Débat | Images : pollution ou développement ?
p. 147-183
Note de l’auteur
Table ronde
Texte intégral
G. Rist
1Jusqu’assez récemment, c’était surtout la communication écrite qui était le véhicule privilégié de l’impérialisme culturel ; c’est pourquoi l’on a dénoncé l’ethnocentrisme des manuels scolaires, le monopole des grandes agences de presse, etc. Aujourd’hui, il faut se demander si la civilisation de l’image (qui succède à la civilisation de l’oral et de l’écrit) ne risque pas de provoquer des ravages culturels bien plus grands encore, notamment dans les pays africains qui, au contraire de l’Amérique latine, ont une industrie culturelle fort peu développée ? En d’autres termes, s’il y a une différence quantitative entre l’écrit et l’image (parce que celle-ci touche tout le monde), n’y a-t-il pas surtout entre les deux modes de communication un saut qualitatif ?
D. Thiam
2Tout d’abord, l’Afrique noire, que je connais, dont je suis originaire, relève avant tout d’une civilisation orale. Donc, on ne peut pas opposer brutalement le texte écrit et l’image sans d’abord analyser cet aspect des choses. L’Afrique est fondamentalement orale. Le pouvoir du verbe est incroyable ! Pour se faire comprendre, en Afrique, on ne peut se contenter uniquement de l’image ou du texte. La parole est essentielle. Il est certain que, pour ce qui est du texte écrit, il est, en général, chargé de messages dont le résultat final pourrait constituer, qu’on le veuille ou non, une grave atteinte à la culture nationale, et contribuer d’une façon générale à la déculturation. Je ne vous parlerai pas de ces manuels scolaires que nous avions à l’époque où j’allais à l’école primaire, mais je peux vous affirmer que je connaissais beaucoup mieux l’histoire et la géographie de la France que celle de ma simple Guinée natale ! Dans ces conditions, je ne pouvais penser et écrire que par référence aux normes que je trouvais dans les messages qui nous étaient envoyés. Cela dit, nous sommes maintenant devant un fait : en Afrique, la télévision est entrée dans les mœurs dans les agglomérations urbaines. Dès lors, le texte continue-t-il à jouer son rôle ? Auprès de qui ? On ne peut répondre à cette question sans tenir compte du fait que la majorité de la population est analphabète. Donc le texte écrit ne touche qu’une infime partie de la population, celle que jusque-là on avait tendance à qualifier d’élite. Donc, quantitativement, l’impact du message écrit est relativement réduit.
3La télévision ou le cinéma véhiculent également des images et des informations fabriquées, collectées et diffusées à travers des agences et des réseaux complexes. Les correspondants de ces agences interprètent toujours les choses au travers d’une certaine optique. Je ne mets pas du tout en cause ni la compétence ni même la conscience professionnelle des correspondants, des envoyés spéciaux des agences. Là n’est pas le problème. Mais la présentation et le commentaire de l’image se font toujours en fonction de notre propre base culturelle.
4Ainsi, qui regarde la télévision ? Il ne faut pas se leurrer, ce sont, en Afrique noire, les populations privilégiées des villes. Les populations de la campagne ne savent pas ce qu’est la télévision. Les téléspectateurs africains sont soit des fonctionnaires, soit des cadres privilégiés, soit de riches commerçants souvent analphabètes d’ailleurs, leurs parents, leur famille. Voyez donc ce que peut signifier la famille en Afrique ! Un poste de télévision, c’est comme du miel, tout le monde s’agglutine autour ! J’ai visité le Sénégal le mois dernier, à l’occasion de la campagne électorale. J’ai eu l’occasion de voir les Sénégalais se ruer sur les télévisions, s’accrocher à leur transistor pour suivre cette campagne, car ils étaient vraiment concernés. Mais ce n’était là qu’une situation exceptionnelle.
5Normalement que regardent les gens ? Des feuilletons, des films. Je trouve ce phénomène particulièrement inquiétant pour l’Afrique noire en général. Je n’ai pas besoin de vous dire que ceux qui possèdent un magnétoscope regardent Dallas et sont même en avance sur TF1 ou la Télévision suisse romande. J’ai vu des séquences de Dallas à Dakar, Abidjan et Yaoundé que je n’avais pas vues ici ! J’y ai vu également d’autres feuilletons, d’autres films qui, franchement, n’ont rien à voir avec la réalité de tous les jours. Autrement dit, si de nombreuses personnes essaient d’avoir accès à l’image, malgré le nombre limité de postes, c’est davantage pour se divertir. Or ce divertissement est piégé : comme l’a écrit Hervé Bourges, ces messages sont une sorte de vie par procuration, des instants de détente, de bonheur qui renvoient à un monde auquel on n’aura jamais accès. C’est dangereux et regrettable.
6Par exemple, je suis allé rendre visite à une famille qui, il y a deux ans encore n’avait pas la télévision. Dans la maison, on avait le temps de bavarder, de se saluer, ce qui est très important. Maintenant, à l’heure des émissions, on ne parle plus, on n’entend plus que des « chut » et, toutes lumières éteintes, les yeux sont rivés sur le petit écran. Je pense que, pour l’instant, le phénomène est limité aux villes. La ville n’est certes pas toute l’Afrique ; mais c’est peut-être une Afrique qui est en train de naître. En zone rurale, la télévision peut produire des effets pires que le texte écrit si les programmes ne sont pas mieux adaptés et ne se soucient pas davantage des besoins d’éducation.
7En effet, les lecteurs des journaux ont le choix de ce qu’ils lisent, même si les journaux coûtent cher. Ils peuvent aussi se donner le temps de la réflexion. Un simple journal — je l’ai vu dans la brousse — est lu, parfois, jusqu’à ce qu’on ne puisse plus reconnaître les caractères sur le papier ; la soif de lecture est grande. L’image est fugace mais elle peut être beaucoup plus aliénante que la lecture. Voilà pourquoi je pense qu’il y a un saut qualitatif de l’écrit à l’image.
J.-Ph. Rapp
8Il faudrait tout d’abord que nous nous entendions sur la signification du langage de l’image. A suivre des programmes de télévision, en Afrique notamment, mais aussi ailleurs dans le monde, nous constatons qu’une partie importante de ceux-ci est composée de productions étrangères, avec tous les problèmes que pose l’inadéquation de ces produits audiovisuels, mais il convient également de parler des productions autochtones.
9Or que constate-t-on ? Vous parliez à l’instant de civilisation orale, mais en regardant un programme de télévision africain, je m’aperçois qu’on tente souvent de privilégier le narrateur, en utilisant la forme la plus simple qui consiste à placer un personnage devant une caméra. C’est tout à fait antitélévisuel de notre point de vue. Pourtant cette démarche, si elle n’est apparemment que le fruit du manque de moyens, correspond pourtant à quelque chose de plus profond, proche de la réunion que l’on tient sur la place du village ou dans la cour d’une famille en compagnie des voisins. Il faut ajouter les nuances nécessaires puisque cette communication s’exerce à sens unique. Il n’empêche que cette façon de dire, cette façon de s’exprimer devrait être privilégiée puisqu’elle a davantage de chance d’établir un contact entre le medium et les téléspectateurs africains. Le recours constant (et souvent nécessaire pour remplir des heures d’antenne) aux productions étrangères compromet une démarche qui aurait pu être plus authentique, originale et efficace.
10Un autre élément m’a frappé. M’étant rendu récemment à Ouagadougou, j’ai constaté un développement extrêmement rapide de la vidéo. Pourquoi une ville qui compte deux à trois cent mille habitants dispose-t-elle de quatre magasins offrant en location des cassettes préenregistrées ? Parce qu’un public les réclame, et ce public n’est pas composé uniquement de coopérants et d’étrangers travaillant dans le secteur privé. Une partie de la bourgeoisie voltaïque résidant en ville y recourt également. Et que regarde-t-on ? Comme ailleurs, 80 % de longs métrages et des émissions de variétés européennes.
11Cela signifie que l’on va appréhender le phénomène de la télévision sans utiliser les « paliers de décompression » nécessaires selon moi ; à savoir que l’on s’habitue immédiatement à ne voir en ce medium que le véhicule du divertissement sans surprise et sans information que l’on aura composé soi-même. En revanche, les programmes obéissant à une grille traditionnelle ont l’avantage de créer parfois cette surprise ou cette curiosité en proposant de voir ce qui ne semblait pas répondre à notre demande immédiate et qui pourtant pourra captiver notre intérêt.
12Je me demande s’il ne faut pas tenir compte très sérieusement du phénomène de la vidéo en Afrique, car des téléspectateurs qui auront composé pendant des mois, voire des années leurs propres programmes exerceront une pression extraordinaire sur les décideurs des télévisions de ces pays. En d’autres termes, ce qui m’inquiète, ce sont les dégâts causés par ce mode de consommation qui propose sinon les produits les plus médiocres, du moins les plus faciles.
Ch. Fitouri
13Restons, si vous le voulez, au niveau du petit écran tout en feignant d’ignorer la source d’émission. Car savoir d’où vient l’image est une autre question. En tant que ressortissant du Tiers Monde et de l’Afrique, mais appartenant à une culture qui a dépassé le stade de l’oral pour atteindre celui de l’écrit, depuis déjà quatorze siècles — je veux parler de la civilisation arabo-musulmane — je ne souscrirai pas entièrement à cette séquence linéaire qui veut : que l’on passe de l’oral à l’écrit et de l’écrit à l’image. En fait, il y a une sorte de mixage, pour parler le langage des techniciens de la télévision, entre ces trois aspects de la communication. Dans chaque message, qu’il soit écrit, oral ou par image, il y a toujours, de façon explicite ou implicite, la présence des deux autres formes de transmission du message ; l’oral et l’écrit sont toujours là. Le discours écrit a un substrat oral. Nous commençons par apprendre à parler et, ensuite, nous apprenons à écrire... Dans un discours écrit, dans un discours organisé dans l’espace, il y a toujours, en toile de fond, un discours oral qui est présent. Quant à l’image, on parle « d’écriture » cinématographique ; il y a donc là une sorte d’analogie entre l’écrit et l’image.
14Ainsi, dans les civilisations dites du « Tiers Monde », où, à des degrés divers, il y a interpénétration de l’écrit et de l’oral et effort pour accéder à ce que l’on appelle la « civilisation de l’image » (en fait pour accéder au monde de l’informatique et de l’utilisation des moyens informatiques dans le domaine de la communication) on constate qu’il y a des différences de degrés mais non de nature.
15Ensuite, j’aimerais attirer l’attention sur une attitude qui commence à devenir pesante pour les ressortissants du Tiers Monde. Il s’agit d’une sorte de néo-paternalisme qui fait que dès que l’on parle des technologies nouvelles — qu’il s’agisse de la télévision, des moyens de transport (avions supersoniques et autres), ou des autres aspects de la science et de la technologie — on agite la menace de l’impérialisme culturel. Mais l’impérialisme a toujours existé ; il a existé au sein même de ces pays du Tiers Monde, et chacun de nous est un impérialiste en puissance. La question est de savoir comment se prémunir contre cet impérialisme latent ! Ce n’est certainement pas en fermant les yeux sur ces nouveaux moyens de la technologie, ni en leur fermant la porte. Vous connaissez le drame qui a éclaté il il y environ deux ans, lorsque le Groupe des 77 s’est mis à discuter de ce nouvel ordre mondial de la communication et de l’information. Il y a eu un tollé, on a parlé d’interdits. L’UNESCO a pris les devants en voulant mettre un peu d’ordre et placer quelques garde-fous. Mais ce fut une levée générale de boucliers du côté du monde dit libre où l’on a crié à la menace contre les libertés et notamment contre la liberté de l’information.
16Vous voyez le dilemme dans lequel on s’enferme lorsqu’on brandit la menace de l’impérialisme culturel ou de l’impérialisme dans le domaine de l’information. Automatiquement nons allons vers la menace contre les libertés. C’est le type même du faux problème, car on perd de vue l’essentiel du débat que j’appellerais la dialectique des fins et des moyens.
17Ces moyens nouveaux de communication, que ce soit la télévision par satellite ou autre, sont des moyens mis à disposition de l’homme. Tout dépend de la finalité que celui-ci leur assigne. Il peut en faire des moyens de libération comme il peut en faire des moyens d’aliénation et de domestication. Prenons l’exemple de la télévision en tant que moyen d’information. Elle peut être utilisée comme un véritable moyen de libération de l’homme. Notre monde repose sur l’information : plus on est informé, plus on est libre. Mais elle peut déboucher, il faut bien le dire, sur la propagande et donc sur l’asservissement de l’homme, comme c’est déjà le cas dans bon nombre de pays du Tiers Monde. Il y a une différence énorme entre information et propagande. Aussi les « nouvelles chaînes » dont nous parlons peu-vent-elles devenir un moyen essentiel de libération des hommes comme elles peuvent dégénérer en un instrument terrible d’aliénation. Un point, toutefois, mérite qu’on s’y arrête quelque peu pour que disparaisse cette attitude de repos, je dirais même de repos un peu nocif, qui existe dans de nombreux pays du Tiers Monde, tant chez les responsables politiques que chez les simples citoyens qui disent : « c’est la faute de l’impérialisme américain, des gens qui possèdent des satellites... ». Certes, vous pouvez empêcher la diffusion de ce qui vous parvient par satellite, vous pouvez le contrôler. Mais si on parle de contrôle, on verse dans la limitation. Le mieux est de préparer le citoyen pour qu’il sache exactement ce qu’il peut recevoir et accepter et ce qu’il doit rejeter. Sur ce plan-là, je ne vois pas de différence fondamentale entre la télévision et la radio. Dans les années cinquante, on a vu dans la radio un moyen fantastique de lutte contre l’analphabétisme. Des expériences ont été faites où avec un poste émetteur de 50 km de portée, on a pu alphabétiser dans un pays d’Amérique latine près de deux millions d’habitants, en une année. Or, malgré le développement du transistor, on assiste aujourd’hui à l’échelle de l’Afrique, de l’Asie, de l’Amérique latine à une progression de l’analphabétisme. Il y a là une contradiction terrible, pour ne pas dire une volonté délibérée de maintenir ces peuples dans l’état d’asservissement où ils se trouvent.
J.-Ph. Rapp
18Il me semble qu’il faudrait poser la question suivante : Que faut-il préserver et contre quoi ? Le débat est d’autant plus difficile qu’à chaque fois les situations se présentent de manière différente, que l’on soit dans le cadre d’un monopole public ou privé ou en rupture avec celui-ci. Prenons le cas de la Tunisie où la chaîne nationale se verra concurrencée par une chaîne francophone qui sera presque uniquement composée d’émissions en provenance de l’« hexagone ». Comment sera-t-il dès lors possible de résister à ces productions réalisées avec des moyens beaucoup plus importants ? La tentation ne va-t-elle pas exister de faire des sous-produits tentant vainement : d’emprunter le langage de la télévision du nord ? Autre exemple, la Belgique, où soudain l’arrivée de RTL perturbe profondément la politique de la télévision nationale qui hésite entre la surenchère commerciale ou l’originalité régionale. Il faut lire à ce propos « Télévision, enjeux sans frontières » d’Armand Matellart et Jean-Marie Piemme. Autre exemple encore, le Canada, qui, pour résister à l’influence des programmes américains a dû édicter des mesures protectionnistes imposant notamment un quota de productions nationales. A noter que ces mesures n’ont souvent eu pour effet que de développer les programmes de jeux et de variétés nationales d’une très grande pauvreté parce qu’il fallait se plier à ces règlements. Les problèmes se posent en des termes similaires au nord et au sud.
Ch. Fitouri
19Vous posez la question : Que faut-il préserver et contre quoi ? Mais, ce faisant, vous n’accomplissez que la moitié du chemin, moitié qui est uniquement négative. Nous sommes sur la défensive ; nous nous savons menacés par un certain « impérialisme culturel » et nous nous demandons comment faire pour limiter les dégâts. J’aimerais aller un peu plus loin, dépasser l’aspect négatif de la démarche vers son aspect positif.
20Ce matin j’étais en train de lire un article sur la personnalité culturelle de l’Europe ; or cette identité culturelle européenne s’est toujours faite sur un plan transnational. Prenez les mouvements littéraires, le romantisme, par exemple. On ne peut localiser le romantisme dans un pays particulier d’Europe. De même pour les mouvements scientifiques ou les mouvements religieux eux-mêmes, malgré les différences qui existent entre les Eglises... Regardez le mouvement de la Réforme : il est parti de chez vous, il a envahi toute l’Europe. Il a peut-être pris une coloration spécifique dans chaque pays, soit ! Mais cela a été d’abord un mouvement transnational. Il en va de même aujourd’hui pour la télévision et le reste. Dans l’ensemble des pays du monde, nous allons vivre cette ère extraordinaire, qui va permettre à chacun de sortir de sa coquille pour aller vers les autres, non simplement en « goûtant » à la culture des autres mais en la pénétrant de l’intérieur.
21Mais, à cela, il y a une condition préalable. Pour entrer dans l’univers des autres, il faut que je sois moi-même ; il faut que je sois bien enraciné dans ma propre culture pour pouvoir émigrer dans celle des autres et en tirer profit. Autrement dit, cette transculturalité, si je puis user de ce barbarisme, n’est concevable, à la fin de ce siècle, que si l’on accepte que toutes les cultures sont également valables et que toutes se conditionnent mutuellement, car la richesse de chaque culture singulière provient justement de la multiplicité et de la diversité des richesses qu’apportent les autres cultures. Il n’y a pas une seule culture au monde — y compris la culture américaine dite impérialiste — qui puisse se targuer, à notre époque, d’être une création homogène : chacune est la résultante de tout ce qui s’est fait pendant des millénaires à l’échelle planétaire. Mais, pour pouvoir aller vers cette transculturalité et en tirer profit, il faut être au préalable bien enraciné dans sa propre culture.
22C’est alors que l’on peut poser la question : comment la télévision peut-elle contribuer à cela ? Aujourd’hui, dans la quasi-totalité des pays du Tiers Monde, la télévision est entre les mains du pouvoir qui ne conçoit cet instrument qu’en tant qu’instrument politique. Il s’agit, d’abord, pour ce pouvoir, de consolider le système politique en place ; ensuite, et pour meubler ce qui reste de temps, on fait du remplissage. Finalement, ce qui manque, ce sont des programmes culturels et éducatifs conçus par référence à une politique cohérente et prenant comme cible le développement et l’épanouissement de l’homme. Les besoins, de ce point de vue, peuvent varier d’une contrée à l’autre ou d’un pays à l’autre, non pas en nature mais en degré d’urgence. En effet, pour la quasi totalité des pays du Tiers Monde ce sont les mêmes problèmes qui s’imposent : hygiène, santé, alimentation, environnement... et circulation routière. A propos de circulation routière, savez-vous que l’Afrique bat tous les records mondiaux en matière d’accidents mortels de la route ? C’est quelque chose d’infernal. Pourquoi cela ? Parce que nous sommes de très mauvais consommateurs d’automobiles, comme nous sommes du reste de mauvais consommateurs de télévision ou de n’importe quel autre aspect de la technologie : nous consommons à mauvais escient, car nous ne savons pas ce que nous consommons ni pourquoi nous le consommons. Auprès des accidents de la route, les accidents culturels pourraient être plus graves encore ! Le problème principal demeure donc un problème d’éducation et d’élévation du niveau culturel des hommes.
23Je déteste le nationalisme culturel, car c’est la pire forme de chauvinisme. Voilà pourquoi cela ne me gênerait pas de suivre à la télévision un programme anglais, américain, russe ou roumain, etc. s’il véhicule, vraiment, un message valable. Donc, je retombe sur le même problème de la finalité. Si la finalité est bien définie, je fais flèche de tout bois et je m’estimerais très heureux de vivre en cette fin du xxe siècle, car j’aurais à ma disposition des moyens d’information, des documents de toute sorte, des banques de données, qui me permettraient d’aller mille fois plus vite que mon père ou mon grand-père. Dans quel sens ? Dans le sens de la connaissance, du développement de mes aptitudes intellectuelles, d’une plus grande compréhension entre les hommes et d’un meilleur développement de l’ensemble de l’humanité. La télévision, sur ce plan-là, devient un instrument inestimable de progrès, de libération de l’homme et, enfin, de véritable dialogue entre les peuples et les cultures.
G. Rist
24J’aimerais demander à M. Chenevière si, dans un pays qui est l’un des plus riches du monde, on peut décider de faire exactement ce que l’on veut, en matière de programmes notamment. Ne faut-il pas aussi compter avec les interventions du pouvoir, n’y a-t-il pas le taux d’écoute à surveiller ? Par exemple, est-il vrai que la concurrence des autres chaînes oblige à proposer un film aguicheur pour ne pas perdre votre public, vos annonceurs et votre argent, et pour être sûr que le public suisse se branche sur votre canal plutôt que sur Antenne 2 ? De cette manière, ne pensez-vous pas que l’on s’achemine vers une uniformisation culturelle ?
G. Chenevière
25Pour répondre tout d’abord à ce qu’a dit M. Fitouri j’aimerais dire ceci : le problème du satellite est un problème qui n’existe pas ! Le seul problème est de savoir qui produit le soft, qui produit les « produits ». Cela dit, on peut sans doute penser que le satellite n’est pas très important dans le problème soulevé aujourd’hui ; mais on ne peut pas dire « le satellite existe, mais on ne l’utilisera pas ». Quand les moyens techniques existent on les emploie ! De toutes façons, les satellites de diffusion directe, même pour un pays comme la Suisse, seront réservés à ceux qui auront acquis un équipement coûteux. Pour le reste, ils seront reliés à des réseaux câblés, qui seront effectivement contrôlés, même en Europe occidentale, par les gouvernements. C’est un premier point. J’ai été un peu provocant car je voulais me faire l’avocat du libéralisme, mais M. Fitouri l’a si bien fait pour moi que... je ne ferai qu’en prendre acte !...
26L’autre problème est de savoir si l’on fait ou si l’on peut faire ce qu’on veut. Il se trouve que j’ai passé deux jours avec tous les représentants européens des télévisions de type monopole, service public, à discuter du problème de ce que l’on pourrait diffuser en utilisant un canal de satellite. Ainsi, vingt-cinq ans après le commencement de la télévision, on se pose à nouveau la question de savoir ce que l’on peut faire. Or, le résumé de ces deux jours de discussion, a été le suivant : on ne peut rien faire, car ce qu’on a voulu faire on ne peut plus le faire. Si vous voulez, par rapport aux satellites, il y a deux positions. La première : il faut empêcher la technique de se développer, il faut tuer les satellites, la télévision, la radio. Cette position semble erronée. La deuxième position est encore plus négative, effectivement l’on ne sait plus que faire parce qu’on ne peut plus considérer la TV comme la continuation de l’école ; cela, on l’a cru trop longtemps.
27Aujourd’hui, les adultes ne veulent plus qu’on les éduque tout comme ils refusent l’idée que le gouvernement les éduque. Cela est vrai même dans les pays où il n’y a pas de concurrence extérieure ni de vidéo, par exemple dans les pays de l’Est. Ce refus des émissions « éducatives » est manifeste partout dans le comportement des téléspectateurs. A tel point qu’une analyse comparée des grilles des programmes montre que les raisonnements tenus par les responsables occidentaux et ceux tenus par les responsables des télévisions de l’Est, y compris la Pologne, sous Jaruzelski, sont exactement les mêmes. Partout, dès que l’on fait l’effort d’analyser la réaction des téléspectateurs, dès que l’on regarde le taux d’écoute, que l’on dépouille les lettres du public, etc., on arrive au même résultat. Voilà pourquoi je me méfie aussi du paternalisme ; d’autant plus que je pense que le problème est le même dans les pays du Tiers Monde.
28Je connais très peu l’Afrique, j’ai simplement été, l’été dernier, en Algérie dans le Mzab. J’ai vu, dans la cité sacrée de Beni-Isguen des gens qui regardaient Dallas. Je ne suis pas sûr qu’il y ait une grande différence entre ces dames qui n’enlèveraient leur voile que pour regarder Dallas et le public de Suisse romande qui, dans son confort douillet, contemple avec une espèce de ravissement pervers les horreurs de la situation du Liban.
29Ainsi, la télévision joue un rôle important d’ouverture sur le monde, mais cette ouverture n’est pas forcément aliénante. On commence par croire que la télévision est la révélation du mystère du monde que les journalistes s’efforcent de nous expliquer. Mais le public n’est pas idiot, il sait bien que les journalistes ne savent pas eux-mêmes ce qu’ils prétendent expliquer. Le monde est inexplicable. C’est ce qui se passe avec Dallas : on contemple un monde qui ressemble, par certains côtés, à quelque chose que l’on connaît. Le problème est de savoir si cela est aliénant. Est-ce que l’on va se dire : vivons par procuration, imaginons que nous sommes comme les gens qui habitent le Texas, ou, au contraire, aura-t-on une réaction inverse de retour sur soi en rejetant les valeurs étrangères ?
30Ainsi on ne fait pas ce que l’on veut car, qu’on le veuille ou non, le consommateur, le public, le citoyen décide d’une certaine manière — et cela est vrai même dans des pays plus autoritaires que le nôtre — comment il veut utiliser les produits mis à sa disposition.
D. Thiam
31La question est de savoir si la télévision est aliénante. Le problème n’est pas le même si l’on appartient à une société, à une culture qui est restée, je ne dirai pas intacte, car aucune culture ne peut se targuer d’être restée intacte, mais bien structurée ou si l’on est déraciné, ce qui est le cas des populations qui viennent s’entasser dans les villes africaines et qui sont donc plus vulnérables aux agressions des images de la télévision. On le remarque au comportement des gens, le lendemain d’une émission et plus nettement encore dans le comportement des jeunes désœuvrés des banlieues.
32En Suisse, ou dans d’autres pays qui ignorent ce phénomène de déracinement culturel des bidonvilles, il est possible de réagir pour se préserver et pour maintenir une certaine distance à l’égard de la télévision. Mais, pour un désœuvré, ou un déraciné, le problème est tout à fait différent.
33L’Africain qui est coupé de son clan, de sa tribu, se trouve souvent abandonné à lui-même. Je ne doute pas de sa capacité de dire : ceci est bon pour moi, ceci est mauvais, mais il constitue néanmoins une cible facile et vulnérable. On le voit bien dans les problèmes de la délinquance : on aime imiter le gangster qui réussit ! Je mentionnerai aussi l’exemple suivant — que l’on retrouve dans tous les pays : des enfants qui, pour avoir vu des démonstrations de parachutisme, montent dans les arbres pour essayer d’en faire autant. Les exemples de mimétisme sont nombreux. Et l’on peut mesurer la gravité du phénomène lorsqu’il se produit à d’autres échelles et dans d’autres groupes sociaux.
34Revenons maintenant au problème de l’impérialisme. Je ne connais pas de télévision africaine qui ne produise même 50 % de ses programmes.
J.-Ph. Rapp
35Chez nous, nous ne produisons même pas 40 % de nos programmes !
D. Thiam
36Bon. Mais l’essentiel, c’est l’idée qu’ont les chefs d’Etat ou de gouvernement qui implantent la télévision dans leur pays. Certes, on prétend la vouer à la formation et à l’information, mais, en fait, c’est son usage à des fins de propagande politique qui l’emporte le plus souvent. Ensuite on fait du remplissage avec des programmes de divertissement étrangers à la culture de l’Africain moyen. On n’arrive même pas à payer un vélo à un facteur, mais on trouve le moyen d’implanter la télévision en couleurs, pour des motifs politiques ou pour le prestige.
37Si l’on veut utiliser la télévision pour informer, il faut renoncer aux investissements de prestige qui rendent encore plus dépendants puisqu’on ne dispose encore ni du personnel technique national pour en assurer le fonctionnement et l’entretien, ni des moyens de produire des programmes. On est déjà dépendant dans le domaine de la presse écrite, et du livre ; imaginez ce qu’il peut en être de la télévision !
38Personnellement, j’adore la télévision mais, à l’heure actuelle, j’estime que les pays africains auraient peut-être mieux à faire en développant les autres moyens de communication que de se lancer dans des dépenses de prestige, comme lorsque l’on veut créer sa propre compagnie nationale d’aviation.
G. Rist (s’adressant à Ch. Fitouri)
39Vous n’êtes pas d’accord ?
Ch. Fitouri
40Oui et non, car en fait, tout dépend du contexte culturel. La télévision africaine reste au service d’une certaine culture officielle. N’oubliez pas que le chef d’Etat africain continue et continuera encore longtemps à cultiver la magie du verbe et celle de la personnalité. Or, on sait bien que la télévision est un instrument extraordinaire pour développer l’effet de cette magie. Le contact est direct, d’individu à individu. Dans un phénomène de foule, de masse, les individus peuvent réagir face au sorcier de la tribu, mais quand le sorcier est face à un seul individu, il le subjugue entièrement. Vous parliez tout à l’heure de programmes. On a signalé récemment à propos de la télévision iranienne que, depuis l’arrivée de Khomeiny, les programmes sont à 99,99 % religieux ou politiques. Imaginez si cela est réjouissant pour les téléspectateurs iraniens ! Or, l’Iran est un pays qui a un riche passé, une culture des plus raffinées et l’on ne peut pas dire que les téléspectateurs dans ce pays n’ont pas d’esprit critique. Si on faisait un sondage dans ce pays, on verrait que le taux d’écoute et surtout la façon dont les émissions sont reçues sont loin de correspondre à l’attente des officiels.
41On a parlé de la deuxième chaîne culturelle tunisienne et de l’accord qui vient d’être conclu avec la France qui, bientôt, « offrira » au public tunisien les programmes d’Antenne 2. Pourquoi cela ? Tout simplement parce que, depuis quelques années, on a constaté une désaffection d’une certaine catégorie de téléspectateurs pour les programmes tunisiens au profit d’une certaine « télévision sauvage » italienne. En Tunisie, on recevait les programmes de la RAI bien avant la création de la télévision nationale tunisienne. Mais, dès que les Italiens ont développé leurs télévisions sauvages, on a essayé, par des moyens plus ou moins sophistiqués, de capter ces chaînes, même si cela exigeait des particuliers un investissement considérable pour l’installation d’une antenne spéciale. On avait compris que le téléspectateur tunisien dirigeait ses regards ailleurs. Donc, il fallait le reconquérir. Entre deux maux, on a choisi le moindre : il vaut mieux présenter des pièces de théâtre françaises, ou des émissions comme « Le grand échiquier », plutôt que de laisser les gens regarder des émissions pornographiques ou d’autres à caractère bassement commercial.
42M. Rapp a parlé de la vidéo-cassette et de Ouagadougou. Mais, qu’y a-t-il sur ces vidéo-cassettes ? S’il ne s’agissait que de films de science-fiction, ce ne serait pas si grave, mais vous savez que, dernièrement, les Nations Unies ont publié un rapport sur l’exploitation du travail enfantin où il est question, entre autres, de la prostitution enfantine et de son exploitation sous forme de films en vidéo-cassettes. Or, le marché de la vidéo-cassette pornographique utilisant des enfants s’élève à plus d’un milliard et demi de dollars dont 80 % sont réalisés dans les pays du Tiers Monde. Cela s’explique : à partir du moment où l’on s’ennuie à mourir devant la télévision nationale, on se rabat sur n’importe quoi. Le phénomène est d’ailleurs semblable pour le livre : lui aussi peut être le véhicule de la pornographie, du mensonge et de la propagande. Ainsi, lorsqu’on regarde la façon dont la télévision est utilisée notamment dans les pays du Tiers Monde, il n’y a vraiment pas de quoi se réjouir.
J.-Ph. Rapp
43Vous disiez très bien tout à l’heure qu’il fallait que les gens soient enracinés dans leur civilisation pour, ensuite, s’ouvrir aux autres. Or jusqu’à présent on a toujours raisonné dans cette réunion comme si l’on était en présence de télévisions homogènes : une télévision étrangère, d’une part et de l’autre une télévision nationale. Or les choses ne se passent pas ainsi. J’ai dit tout à l’heure que chez nous, nous ne produisions que le 40 % de nos programmes, le reste étant acheté à l’extérieur. Cette proportion est encore plus forte dans le Tiers Monde. Cela signifie qu’à l’intérieur du programme « national » que le Suisse, l’Africain ou l’Américain du sud regarde, on trouve beaucoup d’éléments étrangers dont le téléspectateur n’est pas toujours capable de déterminer la provenance. J’irai même plus loin. A l’avenir les professionnels eux-mêmes ne seront pas toujours capables de dire d’où viennent les éléments extérieurs qu’ils achèteront pour remplir leurs programmes, cela en raison de la diversification des sources de production.
44Quant aux pays qui affichent une volonté déclarée de vouloir promouvoir une télévision dans le seul but d’y tenir un certain discours politique, ils peuvent se trouver confrontés à des phénomènes qu’ils ne mesurent pas et contrôlent encore moins. Le discours différent se déplace dans d’autres genres. Le propos alternatif s’exprimera peut-être dans une fiction ou dans une émission d’humour très populaire.
45Cela dit, il est absurde de raisonner en termes de télévision ou de non télévision. Comme en d’autres domaines, la décision n’appartiendra que très partiellement aux principaux intéressés. D’autre part on a sûrement tort de parler toujours d’une télévision monopolistique et univoque qui serait une sorte de monstre froid s’acharnant à détruire une civilisation. Il faut raisonner en fonction d’une télévision hétérogène composée d’éléments indigènes et étrangers à mieux maîtriser, mieux étudier, pour mieux choisir.
46Enfin un autre élément que j’aimerais bien que nous évoquions dans ce colloque, la télévision à péage ou pay-TV. Comment les télévisions de service public se situent-elles par rapport à cette perspective intéressante pour les grands groupes de cinéma qui entendent ainsi mieux contrôler la distribution de leurs produits en devenant eux-mêmes des partenaires ou parfois les acteurs principaux ? Que faire, face à cette forme de concurrence où le satellite pourrait jouer un rôle important qui annihilerait peut-être les efforts de développement d’un langage propre et adapté à une population donnée ?
47Il serait intéressant que M. Chenevière nous donne quelques explications sur cette bataille où l’on voit des groupes privés intervenir avec une stratégie nouvelle.
G. Chenevière
48En Suisse, par exemple, il y a deux projets de télévision à péage, l’un par câble et l’autre par satellite. On peut même en imaginer un mixte, avec des morceaux par ondes hertziennes. Pour les décodeurs c’est à peu près pareil.
G. Rist
49J’aimerais que M. Chenevière précise la question du « mimétisme forcé » par la concurrence des autres chaînes. Est-ce que la possibilité de capter les chaînes françaises en Suisse romande a modifié les programmes de la télévision romande, concrètement ?
G. Chenevière
50Pour nous, le problème ne se pose pas ainsi. Car les chaînes françaises font exactement la même télévision que nous, avec plus d’argent. Donc, nous nous battons, si j’ose dire, à la régulière... Simplement, j’ai l’impression que notre grille s’est déjà modifiée en fonction de la concurrence qui est en train de se créer. Certains pensent que, parce qu’il y a des éléments divertissants à la télévision, les gens ne vont pas pouvoir se cultiver. Mais je ne crois pas — je ne parle pas de l’Afrique, mais de la Suisse — que la télévision soit, autant qu’on l’avait espéré, un véhicule culturel. Je crois que c’est surtout un véhicule d’information et de divertissement. La réussite dans le domaine culturel n’est pas très grande, sauf s’il s’agit de sensibiliser les gens : de ce point de vue-là, c’est une réussite puisque, au bout de vingt ans de télévision en Suisse, nous avons renvoyé tout le monde dans les salles (sous toutes leurs formes : salles de spectacles, de conférences, cafés, fêtes, etc.) ! On constate aussi que les sociétés folkloriques, et les autres groupes culturels ne se sont jamais aussi bien portés. Beaucoup de gens savent éteindre leur poste de TV. Reste à savoir s’il n’y a pas là un clivage social, une partie de gens restent captifs, alors que d’autres sont libérés et utilisent la télévision comme n’importe quel autre objet.
51Pour revenir à la question qui concerne la concurrence des chaînes françaises, je dirais que nous sommes devenus plus sensibles aux problèmes posés par l’audience. D’abord, nous avons constaté que cette audience avait progressivement diminué. En effet, la télévision suisse a eu affaire à une concurrence toujours plus forte, surtout après l’éclatement de l’ORTF en trois chaînes. Petit à petit, nous avons basculé dans la minorité, ce qui nous a causé une véritable inquiétude. Ces menaces latentes nous ont amenés à découvrir que nous avions négligé certains désirs du public.
52Grâce à un simple jeu, en été 1981, nous avons découvert un manque que le public ressentait dans nos programmes ; c’était un jeu idiot, mais il nous a fait découvrir une chose que nous n’avions absolument pas prévue : l’engouement indescriptible — pas du tout lié à la télévision, en tout cas pas à la nôtre ni même à la concurrence — pour les sous-produits de la culture américaine, en particulier le feuilleton américain.
G. Rist
53Ne débouche-t-on pas, avec cela, sur une télévision du plus petit dénominateur commun ?
G. Chenevière
54Non. Je crois qu’on va arriver à un moment où la multiplication des sources, des procédés et, surtout, la possibilité de créer à très bas prix de petits studios de télévision, permettra de contre-balancer cette offre plate. Prenez l’exemple de la Belgique où il y a treize chaînes à choix.
55Le filtre de la langue limite en réalité ce choix aux seules chaînes francophones pour le public de langue française. Deuxièmement, le filtre culturel est très important. Quand vous voyez Dallas à la télévision algérienne, suivi des versets du Coran que l’on passe devant la caméra, le retour à soi-même peut se faire immédiatement. Enfin, si vous avez une petite télévision locale, qui donne la parole aux gens de la région, je suis sûr qu’elle pourra soutenir la concurrence.
G. Rist
56Parlons un peu des coûts de production des programmes, car c’est un problème fondamental, et qui a des incidences directes sur les aspects culturels. Toutes les télévisions du monde, mais plus particulièrement celles du Tiers Monde, doivent tenir compte de deux phénomènes très différents : d’une part le coût d’une émission de style fiction ou feuilleton est extrêmement élevé ; de l’autre... les téléspectateurs s’attendent à voir quelque chose, surtout s’ils ont payé, lorsqu’ils tournent le commutateur de leur poste. La solution la plus simple, pour réconcilier ces deux exigences, consiste à acheter à très bon marché des séries étrangères. Le coût de production ne risque-t-il par de mettre en péril l’« identité culturelle » des télévisions nationales ?
Ch. Fitouri
57Ce problème se pose en effet dans les pays d’Europe occidentale où il y a encore certaines libertés de production. Mais avant de parler du coût, il faudrait parler de la liberté de production. Le coût social et politique de la production est peut-être plus important que son coût économique. Ainsi, assez récemment, une troupe théâtrale syrienne a produit une satire politique et sociale où sont passés au rouleau compresseur tous les régimes arabes, de Rabat jusqu’à Bagdad, sans exception... mais sans en nommer aucun. Cette troupe a donné sa première représentation à Damas en présence du chef de l’Etat. Le chef de la troupe a été décoré par ce dernier qui avait bien ri, croyant que tout ce qui avait été dit concernait le voisin et non pas lui-même. Le chef de la troupe a eu l’intelligence de faire la tournée des capitales arabes. De cette pièce, il en a tiré un film pour la télévision que toutes les télévisions arabes ont projeté : partout le même succès auprès du public et des officiels ! Cela a eu l’effet d’un fantastique défoulement à l’échelle du monde arabe. Les gens trouvaient dans la bouche des acteurs ce qu’ils voulaient exprimer eux-mêmes, alors qu’ils ne pouvaient le faire chez eux, ni par l’intermédiaire de leur presse officielle, qui est bâillonnée, ni par la télévision. Je suis sûr que cette troupe a réalisé des bénéfices énormes, car toutes les télévisions arabes ont acheté ce film et toutes l’ont diffusé et rediffusé. Malheureusement il s’agit d’un cas exceptionnel. Pourquoi ? Parce que, dans ces pays-là, règne la production dite « officielle ». Or, on sait ce qu’elle donne, tant dans les pays socialistes que dans ceux du Tiers Monde. Lorsque l’esprit est enfermé derrière des barreaux et qu’on lui commande de produire dans tel sens et non dans tel autre, on produit des insanités et le fiasco est total au niveau du public. Qu’il s’agisse de variétés, de théâtre ou d’autres émissions, nous restons toujours dans le domaine de la création artistique. Et toute création suppose un minimum de liberté à laquelle il faut ajouter une saine concurrence qui permette aux télévisions du Tiers Monde de rivaliser de qualité avec celles des pays développés.
58Ainsi, j’espère qu’on arrivera à la banalisation de la télévision tout comme on est arrivé à celle de la radio. Nous aurions alors à notre disposition autant de chaînes qu’il y a actuellement de stations radios. Ce serait un moyen de développer l’esprit critique des gens et de les libérer du conditionnement qu’exerce sur eux la télévision étatique fondée sur le monopole.
59Imaginez comment la radio s’est propagée à travers le monde. J’ai encore des souvenirs d’enfance qui me ramènent aux années trente dans cette ville de Kairouan, ville la plus traditionnelle du Maghreb, où mon père avait été l’un des premiers à introduire un poste radio. C’était une curiosité sans précédent, à l’échelle du quartier ; toute la famille et tous les voisins étaient là pour juste une heure d’émission en langue arabe, deux fois par semaine, à partir de Radio-Alger. Les gens ne comprenaient pas... ils étaient émerveillés. Puis, après la Deuxième Guerre mondiale, les choses se sont banalisées. Actuellement, dans le dernier coin de campagne tunisienne le transistor est devenu un objet familier. Je me suis amusé une fois à faire une expérience. C’était quelques années après l’indépendance de la Tunisie, je crois en 1961 ; nous étions dans l’île de Djerba, quelques collègues de l’Université de Tunis et moi-même. Il y avait là deux gaillards en train de faire paître un troupeau de chèvres et l’un d’eux avait un poste à transistors à la main. Voulant souligner le fait, l’un des collègues s’adressa à moi en ces termes : « Tu vois : la radio au service de l’éducation du peuple... ! » Ne commence pas à raconter des bêtises » lui répondis-je, « et allons plutôt voir de quoi il retourne ». Je me suis dirigé vers le berger pour lui demander ce qu’il était en train d’écouter. Il m’a répondu « des chants folkloriques bédouins ». Je lui ai posé alors une question toute simple : « Qui gouverne aujourd’hui la Tunisie ? » Il m’a regardé et m’a dit : « Mais le Bey ». Nous étions en 1962, le Bey avait été détrôné en 1956. Je lui ai dit : « Mais ça ne va pas ? Tu n’as pas entendu parler de Bourguiba ? » Il m’a dit : « Oui, c’est un leader politique. » Je lui ai dit : « Mais tu n’as pas entendu parler de la « Jamhouriya »1. » Le terme était tellement bizarre pour lui qu’il a ri en disant : « Voyons, parlons sérieusement, vous voulez blaguer ? » Je me suis alors retourné vers mon collègue : « Tu as vu », lui dis-je, « la radio instrument d’éducation du peuple, voilà ce que cela donne ! ». Ce berger était en train d’écouter les mêmes chansons folkloriques que celles qu’il ne devait entendre, auparavant, qu’à l’occasion d’une fête ; aujourd’hui il les écoute en permanence. Très bien, bravo pour le transistor ; mais pour ce qui est de l’éducation du peuple...
60Cela dit, je vois aussi le danger de « proximisme ». Le paysan africain dans sa campagne peut désormais voir des images instantanées d’un événement qui est en train de se passer ailleurs, à des milliers de kilomètres. L’individu qui n’a pas encore adopté une attitude de recul a l’impression que tout cela se passe juste à côté. Il y a là un sentiment faux d’avoir le monde à sa portée alors que l’on est en train de devenir plutôt le jouet de ceux qui font cette grande orchestration des mass médias à l’échelle mondiale. Dans les pays du Tiers Monde qui n’ont pas encore intériorisé le phénomène télévision et ne l’ont pas intégré à leur culture, il y a là un danger contre lequel il faut les prémunir par une éducation d’un type nouveau.
61On connaît l’effet du feuilleton Dallas sur le comportement des jeunes Algériens, effet dernièrement relaté par la presse occidentale. Au stade, lorsqu’un footballeur fait une « gaffe », il est immédiatement surnommé « Pamela », comme pour lui signifier qu’il s’est conduit en femmelette ! Ou alors, lorsqu’on veut éconduire un « casse-pied » on lui dit : « Ne fais pas ton JR ». Ce sont-là des attitudes significatives engendrées par la télévision. Est-ce que cela va continuer, est-ce que cela va disparaître ? Une banalisation est en train de se produire, qui va finir par déboucher sur autre chose. Mais sur quoi ? C’est mon inquiétude. La télévision est un peu comme la langue d’Esope, elle contient le meilleur et le pire. Or, il ne faudrait pas rééditer, avec la télévision, ce qui s’est déjà produit avec la scolarisation. En effet, depuis le début de la colonisation et jusqu’à maintenant, sous le couvert des régimes nationaux, l’école n’a fait qu’amplifier et perpétuer l’acculturation, donc l’aliénation des individus et des peuples dans la majorité des pays du Tiers Monde.
62La télévision risque aussi de parachever ce travail d’aliénation et d’acculturation si des précautions ne sont pas prises. En effet, il faut que, face à la lucarne magique, l’homme du Tiers Monde essaie, d’abord, de savoir d’où il vient, où se trouvent ses racines, pour pouvoir intégrer les messages qui lui sont transmis dans une attitude culturelle fondée sur une visée qui lui soit propre.
D. Thiam
63L’exposé de M. Fitouri nous convainc d’une chose : il y a déjà, entre la communication écrite et l’image, un saut. On ne le maîtrise pas encore partout, notamment dans les pays africains.
64Mais revenons au problème des coûts. Ils sont exorbitants. Mais que font les pays africains pour pallier à ce désavantage ? Peut-on espérer développer une production nationale ? Cherche-t-on des contrats de coproduction avec d’autres ? Les redevances des téléspectateurs peuvent-elles permettre de payer les factures ? Ce sont-là des questions auxquelles on ne donne pas de réponse claire ! En fait, les pays africains continueront encore à dépendre des producteurs étrangers de programmes et de hardware et cette dépendance ira en s’aggravant. En tant que telle, la télévision n’est certes pas condamnable. Et s’il est entendu qu’on ne peut lui échapper, il faut jouer le jeu. C’est-à-dire qu’il faut favoriser l’éclosion de télévisions nationales pour que la concurrence véritable puisse jouer avec les télévisions étrangères. Ainsi, lorsque la Télévision suisse romande se propose de faire face à la concurrence de la Télévision française, par exemple, elle est en mesure d’y parvenir avec, bien sûr, quelques problèmes d’ordre financier. Mais imaginons aussi qu’un pays d’Afrique francophone veuille, seul, relever le même défi. Ce serait impossible ! Dans l’état actuel des choses, le succès n’est certainement pas à sa portée immédiate.
65Je vous donne un exemple. Vous avez vu ces images atroces de l’exode des travailleurs expulsés du Nigéria. En Suisse, à Paris et dans d’autres capitales d’Europe ou d’Amérique, on a vu ces images avant qu’elles n’aient été montrées au Bénin, ou au Togo, qui étaient directement concernés par l’événement. Pourquoi ? Tout simplement parce que les producteurs de l’information n’étaient ni des Béninois, ni des Togolais, ni des Nigérians, ni des Voltaïques.
J.-Ph. Rapp
66Mais ce n’étaient pas des Suisses non plus. Il s’agissait d’images internationales que toutes les télévisions du monde ont retransmises. Si la télévision africaine ne les a pas reprises c’est simplement parce qu’elle n’en avait pas les moyens techniques.
G. Chenevière
67Les satellites les rendront encore plus accessibles !
Ch. Fitouri
68Les moyens techniques existent lorsqu’il s’agit du Mundial, mais pas pour ce genre d’information !
G. Chenevière
69Personnellement, j’estime qu’il devrait être possible de faire une télévision bon marché, à partir de programmes que chaque pays pourrait sélectionner par rapport à des offres provenant de différents endroits ; ce ne serait pas une solution irréalisable. Il suffirait de combiner des talk-shows (des gens qui parlent) nationaux ou locaux et des produits bien choisis parmi une offre internationale très importante. D’ailleurs, la deuxième chaîne tunisienne va probablement être alimenté par le satellite francophone. En fait ce ne seront pas uniquement des programmes français puisqu’elle comprendra une soirée suisse et une soirée blege par semaine. Et personne n’obligera les Tunisiens à tout diffuser : ils pourront choisir.
J.-Ph. Rapp
70Essayons sans nous payer de mots de comprendre pourquoi une télévision francophone presque uniquement alimentée auprès de TF 1, d’Antenne 2 et de FR3 se développe en Tunisie. Tout simplement parce que le Gouvernement français a compris comment le phénomène se déroulait. Rappelez-vous l’expérience de « Radio France internationale » à New York. Un privé dynamique avait créé une chaîne sur les réseaux américains offrant des programmes français réalisés par la télévision de son pays. Il obtint un très grand succès et c’est l’Etat français qui le persuada un jour de lui céder cette possibilité afin d’exercer lui-même une influence encore plus grande sur le public des Etats-Unis. Aujourd’hui, sous le couvert d’une offre généreuse, on assiste en Tunisie au même procédé. Je ne crois pas au bon vouloir totalement désintéressé. Il y a du matériel à vendre, une influence à préserver ; toutes les manœuvres sont bonnes.
G. Chenevière
71Je ne comprends pas. On ne peut pas empêcher les Tunisiens de recevoir des programmes. D’ailleurs, ils en reçoivent de partout ! En Algérie, quand je vois un feuilleton égyptien et qu’ensuite je vois Dallas, je ne suis pas sûr que l’un soit meilleur que l’autre. Pourquoi les Français n’offriraient-ils pas aussi leurs programmes ? Le problème n’est pas là ; il est dans le choix que l’on opère !
J.-Ph. Rapp
72Si, le problème est là car, clans la situation tunisienne, il y aura un monopole de source. Même si de temps à autre il y aura une soirée suisse, le reste viendra d’une source unique, française. Finalement, ce n’est pas vrai qu’il y aura abondance de choix.
G. Chenevière
73Je conteste absolument cela. Je ne connais pas la télévision tunisienne, mais j’ai vu un peu la télévision algérienne il y a quelques mois : je regrette, il y avait abondance de choix ; le programme provenait d’une quantité de sources même si, malheureusement, les produits américains y étaient très présents.
J.-Ph. Rapp
74Il faut comparer ce qui est comparable : la télévision tunisienne ou algérienne n’est nullement comparable à une télévision d’Afrique noire qui ne dépend que de deux sources, voire d’une seule. Pourquoi offre-t-on à la Haute-Volta un ensemble de programmes allemands pour 3000 DM par année ? Parce que c’est un excellent placement financier des Allemands !...
G. Chenevière
75Mais s’il y a les Allemands, les Français, les Russes et les Américains, ça s’arrange un peu...
J.-Ph. Rapp
76Ça ne s’arrange pas comme ça. Ça s’arrange parce qu’il y a des possibilités de miniaturisation du matériel. Je suis convaincu que l’on peut, maintenant, avec les systèmes vidéo 3/4 de pouce, des magnétoscopes simples, utiliser un langage qui soit un langage propre. C’est cela qu’il faut défendre. Mais, pour défendre cette position, il faut aussi avoir une politique par rapport aux sources extérieures.
77A la Télévision suisse, nous avons des problèmes économiques et, de plus en plus, se pose la question : faut-il privilégier ce que nous sommes capables de produire, avec notre langage, ce que les gens de chez nous comprennent le mieux, ou faut-il — parce que l’on n’a pas d’argent — aller chercher ailleurs ce qui est peut-être bien mais nous touche infiniment moins ?
D. Thiam
78Il y a évidemment un inconvénient à utiliser ces productions importées qui, d’ailleurs, ne coûtent pas très cher. Pour les offreurs c’est un excellent placement, et c’est également une façon de décourager la production nationale ! Il y a mieux encore : certaines télévisions, en Afrique, ne paient pas tout ce qu’elles diffusent. On leur envoie n’importe quoi, pour leur permettre de faire du remplissage. Ce sont peut-être des produits bien faits, mais qu’on ne parle pas de télévision formative !
J.-Ph. Rapp
79Mais pourquoi est-ce ainsi ? Je reprends l’exemple des télévisions locales en Suisse. Pourquoi ces télévisions jusqu’à maintenant, n’ont-elles pas réussi ? Parce qu’elles essaient d’imiter un modèle, celui de la grande télévision. Pourquoi, dans un certain nombre de pays en voie de développement, la production ne surgit-elle pas ? Parce qu’elle est influencée par les produits extérieurs, auxquels elle cherche à ressembler. On prétexte le manque de moyens. Mais pourquoi ne pas jouer sur un autre registre, celui de l’originalité, du langage propre, de la façon à soi de voir les choses ? Car, finalement, la question matérielle « mais avec quoi vais-je pouvoir le dire ? » est une question secondaire.
80Pour avoir vu une des télévisions les plus pauvres d’Afrique, celle de la Haute-Volta, je constate qu’il est tout de même possible, avec du matériel vidéo extrêmement simple (deux caméras et un seul banc de montage), de faire des films qui, s’ils sont bien faits, dans le langage du lieu, auront plus de succès que Dallas, qu’on évoque beaucoup car cela permet de ne pas parler de ce qui a réellement de l’influence.
G. Chenevière
81Ce n’est pas vrai que cela aura plus de succès. Ce genre de langage m’agace, car il propage des clichés. Dallas aura du succès. Il faut plutôt chercher une espèce d’équilibre. On ne peut pas dire à ces pays « Fermez votre porte à toutes les productions étrangères qui contiennent des éléments culturels intéressants, ou un divertissement qui fait besoin ». N’oublions pas, quand on parle de la solitude des villes, que la télévision est le valium des habitants des grandes villes. On ne peut pas empêcher qu’elle existe partout, mais ce qui est vrai — et nous en sommes la preuve — c’est qu’en produisant seulement 30 ou 35 % du matériau, on peut faire des émissions importantes pour l’identité nationale, même dans le domaine de la fiction.
82J’ai vu, de la télévision de la Côte-d’Ivoire, une émission-fiction, une comédie de situation faite très simplement, en direct. Je suis sûr qu’elle a plu et je suis certain qu’en mettant Dallas à côté cela plaira aussi, mais pour d’autres raisons. Il faut viser à un équilibre, sans négliger l’ouverture sur l’extérieur. D’abord, parce qu’on ne peut pas l’empêcher et ensuite parce que cela fait partie de la manière dont la télévision fonctionne. Qu’on le veuille ou non.
D. Thiam
83Certains programmes, du genre de cette pièce produite dans le monde arabe qui, selon M. Fitouri, a eu beaucoup de succès, peuvent servir d’exemple. On pourrait imaginer une télévision bon marché, qui viserait d’abord à intéresser la population locale mais qui permettrait également — car il y a un voisinage culturel qui lie ces différents pays — des échanges inter-africains, comme cela commence à se développer pour les programmes de radio.
84Pourquoi Dallas marche-t-il auprès des téléspectateurs africains ? Parce qu’il n’y a rien d’autre à leur offrir, hélas ! Voilà un exemple de feuilleton que l’on regarde ou que l’on subit différemment selon la situation que l’on vit. Ainsi le déraciné africain des agglomérations urbaines, le Suisse bien calfeutré dans son appartement ou le paysan africain à l’abri au sein de sa famille n’ont ni la même vision, ni le même recul devant les mirages de Dallas.
Ch. Fitouri
85J’aimerais faire un petit commentaire sur ce que M. Rapp a dit au sujet de la deuxième chaîne de télévision tunisienne. Dans cette histoire de télévision les enjeux sont terribles. Bien sûr, la France a intérêt à diffuser ses propres programmes et à avoir une chaîne exclusivement française dans un pays d’Afrique du Nord qui est aussi un point de pénétration de l’Afrique tout court. Mais, il y a aussi les intérêts économiques. J’ai entendu dire — c’est là une rumeur ! — que cette chaîne aurait été « offerte » en contrepartie de l’éviction des Japonais du marché de l’automobile, en Tunisie, de façon à préserver le monopole français dans ce domaine !
86Il y a un autre phénomène auquel les gens n’ont pas fait attention, y compris les gens de télévision : au moment où la Tunisie négociait cette affaire de deuxième chaîne culturelle avec la France, les Américains étaient en train de conclure un autre projet, à l’autre aile du Maghreb : un projet d’université américaine qui doit démarrer prochainement ; ce sera la troisième université du Monde arabe : il y a déjà celle du Caire et celle de Beyrouth et la troisième verra le jour au Maroc. Donc, la pénétration américaine se poursuit au Maroc où elle a commencé il y a fort longtemps sur les plans militaire et économique. Actuellement, deux courants concomitants traversent le Maghreb. Il y a d’abord le courant de l’arabisme qui trouvera en arabsat2 un appui logistique puissant. Il y aurait donc peut-être, dans les intentions inavouées — je ne dis pas avouées — de certains, une tentative de contrecarrer arabsat en installant une deuxième chaîne française. J’ai même entendu dire qu’un satellite géo-stationnaire français qui émettrait directement sur l’ensemble des pays du Maghreb serait déjà prévu. De l’autre côté, il y a l’Université américaine, et il y a des gens, maintenant, qui pensent sérieusement qu’il faut au moins tempérer l’apprentissage du français au Maghreb, par l’apprentissage d’autres langues : pour être plus efficace, pour être dans le vent, il faut aller chercher la technologie et la science en s’approvisionnant directement chez les Américains plutôt que de se les procurer, en seconde main, par l’intermédiaire des Français. Donc cette pénétration anglophone est en train de se développer petit à petit dans les pays du Maghreb.
87Ainsi il y a une très forte concurrence entre les puissances occidentales et les enjeux ne sont pas uniquement d’ordre culturel ou économique ; ils sont aussi politiques. Il faut voir les choses en face et savoir ne pas être l’enjeu des rivalités politiques. Pour ce qui est de la deuxième chaîne de télévision, en Tunisie, je crois pouvoir avancer qu’elle restera tunisienne. Le choix des programmes se fera de façon très sévère et il n’y aura pour ainsi dire pas de diffusion en direct. Or pour le moment, qu’avons-nous ? Nous n’avons qu’une seule chaîne bilingue, arabe/française. Elle émet en français en fin de soirée. Les gens se sont plaints car souvent de bons programmes sont diffusés tard dans la soirée alors que les gens sont obligés de se lever tôt pour aller travailler. On a pensé que la chaîne culturelle pourrait émettre des programmes français mais également des programmes culturels arabes. Ce sera une sorte de chaîne culturelle réservée à une certaine élite, mais il n’y aura pour ainsi dire pas de diffusion directe à partir de la France. Est-ce bon, est-ce mauvais ? Je trouve personnellement que c’est bon, dans la mesure où la programmation procède d’une politique culturelle pertinente qui ne verserait ni dans le laxisme, ni dans le nationalisme dogmatique et la censure.
J.-Ph. Rapp
88Tout à fait d’accord, mais il s’agit quand même d’un cas typique de concurrence transnationale par la chaîne française qui vous est proposée. Or, en Belgique par exemple, il y a aussi une concurrence transnationale avec RTL et, dans ce cas, l’expérience le prouve, la chaîne traditionnelle s’effondre.
89Je voudrais savoir quelle va être la conséquence de cela sur l’originalité des programmes tunisiens ? Quelle sera la façon tunisienne de dire les choses sur votre chaîne nationale, lorsque celle-ci sera confrontée constamment à une chaîne extérieure qui arrive avec ses modèles, et ses moyens considérables. Je vous rappelle que 80 % du budget d’Antenne 2 correspond à nos trois télévisions et à nos six radios suisses. Cela est gigantesque. Quand on entre en concurrence avec un moyen aussi puissant, je me pose des questions. Tout à l’heure je ne voulais pas dire qu’il fallait interdire l’entrée des produits, mais qu’il fallait être attentif au phénomène. M. Chenevière parlait d’équilibre au sein des télévisions, mais c’est un propos de privilégié ! On peut, même chez nous, imaginer un avenir où les télévisions seront uniquement productrices du télé-journal, éventuellement d’une ou de deux émissions, et diffuseurs de tout le reste. Or, c’est exactement la situation actuelle d’une télévision africaine ! Nous sommes encore dans une situation où l’on peut se permettre de tenir un discours d’équilibre, mais jusqu’à quand ? Si nous ne faisons pas de choix régionaux, en nous disant « Que pouvons-nous dire à nos gens, avec notre manière et avec nos moyens ? » Un jour nous serons peut-être des organes de diffusion avec un ou deux rendez-vous (qui seront les rendez-vous suivis) comme le télé-journal, peut-être un grand magazine d’informations, et peut-être une émission de variétés. Tout le reste sera acheté. A qui ? Où ? Ce sera en fonction du marché de l’audio-visuel.
90Voilà le type de questions que je me pose. Que ce soit pour la Suisse, la Tunisie ou le Sénégal, le problème se pose presque dans les mêmes termes : la télévision existe, mais que veut-on en faire ? Suffit-il de répondre « cela ne fait rien, nous pouvons nous approvisionner à toutes les sources, nous serons capables de réagir à ces formes d’intrusion » ? Peut-être, si l’on est attaché à sa culture, si on a bien assimilé le phénomène, si on est capable d’y répondre techniquement. Mais, est-ce souvent le cas ?
Ch. Fitouri
91En Tunisie, les programmes seront enregistrés, donc il y aura une sélection. Comment le programme se présentera-t-il finalement ? Je n’en sais rien : l’expérience n’a pas encore commencé. En Tunisie, il y a d’abord eu une levée de boucliers, on disait : « C’est l’impérialisme culturel qui revient par l’intermédiaire de la télévision ! Pourquoi une deuxième chaîne française ? La Tunisie n’est pas une province française. » Ensuite, certaines personnes ont répondu : « Après tout, plutôt que de se brancher sur la télévision sauvage italienne, de regarder des films pornos ou autres, autant voir une bonne pièce de théâtre ou une émission littéraire. » Il y a là tout de même de bonnes choses à présenter.
G. Chenevière
92Surtout, si vous choisissez et ne gardez que le meilleur !
Ch. Fitouri
93Exactement ! De toutes façons, cela s’inscrit dans la réalité socio-culturelle de la Tunisie qui est un pays biculturel et bilingue ; la chaîne nationale est déjà bilingue, donc il n’y a pas de raison de ne pas l’étoffer avec de bonnes émissions en français. Puisque nous ne sommes pas encore en mesure d’avoir une production valable en français, autant passer un accord avec un ou, même plusieurs pays amis qui peuvent mettre leur production à notre disposition. On n’en est pas au stade de la diffusion directe. Il se pourrait qu’il y ait des expériences d’émissions en direct comme on l’a déjà fait avec des télévisions européennes, dans le cadre de l’Eurovision. J’avais moi-même participé à la toute première de ces émissions qui fut consacrée à la ville de Kairouan le jour de l’Aïd, au moment où l’on faisait démarrer la télévision tunisienne, début des années soixante. J’estime que, pour le public européen, cette émission avait présenté un tout autre aspect de la Tunisie que celui présenté par la presse « officielle », aussi bien tunisienne qu’étrangère. Les réactions enregistrées auprès des téléspectateurs européens nous ont persuadés que nous tenions là un moyen de communication transculturelle et de dialogue entre les peuples sans précédent et d’une portée inimaginable.
D. Thiam
94Je voudrais revenir sur une question qui concerne la télévision, notamment en Afrique noire. L’une des conséquences de cette télévision actuelle, que l’on ne contrôle pas, peut être aussi d’aggraver la désalphabétisation : on se laisse aller à la contemplation passive de l’image. La télévision n’est alors qu’un simple instrument de divertissement et d’évasion. La désalphabétisation par la télévision est un phénomène réel. De plus, si on ne peut définir un type de téléspectateur africain, on sait qu’entre les alphabétisés et les autres il existe un knowledge-gap qui s’aggrave et qui est lié aux possibilités qu’ont les uns et les autres de pouvoir suivre ou non tel type d’émission. Aux uns, la télévision a un effet positif pour la connaissance, aux autres elle n’apporte pas grand’chose. Cet écart est en train de croître. Cela est d’autant plus grave que nous parlons de pays dans lesquels les médias n’ont pas encore été maîtrisés. Si je devais résumer mes craintes, je dirais ceci : les Etats africains n’ont pas suffisamment de moyens pour se permettre de commettre des erreurs et tout miser sur la télévision. Cela dit, entre nous, je suis un grand consommateur de télévision !
Notes de bas de page
Auteurs
Adjoint au Directeur du Programme de la Télévision suisse romande
Docteur ès lettres et sciences humaines, ex-Directeur de l’Institut national des sciences de l’éducation de l’Université de Tunis
Journaliste
Journaliste, producteur de l’émission « Temps présent » à la Télévision suisse romande
Chargé de cours à l’Institut universitaire d’études du développement et l’Equipe des Cahiers
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