Une « économie-monde » en question
p. 37-56
Texte intégral
1Le développement des forces productives, qui implique une accumulation de capitaux, assure en principe, grâce à l’augmentation de la production et de la productivité du travail, un croissant bien-être matériel à la société — ou à une fraction de celle-ci. Il est un objectif commun au capitalisme et au socialisme (qui ont aussi une origine européenne commune, ceci expliquant cela), tous deux privilégiant la formation de la richesse par une utilisation rationnelle du progrès technique. Car si celui-ci favorise la croissance de la production, la croissance à son tour permet de dégager les ressources nécessaires au financement de nouveaux progrès. L’évolution économique et celle des techniques se nourrissent l’une l’autre. Or, traditionnellement, le progrès des techniques est considéré comme marquant les étapes de l’évolution humaine (âge de pierre, âge de bronze, etc.). Ainsi, le développement technico-économique peut passer pour être la finalité même de cette évolution. Cette conception de l’Histoire, implicite dans la pensée libérale (mais sous une forme nuancée, qui la rende compatible avec un certain « humanisme ») est explicite chez Marx. En effet, pour lui le développement des forces productives permet d’éliminer la rareté, donc d’abolir les rapports marchands et d’instaurer le communisme, stade ultime de l’évolution des sociétés.
2Ce développement a été très rapide depuis le xixe siècle dans les quelques pays où la révolution industrielle s’était produite. Disposant d’une périphérie, que ce soient des colonies ou des zones d’influence, ces pays ont pu promouvoir chez eux un nombre considérable d’activités productives, en utilisant le reste du monde tantôt comme source d’approvisionnements (en énergie, matières premières et produits agricoles), tantôt comme débouché pour leur production de biens élaborés et encore comme champ d’action pour les nombreuses activités de services dont ils détiennent aujourd’hui encore le monopole. Ils ont creusé le grand déséquilibre Nord-Sud qui est celui des capacités mondiales de production, et leur développement a provoqué le sous-développement de leur périphérie. Négligeant néanmoins les conditions historiques très particulières dans lesquelles le sous-développement est apparu, les pays industrialisés se prétendent « en avance » sur une voie de développement ouverte à tous. Ils auraient une avance « historique ». Mais ils inviteraient les autres pays à combler le retard que ceux-ci auraient pris.
3Pourtant, ce type de développement — des pays avancés — fait l’objet de critiques de plus en plus radicales. Après celles de Marx lui-même (sur les rapports de production et les conditions sociales de l’accumulation), un courant de pensée, né aux Etats-Unis et marqué par Ivan Illich, a mis en doute la valeur sociale des progrès accomplis, y compris celle des réalisations les plus représentatives du développement, tels les systèmes d’enseignement, de santé, de transport. Illich souligne la détérioration des rapports sociaux : dans des pays où la croissance démographique est à peu près nulle, la progression de la délinquance, de la violence et du refus social est, quant à elle, très forte et régulière. Ceux qui croyaient à une relation entre prospérité et harmonie sociale peuvent constater qu’elle n’existe pas. En revanche, la vaine recherche de l’abondance a de graves contreparties que dénoncent les écologistes : exploitation abusive de ressources non renouvelables, destruction d’un capital génétique naturel au profit d’espèces animales et végétales hautement productives mais standardisées et de ce fait très vulnérables ; enfin les multiples pollutions dont les effets se conjuguent et qui ont peut-être déjà dépassé la cote d’alerte dans l’ensemble de l’hémisphère nord. « Halte à la croissance ? », telle était la question du Club de Rome. Ce type de développement ne peut ni se poursuivre indéfiniment ni se généraliser à la planète entière ; il ne peut qu’entraîner la destruction de la biosphère, donc de l’espèce humaine elle-même.
Une voie de non-retour
4Malheureusement, le développement ne peut pas non plus s’interrompre. En effet, l’évolution technico-économique résulte de la dynamique qu’impulsent les entreprises en concurrence et les Etats en compétition. Une dynamique concurrentielle étant, par nature, non maîtrisée et non maîtrisable, l’évolution qu’elle provoque ne l’est pas davantage. Elle l’est d’autant moins que les économies sont de plus en plus intégrées, les appareils nationaux de production tendant à n’être que les parties indissociables, et sans cohérence propre, d’un seul et même appareil de production international. Le Capital a en effet mondialisé son champ d’action alors que le pouvoir politique de l’Etat ne s’exerce que dans les limites du cadre national, qui est aussi celui où les forces sociales sont capables de s’organiser. Dans cette « économie-monde », nul ne peut renoncer à la concurrence sans en devenir la victime. Cette logique de la compétition, qu’illustre d’une manière tragique la course aux armements des grandes puissances, s’impose à l’humanité entière, par suite de son organisation en Etats-nations qui consacre des égoïsmes collectifs, par suite aussi de son organisation économique qui suscite des contradictions d’intérêts entre nations étroitement interdépendantes. Ainsi toutes les nations -— et plus encore les nations industrialisées — sont-elles condamnées à la fuite en avant.
La croissance, impératif social
5L’évolution technico-économique ne pouvant conduire qu’à des catastrophes de tous ordres, l’arrêt de la croissance, qui est survenu au début des années soixante-dix, aurait dû être perçu comme une donnée positive. Mais on a pu alors constater que la croissance correspond aussi à un impératif social, dès lors que la société est hiérarchisée et très inégalitaire. De plus, l’âpreté de la concurrence sur un marché mondial qui ne s’élargissait plus a accéléré l’évolution des techniques. Pour améliorer leur compétitivité, les entreprises ont cherché à réaliser des gains de productivité en adoptant des progrès techniques qui réduisent les emplois. Le chômage qui a régulièrement augmenté ne pourrait être résorbé que par le retour à une croissance forte. C’est du moins ce que d’aucuns pensent en espérant.
Crise ou désorganisation générale ?
6Depuis dix ans, il n’est question que de cette crise économique dans laquelle s’enlise le monde capitaliste et qui n’épargne d’ailleurs pas le camp socialiste. Mais le terme de crise est impropre, dans la mesure où une crise est presque par définition provisoire. On ne l’emploiera ici que par commodité. Il s’agit bien plutôt d’un processus de désorganisation économique et de décomposition sociale qui affecte inégalement les pays, qu’ils soient ou non industrialisés, mais qui ne s’accompagne pas — ou pas encore — d’un véritable ébranlement de l’appareil mondial de production. C’est d’ailleurs pour cela que d’innombrables entreprises, et en particulier les principales firmes multinationales, continuent de réaliser de confortables profits et que certains économistes, parmi lesquels Jacques Attali, ont pu dire que la crise était terminée.
7En fait, la mondialisation du champ économique, provoquée par la dynamique concurrentielle du Capital, met en évidence certains vices profonds du mode de production. L’activité économique assure encore la reproduction élargie du Capital, ainsi que celle d’une force de travail de plus en plus réduite, mais non celle de la société dans son ensemble. Le sous-emploi et la faible rémunération de la force de travail, qui était jadis une caractéristique du sous-développement du Tiers Monde, sont des phénomènes observables désormais partout dans le monde. Les problèmes sociaux qui en résultent et qui sont tout à fait insolubles (sauf à en créer de nouveaux sur le plan économique) vont-ils favoriser une transformation du système socio-politique et économique ? Vont-ils permettre l’émergence d’une « alternative » ? Tentons de répondre à cette question en envisageant successivement la situation du Tiers Monde et celle des pays industrialisés, car le monde capitaliste forme un tout hétérogène, mais indissociable.
L’engrenage du développement
8Rappelons d’abord que le concept de sous-développement peut recouvrir deux réalités fort différentes. Une société est dite sous-développée lorsque les moyens de production qu’elle met en œuvre sont d’un faible niveau technique comparé à celui des pays industrialisés (qui eux continuent à élever le leur). Il ne faut toutefois pas en conclure que cette société est nécessairement misérable, pas plus que ne l’étaient la Rome antique ou l’Egypte des Pharaons. Elle peut au contraire bénéficier d’un bien-être matériel certain, surtout si son organisation socio-politique est harmonieuse et si les valeurs produites sont équitablement redistribuées en son sein.
9Le sous-développement que nous connaissons depuis l’expansion coloniale européenne et la révolution industrielle est d’une autre nature. Il résulte de l’échange entre une économie dominante et une économie dominée et se traduit par un appauvrissement au moins relatif de cette dernière. Un pays sous-développé est condamné par la concurrence à ne plus pouvoir produire la totalité de ce dont il a besoin (moyens de production et biens de consommation). Il doit ensuite exporter un volume croissant de produits, donc travailler de plus en plus pour pouvoir acquérir une même quantité de biens et de services fournis par le pays industrialisé.
10Pour enrayer cet appauvrissement, il semble logique d’importer, fût-ce à crédit, des moyens techniques qui améliorent la productivité du travail. C’est ce qu’ont fait tous les pays du Tiers Monde, qu’ils aient opté pour le capitalisme ou pour le socialisme. Cette politique dite de développement a contribué puissamment, pendant un quart de siècle, à la prospérité des pays qui les équipaient ou qui les « aidaient ». Afin de payer ces équipements, ils devaient accroître leurs exportations. Pris dans cet engrenage, ils devenaient de plus en plus dépendants de l’économie mondiale organisée par les pays industrialisés et à leur profit. Jusqu’au jour où ils n’ont plus pu payer.
11Hélas quel gâchis ! Partout le tissu social traditionnel s’est défait. Associé à un système de gouvernement (l’Etat) qui concentre le pouvoir entre les mains d’une minorité, le nouveau mode de production, très productif mais aussi très capitalistique, permet à ceux qui possèdent la terre et les moyens de production modernes de drainer à leur profit les ressources financières que dégagent les activités productives. Tandis que la minorité dirigeante et possédante, vivant à l’occidentale, s’enrichit et que se forme une classe moyenne composée presque exclusivement de fonctionnaires (en particulier de militaires), les masses populaires s’enfoncent dans la misère. Et la faim progresse d’année en année.
12Cette progression de la faim émeut surtout l’opinion internationale. Des experts indépendants des gouvernements se sont employés à en dénoncer les causes et à suggérer des remèdes1 sans parvenir à infléchir les politiques officielles. Pourtant, depuis peu, la FAO et la Banque mondiale, dont le conservatisme ne peut être mis en doute, arrivent à des conclusions voisines des leurs : il faudrait que les pays du Tiers Monde cessent de produire prioritairement pour les pays industrialisés (produits dits exotiques tels que café, thé et cacao, produits comme le manioc ou le soja pour l’alimentation du bétail européen, etc.) et qu’ils cherchent autant que possible à assurer leur autosuffisance alimentaire. Cela implique des réformes agraires car les affamés du Tiers Monde sont pour l’essentiel des paysans sans terre ni travail. N’ayant pas accès aux moyens de production (et à aucune aide publique puisque leur pays est pauvre), ils n’ont pas de ressources pour acheter la nourriture qui est produite ou pourrait l’être localement.
13Mais ces deux objectifs ne sont-ils pas incompatibles avec une politique de développement ? L’extraversion de l’agriculture du Tiers Monde, provoquée à l’origine par la colonisation, est devenue la conséquence de l’industrialisation. Pour les pays qui n’ont ni matières premières ni pétrole à exporter, elle est aussi la condition impérative de celle-ci. Sauf le cas, bien entendu, où les industries sont elles-mêmes extraverties et où les pays qui les vendent en récupèrent le prix en achetant leur production — dont on dénonce alors ici la concurrence « sauvage ».
14Quant aux réformes agraires, elles s’imposent en effet dans bien des pays, surtout en Amérique latine où les grandes propriétés sont souvent une aberration, même sur le plan économique. Pourtant la concentration des terres correspond à une tendance très générale de la « modernisation ». Pour maintenir leur revenu, les agriculteurs sont obligés d’accroître les rendements et la surface cultivée par travailleur, de sorte qu’ils sont de moins en moins nombreux. Il est très naturel que cette tendance existe aussi dans le Tiers Monde. Elle traduit le développement et en est la conséquence.
15La politique agricole reste dépendante des choix économiques généraux et les gouvernements ont jusqu’ici toujours favorisé une intégration croissante des pays sous-développés à l’économie mondiale. Face aux nombreux échecs, d’aucuns en sont arrivés à préconiser un développement autonome, endogène et autocentré. Parmi eux, Jean-Pierre Cot, qui fut ministre de la Coopération en France ; il ne pouvait guère le rester longtemps, tant ses idées justes et généreuses étaient irréalistes. Ce type de développement implique en effet une inversion du processus d’intégration et d’homogénéisation provoqué par le Capital et ses normes internationales, chaque pays adoptant celles qui correspondent le mieux à son milieu physique, à sa culture, à ses problèmes spécifiques (par exemple le chômage) et aux besoins de sa population. La forte protection contre la concurrence et la réduction importante des échanges extérieurs que devraient appliquer les pays qui font un tel choix risqueraient de mener à un éclatement de l’économie mondiale, à un fractionnement du monde capitaliste, donc à l’affaissement, sinon à la ruine des pays industrialisés. Or comment le développement du Tiers Monde peut-il être autonome si celui des pays « avancés » ne l’est pas non plus ?
L’espoir d’un autre développement
16Il n’empêche qu’un pays sous-développé devrait quand même chercher à reconstruire son économie d’une manière autonome2, quitte à accepter pendant un certain temps le type de sous-développement que tous connaissaient avant la colonisation et la révolution industrielle. Ce souhait n’était jusqu’ici ni dans l’intérêt des classes dirigeantes des pays du Tiers Monde ni dans celui des pays industrialisés. Un développement autonome et endogène paraissait donc une éventualité politiquement invraisemblable. Mais elle l’est aujourd’hui beaucoup moins.
17La faillite des politiques de développement, dont il ne peut être question d’exposer ici les causes, se traduit par une montée inexorable de l’endettement du Tiers Monde qui risque fort d’être contraint à une autonomie relative, faute de pouvoir payer ce qu’il importe et de pouvoir vendre ce qu’il a à exporter. En ce sens, la crise peut être une chance pour les masses populaires, pour autant que les structures socio-économiques internes et le système de pouvoir soient radicalement transformés. C’est là un espoir, car la réduction des échanges extérieurs et les difficultés économiques devraient affaiblir les pouvoirs de l’Etat. Les rapports de forces, favorables aux minorités privilégiées toujours soutenues par une ou plusieurs grandes puissances, s’en trouveraient modifiés. Dans plusieurs pays d’Amérique latine, on voit d’ailleurs d’ores et déjà que des paysans commencent à s’auto-organiser hors du contrôle de l’Etat. Ils retrouvent des pratiques anciennes de travail en commun, produisent pour leur groupe social et eux-mêmes à l’écart du marché et de ses lois.
18Ces initiatives pourront-elles se généraliser ? Cela dépendra pour partie de la désorganisation économique interne, pour partie aussi de l’évolution de la situation générale dans l’ensemble des pays industrialisés dominants.
Mondialisation de la crise
19Pour l’heure, les pays industrialisés, avec une croissance à peu près nulle en moyenne générale, diffèrent la récession en maintenant le flux de leurs exportations vers le Tiers Monde insolvable. Une partie des crédits qu’ils consentent à cet effet se retrouvent à l’actif de leurs banques, sous forme de créances irrécouvrables augmentées d’intérêts impayés et capitalisés. Cette spéculation financière, qui camoufle un appauvrissement encore faible pour chaque pays, mais certain et durable, ne pourra pas se poursuivre éternellement. Et il y a fort à parier qu’elle débouchera sur un krach financier international, dont les conséquences seront beaucoup plus dramatiques que celles de Wall Street en 1929. Plus dramatiques, car les économies sont plus intégrées, les activités plus interdépendantes (même les paysans ne seraient pas épargnés) et les individus plus socialisés qu’ils ne l’étaient alors. Mais, pour des raisons politiques (soutien aux régimes en place) aussi bien qu’économiques et financières, les pays industrialisés sont obligés de continuer à prêter, quitte parfois à devenir à leur tour emprunteurs sur les marchés financiers internationaux. On pourrait dire que le déséquilibre Nord-Sud qu’ils ont provoqué depuis la révolution industrielle est en train de se redresser lentement, non « par le haut », comme les actions de développement étaient supposées le faire, mais « par le bas », comme conséquence de ces actions qu’ils ne peuvent interrompre et qui accélèrent le processus d’appauvrissement lui-même.
20Cependant, les difficultés économiques et sociales qu’ils connaissent ne sont pas imputables à la seule politique d’aide au Tiers Monde et à celle que le Capital y a menée depuis la dernière guerre. Elles tiennent aussi à leur propre organisation sociale ainsi qu’à leur mode de production qui tend à devenir trop capitalistique. Alors que ce dernier exigerait un constant élargissement des débouchés, le marché solvable, dont le Tiers Monde ne fait déjà plus partie, se restreint aussi au plan interne, par suite de l’extension du chômage et de la prolifération des emplois précaires, à temps partiel et mal payés. Il faut ajouter que les moyens de production, de plus en plus performants d’un point de vue technique, ont une productivité financière décroissante. Le taux de profit étant insuffisant, il ne peut être question de relever les salaires comme l’exigerait le « fordisme ». Il est parfois même nécessaire de réduire les transferts sociaux (allocations familiales, sécurité sociale, indemnisation du chômage et retraites) qui ont permis jusqu’ici, tout au moins en Europe, de maintenir un pouvoir d’achat indépendant de la conjoncture de l’emploi, donc d’éviter une brutale contraction de la consommation et la récession qui s’ensuivrait. Enfin on ne parlera pas des taux d’intérêts trop élevés ou des fluctuations dans la parité des monnaies, car il s’agit-là de phénomènes conjoncturels qui, disparaissant, ne modifieraient en rien les problèmes de fond qui se posent, pas plus que ne le fait la hausse ou la baisse du prix du pétrole.
21Sur le plan social, on observe, outre la montée du chômage, la segmentation du monde du travail. Les tenants du libéralisme économique qui, jusqu’ici, prédisaient que la division en classes de la société allait s’estomper grâce à une prospérité collective, vantent maintenant les mérites d’une socio-économie duale. Tandis que la majorité des travailleurs est employée dans une économie mondialisée, avec des salaires confortables et une certaine sécurité de l’emploi, une minorité vit de petits métiers, de sous-traitance et de travaux précaires. Ces deux socio-économies, qui sont complémentaires, assureraient une grande souplesse à l’économie d’un pays, comme le démontre, paraît-il, l’exemple japonais ou celui de l’Italie. Sans discuter ce point de vue, constatons que ces deux socio-économies existent bel et bien dans la plupart des pays industrialisés, comme elles existent aussi dans les pays du Tiers Monde, où c’est cependant la minorité qui est employée dans la partie mondialisée de l’économie. Si elles ne sont que très relativement complémentaires, celle qui est en position dominée dépend de l’autre et ne survit que dans la mesure où la socio-économie dominante fonctionne bien et assure des revenus à la majorité des travailleurs qu’elle emploie. Or, il y a tout lieu de supposer que l’évolution technico-économique, qui a entraîné la segmentation du monde du travail et la marginalisation d’un nombre croissant de travailleurs, se poursuivra. Les effets de la conjoncture se répercuteront de haut en bas et les victimes de l’évolution seront de plus en plus nombreuses. Il est dès lors fort à craindre que la société ne se décompose et que tous les appels à la solidarité nationale ne deviennent vains, ceux qui possèdent ou travaillent ne pouvant prendre en charge une masse de pauvres sans emploi. La question est de savoir si ce processus de décomposition sociale provoquera le chaos, avec d’inévitables réactions violentes, ou s’il favorisera au contraire la recherche d’une « alternative ».
22On a vu que la critique du système capitaliste n’est plus formulée en termes politiques classiques, notamment marxistes et au nom du socialisme. Elle est beaucoup plus radicale et englobe le mode de production dans les pays du socialisme réel. Mais on a vu aussi que le développement, qu’il s’effectue par la voie capitaliste ou par la voie socialiste, ne peut plus guère être présenté comme un projet délibéré (sauf dans le Tiers Monde) puisqu’il est le résultat d’une évolution non maîtrisée. Or, chaque nation est parfaitement conditionnée par le système, non pas seulement intellectuellement (car la plupart des gens croient encore à la possibilité d’accroître indéfiniment production et consommation) mais matériellement. Quand bien même les travailleurs seraient conscients des dangers que leur activité fait courir à l’humanité (armements, industries polluantes, etc.), ils ne s’arrêteraient pas de travailler. Ils ne le peuvent pas. De leur côté, les détenteurs des pouvoirs économiques sont soumis à la logique du capitalisme. Quant à l’Etat, sa marge de manœuvre est des plus réduites. Il ne peut utiliser son pouvoir et les moyens dont il dispose qu’à mettre le pays qu’il a en charge en bonne position dans la compétition internationale, afin d’éviter qu’il ne s’engage dans la voie d’un sous-développement relatif. Il fallait le rappeler, car une conclusion en découle : une « alternative » ne peut pas être envisagée dans le cadre classique de l’action politique. Elle ne saurait être « nationale ».
Des « alternatives » possibles au secours de la crise : vivre autrement
23Une « alternative » ne peut être imaginée que comme le produit d’une minorité qui décide de vivre autrement que la majorité, mais qui cherche à résoudre les problèmes mondiaux, ce que les nations ne peuvent faire. Elle n’est en effet « alternative » que si elle apparaît comme susceptible de se substituer à un terme plus ou moins éloigné à un système qui est lui-même mondial, en occupant progressivement tout le champ social, par exemple à la faveur de l’approfondissement de « la crise ».
24Or, la minorité marginale qui propose l’« alternative » existe déjà. Partout en Occident, on assiste à une prolifération d’expériences de démocratie associative et d’autonomie économique qui se qualifient elles-mêmes d’« alternatives ». Bien qu’elles soient très hétérogènes, inégalement réussies et ambitieuses, elles peuvent fort bien être l’amorce d’un mouvement plus général, dont l’importance historique dépendra de sa prise de conscience et de son rôle.
25Pour l’instant, ce ne sont que des expériences. Encore trop peu nombreuses, dispersées, non coordonnées, sans territoire qui leur soit propre, elles demeurent plus ou moins intégrées au système. Pour changer de nature, il faudrait qu’elles se détachent progressivement de lui en acquérant une autonomie économique, un peu comme ces paysans du Tiers Monde dont il a été question plus haut. Mais elles préfigurent déjà la base sociale qu’implique l’autonomie qui n’est envisageable que dans un cadre totalement démocratique, puisqu’il faut que les travailleurs (qui sont aussi des consommateurs) soient d’accord pour produire et échanger à des conditions différentes de celles du marché, quitte à accepter une baisse de leur niveau de vie. Ils ne feront le choix de ces objectifs de production et des moyens pour les atteindre que s’ils détiennent collectivement le pouvoir économique. Or, les expériences tentées ici et là sont presque toujours marquées par une volonté de démocratie véritable. Ce sont par exemple des coopératives de production, sans hiérarchie ni spécialisation trop poussée, où chacun prend part aux décisions et reçoit le même salaire. De plus, bien qu’elles dépendent du marché, ces expériences privilégient les rapports interpersonnels et sociaux, plutôt que l’efficacité économique et le profit. Elles inversent les priorités, s’interdisent tout rapport de domination. Elles doivent imaginer les conditions de production et d’échange qui éviteront les contradictions d’intérêts, puisque aussi bien ceux-ci sont à l’origine de la plupart des rapports de domination institutionnalisée. Elles affichent des ambitions individuelles et collectives à l’opposé de celles que le système, du fait de sa dynamique compétitive, exige de chacun et de tous : produire davantage, l’emporter sur autrui, en particulier par la possession, s’affirmer socialement par la consommation, etc. Bref, elles postulent un nouveau système de valeurs qui rend envisageable la mise en forme d’un autre système économique et technique.
Penser une autre société
26Il est vrai que, pour l’heure, elles n’y songent guère. Souvent d’inspiration illichienne, ces expériences s’en tiennent à la définition de l’autonomie que propose André Gorz dans son ouvrage Adieux au prolétariat3 : une autonomie individuelle qui permet à chacun de produire une partie de ce qu’il consomme, tout en bénéficiant des avantages de la production intégrée destinée à la consommation de masse. Les individus qui se marginalisent ainsi en micro-société organisée autonome peuvent, à la frange de l’appareil productif, bénéficier assez largement de l’enrichissement qu’il assure. Toutefois, l’approfondissement des difficultés socio-économiques peut, pour préserver leur autonomie individuelle, les obliger à s’associer afin de mettre en œuvre une autonomie collective.
27Il y a moins d’un siècle, en Europe et en Amérique du Nord, bien des micro-régions vivaient pratiquement sur elles-mêmes. C’est encore le cas de certains groupes sociaux (Tibet, Andes, etc.) parfois très restreints, qui sont contraints à l’autarcie ou qui l’ont choisie parce qu’elle leur donnait une possibilité de survie. Le niveau de vie d’une société autonome dépend de plusieurs facteurs : des ressources du territoire qu’elle occupe (elle ne peut pas en acquérir beaucoup à l’extérieur) ; de son importance numérique qui conditionne la diversification des activités ; de ses techniques de production. Pour ces dernières, rappelons que, si certaines technologies ne sont utilisables que pour une production de masse, beaucoup d’autres sont susceptibles de s’adapter à de petites séries. Les sources d’énergie, en particulier, pourraient être beaucoup plus décentralisées qu’elles ne le sont à l’heure actuelle, sans que le prix de l’énergie augmente. Le niveau de vie, moins axé sur la consommation de biens marchands, impliquerait une autre organisation sociale. Il serait d’autant plus élevé que la société serait plus démocratique. En éliminant la hiérarchie, la démocratie directe fait disparaître de nombreuses fonctions parasitaires ainsi que de nombreuses activités qui ne sont justifiées que par la hiérarchie, de sorte que le travail socialement nécessaire s’en trouve réduit d’autant. Travailler moins, choisir avec les autres ce qu’il faut produire, pour une société dont on approuve l’organisation et l’objectif qu’elle se donne, ce sont là des données qui devraient être prises en compte dans le niveau de vie.
28La formation d’une économie autonome présuppose l’existence d’un organe technique qui coordonne les projets et assure leur cohérence. Une sorte de planificateur souple qui ne devienne pas un pouvoir, l’organe de la démocratie économique n’étant que le lieu où s’élabore la décision collective. Sans définir ici ce que pourraient être son organisation et ses principes de fonctionnement, notons qu’il devrait, d’une part, disposer de ressources pour financer le démarrage de nouvelles activités productives, d’autre part, avoir la fonction d’un bureau d’études, capable en particulier de programmer la formation d’autres entités socio-économiques autonomes, y compris dans le Tiers Monde, en précisant les relations économiques à envisager avec elles.
29Pour ce qui concerne les ressources financières nécessaires à la formation assez rapide d’une entité socio-économique autonome, tout dépendra de l’image que les « alternatifs » donneront d’eux-mêmes. A cet égard, il est très étonnant que ceux-ci d’ores et déjà obtiennent, notamment en Allemagne fédérale, des contributions privées relativement importantes. Si l’on peut avoir de la sympathie pour certaines de leurs initiatives et les approuver de vivre leur idéal social, ils ne sont porteurs d’aucun espoir précis. Mais ils mériteraient d’être soutenus et le seraient à coup sûr s’ils affirmaient et prouvaient que leurs actions présentes sont de nature à améliorer progressivement ce qui doit impérieusement l’être, à savoir les rapports sociaux et internationaux. Il faudrait pour cela que leurs expériences s’inscrivent dans le cadre d’un projet politique.
30Admettons que ce projet existe. Suscitées par des individus qui s’excluent eux-mêmes du système, les expériences « alternatives » peuvent s’ouvrir à ceux qui en sont exclus : chômeurs et paysans ruinés par l’évolution des prix relatifs. Elles prennent alors une tout autre ampleur. L’Etat, qui au début les a combattues (en France et en RFA notamment), puis qui leur a permis de se développer (elles réduisent quelque peu les tensions sociales et le chiffre du chômage) finira sans doute par les encourager. Elles seront peut-être la seule voie de salut, lorsque l’Etat aura renoncé à résoudre les problèmes du chômage et ceux que posent les chômeurs à la population active, mais elles mèneront à une fracture de la nation et à une nouvelle répartition du territoire national auxquelles les vieilles démocraties libérales ne pourront s’opposer à la manière des dictatures d’Amérique latine. L’Etat devra se rendre à l’évidence que la fraction de la population marginalisée par l’évolution technico-économique est désormais répartie dans tous les pays du monde et qu’elle augmente partout. Il ne lui restera plus qu’à la laisser s’organiser, puisqu’il ne pourra pas l’anéantir.
31Si les « alternatifs » parviennent à se constituer en société, celle-ci ne serait ni nationale ni régionale, même si ses choix économiques sont fonction des spécificités d’un milieu physique et de l’originalité d’une culture. Plus que toute autre société, elle sera soudée par son idéologie : par les principes qui président à son organisation, par les valeurs qui sous-tendent ses choix, par ce qu’elle croit et par ce qui détermine son genre de vie par rapport à la nature, par ses objectifs, etc. Même si les individus qui la composent ne cherchent qu’à résoudre leurs problèmes personnels (comme aujourd’hui les « alternatifs »), du seul fait qu’ils réadaptent, fût-ce par nécessité, leur appareil de production à un milieu spécifique, ils contribuent à créer le contexte qui peut permettre aux peuples du Tiers Monde de résoudre le leur. C’est d’ailleurs là une dimension politique essentielle de leur démarche. En outre, l’originalité de leur entreprise tient à ce qu’elle présuppose un changement radical du rapport à autrui. Or, autrui n’est pas seulement au sein de la société qu’ils constituent, mais partout où existent des sociétés analogues.
Des nouveaux termes d’échange
32Ce qu’ils entreprennent n’est pas indépendant de ce que tentent les paysans du Tiers Monde dont on a parlé. Il faudrait qu’ils s’entr’aident autant que possible. Il faudrait que, partout dans le monde, des micro-sociétés s’auto-instituent et se coordonnent pour en susciter d’autres. Les champs du politique et de l’économique ne doivent plus être dissociés aussi gravement qu’ils le sont aujourd’hui. Certes, deux entités socio-économiques autonomes peuvent fusionner, si leur organisation est identique et si leurs objectifs sont à ce point conciliables qu’ils peuvent devenir un projet commun. Mais elles peuvent encore mettre leurs ressources en commun par le jeu des échanges sans fusionner et sans perdre la maîtrise de leur propre reproduction sociale (cette maîtrise qui est la définition de l’autonomie économique et dont plus aucune nation ne jouit aujourd’hui). Mais ce sont surtout les conditions de l’échange qu’il faudrait alors reconsidérer. Car une balle de coton vaut autant qu’une locomotive, si l’échange de ces biens entre deux sociétés permet à chacune d’elles d’atteindre l’objectif qu’elle s’est fixé.
33Soit dit en passant, il est moins utopique qu’on ne pourrait le croire d’attribuer à des biens échangés une valeur purement subjective ou circonstancielle, en fonction seulement de leur utilité finale.
34Après tout, les exportations d’un pays industrialisé ne s’effectuent presque jamais aux conditions qu’exigeraient le libéralisme économique et les lois du marché. Par exemple, les produits d’une agriculture largement subventionnée sont subventionnés à l’exportation pour s’écouler au cours mondial qui est un cours de surplus ; en France, les industries exportatrices sont dégrevées d’impôts, leur vente à l’étranger ne se réalisant que grâce à des crédits à moyen ou long terme et à des taux d’intérêt plus faibles que ceux de l’inflation, etc. Ces entorses aux lois d’une économie de marché ne se font que dans l’intérêt de ceux qui les pratiquent. Ainsi l’exigent le cadre socio-politique dans lequel nous vivons et la logique de la compétition à laquelle nous sommes soumis.
35Si ce cadre changeait, on pourrait parfaitement concevoir une autre problématique économique. A l’opposé de ce qui se passe aujourd’hui, toutes les entités socio-économiques indépendantes devraient pouvoir coopérer afin d’assurer la reproduction sociale de chacune d’elles. La réadaptation de l’appareil de production au milieu physique propre à chaque société, préalable indispensable au rééquilibre socio-économique du monde, passe par la rupture des échanges tels qu’ils se pratiquent aujourd’hui. L’objectif ne serait pas de rompre les rapports qui se sont noués entre les peuples, ni même les relations économiques qui en forment la base trop exclusive, mais de transformer ces rapports d’interdépendance conflictuelle en liens de solidarité effective.
36L’autonomie économique collective n’est donc pas une fin en soi. Elle n’est que le moyen — et sans doute le seul — de reconstruire progressivement le monde pour qu’il devienne peut-être un peu moins injuste, un peu moins déchiré par des contradictions d’intérêts : de bas en haut.
La crise : une chance pour les nations ?
37La crise, a-t-on dit, pourrait être une chance pour les peuples du Tiers Monde. Elle pourrait aussi en être une pour les nations « post-industrielles » si leur destin de pays industrialisés s’effondre. Car si elles ont jusqu’ici bénéficié, sur les plans économique et technique, des contradictions d’intérêts que le système « organise », il en va tout autrement sur le plan socio-politique. Elles sont tenues à un impérialisme qui ne se manifeste pas nécessairement par des ingérences politiques et militaires à l’étranger (les Suisses ou les Suédois, par exemple, ne s’en rendent pas coupables, puisque d’autres assurent pour compte commun l’ordre international institué), mais qui peut fort bien les entraîner dans un conflit dont elles seraient elles-mêmes victimes.
38L’impérialisme militaro-politique des grandes puissances traduit l’extrême vulnérabilité de cette construction technico-économique mondiale dont les nations industrialisées occupent le faîte dynamique. Ces nations doivent éviter à tout prix que le Tiers Monde qu’elles utilisent n’échappe à leur contrôle. Jusqu’ici, l’antagonisme Est-Ouest n’a provoqué de conflits armés que dans cette périphérie. Mais un affrontement direct des grandes puissances n’est nullement exclu. En s’y préparant, l’Europe le rend de plus en plus vraisemblable. Et si, sous prétexte de se défendre avec un armement atomique, elle se suicide ; les Européens non impliqués dans le conflit n’échapperont pas à l’holocauste.
39Que « la crise » mette un terme à cette aventure collective qui a permis à quelques nations d’exercer leur suprématie à l’échelle planétaire, par des moyens économiques et techniques qui sont venus conforter le rapport de domination militaire, politique et culturel qu’elles avaient institué depuis quelques siècles sur le reste du monde, voilà qui devrait servir d’hypothèse de travail à tous ceux qui redoutent les catastrophes auxquelles conduit cette aventure. Une hypothèse qui n’est donc pas « catastrophique », même si les intérêts matériels d’une fraction très minoritaire de la population mondiale seraient compromis, puisque c’est son existence qui le serait dans le cas contraire. Cette hypothèse est tout à fait vraisemblable, mais elle implique une réflexion quant aux moyens à mettre en œuvre pour qu’elle se réalise, à la condition bien entendu de préparer dans le même temps une « alternative ».
Une chance bien mince pourtant
40Guerre nucléaire possible ; krach financier international plus que probable ; appauvrissement lent des pays industrialisés sans le moindre profit pour les autres ; décomposition sociale avec progression inévitable du chômage et de la pauvreté dans tous les pays ; renforcement inévitable des régimes politiques à mesure que les intérêts à préserver apparaissent plus minoritaires... les perspectives d’avenir ne sont guère réjouissantes. Il est fort possible qu’on en arrive à un chaos social généralisé, sans qu’aucune réaction positive ne se dessine. Les victimes de « la crise » subiraient leur sort ou ne chercheraient qu’à améliorer leur condition individuelle, par exemple en optant pour la délinquance. Bien des raisons donnent à penser qu’il en ira ainsi. De fait, le discours sur la crise encourage à attendre passivement la fin des difficultés. Une amélioration de la conjoncture pendant quelques mois aux Etats-Unis suffit à faire renaître tous les espoirs : la machine redémarre et va entraîner l’ensemble du monde capitaliste... Par ailleurs le discours sur la troisième révolution industrielle et les récents progrès technologiques vont, dit-on, nous faire entrer dans une ère nouvelle. On s’émerveille et on attend. S’y ajoute le discours de la classe politique, qui doit afficher sa confiance dans l’avenir pour conserver celle du corps électoral. Et puis, il y a tous les auteurs conscients de l’ampleur de la crise, qui savent bien que les indicateurs économiques n’en appréhendent que la surface, que les difficultés iront croissant, mais qui n’imaginent une éventuelle « alternative » que nationale et mise en forme par la nation entière, en particulier par « les travailleurs ». Ces auteurs, peut-être parce qu’ils sont politiquement engagés et qu’ils acceptent alors le cadre traditionnel de l’action politique, favorisent eux aussi une certaine passivité. Si leurs idées sont débattues dans d’innombrables colloques ou séminaires, elles méconnaissent les intérêts en jeu, ceux des forces sociales concrètes qui ne constituent pas un ensemble homogène de travailleurs conscients et capables de réagir. Ces idées ne peuvent pas déboucher sur des propositions crédibles ; les appels à la révolution prolétarienne ont fait place à des appels pour une conversion de la société. Les premiers étaient illusoires et les seconds restent incantatoires. On attend et on espère.
41A cet égard, la position des écologistes français est très révélatrice. Une de leurs associations s’est réunie récemment à Paris en colloque, avec de nombreuses personnalités de la politique et du monde où l’on réfléchit à l’économie. Hier, ils dénonçaient le productivisme. Aujourd’hui, constatant que la croissance est un impératif social, ils deviennent « réalistes » ; ils préconisent la croissance et cherchent comment l’écologie pourrait la favoriser... au moment où précisément elle se révèle techniquement impossible ! Il n’existe ainsi aucune organisation politique, aucune force sociale, aucun courant de pensée qui prenne réellement en compte « la crise ». Comment dès lors espérer qu’on cherchera à mettre en forme une « alternative » pour échapper au chaos qu’elle risque de provoquer ?
42Cette impuissance à imaginer un autre avenir a sans doute aussi une cause idéologique. Nous sommes immergés dans un monde que les techniques ont transformé et nous jugeons invraisemblable, sinon une régression économique, du moins celle qui en résulterait sur le plan technologique ; le bouleversement de nos conditions d’existence représenterait à nos yeux une régression « pour l’humanité ». Il est des hypothèses qui nous paraissent absurdes parce qu’elles semblent contraire au sens de l’Histoire. Car — on l’a déjà vu — attribuant pour finalité à l’évolution humaine ce qui n’était que les ambitions et les espoirs des sociétés occidentales, nous croyons que le sens de l’Histoire est celui que les Occidentaux lui ont donné pour une période qui aura duré quatre ou cinq siècles ; c’est fort peu de temps à l’échelle de l’histoire de l’humanité. Il est inconcevable pour nous que cette période s’achève, puisque nous continuons de réaliser les progrès qui sont censés donner la preuve qu’elle continue.
43L’évolution de l’humanité, a fortiori celle d’une société particulière, ne se mesure pas à l’aune des progrès scientifiques et techniques. Ceux que les pays industrialisés réalisent, souvent très remarquables, ne sont guère comparables à ceux qui le furent antérieurement, dans d’autres contextes socio-politiques. Ils ne sauraient en tout cas être présentés comme de nature à assumer l’épanouissement de « l’homme » (donc de tous les hommes). D’abord parce qu’ils ont pour contrepartie la misère provoquée par les transferts de capitaux et de ressources qu’ils impliquent à l’échelle mondiale, puis parce qu’ils servent inévitablement les intérêts étroits de ceux qui les financent, à savoir le Capital, notamment les multinationales, et les pouvoirs d’Etat. Le seul véritable progrès est politique. Il est dans l’aptitude des hommes à se gouverner, individuellement et collectivement, en mettant leurs connaissances et les techniques au service de cet art de vivre ensemble. Mais ils doivent oublier le cadre actuel de l’action et de la réflexion politique (la nation, donnée historique, provisoire comme toute donnée historique), car ce n’est pas au sein d’une micro-société, fût-elle une grande nation, qu’ils ont à vivre. Le Capital a tissé entre eux des liens d’interdépendance à une échelle quasi planétaire et c’est à cette échelle que doit être conçu un projet politique.
44Ce sont ceux qui se disent « alternatifs », ultra minoritaires, qui sont peut-être porteurs de ce projet utopique, inconsciemment ou non. Alors que quelques milliards d’hommes nous donnent quotidiennement le spectacle de toutes les folies dont ils sont capables, par suite de leur organisation sociale, du système de pouvoir qui s’impose à eux, des intérêts qu’ils défendent, des ambitions ou espoirs qu’ils nourrissent, des croyances qui les font agir et des valeurs au nom desquelles ils se massacrent, la poursuite de cette utopie est l’unique chance de modifier cette réalité.
Notes de bas de page
1 Voir en particulier, par François de Ravignan en collaboration avec Albert Provent, Le nouvel ordre de la faim, Seuil, Paris, 1977 ; en collaboration avec Jacques Berthelot, Les sillons de la faim, L’Harmattan, Paris, 1980 ; par Susan George, Comment meurt l’autre moitié du monde, Laffont, Paris, 1978 ; Les stratèges de la faim, Grounauer, Genève, 1981 ; La faim dans le monde, Maspéro-La découverte, collection « pour débutants », Paris, 1983. Enfin par Frances Moore Lappé et Joseph Collins, L’industrie de la faim, traduit de l’américain, L’Etincelle, Montréal, 1978.
2 La reconstruction d’une économie « autonome » était le sujet de La guérilla économique, Le Seuil, 1976.
3 André Gorz, Adieux au prolétariat : au delà du socialisme, Galilée, Paris, 1980.
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