Apprendre autrement
p. 209-235
Texte intégral
1La transmission des savoirs et savoir-faire telle qu’elle s’effectue de façon dite « informelle » ou « traditionnelle » demeure encore assez mal élucidée du point de vue des relations sociales. L’ethnologie se borne souvent à signaler qu’elle s’effectue « par la parole et par l’exemple », ou par apprentissage « par essais et erreurs », ce qui est somme toute bien vague. Il est pourtant possible d’analyser plus finement les modes « informels » de transmission, ce qui permet de s’apercevoir que, dans un groupe social donné, les techniques pédagogiques sont bien précises et plus différenciées entre elles qu’il n’y paraît à première vue. Cette même analyse, surtout lorsqu’elle porte sur des populations dont la culture n’est que très imparfaitement contrôlée par le système dominant, pose des bases pour repérer les variations dans les pédagogies « informelles » d’un groupe social à l’autre, d’une « culture » à une autre. De ce fait même, se trouve soulignée l’idée que toute pédagogie même « informelle » est socialement et culturellement construite, et n’est pas la simple émanation de comportements « naturels »1.
2Les pédagogies examinées ici sont celles que pratiquent de nombreux groupes indiens du Mexique et du Guatemala. Les exemples proviennent soit des observations que j’ai faites personnellement chez les Nahuas de la Siera de Puebla, au Mexique2, soit d’ouvrages ethnographiques portant sur cette région du monde. Les populations étudiées sont surtout rurales, à forte majorité de petits paysans, cultivant individuellement des parcelles privées ou nationalisées. Outre les agriculteurs, on rencontre dans certains groupes des salariés agricoles, des commerçants, et quelquefois des artisans professionnels. Les agriculteurs, comme cela s’est souvent produit dans l’histoire, pratiquant des activités complémentaires en vue de réduire le déséquilibre de leur budget : élevage de basse-cour, transformation artisanale de produits soit pour l’autoconsommation familiale, soit pour la vente sur le marché, petit commerce, salariat épisodique, etc…
3Au point de départ de cette recherche, il s’agissait d’étudier les méthodes utilisées dans ces groupes pour transmettre les savoir-faire techniques, au sens étroit d’action sur la matière. Mais très vite il a fallu élargir la question à d’autres domaines, car, au fil de la recherche, il apparaissait de plus en plus une certaine unité dans les méthodes didactiques appliquées aux apprentissages les plus variés, y compris à ceux qui sont d’ordre rituel.
4Pour décrire les pédagogies des Indiens, la méthode la plus simple a semblé être celle de procéder à une comparaison avec les pratiques de l’école, qui, au Mexique, puisent aux mêmes sources qu’en Europe. Cette comparaison n’a d’ailleurs rien d’artificiel, car dans ce pays la plupart des communes rurales indiennes possèdent aujourd’hui une école primaire : les populations sont par conséquent réellement confrontées au système scolaire, qui est sous le contrôle de l’Etat.
5Ce parti pris méthodologique présente des défauts qui lui sont inhérents. Il pourrait conduire à définir les pédagogies indigènes de façon négative, par ce qu’elles ne sont pas plutôt que par ce qu’elles sont. Si l’on admet qu’il ne doit y avoir dans cette démarche aucun jugement de valeur dépréciatif sur « les modes informels » de transmission, on s’apercevra sans peine qu’elle aide à mettre en lumière les principes actifs des pédagogies de ces groupes indiens. De plus, cette présentation des observations facilite la communication avec le lecteur, qui connaît au moins par expérience personnelle les méthodes scolaires. Ce savoir implicite sur l’Ecole, que nous partageons tous, est une référence commune incontournable, et, plutôt que de la nier, il paraît préférable de s’appuyer sur elle, pour faire entrer le lecteur dans l’univers indien. Un autre défaut de la méthode est qu’elle ne garantit pas que toutes les caractéristiques des pédagogies indiennes puissent être repérées de cette façon. C’est pourquoi nous ne prétendons pas présenter ici toute la pédagogie « informelle » de ces groupes, mais un certain nombre de ses aspects. Espérons que ces éclaircissements préalables suffiront à maîtriser le biais introduit par la méthode de présentation.
6La pédagogie indienne intervient uniquement de façon « informelle »
7L’éducation informelle est, par définition, celle qui est donnée en dehors des institutions spécialisées dans la transmission des savoirs. En reprenant la terminologie proposée par Coombs et Ahmed3, il n’existe pas, dans les villages indiens, d’institution organisée et systématique d’apprentissage émanant du groupe lui-même (éducation « non formelle »), à côté de l’école d’Etat (éducation « formelle »). On n’observe pas de cursus rigides, d’étapes codifiées, de rituels initiatiques, d’examens de passage dans le processus d’acquisition des savoir-faire techniques. Les rituels qui existent sont propitiatoires, mais ne définissent pas des étapes de l’apprentissage. La pédagogie intervient dans le cadre d’institutions multifonctionnelles qui sont la famille et la communauté locale. Parfois interviennent les liens de parenté rituelle (parrainage), qui sont également multifonctionnels.
8Signalons au passage que cette absence d’institution spécialisée de transmission des savoirs n’est pas une tradition précolombienne, mais un produit de l’histoire moderne. En effet, avant la Conquête espagnole, au xvie siècle, il existait bel et bien des écoles dans les sociétés de cette région d’Amérique. Nous savons que les Aztèques avaient plusieurs sortes d’écoles, à côté d’une éducation informelle qui se faisait dans la famille4. Ces écoles disparurent sous la colonisation espagnole.
9L’apprentissage intervient dans un temps et un espace non-affectés
10Le fait qu’il n’y ait pas de moments et de lieux réservés à la transmission des savoirs n’est pas seulement un corollaire de l’absence d’institutions spécialisées. Contrairement à l’école qui impose horaires et salles de classe, le temps et l’espace d’apprentissage ne sont pas prédéfinis : toute heure et tout endroit sont à priori propices, et ce sont les circonstances concrètes qui les transforment momentanément en espace-temps de transmission. Bien entendu, certaines circonstances sont plus favorables que d’autres, mais aucune n’est par avance spécialement exclue. C’est pourquoi la durée de ce qu’on pourrait nommer les actes élémentaires d’enseignement - définis comme des actes ininterrompus visant la transmission de savoirs et d’habiletés - n’est pas non plus fixée à l’avance. Elle peut aller de quelques secondes à plusieurs heures consécutives. Une telle indifférenciation temporelle et spatiale permet une très grande souplesse pour combiner l’apprentissage à des activités extrêmement diverses. Tantôt l’enseignement « informel » prendra place dans les temps morts de la vie quotidienne, tantôt il se déroulera simultanément à d’autres activités. Aussi, ce n’est pas seulement au cours des « veillées des chaumières », dont des formes existent chez les paysans de ces contrées tropicales, que seront transmis les savoirs. Ce n’est pas non plus uniquement « sur le tas » que se fera la transmission. Ces moments d’enseignement prennent place parmi d’autres, qui peuvent jouer aussi des rôles très importants. Cette indifférenciation temporelle et spatiale se retrouve sans doute dans de nombreuses situations d’apprentissage et d’enseignement « informel ».
11L’absence de secret délibéré
12Rien, ou presque, de l’activité des adultes n’est dissimulé volontairement à un groupe d’âge ou à un groupe de sexe. En ce qui concerne les enfants, ce trait a été souvent remarqué5. Il contraste fortement avec les pratiques de l’enseignement scolaire, qui lui, distille soigneusement les connaissances en fonction de minutieux programmes, qui laisse ignorer aux enfants comme aux parents les modes de préparation de la « séance » de cours, et qui prépare en quelque sorte ses « effets », à la manière d’une troupe de théâtre qui dissimule ses coulisses et ses répétitions. Ce qui ne manque pas de produire une « magie » et une « prise de pouvoir » sur les enseignés.
13L’absence de secret délibéré se constate non seulement face aux jeunes, mais entre les sexes. Ainsi, les activités masculines ne sont pas cachées aux femmes, et inversement. On retrouve ce trait pour les savoirs et habiletés les plus divers, y compris ceux qui relèvent du shamanisme, du moins dans les villages ou j’ai séjourné. Sans entrer dans les détails, précisions que ce n’est pas nécessairement un héritage culturel précolombien.
14En ce qui concerne l’agriculture et les diverses activités artisanales, l’accès aux savoirs n’est pas protégé de façon spéciale. Il est à la portée de tous, à une seule condition : la participation à la vie familiale et communale. Toutefois, le lecteur ne doit pas conclure trop vite que tous les savoirs se transmettent à tous sans exception. D’autres phénomènes interviennent dans la transmission effective pour limiter la diffusion de certaines habiletés6. Il n’en reste pas moins que de telles barrières ne sont pas institutionnalisées.
Les conceptions indiennes de l’éducation
Les deux phases de l’action pédagogique
15Lorsqu’on considère les observations effectuées par les anthropologues, il apparaît que la forme d’action pédagogique est modulée en fonction de l’âge des jeunes. Dans une première étape, tes adultes éducateurs sont relativement passifs ; c’est pourquoi on l’appellera la phase passive. Dans une seconde étape, ils deviennent plus actifs (phase active). Ces termes se réfèrent, bien sûr, aux conduites des adultes et non à celles des enfants qui sont toujours actifs dans ces processus. Dans l’univers indien, on ne trouve pas de distinction explicite entre les deux phases passive et active, — cette classification vient de l’analyse anthropologique -, mais on trouve une théorie explicative du bien fondé de la modulation des modes d’enseignement en fonction de l’âge.
16Dans leurs pratiques éducatives, les Indiens s’appuient sur une ontologie à laquelle ils adhèrent avec la plus profonde conviction. Elle a été clairement décrite par un anthropologue d’origine indienne, à propos des Tzotziles et Tzeltales (Mayas) qu’il connaît « de l’intérieur ». Elle se retrouve, avec des nuances de détails, dans un grand nombre de groupes indiens parlant d’autres langues ou vivant dans d’autres régions du Mexique.
17« Pour les Tzotziles et les Tzeltales, l’éducation est un processus de longue durée qui commence à la naissance et dure jusqu’au point culminant de la vie. On la considère comme une acquisition lente, mais constante, précautionneuse, de l’âme (ch’ulel). Ces Indiens estiment que la formation d’une personnalité est l’édification constante et diligente de ce qu’on considère dans cette culture comme l’homme et la femme idéaux ; des expressions comme « fais-toi homme, fais-toi femme » sont le meilleur conseil que l’on donne aux jeunes. Etant donné que devenir homme ou femme est une acquisition constante de quelque chose que l’individu ne possède pas parfaitement, que l’âme n’est pas donnée tout de suite, c’est donc le devoir de chacun de se tourner vers le monde idéal formé par les ancêtres et les aînés, parce qu’eux seulement sont en possession de la totalité de leur âme (...). Des expressions comme : son âme n’est pas encore arrivée, son âme est maintenant arrivée, dénotent les deux points extrêmes du processus qui fait venir l’âme. Les activités puériles et improductives des enfants de six ou sept ans sont attribuées au fait que leur âme n’est pas encore arrivée ».7
Les modèles indigènes de normalité des étapes de développement et d’apprentissage ne sont pas des échelles d’évaluation des individus
18Les modèles que l’on peut recueillir concernant les étapes du développement et de l’apprentissage ont un usage très différent de leurs homologues scolaires. Ils ne servent pas à constituer des « classes » d’âge raffinées, ni à juger les aptitudes d’un enfant, si bien qu’ils ne constituent pas une contrainte pour ce dernier. Pour les Indiens, les modèles ne sont pas autre chose que la transmission d’expérience d’un adulte éducateur à un autre. Ils expriment ce à quoi les adultes peuvent s’attendre de la part d’un enfant à tel ou tel moment de son développement.
19Voici un exemple de modèle, concernant les bébés, recueilli chez les Tzotziles-Tzeltales (Mayas) du sud du Mexique. De tels modèles peuvent varier légèrement d’un groupe indien à l’autre.
20« On s’attend à ce que les enfants ouvrent les yeux à la naissance (...). A trois semaines ils doivent réagir aux bruits, surtout ceux qui les éveillent. A deux mois, reconnaître leur mère, et un mois après commencer à sourire surtout si on les chatouille. A cinq mois, ils doivent commencer à gazouiller et un mois plus tard à étreindre des objets et les saisir, ainsi que tenter de mastiquer (...). A un an l’enfant doit reconnaître les gens, distinguer les goûts, voir à une distance de quarante mètres et être sur le point de parler clairement. A deux ans il doit avoir développé son sens de l’ouïe et à trois ans son odorat (...). L’année suivante il doit apprendre à s’habiller seul. A cinq ans, il doit voir aussi loin qu’un adulte... »8
21Pour bien saisir l’usage que font les Indiens de tels modèles, il faut préciser que l’âge exact n’a pas, dans la société rurale, l’importance que nous lui connaissons chez nous. Passée la seconde ou la troisième année, la mémoire collective de l’âge d’un individu commence à perdre un peu de sa précision, pour devenir des plus floues à l’état adulte et encore plus dans la vieillesse. Les individus eux-mêmes savent rarement leur âge, et s’en attribuent un de façon approximative si besoin est. Comme beaucoup de gens échappent encore à l’état civil et que l’exactitude en ce domaine n’a pas d’intérêt pratique ou magique, les dates de naissances sont facilement oubliées.
22Les modèles sont — on l’a dit — peu contraignants. Cependant si un enfant manifeste un trop important retard par rapport aux normes, l’entourage commence à s’inquiéter et à rechercher des causes. Pour ce faire, la démarche indigène en ce domaine est extrêmement différente de celle qui domine dans l’école. En effet elle ne conduit pas à un diagnostic de faible intelligence intrinsèque de l’enfant. Au contraire, on suppose une quelconque faute de l’un des parents - les Nahuas que j’ai étudié parlent de « péché », de « saleté » (tlatlacolli) - qui a provoqué un châtiment surnaturel. Autre interprétation courante, une maladie surnaturelle consécutive à une « peur », à une « chute » ou à un contact avec les mauvais esprits de la nuit (yeyecatl). On croit en effet les enfants particulièrement sensibles à la « perte d’âme » qui en résulte. Dans les deux cas il existe des cures d’ordre magico-religieux.
23Signalons qu’il existe bien cependant, dans la pensée indigène, l’idée d’aptitudes intrinsèques de l’individu. On les repère à certains signes - marques sur le corps, jour et manières de la venue au monde - mais jamais par la conformité aux normes de développement définies par le groupe. Par exemple, chez les Nahuas de la Sierra de Puebla, un enfant qui a deux « épis » de cheveux sur le sommet de la tête est réputé avoir une « bonne intelligence », une « bonne mémoire ». On pense aussi que celui qui est né la nuit de Nouvel An est destiné à « mourir riche ».
24Autre différence avec les usages scolaires, et avec des comportements courants dans certains milieux, le modèle indigène du développement « normal » ne peut conduire à des actions éducatives visant à « forcer » la nature. Si les Indiens trouvent légitime de s’inquiéter d’un retard, lorsqu’il est important et manifeste, ils trouvent inconcevable - voire choquant et inhumain - d’essayer de « pousser » un enfant, de lui faire brûler les étapes. Ceci ne les empêche pas de se réjouir ostensiblement d’une précocité manifestée.
25Qu’impliquent de telles conceptions pour l’action des adultes éducateurs ? Elles pourraient entraîner un « laisser-faire » absolu, mais ce n’est pas le cas. Contre un retard évident, on recourra aux soins d’un guérisseur ou shaman (tlamatqui en nahuatl). Mais on agit aussi pour prévenir des retards éventuels, par le moyen de rites propitiatoires. Chez les Nahuas de la Sierra de Puebla, des rites -qu’on n’accomplit pas toujours scrupuleusement d’ailleurs - visent à favoriser certains aspects du développement et de l’apprentissage dans le sens souhaité par le groupe. Citons une coutume propice à acquérir les habiletés masculines et féminines dont l’enfant aura besoin une fois devenu adulte. Un petit mammifère déprédateur, appelé « mapache » (coati), a la réputation d’être très fort et très combatif. Les Indiens disent qu’il peut mettre en échec plusieurs chiens. Aussi, dans les six mois qui suivent la naissance d’un enfant, il faut mettre dans la main du bébé une patte de « mapache » (une « main », littéralement), au lever du soleil. Si c’est un garçon, il pourra plus tard mettre ses ennemis hors combat d’un seul coup de poing, ou il sera agile pour grimper aux arbres. Si c’est une fille, elle saura faire des galettes de maïs très fines. Chez les Tzotiles et Tzeltales mentionnés plus haut, des rites analogues existent, et on en trouve aussi d’autres, propices à l’apprentissage de la parole9.
Formes d’actions pédagogiques
La contrainte directe pour obliger à apprendre est utilisée de façon rare, mesurée et spécifique
26En premier lieu, les Indiens ne semblent pas considérer la contrainte directe comme une technique ayant une valeur générale dans le processus de socialisation. Son usage est réduit au minimum ; il est modulé selon l’étape du développement de l’enfant, tel qu’on le conçoit ; de plus, il porte seulement sur des points précis des choses enseignées. En matière de contrainte, les pratiques indiennes se différencient, selon qu’il s’agit de la prime enfance, de l’enfance, ou de la préadolescence.
27Un point commun à ces trois étapes est la grande rareté d’une forme autoritaire d’adresse. Le ton militaire, si spontanément utilisé dans le système scolaire et même dans les familles de culture créole, est rarissime chez les Indiens. Totalement absent de la prime enfance, il est exceptionnel - et de plus très mal vu - dans les autres étapes. Il en est de même de l’insulte et de la violence verbale. En somme, l’attitude stéréotypée de la relation d’éducateur à éduqué est exactement inverse de celle qui prévaut dans l’école et dans certains milieux créoles.
28En ce qui concerne l’étape de la prime enfance, une idée profondément ancrée conditionne l’attitude à l’égard des très jeunes enfants : on ne peut rien leur apprendre, et il est inutile de les contraindre, de les châtier, de les réprimander car « ils sont petits, il ne savent pas ». Celui qui se livrerait à des actes autoritaires ou punitifs sur eux soulèverait l’indignation et serait traité de bourreau d’enfant, à moins qu’il ne soit ivre ou fou. On se borne à attendre que les petits montrent d’eux-mêmes la maturité nécessaire, et on leur laisse tout le temps qu’il faut pour y arriver. Cette conscience aiguë de l’immaturité initiale rend par avance absurde et impensable toute pédagogie recherchant le « dressage », la « rectification » de « vices » ou « mauvaises habitudes » chez les tout-petits.
29Au fur et à mesure que les enfants grandissent, des éléments de contrainte apparaissent, non pas en général, mais sur des aspects précis. Les enfants plus grands doivent assumer certaines responsabilités à partir du moment où ils en sont capables, et subir quelques entraînements. Hormis cela, ils sont laissés libres d’occuper leur temps comme ils le désirent et de jouer, le jeu n’étant pas perçu comme un entraînement. Les obligations sont en nombre très limité et n’occupent que peu du temps global de l’enfant.
30Les tâches demandées sont de transporter de petites charges, balayer la maison, surveiller les plus petits, égrener le maïs. Une fois les enfants aptes à ces activités, les parents admettent difficilement qu’ils refusent de le faire, mais n’emploient pas pour autant le châtiment pour les y contraindre : « ils ne savent pas, ils ne savent que jouer », dit-on.
31Parmi les entraînements de l’enfance qui s’accompagnent de certains actes de contrainte de la part des adultes, les plus étonnants pour nous concernent des techniques du corps, selon l’expression de Mauss. Ce sont le portage des charges et la marche à pied. Dès trois ou quatre ans, on fait porter de petites charges aux enfants, par exemple quelques morceaux de bois de chauffage. La charge est proportionnelle aux forces de l’enfant, et les petites quantités ainsi transportées ne peuvent véritablement pas aider à l’approvisionnement de la maisonnée. Il est donc clair que le but est ici l’entraînement physique et non l’utilisation de la force de travail de l’enfant. La précocité de cet entraînement avait déjà frappé maints auteurs. Georgette Soustelle rapporte qu’elle a vu dans les années cinquante une très petite fille porter du bois aux côtés de sa mère, elles posèrent leur bois et la mère donna le sein à sa fille10. Sur l’entraînement précoce au portage, les parents se montrent relativement intraitables. J’ai vu ainsi un petit garçon d’environ quatre ans pleurer en montant une côte, une charge de bois sur le dos. Sa mère, chargée de bois et d’un bébé, s’arrêtait, l’attendait, l’encourageait, l’appelait patiemment ; mais à aucun moment elle ne lui proposa de prendre sa charge, ni d’abandonner dans le chemin les quelques morceaux de bois qu’il transportait, bien que le village n’ait été qu’à trois cents mètres et que deux voyages auraient été possibles. A souligner que la mère ne réprimandait pas non plus le petit. Ces habitudes d’entraîner au portage remontent aux temps précolombiens, quand il n’y avait pas de bêtes de somme au Mexique. Chez les anciens Aztèques, personne, pas même l’empereur ne devait se déplacer sans charge et s’il n’y avait rien à porter, on mettait des pierres11. Quant à la marche à pied sur une certaine distance, un enfant trop petit est simplement porté, et un enfant plus grand doit se mettre au rythme du pas des adultes. Dans un environnement rural qui manque encore de moyens de communication et de transport, ces entraînements corporels précoces ont une utilité évidente pour « se faire homme, se faire femme ».
32Aux approches de l’adolescence, en moyenne vers dix ou onze ans, l’enfant est soumis à une action des adultes nettement plus fréquente, contraignante et systématique en vue de l’apprentissage des compétences techniques. Elle embrasse aussi un champ plus grand d’activités. Elle vise à donner à l’enfant la maîtrise des techniques et connaissances nécessaires à la survie d’un foyer paysan. C’est ce que j’ai appelé la phase active de l’apprentissage, par opposition aux phases précédentes passives. On juge que le temps est venu, pour le jeune, de devenir « responsable ».
Le recours à des formes marquées de châtiments et récompenses est rare
a) Les punitions physiques
33Les textes sur l’éducation des jeunes Indiens sont à première vue contradictoires : les uns décrivent des punitions physiques assez cruelles, et d’autres affirment l’absence de châtiments corporels et même de réprimande marquée. Mes observations se rangeraient dans cette deuxième version. Mais en y regardant de plus près la contradiction entre les deux versions se résout assez bien : la lecture attentive des témoignages sur les châtiments révèle qu’ils n’interviennent que dans la phase active de l’apprentissage, aux approches de l’adolescence. Et de plus il ne faut pas perdre de vue que les punitions sont beaucoup plus facilement remémorées par les informateurs que d’autres aspects...
34Le fameux codex Mendoza12, rédigé au xvie siècle à l’intention de Charles Quint, décrit des menaces de châtiments à partir de huit ans, et des punitions effectives de neuf à douze ans, les garçons étant punis plus sévèrement que les filles (1978). Aujourd’hui, les châtiments corporels interviennent au même moment, c’est-à-dire aux approches de la phase active de l’apprentissage. Ceci dit, ils sont semble-t-il très rares, et il est plus courant de recourir à la menace. Je n’ai pas rencontré encore dans la littérature l’observation par un ethnologue d’un châtiment effectif infligé à un enfant, et les raisons à cela peuvent être variées. Dans mes observations personnelles, je penche pour la très grande rareté du « passage à l’acte ». En effet mon enquête a été de longue durée et de type participatif. Les Indiens n’avaient aucune raison d’avoir honte de punir leurs rejetons devant moi, et ceci d’autant plus que les créoles, auxquels j’étais assimilée, sont souvent violents envers les leurs. Par contre, j’ai vu souvent les Indiens choqués par des gestes brutaux d’instituteurs à l’égard des enfants.
35Outre la rareté de la brutalité envers les enfants, un trait remarquable me semble avoir échappé à bien des auteurs : les punitions physiques sont des entraînements corporels utiles dans l’apprentissage des techniques de base. Chez les anciens Aztèques, une forme de prière était de s’infliger soi-même des piqûres et coupures faisant couler le sang : n’est-il pas significatif qu’une des punitions consiste à piquer les bras et le corps des enfants désobéissants avec des épines d’agave ? Sans remonter si loin dans le temps, N. Modiano signale que l’on met les mains des petites filles sur la plaque brûlante où l’on fait cuire les galettes de maïs, si elles ne font pas d’effort pour apprendre à fabriquer cette nourriture de base. Or j’ai constaté souvent que les femmes indiennes supportaient sans dommage pour leurs mains un contact beaucoup plus long avec cette plaque chauffante que celui que je pouvais supporter moi-même. J’ai aussi constaté qu’avec le temps je pouvais allonger le contact, sans aucune trace sur mes mains. Le châtiment n’est-il pas encore dans ce cas-là entraînement aux gestes et aux techniques du corps ? Il y a d’autres exemples, comme d’apprendre à supporter les vapeurs du piment qui grille. En somme, les Indiens évitent le plus possible le recours à des punitions. Quand ils le font, ils semblent préférer celles qui sont directement utiles à l’incorporation physique des techniques. Nous sommes loin, on le voit, des châtiments scolaires, gratuitement humiliants ou douloureux, tels le « piquet », les coups de règle sur les doigts, etc., ce qui au fond n’apprend rien sinon la soumission à l’autorité.
b) Les sanctions morales
36Si j’ai mis en avant la question des châtiments, c’est qu’elle est une question qui s’impose dans une approche « spontanée », et partant ethnocentrique de la pédagogie. Cela ne traduit pas le moins du monde le mode le plus fréquent de sanction qu’utilisent les Indiens. Contrairement à ce dont nous avons l’habitude, la sanction négative habituelle, celle qui accompagne tout processus d’apprentissage et qui est considérée comme la plus normale, est... le rire. Châtiments divers et même menaces ne sont que des recours exceptionnels.
37Ce rire-sanction présente une caractéristique qu’il faut souligner fortement. Contrairement à ce que nous imaginons « spontanément », il n’humilie pas l’apprenti de la façon que nous connaissons dans notre système. On rit non pas de la personne, mais de l’objet biscornu qu’il a produit : galette de maïs avec des « coins » et non pas bien ronde, ceinture toute irrégulière et non pas bien droite, etc... Cette nuance a certainement des conséquences sur la manière dont les jeunes mobilisent leur énergie pour apprendre.
c) Les récompenses
38De même que le châtiment est rare, la récompense matérialisée l’est aussi. Dans quelques cas on encouragera un petit en lui promettant une orange, par exemple13. Mais la plupart du temps la seule récompense est la félicitation verbale. Contrairement aux punitions, qui sont réservées aux préadolescents, la récompense verbale est pratiquée depuis la plus tendre enfance, dès les apprentissages les plus précoces (prendre, manger, marcher), et durera jusqu’à l’âge adulte. Elle prend la forme d’une joie bruyante de l’entourage devant les succès de l’enfant, d’exclamations prenant l’assistance à témoin : « Comme c’est beau ! Comme c’est bien !... ». Vis-à-vis des tout-petits, l’encouragement verbal ne prend jamais la forme d’une sollicitation directe (« allez », « essaie encore », etc.) et encore moins d’expressions négatives (« ce n’est pas bien », « oh ! le vilain », etc.).
39Tous ces modes de sanctions positives ou négatives ne constituent pas des traits culturels isolés. Ils sont cohérents dans le cadre du système pédagogique indien, et n’en sont que des aspects particulièrement visibles à travers notre perception ethnocentrique.
L’incitation au désir d’apprendre : principe de base explicite de la pédagogie indienne
40Pour les Indiens, l’apprentissage part de la volonté de l’apprenti et non de celle des adultes éducateurs. Ces derniers doivent se contenter de la stimuler. Cela se pratique par des sortes de sermons, d’exhortations morales donnés aux jeunes dans diverses occasions.
41Depuis les temps précolombiens, voici le discours qu’on tient aux jeunes : « Regarde bien comment on fait la cuisine (...). Penche-toi sur ce qui est travail de femme, la filature et le tissage. Ouvre bien les yeux, concentre-toi... ». C’est ce que dit en résumé un noble Aztèque à sa fille, au xvie siècle (Codex Florentin xvie)14. C’est ce que disent les Tzotziles et Tzeltales de nos jours : « fais-toi homme, fais-toi femme », « pense et tire ton âme vers toi-même », « le saint que tu portes en toi se met devant toi et te dit ce que tu dois accomplir et préparer. Tout ce que tu as à faire, c’est de l’écouter... »15. Ces exhortations morales peuvent être données à des occasions variées : soit dans les moments ordinaires de la vie familiale, soit au cours de cérémonies du cycle de vie (maladies, fiançailles, mariage) dans le langage le plus ritualisé.
42Ce conditionnement moral, s’il est efficace, rend évidemment inutiles les punitions et désamorce les tentations autoritaires de l’éducateur. En définitive, ce que l’on cherche d’abord à transmettre aux jeunes, c’est une philosophie de l’être qui implique une certaine attitude d’apprentissage.
43Les exhortations à apprendre insistent sur la nécessité pour l’apprenti d’observer attentivement les choses et les actes à accomplir et de se souvenir des observations. En quelque sorte, on lui indique une méthode : l’observation attentive, qui relève-comme le désir d’apprendre - d’un travail de l’individu sur lui-même. L’incitation à apprendre, et sa traduction pratique : l’incitation à observer, peuvent probablement être corrélées avec certaines caractéristiques plus techniques des modes d’apprentissage, et ne sont sans doute pas étrangères à quelques résultats stupéfiants, remarqués par divers anthropologues, et dont nous allons dire quelques mots.
Les techniques d’apprentissage
L’observation attentive des procès techniques est la méthode la plus générale
44Pour les Indiens, observer comment on fait elle ou telle chose semble être la méthode en laquelle on a le plus confiance pour réussir une transmission de savoirs et de savoir-faire. L’apprenti doit bien regarder quels gestes on doit faire, dans quel ordre, quels sont les effets sur le matériau travaillé et quels sont les indices repérables de l’état du matériau. Ceci requiert une minutie de l’observation, et une mémorisation des faits observés. Pour cela les seules consignes données clairement aux jeunes par les adultes sont de « bien regarder », de « bien se concentrer » sans plus de détail.
45L’efficacité de l’apprentissage par observation sans intervention du langage a frappé des auteurs. Spencer l’avait remarqué chez les Indiens Pueblo du sud des Etats-Unis (1914). Nash16 l’a décrit non sans stupéfaction chez les Quiches (Mayas) du Guatemala à propos de la formation au travail en usine de textile : « J’ai passé des heures à observer une nouvelle ouvrière qui apprenait une tâche (...). Elle prenait place à côté de l’opérateur chaque matin, et apportait auprès du métier à tisser les cônes de fil de coton. Debout à côté de la machine, elle regardait l’opérateur effectuer les mouvements de mise en route du métier. Jamais elle ne posa de question, ni ne donna d’avis. Quand la machine s’emmêlait ou s’arrêtait, elle regardait soigneusement ce que l’opérateur faisait pour la remettre en marche. Quand une pièce de tissu était finie, elle l’ôtait du métier. Ceci fut sa routine pendant six semaines, et au bout de ce laps de temps, elle annonça qu’elle était prête à faire marcher un métier à tisser (...). Que s’était-il passé pendant cette période d’« entraînement » ? L’apprentie avait appliqué la manière d’apprendre qui lui avait été enseignée dans son village. Elle avait observé et intérieurement répété l’ensemble d’opérations jusqu’à ce qu’elle se sente capable de les réaliser (...). Elle ne posait pas de questions car elle ne voulait pas ennuyer la personne qui lui enseignait le maniement et aussi parce qu’elle craignait d’avoir l’air stupide (...). J’ai observé cette méthode d’apprentissage chez les tisserands à domicile, ainsi que chez les jeunes gens qui apprenaient à conduire des automobiles ».
Le recours à l’explication verbale d’un procédé est rare
46Avant d’en dire plus, un cliché doit être écarté d’emblée : les Indiens ne sont pas des gens particulièrement taciturnes lorsqu’ils sont entre eux. Ils ont même conservé depuis les temps précolombiens le goût du beau langage, notamment dans les relations de politesse, dans les cérémonies et les cultes. Bavarder avec un visiteur - si on n’a pas de raison de s’en défier - est une obligation de courtoisie. Le faible recours au langage n’est donc pas général, mais au contraire spécifique à certaines situations, dont celle d’apprentissage.
47L’usage limité de la parole s’observe au cours des moments d’apprentissage aussi bien chez l’apprenti que chez celui qui fait fonction d’instructeur. Le premier ne pose pas de questions, telle l’ouvrière observée par Nash17 ; le second ne donne pas d’explications, ne fait pas de commentaires, ne récite pas d’algorithme (ou formule, recette). Les savoirs et les savoir-faire les plus divers sont proposés de cette façon, même dans des cas où nous ne l’aurions jamais imaginé : techniques agricoles, culinaires, artisanales, mais aussi dans la transmission des méthodes shamaniques qui sont avant tout un savoir-dire.
48Rien n’est plus suggestif à ce propos que de relater un malentendu entre une vieille shamane nahua et moi-même : Antona’tzin était connue pour son habileté d’officiante des rites indiens de mariage, cérémonies auxquelles j’avais eu l’occasion d’assister. J’allai donc un jour la voir pour lui demander des éclaircissements sur les rites que j’avais vu, et que, évidemment, je n’avais pas tous compris. Or rien ne lui était plus étranger que la démarche du commentaire sur un rite. Elle rendit donc ma demande intelligible pour elle en comprenant que je voulais apprendre les rites pour les pratiquer moi-même. Et elle m’opposa un non catégorique. Je n’insistai pas. Quelques semaines plus tard, elle vint me dire, à ma grande surprise : « Tiens-toi prête pour demain, à l’aube », sans plus de discours. A partir de ce moment elle m’emmena avec elle dans les cérémonies où elle officiait, non seulement dans les mariages mais aussi dans certains cultes des dieux de la Pluie et des Vents, ce que je n’avais pas demandé. Sa méthode consistait à me faire assister à ses côtés au déroulement des rituels, en me donnant des petites tâches telles que porter des cierges. Tout se passait en langue nahuatl, sans qu’elle ne me donne jamais d’explication sur la symbolique des rites, sur leur déroulement. Parfois cependant, dans une circonstance ordinaire de la vie quotidienne, elle me livrait une bribe d’information sur le sens de tel ou tel rituel.
49En ce qui concerne les prières shamaniques, élément essentiel dans la religion indigène, la transmission se fait sans aucun apprentissage par cœur de textes préétablis. C’est l’habileté à produire une prière qui fait le shaman et non la connaissance d’oraisons stéréotypées18. Un Indien mazatèque, d’un groupe devenu célèbre pour l’usage rituel de champignons hallucinogènes, l’a exprimé clairement :
« Les gens qui t’ont entendu disent que ton Langage est très élevé. Comment l’as-tu appris ?
Il n’existe pas de mortel qui sache ou puisse enseigner une aussi grande sagesse. Mon Langage, c’est le petit champignon qui me l’a enseigné.
Tu pourrais me donner, là, tout de suite, un aperçu de ton Langage ?
Non, le Langage ne vient que si le champignon se trouve dans le corps. Un Sage n’apprend pas par cœur ce qu’il doit dire au cours des cérémonies »19.
50C’est l’idée même d’apprendre par cœur un discours qui paraît à l’informateur absurde, inefficace et hétérodoxe. On est loin des traditions religieuses de l’Ancien Monde, avec ses formules magiques, ses rites fixés, son « par cœur » et donc son secret utilisé comme dispositif de pouvoir comme chez les druides gaulois, par exemple20.
51La parole, toutefois, peut intervenir dans le cours d’un apprentissage. Nous avons évoqué déjà les félicitations : « c’est bien ! ». Mais on rencontre deux autres modes de transmission parlée. L’un est l’expression verbale d’une bribe de savoir, comme dans l’exemple d’Antona’tzin. Il n’est pas d’un usage systématique, car il n’intervient que si l’apprenti n’arrive vraiment pas à résoudre seul une difficulté. Il est de plus limité à la bribe nécessaire pour débloquer la situation. Cette forme est donc par définition peu fréquente, et subordonnée aux autres modes de transmission. « Mon père m’apprit à cultiver le maïs. Il me dit comment je devais faire et comment mesurer. Il nous disait toujours comment faire, comment nous devions préparer la terre, si les mesures étaient courtes ou longues, et que nous ne retournions pas la terre vers le bas de la pente, mais vers le haut, car sinon la terre s’appauvrit très facilement »21.
52« Mon père m’apprit à cultiver la terre. Il me dit comment je devais faire et que je fasse comme lui-même faisait »22.
53Le dire du père, dans ces exemples, est manifestement un accompagnement d’un apprentissage dans les champs même, la houe à la main, et consiste surtout en des désapprobations en cas d’erreurs (mesures, sens du sarclage).
54L’autre mode de parole sur les techniques intervient en dehors des situations d’action d’apprentissage. Il revêt la forme de commentaires, entre adultes, des activités de production. C’est en assistant à ces conversations, qui ne leur sont pas directement destinées, que les jeunes captent un certain nombre d’éléments de savoir et de théorie explicative indigène.
55Cette attitude générale à l’encontre de la parole dans l’apprentissage s’éloigne fortement de celle qui prévaut dans la pédagogie scolaire. Contrairement à ce qui se produit dans l’école, l’aptitude à verbaliser ce que l’on fait et ce que l’on sait n’est pas valorisée chez les Indiens. On peut certes rencontrer des individus qui expliquent très bien, par goût personnel, - et c’est heureux pour les anthropologues... - mais cela ne leur confère aucune valeur particulière dans le groupe, pas même comme instructeurs.
56L’explication, et la mise en formules verbales (algorithmisation) n’est que partielle, et subordonnée à d’autres modes de transmission.
Les « essais et erreurs » ne sont pas une étape inéluctable dans tous apprentissages techniques
57Est ici en cause une certaine idée que nous avons des exigences de l’apprentissage des techniques qui comporteraient - de par leur nature - plus de « pratique » que de « théorie ». Dans un certain nombre de cas, on verra bien les jeunes s’affronter manuellement avec la matière, tâtonner, échouer, et poursuivre aussi longtemps qu’il le faudra pour obtenir un résultat satisfaisant (fabrication des galettes de maïs). Mais dans d’autres cas, où nous nous serions attendus à voir les mêmes pratiques, on verra des Indiens réussir d’un coup le maniement d’un outil nouveau, sans essai préalable. L’exemple qui vient à l’esprit - et que j’ai moi-même observé ainsi que d’autres - est celui de la conduite automobile : les jeunes gens apprennent à conduire en épiant - c’est le mot - les chauffeurs des autocars dans lesquels ils ont l’occasion de monter. Nash signale même qu’il a vu un Indien apprendre à chanter en se contentant d’écouter durant cinq ou six heures sans jamais proférer une note23.
58Cette absence, dans certains cas surprenants, de tâtonnements gestuels comme moyens d’apprentissage ne semble pas toujours et nécessairement reliée à des interdits, rituels ou hiérarchiques, imposés à l’apprenti. Bien que nous manquions de détails ethnographiques à ce sujet, il n’en reste pas moins que le passage direct de l’observation à la performance efficace se produit dans certaines techniques.
Les instructeurs ne recourent pas aux simulations pour transmettre un savoir
59Pour enseigner quelque technique à un jeune, les adultes ne se livrent pas à des simulacres d’action technique et ne recourent pas non plus à des maquettes, schémas, etc. Ils réalisent la technique sous les yeux de l’apprenti, en grandeur nature. De même quand ce dernier passe à l’action, il tente de réaliser un véritable produit, avec des outils et des matières véritables. Seulement, on lui donne un ouvrage moins long à terminer : un seul sillon à sarcler, une broderie de serviette plus petite que celle d’une blouse, une poterie en miniature, une ceinture de fillette et non de femme, etc. On lui laisse le temps nécessaire pour le faire comme il peut. La seule contrainte exercée est celle de le reprendre quand il s’arrête trop, pour jouer.
60La sanction du succès est l’utilité effective de l’objet, même s’il n’est pas absolument parfait. La réussite se manifeste en ce que le produit élaboré par l’apprenti devient valeur d’usage dans la famille, et plus encore lorsqu’il est possible d’en faire une valeur d’échange en le vendant sur le marché. C’est de cette façon que la société reconnaît l’acquisition du savoir-faire. Cette pratique est différente de celle que nous connaissons chez nous et qui est tournée vers la production d’un chef d’œuvre, qu’on expose ou qu’on couronne plus ou moins solennellement, tant dans le système scolaire que dans d’autres cadres d’apprentissage.
61Travail avec des matières réelles, en grandeur nature, objets produits ayant des fonctions identiques à ceux des adultes : tout cela contraste avec les exercices scolaires.
62Pourtant la simulation s’observe bien chez les jeunes enfants. On la trouve dans le jeu spontané avant la phase active de l’apprentissage. On la trouve aussi dans des jouets qui sont des miniatures d’outils. Mais la société indienne ne valorise pas ces activités ludiques, et elle ne leur confère pas explicitement de fonction dans l’apprentissage. Ce ne sont que des jeux, normaux mais stériles, qui ne sont d’ailleurs pas réprimés.
63Lors de la phase active, et plus encore chez l’adulte, la simulation, la maquette, le « faire comme si » paraît tout à fait absurde. Pour les jeunes, en cours d’accession au statut d’homme et de femme, cela peut même paraître inacceptable. Peut être faut-il voir là la raison des difficultés d’expérimentation que semblent avoir ressenties certains psychologues24.
64Une autre particularité des techniques pédagogiques, qui tranche avec les habitudes que nous avons, est que l’adulte instructeur met très rarement la main à l’ouvrage de l’apprenti, même pour corriger des erreurs. C’est un comportement assez logique, étant donné l’accent mis, par les Indiens, sur l’autoformation. Il est sans intérêt didactique d’aider le jeune à produire un objet parfait, car l’objectif n’est pas la perfection d’un produit, mais l’efficacité d’un producteur. L’objet n’est qu’un témoin des habiletés acquises par l’élève. Cependant il arrive qu’un instructeur termine lui-même l’ouvrage entrepris par son apprenti. Le sens de cette action est alors de signifier que la responsabilité de la tâche est ôtée momentanément au jeune, encore trop inhabile. Ce n’est pas une « correction » d’un travail mal fait, mais un retrait provisoire d’une charge qui a été confiée.
La cohérence des modalités d’enseignement et d’apprentissage
65Au terme de cette étude des pratiques en vigueur chez les Indiens du Mexique, pouvons-nous parler de système pédagogique ? Autrement dit, pouvons-nous repérer des cohérences entre les modalités décrites, et, si oui, comment les exprimer ? Dans l’état actuel des recherches, il ne semble pas apparaître de principe unificateur qui engendrerait toutes les pratiques énumérées ci-dessus. Par contre, on peut apercevoir deux ensembles cohérents, organisés suivant deux axes, déjà évoqués.
66Un premier ensemble se réfère au cadre même de l’action pédagogique, qui est, on l’a dit, « informel ». Son principe organisateur peut se résumer à une condition préalable nécessaire et suffisante : la pédagogie ne peut être mise en œuvre que si la participation à deux institutions sociales, la famille et la communauté locale, est effective. A défaut, des institutions dérivées de ces deux premières peuvent parfois leur être substituées. C’est le cas du compérage-parrainage, des relations de voisinage, de l’appartenance à une confrérie religieuse locale. Sans participation effective, la transmission des connaissances ne se fait pas. Dans cette perspective, l’absence de secret institutionnalisé est aisément compréhensible : elle constitue moins un principe pédagogique qu’une manifestation, parmi d’autres, des limites entre 1’« intérieur » et 1’« extérieur » des groupes sociaux structurant les sociétés indiennes. Par ailleurs, le caractère indifférencié des espace-temps d’enseignement tient à une caractéristique propre des institutions familiales et communautaires : les multiples fonctions qu’elles assurent sont peu différenciées entre elles, en termes d’organisation interne. La transmission des connaissances ne fait pas l’objet d’un dispositif séparé. Par exemple, ce ne sont nullement les femmes ou les vieux qui sont chargés de l’enseignement, mais tout le monde. Ce cas de figure ne se retrouve pas nécessairement dans tous les cas observables d’apprentissage « informel ».
67Le second principe qui paraît structurer les modalités pédagogiques relève de l’ontologie indienne déjà évoquée. Le postulat de base peut être formulé ainsi : l’« âme » n’est pas donnée au départ, mais vient progressivement. De là découlent la plupart des pratiques à l’œuvre dans l’enseignement et l’apprentissage. Pour bien comprendre leur cohérence, il est indispensable de faire un détour pour expliquer brièvement ce que l’on désigne par « âme ». Le mot, très mal choisi certes, est emprunté à Arias, qui emploie aussi celui de « conscience » pour le même sens. Or les conceptions indiennes à ce sujet présentent de notables différences avec celles qui sont héritées des traditions de l’Ancien Monde. Pour les Indiens, un individu n’a pas une seule « âme », qui s’oppose à son corps, mais plusieurs « niveaux d’âme », pourrait-on dire. Bien que l’idée de niveaux ou d’éléments se trouve chez les philosophes grecs, l’analogie s’arrête là, car les critères de distinction des niveaux diffèrent. Nous n’évoquerons ici que deux sortes d’« âme », à l’aide des conceptions que s’en font les Nahuas de la sierra de Puebla. Chez d’autres groupes indiens du Mexique, des idées voisines sont répandues. Un niveau de l’âme est le tonalle (littéralement : le jour, le temps, le soleil). Il est inné, insensible à l’action humaine, et le plus souvent sa nature est ignorée de tous, y compris de celui qui le possède. C’est une notion proche à la fois de celles de « caractère » ou de « destin ». Cette « âme » a un aspect sauvage, voire inquiétant, et l’éducation est sans effet sur elle. Par contre, un autre niveau présente des caractéristiques bien différentes : c’est celui d’une « âme » qui s’acquiert, qui est sensible à l’action humaine, et dont la présence est perceptible. Elle n’est pas un don, mais une potentialité, qui se concrétisera peu à peu dans la personne. Son arrivée résulte d’un double effort que fait l’individu pour d’une part se concentrer et d’autre part pour suivre les modèles proposés par le groupe social. Cette notion d’âme rassemble des idées proches de « conscience », de « sens des responsabilités », ainsi que de « capacité d’attention » et de « persévérance ». Lorsque cette « âme » est complètement incorporée, l’individu a atteint son état adulte. Cette maturité est perceptible par les autres personnes, non point par la présence de signes biologiques tels la puberté, mais par la preuve donnée que le jeune est devenu un producteur ou une productrice efficace. C’est en fait la maîtrise suffisante des techniques d’acquisition et de transformation qui sert de critère.
68Cette « âme » qui s’acquiert progressivement peut aussi se perdre, au risque d’entraîner la mort. Ainsi s’expliquent de nombreux rites destinés à la faire rester ou à la faire revenir. L’un d’eux est très intéressant car il lie intimement des notions dissociées dans nos conceptions : celles de force vitale et d’apprentissage des techniques de subsistance. Dans les villages nahuas, on conserve soigneusement à la maison le cordon ombilical séché d’un enfant, pour trois raisons : cela incite l’« âme » d’un enfant à rester près de lui ; en cas de « perte de l’âme », on administrera au petit un morceau de cordon, en guise de médicament ; de temps en temps, on lui frotte la tête avec cet objet, pour le rendre fort et habile dans les tâches masculines et féminines qui seront les siennes plus tard.
69Ainsi, l’arrivée de l’« âme » est un processus spontané de croissance et de maturation, sur lequel les adultes ne peuvent avoir qu’une action limitée. Ils peuvent veiller à ce qu’elle reste ou revienne. Les retards du développement et les maladies ne s’expliquent pas par la constitution d’un enfant, mais par des perturbations de vigilance des adultes. La faute est toujours externe et non pas inscrite, tel le péché originel, dans l’individu.
70Des pans entiers des pratiques pédagogiques indiennes se comprennent à partir de ces conceptions. Les modèles de développement normal ne sont que des guides pour repérer si tout se passe bien. L’autoritarisme est une absurdité, puisqu’on ne peut forcer les étapes. Le rire-sanction, et la qualité si particulière qu’il revêt chez les Nahuas, ne peut viser un individu, qui ne saurait être responsable de ces immaturités. Les punitions ne sont envisageables que lorsque l’enfant a déjà acquis une bonne partie de son « âme » (ou de sa conscience). En bref, la pédagogie ne peut ni modifier, ni corriger le processus d’acquisition de l’« âme ». Elle ne peut que veiller à ce qu’il ne soit pas entravé, et à conserver les acquis. Elle peut aussi attirer l’attention du jeune sur sa propre maturation et sur les modèles à suivre.
71D’une certaine façon, celui qui a le plus de possibilités d’action sur l’apprentissage, c’est l’individu lui-même, c’est l’élève. Il peut favoriser la venue de son « âme » par une sorte de concentration ou de rassemblement sur soi, ce qui revient au même. La notion se trouve déjà dans les textes anciens qui nous sont parvenus et qui émanent des populations indigènes de la Mésoamérique. On la retrouve symbolisée dans certains gestes curatifs chez les Indiens d’aujourd’hui. Pour préciser encore cette idée, soulignons qu’elle n’est pas seulement vue comme une valeur morale positive, mais comme un principe de survie pur et simple. Se concentrer, c’est vital au sens le plus littéral. C’est peut-être par cette notion que se trouve le mieux éclairée une caractéristique de la pédagogie indienne : l’accent mis sur l’observation, plutôt que sur la verbalisation, dans la transmission des connaissances. Si pour les Nahuas, et les autres groupes de cette région du monde, l’éducation c’est avant tout se construire soi-même, non point ingurgiter des formules toutes faites, la subordination de la transmission verbale à d’autres procédés se justifie. Certes, le langage, et les catégories symboliques interviennent, mais comme des éléments que la société offre à l’individu pour qu’il les élabore, et non comme des schémas à reproduire mécaniquement.
Notes de bas de page
1 Cet article reprend, en la développant, une étude présentée au Colloque Enseignements agricoles et formation des ruraux. Paris. 23, 24, 25 janvier 1985, sous le titre « Pédagogies informelles et transmission des savoirs et savoir-faire chez les Indiens du Mexique », Actes du Colloque, Nathan International. Paris, 1985.
2 Chamoux, M.-N., Indiens de la Sierra. La communauté paysanne au Mexique, L’Harmattan, Paris, 1981.
3 Coombs. P.H. & Ahmed, M. La lucha contra la pobreza rural. El aporte de la éducatión no formai, Tecnos, Madrid, 1975.
4 Soustelle. J. La vie quotidienne des Aztèques à la veille de la Conquête espagnole, Hachette. Paris. 1955.
5 Cisnero Paz, E. « El proceso de transmisión cultural y la educación formal en las communidades indigenas mexicanas ». Thése de « Maestria », Mexico, Escuela Nacional de Antropología et Historia. 1977.
6 Chamoux, M.-N. « Les savoir-faire techniques et leur appropriation : le cas des Nahuas du Mexique », L’Homme, 21.3. 1981. p. 71-94.
« La division des savoir-faire textiles entre Indiens et Métis dans la Sierra de Puebla », Techniques et Culture, 2, 1983, p. 99-124.
7 Arias, J., Elmundo numinoso de los mayas. Estructura y cambio contemporaneo, Sep Setentas. Mexico. 1975.
Les traductions en français de citations de textes en anglais, en espagnol ou en nahuatl sont de M.-N. Chamoux.
8 Modiano, N., La educación indígena en los Altos de Chiapas, INI. Mexico, 1974.
9 Modiano, M., op. cit.
10 Soustelle Georgette, Tequila : un village nahuatl du Mexique oriental. Institut d’ethnologie, Paris, 1958.
11 Soustelle, J. op. cit.
12 Codex Mendoza, Manuscrit aztèque, Seghers, Paris, 1978.
13 Modiano, N., op. cit.
14 Informantes de Sahgun - « Codex Florentin », in Leon-Portilla, Poesia nahuatl, Mexico. Universidad Nacional Autónoma de Mexico, Dirección General de Difusión Cultural.
15 Arias, J., op. cit.
16 Nash, M., Machine Age Maya. The industrialization of a Guatemalan community. The University of Chicago Press, Chicago, 1967.
17 Une étude sur de jeunes indigènes de l’Etat d’Oaxaca, Mexique, mentionne que ceux-ci se conduisent à l’école de la façon suivante : « S’ils ont confiance dans leurs instructeurs, ils demandent plusieurs fois les mêmes éclaircissements sur le point qu’ils ne comprennent pas » (Arana de Swadesh « Formas de aprendizaje entre los indigenas del Estado de Oaxaca », America indigena, 23. 4,1973, p. 991-1002).
Cette observation a été faite sur des jeunes gens et jeunes filles indiens destinés à devenir instituteurs, et donc sélectionnés déjà en fonction de leur adaptation préalable aux pédagogies du système scolaire. Il ne met donc pas en cause l’hypothèse d’une pédagogie informelle indienne bien différente.
18 Une prière, considérée comme un tout, ne se conçoit pas comme une récitation d’un texte préétabli, stéréotypé. Précisons cependant, sans entrer dans le détail ethnographique, qu’elle contient certains éléments s’apparentant à des formules toutes faites. Ces éléments stéréotypés prennent place parmi d’autres qui dépendent des talents du récitant et des circonstances.
19 Estrada, A., Autobiographie de Maria Sabina, la sage aux champignons sacrés. Seuil. Paris, 1979.
20 Jules Cesar, G., La guerre des Gaules. 10/18. Paris. 1963.
21 Modiano. N., op. cit., p. 114.
22 Modiano, N., op. cit., p. 115.
23 Nash. M. op. cit.
24 Childs, C.P. & Greenfield P.M. « Informal Modes of Learning and Teaching. The case of Zinacanteco weaving » in N. Warren (Ed.) Advances in Cross - Cultural Psychology Academic Press., London.
Auteur
Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Paris.
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