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Nécessité de nouveaux partages

p. 237-250


Texte intégral

1Confrontée, en gros depuis le premier choc pétrolier, au marasme et au sous-emploi, l’économie de l’Occident industrialisé s’est mise à développer des formes inhabituelles d’entreprises.

2Certaines, il est vrai, sont d’origine ancienne, et ont simplement connu un nouvel essor à la faveur de la stagnation de la production et du revenu dans les secteurs traditionnellement dominés par la grande entreprise. On pense, par exemple, à l’éclosion de cette multitude de petites maisons de livraisons à domicile, de services d’entretien ou de gardiennage, exploitées le plus souvent sous une raison individuelle, qui naissent et disparaissent presque dans un même souffle.

3Plus remarquable est la poussée, rapide, de véritables « PMI », rejetons de géants industriels sur le déclin, créées de toutes pièces par d’anciens collaborateurs licenciés ou fruits de l’imagination et de l’audace de cadres reconvertis.

4Il se pose à cet égard un problème de perspective : si le renouvellement du tissu industriel - compris au sens large - est un phénomène qui a toujours existé, s’il naît toujours et partout à peu près autant d’entreprises nouvelles qu’il y a d’entreprises anciennes qui ferment (l’existence d’un solde, positif ou négatif, constituant d’ailleurs un bon indice de la « température conjoncturelle »), pourquoi glorifie-t-on à ce point aujourd’hui les « créateurs d’entreprises » ? C’est probablement pour la raison qu’ils sont porteurs d’optimisme et qu’ils redonnent assurance et confiance aux opinions publiques à un moment où celles-ci sont travaillées par le doute et l’angoisse.

5Ces « conjureurs de mauvais sort » que sont ainsi les nouveaux entrepreneurs n’en demandaient certainement pas tant. Ils se sont jetés à l’eau moins par sens de quelque responsabilité à l’égard de la collectivité que par goût du jeu, par recherche de la performance, par besoin d’accomplissement individuel. Bref, ils ont obéi à une pulsion éminemment égoïste. Et les voilà objets d’une consécration sociale !

6La véritable nouveauté, cependant, paraît bien être la renaissance du travail artisanal, au sens d’une activité menée individuellement, sinon de façon indépendante, du moins sans attaches formelles avec les structures et la hiérarchie propres au secteur organisé de l’économie. Tous les secteurs sont touchés. L’agriculture, où se recrutent les petits maraîchers fournisseurs des grandes chaînes de distribution, les individualistes de la culture biologique, les éleveurs de chevaux. Le bâtiment, domaine de prédilection du travail au noir. L’industrie mécanique traditionnelle, appuyée sur un vaste réseau de sous-traitants. L’électronique bien sûr, avec ses concepteurs géniaux de circuits, l’informatique, avec ses producteurs solitaires de logiciels. Mais surtout les services, où fleurissent les conseils indépendants, les courtiers en tous genres, les thérapeutes, les transporteurs à la demande, les collaborateurs des médias, les éditeurs indépendants, les traducteurs free lance et les artistes-peintres.

7Deux types de marché semblent canaliser ce foisonnement d’activités individuelles.

8Le premier tire parti des lourdeurs et des rigidités propres aux grandes entreprises, qui pour faire face aux pointes d’activité redistribuent volontiers le travail à l’extérieur, ou qui sont tout simplement incapables d’assumer des tâches sortant de l’ordinaire. L’incertitude conjoncturelle, beaucoup plus prononcée que naguère, retient en effet les entreprises de procéder à de coûteuses extensions de leurs capacités de production, déjà largement sous-utilisées du fait de l’obsolescence de plus en plus rapide des équipements. Il leur est en outre beaucoup plus facile de garder la maîtrise des coûts lorsqu’une bonne partie de ceux-ci résulte de l’établissement de relations de client à fournisseur, et non d’immobilisations de longue durée, ou de rapports contractuels entre employeur et salariés.

9Quelles que puissent être les imperfections du marché du travail, et notamment la coexistence de phénomènes de pénurie de main-d’œuvre dans certains secteurs d’activité et d’un chômage persistant dans d’autres (situation qui devrait pourtant inciter les entreprises à maintenir des « sureffectifs » de personnel qualifié pour éviter les périodes improductives de recrutement et de formation), il semble bien que le ralentissement de la croissance économique ait provoqué un changement d’attitude de la part des entreprises dans le domaine de la politique de l’emploi. Le sentiment que l’on est entré dans une période de sous-emploi durable, et que l’on devra probablement plus souvent faire face à des compressions de personnel qu’à la nécessité d’embaucher, stimule la recherche de formules souples - engagements temporaires, horaires variables, etc. - jusques et y compris la sous-traitance.

10Le deuxième type de marché est incontestablement né de l’émergence de nouvelles demandes finales. De nouveaux biens, de nouveaux services sont entrés dans le circuit des échanges. L’organisation du travail dans la société industrielle, et surtout le taux de participation accru de la population d’âge adulte à l’activité économique, ont engendré des besoins et des aspirations qui n’existaient tout simplement pas, ou auxquels il était jusqu’ici répondu à l’extérieur du marché. D’où l’augmentation rapide de la part des budgets familiaux consacrés à ces nouvelles consommations : repas pris au dehors, voyages organisés, recyclage professionnel, loisirs de groupes, soins corporels, etc.

11Par ailleurs, ce que, faute de mieux, on appellera « la recherche de l’authenticité », a remis au goût du jour de vieilles pratiques, ou des habitudes de consommation depuis longtemps abandonnées. C’est, dans le domaine alimentaire, la consommation des produits du terroir. Dans celui du temps libre, l’apprentissage d’anciens gestes techniques. Dans celui, enfin, de l’accumulation d’objets et de savoirs « culturels », l’engouement pour la production d’un artisanat ressuscité. Il est possible aujourd’hui à un potier, à un affineur de fromage, à un dinandier, à un restaurateur d’armoires, à un relieur d’art, et à beaucoup d’autres artisans encore, de vivre du produit de leur travail.

12Ces renversements de hiérarchies et de valeurs qui intriguent tant le sociologue peuvent être interprétés, sous l’angle de l’analyse économique, comme le résultat de l’émergence de nouveaux circuits d’échange, de formes nouvelles de distribution des ressources productives et des revenus, qui sont autant de réponses « spontanées » du système économique aux profonds changements structurels en cours dans le monde industriel. Ces changements, dont j’aimerais brièvement esquisser la cause et la forme, n’aboutissent pas uniquement à une multiplication d’activités à caractère artisanal, ou ayant pour cadre la petite entreprise. Bien au contraire, il s’agit là, sans doute, et pour longtemps encore, de celle de leurs expressions qui est quantitativement la moins importante, même si tout porte à penser qu’à la longue elle pourrait devenir un facteur majeur de redistribution. En d’autres termes, l’organisation individuelle, artisanale, des activités de production et d’échange, si elle préfigure d’une certaine manière l’économie de demain, apparaît encore foncièrement marginale. Son développement ultérieur est tributaire des formes que commence à prendre aujourd’hui le partage du revenu.

13La transformation, profonde, de notre monde industriel revêt un double aspect, technologique et géographique. La production s’automatise et se « mondialise ». A cela, il y a certainement une multitude de raisons, que bien d’autres seraient capables d’expliquer mieux que moi. Je dirai tout simplement que les progrès foudroyants des techniques de traitement de l’information rendus possibles par l’électronique ont eu pour effet :

  • de simplifier les processus de fabrication

  • de banaliser la gestion de la production

  • de vider la notion d’immobilité géographique des facteurs d’une bonne partie de son sens

  • de réduire continuellement l’efficacité marginale du travail, c’est-à-dire la contribution du travail à l’accroissement de la valeur ajoutée

  • de compromettre du même coup l’actuelle distribution du revenu entre le travail et les autres facteurs de production, savoir essentiellement le capital.

14Les processus de fabrication sont simplifiés en ceci que les outils ne requièrent plus de personnel hautement qualifié. Les exigences en matière de respect des normes de précision, de contrôle de qualité, d’agencement des programmes de fabrication, etc., jadis gourmandes en main-d’œuvre, sont assumées automatiquement. Les dispositifs d’asservissement sont désormais à ce point intégrés dans les équipements de production que les « savoir-faire » traditionnels se trouvent progressivement vidés de leur substance. Des métiers dont le prestige reposait intégralement sur la monopolisation d’une technique de fabrication n’ont plus de raison d’être, et ne sont donc plus en mesure de dicter les choix de localisation géographique d’une production. Exemple-type : le perçage des pierres d’horlogerie, assuré hier exclusivement dans le Jura, aujourd’hui « routine industrielle » n’importe où dans le monde, grâce au rayon laser.

15La gestion de la production (tenue des stocks de matières premières, d’outillage, de produits finis, élaboration des programmes de fabrication, administration du personnel, comptabilité analytique, prévisions de trésorerie, etc.) est aujourd’hui assurée par le biais de techniques informatiques parfaitement standardisées et peu coûteuses, qui rendent inutile l’expertise d’un encadrement à l’œuvre en permanence dans l’entreprise, ou ne nécessitent plus que le recours occasionnel à des compétences externes.

16Cette simplification des gestes et cette banalisation des procédures de contrôle font que la localisation de la production n’est plus aussi étroitement tributaire que par le passé de la proximité d’un marché pour la main-d’œuvre qualifiée, ni de la disponibilité locale en cadres intermédiaires. Des entreprises industrielles de type avancé peuvent désormais procéder à leurs choix de localisation en ne prenant en considération, outre le coût de la main-d’œuvre non qualifiée, que le régime fiscal et des changes en vigueur, la proximité des marchés de consommation, l’état des réseaux de transports, etc. Le capital physique est désormais aussi mobile, ou presque, que le capital financier, s’agissant du moins de l’investissement initial.

17L’accélération du progrès technique repousse toujours plus loin la courbe des rendements décroissants au profit du capital physique : il devient sans cesse plus avantageux de substituer du capital au travail, non seulement dans une perspective « historique », mais aussi dans la lutte concurrentielle présente. L’« investissement de rationalisation », économisant la main-d’œuvre pour un même volume de production, ne se distingue plus de l’investissement d’extension, assurant quant à lui une augmentation de l’emploi de tous les facteurs de production. Il est désormais possible à la fois d’économiser de la main-d’œuvre et d’augmenter la production. L’efficacité marginale du travail diminue, mais ne s’exprime pas, pour de multiples raisons évoquées ci-dessous, par une baisse de salaires ; elle conduit simplement au chômage.

18En définitive, c’est tout le mode de distribution de la valeur ajoutée au travers de la rémunération des facteurs de production qui est remis en cause. Au lieu que les salaires s’arrogent une fraction constante, voire grandissante (comme ce fut toujours le cas dans les périodes précédentes), du revenu total, la tendance qui se dessine désormais est au recul de la part de la valeur ajoutée dévolue au facteur de production « travail ». Voyons en effet ce qui se passe.

19Considérons tout d’abord un schéma de concurrence parfaite. La réduction de la demande de travail, conséquence du recours, rendu techniquement plus avantageux, à des combinaisons de facteurs fortement capitalisées, devrait faire baisser les salaires jusqu’au point où cette demande s’équilibre avec l’offre de travail. L’élargissement des marges de profit aurait certes l’effet d’attirer de nouveaux producteurs, et de freiner ainsi dans une certaine mesure le recul de la demande de travail. Mais sa principale conséquence serait un accroissement de l’offre sur le marché des produits, et donc une baisse de leurs prix. L’équilibre général serait alors restauré, puisqu’à des salaires inférieurs correspondraient désormais des prix inférieurs. Au bout du compte, la distribution de la valeur ajoutée regagnerait son état initial, et le plein-emploi serait rétabli.

20De toute évidence, le modèle du marché parfait ne rend compte ni de l’évolution effective des taux de salaires et des prix, ni de celle de l’emploi. Au lieu de reculer, les premiers présentent en réalité une remarquable « rigidité » à la baisse. Quant au second, loin de se maintenir, il paraît devoir se dégrader encore.

21On est donc amené à se poser deux questions : pourquoi les taux de salaires ne diminuent pas malgré le recul de la demande de travail, qui engendre du chômage, et pourquoi les prix ne baissent pas, ou - ce qui revient au même - quel mécanisme fait que les entreprises sont en mesure de maintenir ou d’accroître leur marge sans pour autant attirer immédiatement de nouveaux concurrents ?

22Sur la première question, il s’agit d’être bien au clair. Les réductions de salaires qui seraient nécessaires pour faire obstacle à la substitution de capital au travail, et rétablir le plein-emploi partout où opère en force le processus d’automatisation, sont sans commune mesure avec celles auxquelles il est généralement fait allusion dans le débat sur la « flexibilité ». En d’autres termes, les gains de productivité que s’approprie une entreprise par le recours à l’automation devraient être compensés, s’il s’agissait de conserver l’emploi, par des réductions de salaires tellement massives que celles-ci seraient tout simplement insupportables.

23Il apparaît dans ces conditions un peu léger de prétendre que le sous-emploi est la résultante directe du pouvoir de négociation des syndicats, et que ces derniers porteraient la responsabilité du chômage par le fait qu’ils réussissent à imposer des taux de salaires supérieurs aux taux d’équilibre. Dans ce genre d’exercice de style, on pourrait tout aussi bien avancer l’hypothèse que ce sont les entreprises qui « tirent » les salaires vers le haut : soucieuses de s’entourer de collaborateurs compétents et dévoués, certaines d’entre elles s’efforcent d’offrir des conditions de salaires supérieures aux conditions du marché ; les autres entreprises sont obligées de les imiter, et c’est ainsi que se dessine une spirale des salaires à la hausse, dont profitent certes les travailleurs les plus qualifiés, mais qui n’en contribue pas moins à réduire au chômage les travailleurs les moins qualifiés, quand bien même ceux-ci seraient prêts à accepter de moins bonnes rémunérations.

24Par conséquent, si les salaires ne baissent pas, c’est que le marché du travail n’est pas homogène, et que la baisse qui serait nécessaire pour maintenir l’emploi est hors de proportion avec celle qui serait socialement acceptable. Il se crée, de la sorte, un double marché : celui de l’emploi des travailleurs qualifiés, bien ou en tout cas normalement rémunérés, et celui du sous-emploi des travailleurs non qualifiés, lesquels ne trouvent parfois rien d’autre, pour survivre, qu’une activité de substitut dans le secteur « souterrain » de l’économie. Ce nouveau régime est celui de ce que certains nomment l’« économie à deux vitesses ».

25Plus intéressante est la question des marges. Au risque de faire preuve d’une trop grande audace, je dirais que les entreprises, pour toutes sortes de raisons étrangères au calcul économique propre ment dit (pour des considérations de prestige, par goût du pouvoir, par besoin d’autonomie vis-à-vis de leurs propriétaires juridiques, etc.), s’efforcent de réduire la visibilité de leurs profits. Elles procèdent de deux manières distinctes. Pour une part, elles réduisent volontairement leur marge brute d’exploitation en accroissant leurs dépenses non directement productives. Pour une autre part, elles « intériorisent » une fraction, souvent non négligeable, de leur marge brute d’autofinancement, en gonflant leurs amortissements.

26Il est possible de montrer que ces comportements de « dissimulation » aboutissent en fait à une redistribution interne de revenus, qui répond précisément à l’incapacité du marché de régler le problème de la répartition de la valeur ajoutée, ou qui exprime une volonté d’échapper aux modes plus contraignants de redistribution par le biais classique de la fiscalité.

27Examinons tout d’abord le cas, assez surprenant à première vue, de l’augmentation volontaire des dépenses non directement productives. Proportionnelles à la taille de l’exploitation, ces dépenses sont plus aisées à cerner lorsqu’elles ont pour théâtre la grande entreprise. Mais on pourrait aussi les identifier dans le cadre plus restreint du « ménage » d’une PME. En quoi consistent-elles ? Tout d’abord, en une multiplicité de dépenses ayant pour effet de mettre à la disposition du personnel, mais sous le contrôle des organes dirigeants de l’entreprise, toute une série de prestations en nature, le plus souvent à caractère social : cantine ou restaurant d’entreprise, bibliothèque, centre de sports, centre de vacances, cours de perfectionnement professionnel, etc. Poursuivant des buts différents, mais ayant un résultat analogue, méritent d’être citées : les dépenses consistant en la création de prix ou de fondations à vocation culturelle ou sociale ; les contributions volontaires à des œuvres humanitaires ou charitables, à des organismes publics ou privés se consacrant aux beaux-arts, au théâtre, à la musique, etc. ; le mécénat et le « sponsoring » (dans la mesure où ce dernier ne participe pas directement d’une stratégie publicitaire - ce qui est souvent le cas).

28Peu de directions d’entreprises seraient prêtes à admettre l’idée que de telles dépenses répondent à une volonté de réduire la marge brute d’exploitation. Il s’agit là, en sont-elles persuadées, de comportements dictés par le souci de « soigner une image », par la nécessité de s’aligner sur les pratiques de la concurrence, bref, de comportements parfaitement rationnels, et en tout état de cause conformes aux intérêts à long terme de l’entreprise. Les dépenses de ce type sont pourtant parmi les premières à être resserrées en cas de réduction des marges : preuve qu’elles ont bien pour fonction de dissimuler une partie des marges brutes, au même titre que les réserves latentes.

29Le gonflement des amortissements - seconde manière de procéder pour réduire le profit apparent - est plus délicat à analyser. Dans l’optique des dirigeants d’entreprises, un amortissement accéléré répond à deux types de préoccupations totalement différents. D’un côté, il a certes pour but évident de réduire le bénéfice imposable, de favoriser l’autofinancement et d’encourager la création de réserves latentes. Mais par ailleurs, il est aussi la reconnaissance, au niveau de l’entreprise de l’obsolescence rapide des nouveaux matériels, et de la nécessité de créer des provisions suffisantes pour le remplacement des équipements de production, dont la valeur à neuf est, par expérience, constamment poussée vers le haut sous l’effet du renchérissement.

30L’argument de l’obsolescence est difficilement contestable sans un examen approfondi de la structure des coûts de production. En revanche, celui des frais de remplacement croissants ne tient pas, sauf en période de forte inflation. On observe en effet qu’au contraire les frais de remplacement tendent à diminuer, puisque les nouveaux équipements sont dans la règle à la fois moins coûteux et plus productifs. Enfin, une bonne part des amortissements est consacrée à la diminution de la valeur au bilan d’actifs immobiliers d’actifs immatériels (notoriété des raisons sociales, des marques, etc.) ou d’actifs financiers, à propos desquels on ne saurait invoquer ni obsolescence, ni nécessité de créer des provisions pour leur remplacement.

31Quoi qu’il en soit, il semble bien que se vérifie une accélération progressive des rythmes effectifs d’amortissement, qui conduit l’ensemble des entreprises d’une même branche à adopter pour leur compte propre, comme une sorte de norme minimum raisonnable, les taux d’amortissements usuels dans la branche. Inversement, cette dépréciation rapide du matériel donne aux entreprises l’impression de se trouver constamment « sous-capitalisées », ce qui les pousse à favoriser davantage encore le recours à des combinaisons de facteurs riches en capital, c’est-à-dire à « sur-amortir » à titre préventif.

32Au bout du compte, d’importantes marges brutes d’autofinancement se constituent de cette manière, qui contribuent à augmenter artificiellement le coût du capital physique et à réduire les profits, empêchant du même coup de répercuter les progrès de productivité, en aval, sous forme de baisses de prix.

33Les mécanismes décrits ci-dessus aboutissent, on l’aura compris, à une redistribution des revenus interne à l’entreprise, qui tend à se substituer à la répartition de la valeur ajoutée par l’entremise du marché des facteurs, telle que la voudrait le modèle de la concurrence parfaite (baisse des salaires engendrant une baisse de prix). La nouvelle redistribution s’opère ainsi :

34Etape 1. Baisse de la rémunération globale du facteur « travail » (non par réduction des taux de salaires, mais par chômage d’une fraction de la force de travail).

35Etape 2. Augmentation de la marge brute d’exploitation.

36Etape 3. a) Augmentation des frais généraux absorbant le surplus de profit brut (= redistribution interne en faveur du travail).

37Etape 3. b) Augmentation des taux d’amortissement du capital physique, c’est-à-dire de la marge brute d’autofinancement (= redistribution interne en faveur du capital).

38Il y a tout lieu de penser que les modes de redistribution interne profitant au travail (Etape 3a) se heurteront tôt ou tard à des limites, ne serait-ce qu’en raison de la stagnation des effectifs employés, et du fait de l’existence de pressions sans cesse accrues en faveur d’un amortissement accéléré. La capitalisation, manifestement, est destinée à se poursuivre. A la limite, rien n’empêche de concevoir des processus de production entièrement automatisés (des usines intégralement pilotées et gérées par des robots sont déjà réalité), où seul le capital est rémunéré.

39Dans ces conditions, force est d’admettre que la tendance générale est à la concentration d’une part croissante de la valeur ajoutée entre les mains des seuls propriétaires du capital.

40Bien entendu, rien ne permet a priori d’exclure le retour à des formes de sociétés quasi seigneuriales, marquées par des redistributions de revenu purement verticales. Mais il paraît plus réaliste de supposer que l’aggravation du sous-emploi, si elle devait se poursuivre, finirait par déclencher une révolte contre le mode actuel de partage du revenu.

41Deux issues seraient, alors, possibles : un renforcement (paradoxal, si l’on songe à la vogue actuelle des idéologies anti-étatistes) de la redistribution contrainte par le biais de la fiscalité, ou une réforme institutionnelle aboutissant à une large redistribution de la propriété du capital.

42La fonction redistributrice de l’impôt est d’ores et déjà largement prédominante. Toutefois, dans ses formes actuelles, elle contribue davantage à l’égalisation des revenus entre les différentes classes de travailleurs occupés qu’à une véritable redistribution entre titulaires d’un revenu - qu’il soit tiré du travail ou de la propriété - et personnes privées d’emploi. C’est là, indubitablement, le résultat du jeu des groupes de pression, auquel la classe des chômeurs est évidemment encore trop faible pour pouvoir activement participer.

43Il n’est cependant pas interdit de considérer que l’apparition progressive de nouvelles spécialisations professionnelles dans la fonction publique (pensons aux « travailleurs sociaux »), répondant incontestablement à un besoin, mais à un besoin pour la satisfaction duquel ne peut apparaître pour l’instant aucune demande solvable sur le marché, préfigure en quelque sorte des formes de redistribution qui pourraient se généraliser dans l’avenir. Car si, pour reprendre l’exemple cité plus haut, les usines de demain n’occupent plus que des robots tout en continuant de n’appartenir qu’à une minorité de « capitalistes », il s’agira bien, d’une manière ou d’une autre, de financer par l’impôt sur leurs bénéfices les rétributions versées à la masse des anciens chômeurs reconvertis en animateurs fonctionnarisés de la nouvelle société du temps libre.

44Quant à la solution passant par une réforme institutionnelle de la propriété, tout utopique qu’elle puisse sembler, elle n’est peut-être pas aussi éloignée qu’il y paraît de nos penchants actuels pour le « moins d’Etat ». Je rappellerai par exemple que les campagnes de privatisation menées par le gouvernement conservateur du Royaume-Uni ont été conçues dans un premier temps comme l’occasion de favoriser une très large dissémination de la propriété du capital des anciens groupes industriels nationalisés. Le thème récurrent de 1’« actionnariat ouvrier » ou du « capitalisme populaire », jugé souvent passéiste, revient en tout cas au premier plan de l’actualité.

45Sous des habillages divers et variés, qui vont de l’autogestion à la flexibilité des modes de rémunération du travail, l’idée chemine qu’à terme le seul moyen de concilier la diminution de la part des salaires dans l’ensemble du revenu et l’obligation de financer la dépense de consommation consistera en une vaste démocratisation de la propriété. De gros efforts conceptuels restent à faire avant que les schémas proposés ne deviennent praticables. Mais ces nouvelles directions s’annoncent prometteuses.

46Une dernière hypothèse mérite d’être considérée ici. Savoir celle qui veut que des « ruptures » aussi marquées pourront être évitées par le fait que le sous-emploi, qu’on imagine à tort massif et durable, ne se produira tout simplement pas. Cette hypothèse repose implicitement sur l’idée que la main-d’œuvre aujourd’hui réduite au chômage se trouvera progressivement reclassée dans des activités à caractère artisanal, du type de celles que j’évoquais au début. On déboucherait en quelque sorte, dans une telle éventualité, sur un parachèvement de l’« économie à deux vitesses », puisqu’elle impliquerait la coexistence d’un secteur industriel de configuration traditionnelle (fortement capitalisé, occupant une main-d’œuvre qualifiée, faible en effectifs, mais bien rémunérée), et d’un secteur peu structuré, rassemblant une « poussière » de petits entrepreneurs et artisans indépendants, essentiellement occupés à vendre leurs productions aux titulaires des revenus du travail et du capital dégagés par le « premier secteur ».

47Qu’elles passent par une renaissance de l’artisanat ou par une remise en cause du mode actuel de partage de la valeur ajoutée entre capitalistes et travailleurs, qu’elles demeurent dans la sphère du marché ou qu’elles nécessitent une réforme des structures, des manières nouvelles de distribuer le revenu finiront un jour ou l’autre par s’imposer. Les lignes qui précèdent ont évoqué quelques chemins possibles. D’autres existent, ou pourraient apparaître. Il ne faudra manquer de les identifier.

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