort inégales, il n’est pas raisonnable de penser que la Mauritanie (à laquelle l’Irak a offert une action) aura le même poids décisionnel que l’Arabie séoudite ou le Koweït. Certes, chacun des Etats membres sera représenté à l’arabsat par son administration nationale chargée des télécommunications, mais, les choses étant ce qu’elles sont, le poids politique de chacun des délégués sera fonction du portefeuille-actions dont son gouvernement sera porteur. On ne choisit pas impunément la forme « société par actions » (fût-elle celle des Etats). Une formule financière et juridique plus « communautaire » et plus égalitaire aurait été plus conforme aux espoirs placés en ce projet. N’aurait-on pas pu constituer un « fonds commun » réparti également entre tous les Etats arabes et éviter la formule achat d’actions, laquelle maintient les inégalités et favorise d’éventuels rapports de force ? M. Chakroun pourrait nous répondre qu’au niveau institutionnel la Commission commune chargée de la coordination et de la planification constituera une instance d’arbitrage puisqu’elle est composée (outre l’arabsat) de multiples autres parties prenantes que les Etats-actionnaires proprement dits, par exemple l’Union générale des journalistes arabes, l’Union des universités arabes, l’Organisation arabe pour l’éducation, la science et la culture (alesco), l’Union arabe des télécommunications, etc. Les soucis — les intérêts — strictement financiers pourraient, par conséquent, se diluer dans les débats et les recommandations de la Commission commune puisque celle-ci aura à gérer les dimensions culturelles et éducatives du projet. Cet argument « institutionnel » ne nous satisferait pas entièrement car il est certain, à nos yeux, que les rapports de force financiers existant à l’arabsat (dus à la formule financière et juridique choisie) se déplaceront purement et simplement à l’intérieur du cadre élargi que constitue la Commission commune. Est-ce vraiment par hasard que le premier président de la Commission commune ne soit personne d’autre que le ministre de l’information du royaume d’Arabie Saoudite ?
La logique communautaire des Etats
6Tant à l’arabsat (organisme de gestion du satellite) qu’à la Commission commune (organisme de coordination et de planification) ce sont les Etats qui restent les acteurs principaux de ce système régional de télécommunications. Concernant le réseau de communications proprement dites (téléphone, télex, etc.), cela nous paraît légitime. Par contre, concernant l’aspect culturel et éducatif, les Etats sont sur-représentés (par leurs propres administrations et les institutions inter-gouvernementales) alors que les sociétés civiles arabes, elles, n’apparaissent guère. N’aurait-on pas pu laisser une plus grande place aux différents secteurs de l’opinion publique arabe et à ses associations (consommateurs, téléspectateurs, artistes, producteurs, techniciens, étudiants, femmes, etc.) ? La Commission commune n’en compte qu’une seule, l’Union générale des journalistes arabes ; sa voix ne comptera guère face aux Etats et aux institutions inter-gouverne-mentales. Dans ces conditions, la démocratisation de l’information que nous suggère le texte de Chakroun lorsqu’il évoque la télévision de village, d’usine, d’école, etc., nous paraît pour le moins une clause de style ou un vœu pie, car, en amont et en aval de ces efforts éducatifs et culturels, nous retrouvons les Etats. Pour ceux qui connaissent la lourde mainmise des gouvernements arabes sur leurs télévisions respectives, le projet ne paraît pas particulièrement émancipateur...
7Quant à la « télévision communautaire » visant à diffuser simultanément et dans l’ensemble des pays arabes le même programme, M. Chakroun évoque la nécessité d’une « réglementation » car, contrairement à la diffusion différée (laquelle permet aux différentes T. V. nationales de sélectionner le programme que l’Etat décide de montrer ou de cacher à ses citoyens), la semi-diffusion directe ne permettra pas cette manipulation préalable. Que veut dire alors « réglementation » dans ce cas précis ? Des accords techniques, ponctuels, concernant les horaires, la publicité, etc. ? Non. C’est bel et bien d’une réglementation politique touchant le contenu de ces programmes qu’il s’agira. La Commission commune chargée de fixer les « exigences » et de concevoir cette « réglementation » aura alors fort à faire pour réduire les divergences et nuancer les contradictions. Cela ne posera pas de problèmes concernant un match de football ou feuilleton chantant et dansant. Mais lorsqu’il s’agira d’émissions plus élaborées tel qu’un documentaire sur un pays arabe ou un débat sur telle ou telle questions brûlante, il est fort probable que la Commission commune préférera se rabattre sur le match ou le feuilleton ; cela posera moins de problèmes mais ne servira pas nécessairement la culture arabe...
8Procès d’intention ? Non, expérience directe et vécue d’une dizaine de télévisions nationales arabes aussi banales et anesthésiantes les unes que les autres3. L’image que l’on y donne de la culture arabe n’est certainement pas le digne reflet de ce que cette culture a produit avant l’ère télévisionnelle. L’on pourra, certes, nous rétorquer qu’un feuilleton produit et réalisé à Tunis et diffusé simultanément à Rabat, Damas et Assouan serait, en tout état de cause, plus proche du citoyen arabe que « Dallas », « Chapeau melon et bottes de cuir », etc. Peut-être. Toutefois, pour avoir goûté aux plaisirs de maints et maints feuilletons « arabes », nous pouvons affirmer que le modèle culturel diffusé dans la plupart de ces productions reste largement un sous-produit de cette civilisation uniforme et nivelée (par le bas) que les différentes télévisions nous proposent et nous imposent.
9Si, comme nous en sommes convaincus, une télévision ne constitue que l’image qu’a un Etat de sa société, il reste encore beaucoup à faire — au niveau national — pour que l’image qu’ont les Etats arabes de leurs citoyens respectifs change profondément. Le satellite des Etats arabes ne pourra ni ajouter ni retrancher à l’acuité de ce problème. L’acquisition de ce satellite ne constitue, en soi, ni un progrès ni une émancipation. Reste à élever le contenu de l’image que l’Arabe se fait de lui-même ; reste à corriger l’image que l’Arabe se fait des autres (particulièrement des Occidentaux) ; reste à libérer le citoyen arabe des multiples et diverses contraintes qui pèsent sur lui. Or celle de l’Etat n’est pas la moindre.
10Faire fonctionner ce satellite ne constituera qu’un acte technique et mimétique. L’acte culturel consistera à maîtriser le contenu et le sens du message véhiculé par ce moyen technique. Ce message ne devrait-il pas être, au-delà de tous les discours sur le « développement », l’émancipation de l’être humain ? C’est dans ce sens — et seulement dans ce sens — que le satellite « arabe » pourrait être utile. Or, cela ne peut être la tâche des Etats et des organismes inter-gouvernementaux seulement. Les citoyens arabes, les opinions publiques arabes, les associations civiles arabes devraient y prendre part.
11Emanciper le citoyen arabe ? Oui. Et une « télévision communautaire » pourrait y contribuer. A condition toutefois de ne pas feindre de croire que la juxtaposition d’une vingtaine de télévisions nationales bâillonnées pourra accoucher miraculeusement d’une télévision communautaire émancipée et émancipatrice.
12Au-delà des questions techniques et financières que M. Chakroun a fort bien exposées, c’est ce problème primordial qui nous préoccupe.
Notes de bas de page
1 Pour le satellite « arabe », ce sont la France (SNIAS) et les Etats-Unis d’Amérique (Ford-Aerospace) qui sont concernés.
2 Les trois satellites coûteraient 135 millions de dollars, et l’opération de lancement coûterait 50 millions de dollars. Ce sont donc des sommes énormes !
3 Pas plus ni moins que leurs sœurs occidentales.
Auteur
Institut universitaire d’études du développement
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