Surendettement et crises de paiement des pays du tiers monde : problèmes passagers ou faillite d’un modèle de développement ?
p. 139-152
Texte intégral
1En septembre 1982, à l’assemblée générale du FMI et de la Banque Mondiale à Toronto, les ministres des finances des pays du Tiers Monde évoquent la menace de l’effondrement qui pèse sur le système financier international. Quelques semaines auparavant, la défaillance du Mexique et de l’Argentine, après celle de la Pologne, avait suscité une vive nervosité dans le monde bancaire et en particulier aux Etats-Unis. On craint désormais que de nouveaux défauts de paiement de débiteurs importants ne mettent en péril quelques banques américaines dangereusement exposées. A ce sujet, on sait qui l’interdépendance au sein du système bancaire international est telle que la faillite d’une grande banque pourrait déclencher, par une réaction en chaîne, une crise financière majeure qui bouleverserait autant l’économie des pays riches que celle des pays pauvres. La défaillance du Brésil en décembre 1982 renforce l’impression de l’imminence de ce danger. Or, le système bancaire et financier international a résisté aux chocs produits par ces défaillances et le spectre d’une crise financière généralisée semble aujourd’hui écarté.
2S’il est vrai que le surendettement du Tiers Monde a menacé le système financier international, ses conséquences sont autrement plus dramatiques sur le plan intérieur des pays débiteurs. Sous l’effet des programmes d’austérité patronnés par le Fonds monétaire international, les crises de paiement se sont traduites dans les faits par une détérioration importante de la situation économique et sociale dans plusieurs pays, qui touche durement des dizaines de millions de personnes. Sans s’arrêter ici à ces conséquences internes, ce qui nécessiterait notamment une analyse des interventions du FMI et de sa politique d’ajustement, les pages qui suivent chercheront d’abord, à l’aide de quelques indicateurs, à évaluer la dette extérieure des pays du Tiers Monde, pour aborder ensuite quelques-uns des principaux mécanismes et causes de surendettement. Il ressortira de ce bref examen qu’il existe plusieurs facteurs d’origine à la fois nationale et internationale, dont les effets se sont conjugués, qui alimentent le processus d’endettement. Enfin, j’évoquerai deux conceptions qui s’opposent dans leurs interprétations respectives de la nature des difficultés financières du Tiers Monde.
Quelques indicateurs significatifs de la dette extérieure du Tiers Monde
3Selon les estimations les plus récentes de la Banque Mondiale (février 1984), le volume global de la dette extérieure du Tiers Monde (OPEP incluse) a atteint 766 milliards de dollars en 19821. Ce chiffre inclut quelque 150 milliards de dollars de dettes à court terme. Entre 1973 et 1982, la dette du Tiers Monde (OPEP exclue) a progressé en moyenne de 9 % par an, inflation déduite, c’est-à-dire à un rythme deux fois plus élevé que le produit intérieur brut (PIB) réel. Le rapport de la dette extérieure au PIB ainsi qu’aux exportations de biens et services a donc augmenté dans des proportions importantes, passant, dans le même intervalle, de 22 à 35 % et de 115 à 143 % respectivement2. Ce n’est qu’à partir de 1980 que l’écart entre le coût du service de la dette et la capacité des pays débiteurs à rembourser s’est fortement creusé. N’ayant que peu augmenté entre 1970 et 1980, le rapport entre le service de la dette et les recettes d’exportations a fait un bond entre 1980 et 1982, passant de 14 à 21 % pour tous les pays du Tiers Monde. Si l’on ne considère que l’Amérique latine, où sont concentrés les plus gros débiteurs, ce rapport est passé de 33 à 53 % 3.
4Il est vrai que les pays du Tiers Monde sont très différemment touchés par le phénomène de l’endettement. Le gros de l’endettement est concentré sur un nombre relativement restreint de pays qui font partie de la catégorie des « nouveaux pays industriels ». Un tiers de la dette est ainsi réparti entre les quatre plus gros débiteurs, à savoir le Brésil, le Mexique, l’Argentine et la Corée du Sud. Tout en réduisant leurs importations au minimum et en puisant fortement dans leurs réserves monétaires, ces pays, parmi d’autres, n’ont pu éviter de manquer à leurs engagements vis-à-vis de leurs créanciers. D’autant plus qu’en 1982 et 1983, les nouveaux prêts accordés par ces derniers pour financer le coût exorbitant de la dette ont beaucoup diminué. Les débiteurs du Tiers Monde étaient ainsi pris dans l’engrenage du surendettement : ils étaient obligés d’emprunter pour rembourser les intérêts dus sur la dette. Dans le court terme ils n’avaient d’autres choix que la fuite en avant dans un endettement cumulatif4. Cependant une telle accumulation de dettes, qui n’avait plus de rapport avec le développement des forces productives et la capacité de remboursement des débiteurs ne pouvait durer. Comme on le sait, pour les pays les plus endettés du Tiers Monde, les crises de paiement ont éclaté en 1982. Depuis lors, non moins d’une trentaine de pays ont dû mener des négociations avec leurs principaux créanciers afin d’aboutir à des accords de restructuration des dettes. Ces accords ont été liés à l’application de cures monétaristes prescrites par le FMI. Les effets conjugués de ces politiques d’austérité et de la récession mondiale ne se sont pas fait attendre. Selon l’estimation de la Banque Mondiale, le PNB par habitant en Amérique latine a baissé de 6 % en 1983, année où la balance commerciale est devenue excédentaire, surtout à cause d’une forte réduction des importations dans les pays les plus endettés de ce continent. En 1982, les remboursements effectués par ces pays au titre du service de la dette ont dépassé le flux d’argent frais en provenance du système bancaire international. Pour une douzaine de pays du Tiers Monde, cet excédent des flux de retour a beaucoup augmenté en 1983. Nous avons donc assisté, ces dernières années, à un renversement assez spectaculaire des flux financiers Nord-Sud, entre les pays surendettés et le système bancaire international.
Rappel des principaux éléments d’explication
5Les causes et mécanismes du surendettement récent du Tiers Monde sont multiples. Certains s’expliquent par les changements intervenus dans l’environnement international. C’est à ce niveau que se situent les causes immédiates des crises de paiement qui se sont succédé ces dernières années. Cependant, il existe d’autres facteurs, plus fondamentaux, qui ont incité les pays à recourir massivement aux capitaux extérieurs et qui sont liés à la nature des techniques et des projets choisis, c’est-à-dire, en dernière analyse, au modèle de développement prédominant.
Le rôle de l’environnement économique et financier international
6Depuis la fin des années soixante, les pressions inflationnistes subies par l’économie mondiale ont été générées par les économies des pays industriels, principalement par l’économie américaine. La guerre du Vietnam et le déficit persistant de la balance extérieure américaine ont déclenché l’inflation bien avant la première augmentation des prix du pétrole en 1973. Les pays en développement bénéficièrent aussi de cette hausse générale des prix dans la mesure où les prix des produits de base suivaient le mouvement. Cependant, depuis 1974, ce gain a été plus que compensé par l’augmentation des prix du pétrole, augmentation qui s’est répercutée sur les prix des produits manufacturés importés par le Tiers Monde. Ce sont par conséquent surtout les pays en développement importateurs de pétrole qui ont été les perdants dans la course contre l’inflation mondiale. Le déficit croissant de la balance des paiements courants de ces pays s’explique entre autres par ce phénomène.
7Au deuxième choc pétrolier — 1979-80 — est venue s’ajouter la chute des cours des produits de base sur les marchés internationaux, chute qui s’est amorcée à la fin de 1980. En 1982, les prix de ces produits ont atteint, en termes réels, leur niveau le plus bas depuis la Deuxième Guerre mondiale5. Si la perte de recettes ainsi encourue a été considérable pour l’ensemble des pays du Tiers Monde, ce sont surtout les pays agricoles les plus pauvres, en Afrique et en Asie, qui en ont souffert. Or, les besoins de financement extérieur de ces pays-là ne sont pas assurés par le système bancaire international, mais essentiellement par des dons et des prêts à des conditions de faveur, mis à disposition par les pays de l’OCDE et de l’OPEP au titre de l’aide publique au développement. Par conséquent, le coût du service de la dette pèse moins lourd dans la balance des opérations courantes des pays les plus pauvres par comparaison aux « nouveaux pays industriels », lesquels ont emprunté auprès des banques commerciales aux conditions du marché.
8Tous les pays du Tiers Monde, quoiqu’à des degrés divers ont subi les effets de la récession de l’économie mondiale et notamment de la montée du protectionnisme, ce qui a entravé leurs exportations vers les marchés des pays du Nord. Globalement, le volume des exportations des pays du Tiers Monde (OPEP exclue) a augmenté très faiblement en 1982, tandis que les recettes, exprimées en dollars des Etats-Unis, ont diminué de plus de 4 %. Malgré une diminution de 10 % de la valeur des importations, le besoin de financement extérieur est demeuré très important. Pour s’en convaincre, il suffit de se référer à l’évolution récente du déficit de la balance des opérations courantes de ces pays, déficit qui reste extrêmement élevé malgré un renversement de tendance à partir de 1981.
9Il est intéressant de mettre en parallèle ces déficits avec les paiements d’intérêts effectués par les mêmes pays au titre du service de la dette.
10On voit ainsi que depuis 1981, les paiements d’intérêts représentent plus de la moitié du déficit des opérations courantes, le rapport passant à plus de 80 % en 1983. Si l’on se réfère à cet égard à la seule Amérique latine, ce rapport est passé, dans le même intervalle, de 56 % à 120 %.
11L’évolution de ces taux illustre d’une manière frappante le phénomène de surendettement. L’augmentation de la dette extérieure au cours de ces dernières années a été induite par la dette elle-même ou, plus précisément, par le coût qu’elle fait peser sur les débiteurs. On est donc en présence d’un processus cumulatif : la croissance des paiements d’intérêts alimente le déficit des opérations courantes qui maintient un besoin important de financement extérieur, et ainsi de suite. C’est l’augmentation des taux d’intérêt depuis la fin des années soixante-dix qui a le plus contribué à l’accélération de ce processus. De 1976 à 1981, les taux d’intérêts nominaux des eurodollars ont triplé. Du point de vue des pays emprunteurs du Tiers Monde, les taux d’intérêts réels ont atteint un niveau record de 15 à 20 % entre 1981 et 19826. La forte incidence de ce phénomène sur le coût global du service de la dette s’explique par l’évolution de la provenance et de la structure des emprunts contractés. Depuis 1973, les prêts des banques commerciales aux pays du Tiers Monde ont augmenté plus vite que les crédits publics. Ainsi la part des prêts assortis de conditions du marché ont plus que doublé depuis 1973. En 1982, elle a atteint entre 60 et 70 % du total de la dette extérieure du Tiers Monde. La majeure partie de ces prêts est assortie de taux d’intérêts variables, lesquels sont ajustés, tous les trois ou six mois, au taux pratiqué sur le marché monétaire international. Toute augmentation des taux d’intérêt sur ce marché se répercute ainsi automatiquement sur le service de la dette de l’emprunteur.
Besoins d’emprunter des uns, besoins de prêter des autres
12L’expansion extraordinaire du crédit international depuis le début des années soixante-dix est essentiellement le fait du système bancaire privé. Selon une idée répandue, les banques, en prêtant à de nouveaux clients, ne font que répondre aux demandes de crédit. Cela revient à penser que le processus d’endettement est créé uniquement par la demande de l’emprunteur, laquelle est considérée comme autonome par rapport à l’offre émanant des banques. En fait, cette idée est fausse car trop partielle. Elle ignore le rôle actif joué par les grandes banques commerciales dans l’endettement du Tiers Monde. L’endettement est une relation entre deux parties. Il est fonction de la volonté de l’emprunteur certes, mais aussi de celle du prêteur. A ce propos, les remarques de Michael Moffitt sont hautement pertinentes. « Dans la documentation sur les banques, on néglige souvent que celles-ci ont courtisé avec agressivité les nouveaux emprunteurs et les ont encouragés à emprunter. La plupart des banquiers ont tendance à se considérer comme des serviteurs impuissants des forces impersonnelles du marché... Cependant, on ferme les yeux sur le rôle joué par la concurrence internationale entre les banques qui les incite à augmenter les portefeuilles de prêts, les parts du marché et les profits »7.
13Ainsi l’endettement cumulatif de certains pays du Tiers Monde auprès des grandes banques occidentales semble découler autant du besoin de prêter des banques que du besoin de financement de ces pays. Cette appréciation des choses est confirmée par les déclarations de certains banquiers qui parlent aujourd’hui du climat d’euphorie qui régnait dans le monde bancaire international pendant les années soixante-dix. Un banquier péruvien en a fait état dans le Wall Street Journal en 1977, en déclarant que « les banquiers internationaux ont voulu nous prêter de l’argent avant que nous ne leur en demandions. Les Italiens nous ont offert des lires pour un barrage et les Français des francs pour une aciérie ».
14Il convient de rappeler dans ce contexte que l’internationalisation des activités bancaires est un phénomène déjà ancien qui s’est beaucoup développé à partir de la fin des années soixante. Les banques suivaient les firmes transnationales — souvent leurs meilleurs clients — lorsqu’elles s’installaient dans le Tiers Monde. Puisque la rentabilité des capitaux investis y était généralement élevée — plus élevée qu’en Occident — les banquiers voyaient là une occasion rêvée d’augmenter les profits.
15Moffitt décrit le mobile principal de beaucoup de banquiers dans la conduite de leurs affaires internationales de la façon suivante : « Le spectre de la concurrence a obligé les banques à trouver des façons nouvelles et plus créatives de conduire leurs affaires, en particulier dans l’arène internationale. Cependant, ce qui importait avant tout était la croissance. Une fois les succursales établies, leurs dirigeants devaient assurer un volume d’affaires suffisant pour justifier les coûts de l’internationalisation. Plus les banques devenaient agressives, mieux elles décrochaient des affaires. Pour les eurobanquiers, le fait de pousser à la croissance s’harmonisait agréablement avec leur ambition professionnelle. La croissance rapide des opérations de financement constituait la voie pour faire carrière et atteindre le sommet de la direction »8.
16C’est ainsi que des banques américaines et européennes ont octroyé des crédits sans se soucier de la capacité de remboursement des emprunteurs. Le moins qu’on puisse dire à ce sujet c’est que les grandes banques commerciales, et en particulier les « leaders » américains de la branche, ont fait preuve d’imprudence et d’une volonté démesurée d’expansion. Toutefois, il faut ajouter que les banques ont assuré le recyclage d’une partie importante du surplus financier accumulé par les pays pétroliers depuis 1973. On a estimé qu’entre 1974 et 1980, l’OPEP a placé quelque 128 milliards de dollars, la majeure partie en dépôts à court et moyen terme, auprès des banques internationales, sur le marché des eurodevises. A certaines périodes, les banques regorgeaient donc de liquidités, d’où leur besoin de prêter9.
17D’autre part, il convient de rappeler que les prêts accordés ont permis aux pays débiteurs de maintenir leur capacité d’importation. Du côté des économies industrielles, nous savons que les exportations vers les pays du Tiers Monde ont été un important facteur de croissance pendant les années soixante-dix et qu’elles ont permis de différer les effets de la récession entre 1980 et 1982. On comprend donc que le processus d’endettement soit induit autant par la volonté d’emprunter (et d’importer) des uns que par la volonté de prêter (et d’exporter) des autres.
Endettement et modèle de développement
18Dans un article fort intéressant, Georges Corm rappelle la récurrence historique du phénomène de l’endettement des pays du Tiers Monde. Ainsi, au xixe siècle, les expériences du Proche-Orient, de l’Afrique du Nord et de l’Amérique latine dans ce domaine ressemblaient à plusieurs égards à la situation que connaissent ces pays, parmi d’autres, aujourd’hui.
19« On est d’ailleurs frappé en lisant les ouvrages spécialisés sur les mouvements de capitaux européens de la similarité avec les situations du xxe siècle : ainsi la fièvre des investissements dans les chemins de fer en Europe et de la prospérité qu’ils ont apportée et donc de la croyance que de tels investissements dans le Tiers Monde ouvriraient la porte à la modernisation et à la démultiplication des échanges internationaux ; cette fièvre provient d’abord des intérêts des constructeurs et des industriels britanniques qui disposent d’une avance technologique sur leurs concurrents européens ; se montent alors des consortiums de sociétés d’engineering, de travaux, de gestion et de fournisseurs de matériel qui se lient à des consortiums bancaires pour s’efforcer de décrocher avant les concurrents, concessions, contrats de travaux et de financement. Au xxe siècle, nous assistons aux mêmes processus pour les constructions d’aérodromes par exemple, mais aussi d’autoroutes, de barrages, de réseaux téléphoniques, etc. »10.
20Corm s’attache ensuite à décrire les mécanismes internes qui poussent les pays en développement à recourir aux capitaux extérieurs. La dépendance technologique apparaît à cet égard, comme l’un des pivots de l’endettement. Lorsque la plupart des travaux d’équipement industriel d’un pays sont effectués par des firmes étrangères mettant en œuvre une technologie coûteuse payable en devises, le besoin de financement extérieur est nécessairement élevé. Ce besoin est perpétué car la technologie est rarement maîtrisée localement. Les achats de pièces de rechange, les réparations et travaux d’entretien provoquent ainsi des sorties de devises qui doivent être financées. De plus, la préférence donnée à la technologie de pointe des firmes transnationales et le recours systématique aux bureaux d’études étrangers bloquent l’émergence de capacités nationales d’engineering et de planification de projets. Au-delà de ce constat, il y a lieu de s’interroger sur certains projets de grande envergure dans lesquels on a englouti des sommes énormes empruntées à l’étranger et qui se sont avérés économiquement désastreux. Ce ne sont pas là les exemples qui manquent : entre la mini-aciérie construite au Togo par une entreprise suisse et financée par une banque du même pays et le gigantesque barrage Itaipu au Brésil, inauguré en 1982, il y a tout un éventail de projets réalisés dans le Tiers Monde, de moyenne ou de grande envergure, et dont les seuls intérêts à payer sur les emprunts contractés s’élèvent aujourd’hui à des milliards de dollars. S’il ne faut pas oublier que la rentabilité de certains projets a souffert de la récession économique mondiale, dont les pays en développement ont été les premières victimes, il reste vrai que de nombreux projets sont économiquement et socialement injustifiables car totalement inadaptés aux conditions et aux ressources locales : il s’agit de projets de prestige, produits de la mégalomanie des dirigeants sur place et de la volonté d’expansion à court terme des firmes et banques transnationales. Aujourd’hui, dans maints pays, les paysans, les ouvriers agricoles, les chômeurs et les sous-employés urbains, mais aussi les classes moyennes, paient le prix de ces excès, car ce sont eux qui doivent supporter la plus grande partie des coûts de l’inévitable ajustement en cours.
21Mais l’endettement des pays du Tiers Monde n’était-il pas prévu d’une manière implicite par le modèle dominant du développement ? Ce modèle fournit, en effet, une justification théorique aux transferts de capitaux des pays riches vers les pays pauvres. A partir de l’idée que les pays du Tiers Monde doivent « rattraper » les pays industriels on insiste sur l’accumulation de capital fixe, considérée comme le principal facteur de croissance et de développement. Le recours aux capitaux (et technologies) étrangers est donc considéré comme une condition du développement car l’épargne disponible sur le plan local ne représente qu’une fraction du volume d’investissement nécessaire pour atteindre le taux de croissance voulu. Le modèle de croissance « Harrod-Domar », qui s’est imposé comme principal outil de la planification macro-économique pendant les années cinquante et soixante, servait justement à évaluer le manque d’épargne nationale, à l’aide notamment des coefficients de capital. On chercha ensuite à combler ce manque par le recours aux capitaux extérieurs.
En guise de conclusion : deux manières de considérer les problèmes d’endettement du Tiers Monde
22Deux interprétations s’opposent aujourd’hui quant à la nature des difficultés financières des pays du Tiers Monde. De nombreux banquiers ont tendance à n’y voir qu’une simple crise de liquidités, précipitée par la récession mondiale, crise qui ne met fondamentalement en cause ni le fonctionnement du système économique et monétaire international, ni le mode de croissance poursuivi jusqu’ici par les pays concernés. Dans cette conception libérale, la solution viendra de la reprise économique aux Etats-Unis et en Europe, reprise qui permettra aux pays surendettés d’accroître leurs exportations, c’est-à-dire de disposer des devises nécessaires pour faire face aux obligations de remboursement. Les difficultés qui affectent les débiteurs ne seraient donc qu’un phénomène conjoncturel, c’est-à-dire passager. Certes, on reconnaît qu’elles posent, dans l’immédiat, des problèmes de gestion, mais on estime que ces problèmes trouveront leur solution dans le cadre des restructurations de dettes qui s’organisent sous les auspices du Club de Paris et de différents comités de banquiers. De plus, comme on le sait, ces restructurations s’accompagnent de programmes d’austérité du FMI ; même s’ils sont aujourd’hui de plus en plus contestés, on pense, dans les milieux financiers, qu’ils sont indispensables au rétablissement de l’équilibre extérieur des pays débiteurs. Le FMI joue donc aujourd’hui un rôle politique accru, mais également un rôle important d’instance de coordination entre les banques créancières et leurs débiteurs.
23Une deuxième conception s’oppose à la première tant au niveau du diagnostic qu’au niveau des solutions proposées11. D’abord, vu son ampleur et son coût, la dette n’a plus de rapport avec la capacité de remboursement présente et future des pays débiteurs. Les difficultés financières actuelles du Tiers Monde ne peuvent donc être considérées comme un problème passager. Pour le système bancaire international, elle représente à la fois une menace — car on craint des cessations éventuelles de paiements, la mise en faillite de certaines banques — et une source importante de profit dans la mesure où les débiteurs continuent à assurer le paiement des intérêts. Le problème posé dépasse par conséquent la question de la gestion des emprunts et les différentes modalités des restructurations en cours. Il s’agit d’un problème éminemment politique qui est devenu, comme le rappelle Georges Corm, l’un des enjeux majeurs des rapports Nord-Sud. D’autre part, dans les circonstances actuelles, on constate que les pays débiteurs n’ont guère d’autre choix que de se plier aux conditions posées par le FMI auquel ils cèdent leur souveraineté. Pour les pays surendettés, cet enjeu est de taille : il y va de leur autonomie économique et politique.
24N’oublions pas que les rééchelonnements intervenus ces dernières années ne font que reporter le problème du remboursement. De plus, les marges que se réservent les banques sur les taux d’intérêt ainsi que les commissions qu’elles perçoivent sur les montants rééchelonnés sont beaucoup plus élevées qu’auparavant, alourdissant d’autant le coût de la dette. Aux prochaines échéances de remboursement, plusieurs pays risquent par conséquent de se trouver de nouveau dans l’impossibilité d’y faire face, ce qui renforcera encore leur dépendance envers leurs créanciers et envers le FMI en particulier.
25D’une manière générale, l’endettement extérieur constitue ainsi une lourde hypothèque sur l’avenir de ces pays, car l’une des conséquences est que, sous la pression des créanciers, une partie accrue des ressources nationales est consacrée à la production pour l’exportation dans le but d’augmenter le flux de devises. Ce sont autant de ressources en moins pour la production destinée à la satisfaction des besoins des populations locales. Cette conséquence est déjà réalité dans plusieurs pays.
Notes de bas de page
1 Notons que les estimations varient selon les sources consultées. Dans la réalité, la dette globale du Tiers-Monde est vraisemblablement sensiblement supérieure car, comme la Banque Mondiale le reconnaît, elle ne dispose pas de données suffisantes, ni sur la dette privée non garantie, ni sur la dette contractée aux fins d’acquisition de matériel militaire. De plus, l’ampleur des dettes à court terme est relativement mal connue.
2 Source : World Economic Outlook, Occasional Paper 21, International Monetary Fund, Washington, D.C. 1983, Table 33, p. 201.
3 Source : Rapport sur le développement dans le monde, 1983, Banque Mondiale, Tableau 2.14, p. 22. Remarquons que ces estimations diffèrent beaucoup selon les sources. D’après la Deutsche Bundesbank, si l’on inclut les prêts à court terme, le ratio du service de la dette aux exportations était de 125 % environ pour les pays d’Amérique latine en 1982. Source : Geschäftsbericht der Deutschen Bundesbank, 1982.
4 Un débiteur souverain en cessation de paiement n’est considéré en faillite que très exceptionnellement. Dans les circonstances actuelles, si les banques avaient déclaré en faillite les pays en cessation de paiement, elles auraient perdu une partie considérable de leurs actifs, chose qui aurait précipité certaines d’entre elles, à leur tour, dans la faillite, avec les conséquences que l’on peut imaginer. Pour montrer qu’il ne s’agit pas là d’une simple vue de l’esprit, une seule référence suffit. La Citibank, l’une des plus grandes banques américaines, a prêté aux seuls Brésil et Mexique quelque 8 milliards de dollars, montant presque deux fois supérieur à la valeur cumulée de son capital et de sa réserve constituée pour parer aux défaillances éventuelles des débiteurs. Source: Michael Moffitt: The World’s Money International Banking from Bretton Woods to the Brink of Insolvency. Simon and Shuster, New York, 1983, p. 104.
5 Pour l’évolution des différents indices calculés à ce sujet, voir le dossier de Philippe Chalmin dans Le Monde Diplomatique, mai 1983 : « Crises, manœuvres et conflits sur les marchés des matières premières ». Ce sont les prix des denrées alimentaires qui ont le plus diminué, soit de 30 % en valeur nominale entre 1980 et 1982, tandis que les prix des produits agricoles non-alimentaires ont baissé de 24 % et ceux des métaux et minéraux de 17 %. Source : Rapport sur le développement dans le monde, op. cit., p. 11.
6 Source : « Taux d’intérêt et monde en développement », Padma Gotur, in Finances et Développement, Décembre 1983, vol. 20, No 4, pp. 33-34.
7 M. Moffitt, op. cit., p. 97 (trad. par RB).
8 Idem, p. 55.
9 C’est notamment pour faciliter le recyclage de ces fonds que les prêts assignés de taux d’intérêt variables se sont généralisés. Cette modalité permet justement aux banques de financer les prêts accordés à moyen terme par des dépôts à court terme placés chez elles, sans pour autant courir de risque sur les taux d’intérêt. Citons aussi la pratique des prêts syndiqués, laquelle, en répartissant les risques encourus entre un grand nombre de banques, a beaucoup contribué à la croissance des flux de capitaux entre le système bancaire international et les emprunteurs dans le Tiers Monde.
10 Georges Corm : « Endettement des pays en voie de développement : origine et mécanisme » in Dette et Développement, éd. Publisud, Paris, 1982, p. 59.
11 Voir, par exemple, Georges Corm : « Une fructueuse renégociation des dettes », in Le Monde Diplomatique, septembre 1983. En ce qui concerne le fonctionnement du système monétaire international et les demandes de réformes formulées notamment par des économistes du Tiers Monde, on peut se référer à l’excellent numéro spécial du Development Dialogue : « The International Monetary System and the New International Order », 2, 1980.
Auteur
Institut universitaire d’études du développement, Genève.
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