Introduction à « Artisanat et développement enjeux et débats »
p. 23-27
Texte intégral
Objectifs du propos
1Le titre « Artisanat et développement » peut paraître ambitieux : le champ d’intérêt est en effet vaste et multiforme. Aussi, il n’est pas tant question d’aborder ce thème de façon systématique (plusieurs volumes épais n’y suffiraient pas), que d’esquisser des repères de discussion, des enjeux et des pistes pour des recherches et des applications ultérieures. On ne trouvera donc guère de matériaux ethnographiques originaux, pas plus que de réflexion méthodologique. Suite à une décennie d’enquêtes et de travaux divers dans ce domaine, j’ai voulu réagir à ma manière à la relative béance caractérisant aujourd’hui ce problème, cherchant à mon modeste niveau à renouveler l’approche actuelle dans le Tiers Monde en particulier. Pour envisager sereinement le rôle que l’artisan a pu ou peut jouer, il convient de dépasser certaines crispations, certains préjugés, d’une part face à l’interventionnisme dans les affaires intérieures des pays du Tiers Monde (l’« aide »), et d’autre part face aux caractéristiques et aux limites de cette catégorie sociale (trop souvent méprisée ou idéalisée). Les questions que pose l’existence même de l’artisanat en tant que domaine d’activités méritent en effet une attention particulière. Les espoirs des projets d’aide au développement, très souvent placés dans l’essor industriel ou dans les possibilités d’autonomisation des populations rurales, montrent aujourd’hui des limites au-delà desquelles on peut rêver d’une place pour une attitude plus globalisante, conjuguant recul macroscopique et recherche opérationnelle pertinente. Dans cette perspective, l’objectif immédiat du présent texte est d’envisager un recadrage des potentialités artisanales, à partir de l’idée que les tensions qui ont mis à mal les conditions d’existence de l’artisanat sont révélatrices du mouvement général de la société contemporaine.
Procédure
2Depuis quelques années, l’artisanat fait l’objet d’affrontements symboliques intenses et les contours du concept sont devenus très flous, tant sur le plan du langage que sur celui des représentations, souvent contradictoires, qui s’y rattachent. Plutôt que de faire une enquête sur les acceptions populaires du terme, il est préférable de prendre en considération les différents discours qui s’y rapportent, de déconstruire les opérations idéologiques qui leur correspondent et de restituer le visage pluriel, ambivalent, voire paradoxal, de l’artisanat aujourd’hui. Afin de tenir compte des préjugés et des enjeux condensés dans ces discours, une distanciation minimale doit intervenir. Certaines approches, comme celles du marxisme et de l’économie classique, ont condamné l’artisanat aux oubliettes ; on verra ce que ces visions on pu apporter et aussi ce qui a pu leur échapper. D’autres démarches, au contraire, ont idéalisé l’artisanat traditionnel au point de congeler tout dialogue, toute négociation. La première partie et le début de la seconde seront consacrées au dépassement de ce handicap.
3Le monde des sciences humaines, comme celui des media, des arts, du spectacle et des musées, dont la mode néo-artisanale fait d’une certaine manière partie, consacre en effet depuis la fin des années soixante une énergie considérable à mettre en scène un mythe, au sens technique du terme, racontant l’essence des choses depuis l’origine des temps. Ce récit, bien que rarement formulé dans son ensemble, n’en est pas moins redoutable. Il légitime ses « récitants » dans leur fonction de producteurs ou de consommateurs de matériaux symboliques de compensation (les éléments de discours ou de comportements constituant le champ mythique), face aux polypes bétonnés, chimiques et bureaucratiques de la vie moderne. Ce mythe raconte par exemple qu’autrefois la vie était plus dure, mais qu’on s’y sentait mieux. Le travail avait un sens, l’agilité des mains produisait de la beauté et chacun pouvait se reconnaître dans ses œuvres. Alors qu’aujourd’hui...
4Le passé, la ruralité et le savoir manuel sont donc devenus des biens de consommation au rayon « signes nostalgiques ». Tous, de près ou de loin, nous entretenons ce marché à la fois superflu et nécessaire. Dans ce sac d’embrouilles, un premier coup de balai s’impose, afin de faire apparaître clairement ce qui relève du mythe et de mieux situer l’artisan dans ce réel auquel nous appartenons.
5Une vision dépoussiérée de l’artisanat est susceptible de faire ressortir les enjeux associés aux tensions existantes entre les diverses composantes idéologiques, techniques et socio-économiques de notre époque. L’artisan est-il une réalité du passé ou du futur ? Partout, en Occident comme dans les pays du Tiers Monde, de nouvelles activités naissent sans cesse et avec elles de nouvelles symboliques. Selon les attitudes adoptées face au progrès technique, le mode de fonctionnement de l’intellectuel à l’intérieur même des sciences « molles » est en train de se scinder en deux. Tandis que les uns consacrent leur savoir à reproduire le spectacle de la nostalgie, écran de fumée aux nuisances occasionnées par le Progrès, les autres œuvrent à soutenir le développement économique en lubrifiant l’aspect communicationnel de ses articulations les plus problématiques.
6Le monde n’est pas noir ou blanc, mais nuancé, complexe et versatile. Esquisser les contours des changements dont l’artisanat pourrait être le pivot ne consiste pas à trancher dans le vif mais au contraire à identifier, puis à accepter les ambivalences et les incertitudes inhérentes à toute activité humaine. Il ne s’agit donc pas de situer l’artisan dans un combat du Bien contre le Mal, mais de faire ressurgir les oubliés du travail manuel, hommes et femmes, de découvrir les nouvelles frontières du vécu à l’intérieur desquelles il soit possible de préserver une marge de manœuvre par rapport à celles définies de l’extérieur par les experts et les élites locales, et surtout d’envisager les voies multiples et fluides grâces auxquelles d’autres peuvent élaborer, quotidiennement et de leur main, les moyens de moins souffrir du Progrès.
7Fixons d’emblée les limites du propos. Parler d’artisanat c’est surtout faire le point sur les représentations sur l’artisanat, cerner les éléments-clés du changement social et esquisser quelques paramètres à même d’inhiber ou au contraire de stimuler les potentialités artisanales, et de façon générale les sociétés dans lesquelles elles s’inscrivent, ici et ailleurs.
Auteur
Institut de recherche sur l’environnement construit, EPFL, Lausanne.
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