L’homme dans l’univers
p. 19-28
Texte intégral
1Un envoyé du grand Turc, dit-on, a été reçu un jour à la cour du roi de France, à Versailles. On lui fit admirer les statues, les jets d’eau, les salons ; lorsqu’on pensa l’avoir suffisamment ébloui, on lui posa la question : « Qu’est-ce qui vous étonne le plus ici ? Il répondit : « C’est de m’y voir ».
2Dans l’univers qui s’offre à mes yeux, je découvre mille merveilles : des fleurs, des insectes, des trous noirs ou des galaxies, mais ce qui m’apparaît le plus étonnant, c’est de m’y voir. Car je suis, moi un homme, à la fois un animal bien ordinaire dépassé en taille, en force, en vitalité par mille autres espèces, et un être exceptionnel capable de performances inégalées, par exemple de m’interroger sur ma place dans le monde, et sur mon destin. Si on le regarde de l’extérieur, un homme n’est qu’un animal parmi d’autres, à peine discernable des espèces voisines ; s’il s’observe lui-même, chaque homme constate qu’il possède le pouvoir fabuleux de penser « je suis ».1
3Selon le cheminement suivi, on peut décrire chaque membre de l’espèce comme un objet banal facilement confondu avec des objets semblables, ou comme un cas inouï, inexplicable, proprement miraculeux, doté de caractéristiques qui le rendent inclassable, incomparable. En fait la réflexion scientifique contemporaine permet de ne rejeter aucun de ces points de vue et même d’en faire un ensemble cohérent.
4Suivons tout d’abord le cheminement analytique ; décrivons un homme en l’observant avec des moyens d’investigation de plus en plus puissants, permettant de voir à l’œuvre les processus les plus ténus. Nous constatons tout d’abord qu’il s’insère parfaitement dans la collection d’objets que l’on désigne par le terme êtres vivants :
ses formes anatomiques sont semblables à celles des primates et même de nombreux mammifères ; son squelette a la même structure globale ;
l’étude du développement de l’embryon met en évidence des ressemblances plus frappantes encore : au cours des premières phases de sa croissance un embryon d’homme ressemble étonnamment à celui d’un chat, d’une tortue ou même d’un poisson. Il ébauche des organes qui, s’ils se développaient, lui permettraient, par exemple, la vie aquatique : des fentes pharyngiennes correspondant à la respiration branchiale ;
les processus physiologiques sont identiques : le stockage de l’énergie et son transfert d’un organe à l’autre sont réalisés grâce aux mêmes substances ;
les cellules, dont les ensembles constituent les divers organes, ont exactement la même structure que chez tous les êtres vivants,
les diverses substances qui participent aux métabolismes de ces cellules, notamment les multiples polypeptides, ont la même composition chimique, sont constituées par les mêmes séquences d’acides aminés ;
le code génétique, qui assure la traduction des séquences de bases de l’ADN en séquences d’acides aminés des protéines, est unique pour tous les vivants (à l’exception de quelques paramécies),
le contenu du patrimoine génétique d’homo sapiens est très semblable à celui des autres primates. Précisons ce point.
5Ce patrimoine est constitué, chez les primates, par des rubans d’ADN qui comportent, au total, de l’ordre de 3,2 milliards de « bases » (les structures chimiques élémentaires dites A, T, G et C). Naturellement nous sommes bien loin de connaître en totalité cette séquence (certains spécialistes du génie génétique pensent que ce sera réalisé d’ici la fin du siècle) ; nous nous contentons d’une vue beaucoup plus grossière en mettant en évidence, par diverses techniques de coloration, des bandes plus ou moins foncées sur les chromosomes. On obtient ainsi le « caryotype » de chaque individu. Les individus d’une même espèce ont pour l’essentiel le même caryotype, mais on constate souvent de petites différences résultant de remaniements : inversion d’un fragment de chromosome (il s’est retourné sur place), translocation (un fragment a changé d’emplacement ou même de chromosome), délétion, addition.
6Les différences sont, bien sûr, plus importantes entre individus appartenant à des espèces différentes. On peut, à partir des écarts constatés, tenter la reconstitution de l’histoire de la différenciation de ces espèces au cours de l’évolution. En fonction des techniques actuellement disponibles, on constate que 13 remaniements séparent l’homme du chimpanzé, 15 l’homme du gorille, 12 le chimpanzé du gorille.
7D’autres méthodes consistent à apparier les rubans d’ADN d’individus de deux espèces. On constate que cet appariement se réalise pour plus de 99 % de la séquence totale lorsqu’il s’agit d’un homme et d’un chimpanzé.
8De proche en proche on peut ainsi reconstituer la généalogie de l’ensemble des vivants et constater que nous sommes apparentés à tous ; nous sommes un élément de l’ensemble du monde vivant, un parmi d’autres.
9Mais le « vivant » lui-même est-il un morceau d’univers hétérogène, radicalement distinct de l’inanimé ?
10Au niveau des molécules, des atomes, des particules dites élémentaires, les mêmes lois jouent pour tous les objets quels qu’ils soient. Pour le physicien d’aujourd’hui toutes les interactions observées s’expliquent en faisant appel à quatre forces (la gravitation, la force électromagnétique, les forces nucléaires faible et forte). C’est le jeu enchevêtré de ces quatre forces qui aboutit au comportement global des ensembles constitués d’un nombre immense de particules, que nos sens nous révèlent et que nous appelons « objets ». Le monde dit « vivant » n’est pas soumis à des lois particulières, il subit le sort commun ; il n’y a pas de frontière objective entre l’inanimé et le vivant. Nous sommes ainsi devant une vision réunifiée de l’univers qui nous entoure, et de nous-mêmes qui en faisons partie. C’est sans doute à Darwin que nous devons la première tentative de réunification. Les discussions restent vives à propos des mécanismes qui ont provoqué l’évolution, mais ce qui s’impose est l’évidence de celle-ci. L’apport décisif de Darwin est d’avoir provoqué une bifurcation dans le cheminement de notre culture : il nous a obligés à étudier avec le même outil conceptuel les bactéries et les hommes, les minéraux et les végétaux. La barrière s’est estompée entre ce qui n’est que matériel et ce qui serait plus que matériel. Tout est soumis aux mêmes déterminismes rigoureux. Nous sommes des éléments de l’univers que nous interrogeons ; en l’interrogeant, nous nous interrogeons nous-mêmes.
11Un autre cheminement, tout aussi réaliste et objectif, peut être suivi ; il aboutit à un regard exactement opposé. Il consiste non plus à rechercher comment les divers objets que nous observons sont constitués et fonctionnent, mais à les caractériser par les performances dont ils sont capables. Il ne s’agit plus de préciser les rouages de la machine, mais sa production.
12Ce regard nous montre à l’évidence que tout objet dans l’univers est soumis aux influences qui s’exercent sur lui : si à une masse m est appliquée une force F, on peut annoncer à coup sûr ce qui va se produire ; son mouvement connaîtra une accélération donnée par la célèbre formule γ = F/m. Tout changement est fonction du seul état présent, et des séquelles des états passés ; le futur n’intervient pas, pour la bonne raison qu’il n’a pas d’existence. Le dogme central de la réflexion scientifique, dogme qui s’est avéré merveilleusement fécond dans notre quête d’explication, est que la causalité ne remonte pas la flèche du temps. La nature n’a pas de projet, elle ne rêve pas ; elle tire les conséquences du passé sans avoir en vue un quelconque objectif. Pour le scientifique, enfreindre cette règle, c’est commettre le péché si souvent dénoncé de finalisme.
13Mais, si nous sommes lucides, nous devons bien admettre que l’expression que nous avons employée : « Tout dans l’univers » est abusive ; nous devons constater qu’elle comporte une exception : l’homme.
14L’homme, c’est un fait, et seul l’homme, ne se soumet pas aux ukases de la nature ; avec plus ou moins de réussite, il s’efforce de transformer le sort qui lui est réservé. Citons deux exemples évidents. Notre patrimoine génétique ne nous a pas donné, comme à tant d’autres espèces, la possibilité de voler ; mais, depuis Icare, nous sommes hantés par cet exploit et, depuis Ader, nous l’accomplissons ; grâce à nos machines nous volons plus vite et plus loin qu’aucun autre animal. Notre constitution biologique est telle que les enfants ne peuvent atteindre l’âge adulte qu’en franchissant des obstacles si rudes que la moitié d’entre eux, au moins, sont éliminés ; même dans des sociétés ayant mis en place un début d’organisation sanitaire, comme en Europe au 18e siècle, la mortalité infantile a une intensité telle que le nombre des survivants à cinq ans est inférieur à 50 %. Mais nous ne nous sommes pas inclinés devant cette fatalité ; grâce à notre compréhension des causes de maladies, nous les avons peu à peu vaincues ; aujourd’hui 99 % des enfants survivent.
15Certes, nous sommes des animaux, certes nous sommes faits des mêmes protons, neutrons ou électrons que tous les objets du cosmos ; mais ce qui importe est ce que nous avons de spécifique : la capacité de transformer la réalité qui nous entoure, en fonction d’un projet. C’est cette existence de l’avenir dans notre conscience présente qui nous rend hétérogènes aux autres espèces. Certes quelques primates semblent capables d’anticipations ; le chimpanzé qui voit un fruit hors de sa portée s’éloigne pour chercher un bâton et ainsi prolonger son bras ; mais il semble bien que cette anticipation ne porte que sur les quelques minutes à venir. Nous savons, nous, que demain existera, et après-demain ; pour faire bonne mesure, nous avons même inventé le concept d’éternité. L’homme est l’animal dont le présent est envahi, submergé, par le futur : l’homme est une aventure en cours ; une société humaine est une histoire en progression. Et cet avenir dépendra de nous, nous sommes capables de formuler des projets et de nous donner les moyens de les réaliser.
16Nous sommes conscients d’un écoulement irréversible du temps, nous le comparons volontiers à un fleuve. Mais un fleuve suit le parcours imposé par ses rives. Les rives du temps n’existent, définitivement fixées, que pour le passé. Celles qui le borderont demain n’ont encore aucune réalité ; elles se construiront à mesure qu’il les atteindra. Cette construction résultera du jeu enchevêtré des forces en présence, la nécessité, et des processus aléatoires, le hasard. Mais elle résultera aussi de notre propre action. Demain est entre nos mains.
17Dans cet optique, l’homme semble réellement aussi incongru dans l’univers que l’envoyé du Grand Turc à Versailles. Comment expliquer sa présence ?
18Il n’est nullement nécessaire, pour répondre à cette question, d’évoquer quelques extra-terrestres venus dans un OVNI déposer les premiers hommes sur la planète. La réflexion scientifique d’aujourd’hui nous apporte une réponse beaucoup plus raisonnable. Depuis le Big Bang, il y a quelque quinze milliards d’années, les événements qui se produisent dans l’univers résultent de l’interaction des divers « objets » qui peuplent (ou plutôt qui constituent) cet univers. Nous l’avons vu, ces interactions peuvent être analysées, selon les théories actuelles, en quatre forces : gravitationnelle, électromagnétique, nucléaire forte, nucléaire faible. Chacune a une intensité fonction d’une caractéristique des objets en interaction, par exemple la masse pour la gravitation.
19Le jeu de chacune de ces forces, considéré isolément, aboutit à faire évoluer toutes les structures présentes vers le même état. Les forces nucléaires agissent sur les nucléons (protons et neutrons) de façon à les associer en noyaux atomiques ayant la plus grande énergie de liaison possible ; il se trouve que c’est le noyau du fer (vingt-six protons, trente neutrons) qui maximise cette énergie ; à la longue, ces forces transmuteraient donc tous les atomes existants en fer.
20La force électromagnétique s’exerce, elle, sur les noyaux et sur les électrons ; elle les associe en atomes et en molécules ; ces associations évoluent jusqu’à ce qu’elles aboutissent aux molécules les plus stables (gaz rares comme le néon ou l’hélium, eau, gaz carbonique). Le jeu de cette force aboutirait donc à un univers composé de ces seules molécules stables.
21Quant à la force gravitationnelle, elle tend à rapprocher tous les objets dotés de masse. Ainsi, par agglutination d’une multitude de poussières, ont été créées les étoiles, les galaxies. Cette agglomération progressive trouve son terme dans les « trous noirs » qui aspirent et absorbent toutes les masses à leur portée.
22Chaque force tend donc à produire un univers uniforme ; or notre univers est fabuleusement riche de diversité. L’explication de ce paradoxe apparent est, selon Hubert Reeves, que notre univers est « en sursis », car l’intervention simultanée des quatre forces a provoqué de violents déséquilibres qui permettent aux structures réelles de s’éloigner durablement de la situation correspondant à l’état stable. Ces déséquilibres ont pu se produire en raison de l’intensité relative de ces forces : il se trouve que, dans notre cosmos, ces intensités sont justement celles qui engendrent les plus puissants déséquilibres. Ainsi, la force nucléaire est cent fois plus intense que la force électromagnétique ; si ce rapport était supérieur, des atomes comme l’hydrogène disparaîtraient rapidement au profit d’atomes plus lourds ; s’il était inférieur, de nombreux atomes seraient radioactifs et se désintégreraient ; un rapport égal à cent est un de ceux qui assurent la plus grande variété atomique. De même le noyau de carbone a très exactement le niveau d’énergie qui permet de le synthétiser à partir de trois hélium.
23Nous constatons ainsi que notre univers a des propriétés telles qu’il tend – au moins tant que durera le « sursis » – à se complexifier. Dès qu’une structure est complexe, elle est disponible pour une aventure qui la rendra encore plus complexe : la complexité nourrit la complexification.
24Faut-il voir dans cet exact ajustement des caractéristiques du Cosmos une miraculeuse coïncidence, la trace d’un projet extérieur à lui, ou la conséquence de notre naïveté qui nous amène à nous étonner d’une tautologie (« ce qui existe aujourd’hui fait partie des possibles qu’hier permettait », ce théorème aurait pu être énoncé par M. de Lapalisse) ? La science n’a pas à répondre à de telles questions.
25Dans un univers en cours de complexification, il était « naturel » que, dans quelques lieux jouissant par chance des conditions voulues, des structures ayant dépassé certains seuils de complexité soient produites. C’est ce qui s’est passé sur la Terre ; les molécules d’ADN ne sont pas particulièrement complexes, mais elles ont le pouvoir de faire des doubles d’elles-mêmes, donc d’être potentiellement indestructibles. La procréation sexuée a permis d’échapper à la monotonie de la reproduction en donnant à la routine la capacité de produire du neuf. Le crible de la sélection naturelle a permis de faire un choix parmi toutes les nouveautés apportées par la combinatoire génétique. Cette compétition systématique a donné les plus grandes chances aux structures les plus complexes. Celles-ci sont en effet dotées d’un pouvoir spécifique, la capacité d’auto-organisation. Plus exactement tout se passe comme si, dans l’analyse des transformations d’une structure, nous étions obligés de raisonner en lui attribuant ce pouvoir. Lorsqu’un objet est simple, on peut espérer le décrire en totalité et, connaissant son état présent, prévoir rigoureusement ses états futurs. Lorsqu’il est riche de multiples éléments appartenant à de multiples catégories et ayant entre eux des influences de formes multiples, lorsqu’il est complexe, force est de reconnaître notre incapacité à tout connaître de lui. Nous constatons alors que connaître presque tout est équivalent, dans notre effort de prédiction des transformations à venir, à connaître presque rien. Même si nous admettons, par hypothèse, que tous les processus en jeu sont déterministes, nous aboutissons au constat que notre discours ne peut se développer qu’en termes de probabilités : l’hypothèse du déterminisme aboutit à la référence à un cheminement aléatoire.
26La complexification progressive des structures matérielles peut ainsi être vue comme la mise en place d’organismes dotés d’une capacité croissante d’auto-structuration, aboutissant, à la limite, à l’autonomie et, à l’extrême, à la liberté. On peut alors regarder l’homme comme l’aboutissement d’un processus qui se déroule depuis le Big Bang.
27Le cosmos est finalement semblable à une surface de Moebius ; l’évolution qui s’est produite à l’intérieur de lui a abouti, en une parfaite continuité, à un objet capable de le regarder de l’extérieur. Nous sommes cet objet ; produits par les forces à l’œuvre dans l’univers, nous leur avons échappé. Faits des mêmes briques élémentaires que tous les objets qui nous entourent, nous sommes devenus des sujets. Il nous manque peut-être encore la capacité à nous émerveiller devant nous-mêmes, devant chaque homme, à comprendre combien est légitime pour chacun de nous l’orgueil démesuré et réaliste de celui qui a constaté : Plus est en moi.
28Capable de regarder l’univers comme s’il lui était extérieur, l’homme est capable de se regarder lui-même comme s’il était extérieur à lui-même. Pascal l’a fort bien exprimé ; les scientifiques d’aujourd’hui, au terme d’un cheminement tout différent, aboutissent au même constat : l’Homme est en charge de lui même. Nous avons reçu le pouvoir de nous attribuer les pouvoirs ; nous sommes, du coup, capables de regarder le cosmos, de le comprendre, d’y intervenir, de le transformer, de compléter l’animalité qui nous a été donnée, par un ajout que nous donnons à l’univers : l’humanitude.
29Cet ajout, cette humanitude a été apporté par notre espèce qui s’est prise en charge elle-même. L’évolution a créé Homo, mais elle était bien incapable de créer Sapiens. Homo a pris le relais et a, peu à peu, fait émerger Sapiens. C’est par excès de langage que les anthropologues nous décrivent une évolution biologique partant de quelques algues bleues apparues il y a 3,5 milliards d’années et aboutissant à une espèce douée de raison. En fait, cette évolution a abouti à une espèce capable de raison, mais c’est elle-même qui a transformé cette capacité en réalité. Simultanément, il nous faut le constater, cette espèce est capable de folie, et elle n’a aussi de cesse de transformer cette capacité en réalité. Selon la remarque d’Edgar Morin, Homo Sapiens devient Homo Demens. L’état actuel de notre planète peut être résumé par la domination - provisoire - de Demens. Les hommes pris de folie préparent, en y consacrant l’essentiel de leur intelligence, de leurs richesses, de leur énergie, leur suicide collectif.
30Ils sont à l’évidence devenus solidaires, aussi solidaires que les rouages d’une montre ; le sort de chacun dépend de tous les autres ; mais ils poursuivent leurs rêves de petits bonheurs égoïstes, dont la somme ne peut être qu’une défaite définitive de toute l’espèce face au seul ennemi qui vaille tous les héroïsmes : la mort.
31Nous sommes aujourd’hui face à une bifurcation dont le seul mérite est d’être clairement définie :
ou bien les hommes extrapolent, dans les jours et les années qui viennent, les attitudes qu’ils ont adoptées depuis quelques siècles. Ils continuent à agir comme si la seule finalité des divers groupes, ethnies, Eglises, Nations, était leur propre perpétuation. Chaque société se referme sur elle-même, inquiète, obsédée par le danger que représentent les autres, prête à consacrer l’essentiel de ses ressources économiques, intellectuelles, humaines, à la préparation de sa défense. Peu à peu, tous les moyens apparaissent justifiés à chacun pour faire triompher sa propre cause. L’accumulation de ces craintes aboutit au surarmement et l’issue, à échéance plus ou moins proche selon le hasard des choses, est inéluctable : un conflit général qui précipite la totalité de l’espèce (et beaucoup d’autres avec elle) dans le néant.
ou bien les hommes acceptent de regarder en face la réalité d’aujourd’hui. Ils constatent que leurs sorts sont liés ; que lorsque la cloche sonne, quelque part sur la terre, à Kaboul ou à Santiago, le glas concerne chacun de nous, où qu’il soit ; que le recours à la violence est devenu à la fois meurtrier pour celui qui en est victime et suicidaire pour celui qui y a recours. Ils admettent alors que de nouvelles méthodes doivent être mises au point pour résoudre les inévitables conflits.
32Comment faire pour que l’histoire humaine s’oriente vers cette seconde voie ?
33D’abord accélérer la prise de conscience de la réalité. Nous sommes tentés de nous réfugier dans les satisfactions que procurent nos activités étroitement locales : le mathématicien ajoute un terme à son équation, le chimiste met au point un nouveau produit, l’historien précise la date d’un lointain événement,... et ils ne prêtent pas attention au sol qui s’effondre sous eux pendant qu’ils travaillent ou qu’ils rêvent. Là est sans doute la grande responsabilité des « clercs » d’aujourd’hui, s’ils ne veulent pas être accusés de trahison : faire entendre le cri qui réveillera leurs contemporains.
34Ensuite entraîner une adhésion générale à une définition de l’homme. Tant que des hommes pourront être méprisés et rejetés vers des destins médiocres, au nom de la couleur de leur peau, de la forme de leur nez, ou du niveau de leur QI, c’est le sort de tous qui sera en péril. Indépendamment de toutes les opinions, de toutes les croyances, de toutes les options, il doit être possible de dégager un tronc commun des diverses définitions de l’homme. C’est pour avancer vers cet objectif que nous nous sommes réunis, durant deux jours, dans un village alpin avec une ambition sans limite : participer à l’invention de l’homme.
Notes de bas de page
1 Texte repris de A. Jacquard, in Cinq milliards d’hommes dans un vaisseau, Seuil, 1987.
Auteur
Généticien, directeur de l’Institut national d’études démographiques, Paris ; professeur, Département d’anthropologie, Université de Genève.
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