Albert Meister — Un ancêtre de l’avenir
p. 55-60
Texte intégral
1Relire Albert Meister aujourd’hui est comme plonger dans une source d’eau fraîche en plein désert. Ses paroles parfois sonnent comme des propos venus d’une autre planète. Le prophétique ouvrage — quatre cents pages serrées d’enquêtes minutieuses, d’analyses, d’intuitions fulgurantes — sur l’autogestion en Yougoslavie qui l’a fait connaître, à l’âge de trente-six ans, en 1964, se termine par ces mots : « Sacrifices actuels... l’austérité semble être le propre de tous les projets socialistes à leur origine... (mais) l’accord profond avec le projet donne une signification nouvelle aux travaux les plus humbles. Travailler pour la société ou pour le groupe qui l’incarne, militer, participer constituent déjà des récompenses en elles-mêmes... Responsabilité sociale, altruisme, militantisme, tous ces termes élaborent une morale socialiste. »
2Ce Jurassien têtu, intraitable, au caractère difficile, chaleureux, passionné et souvent contradictoire, incarnait cette morale dans chaque geste de sa journée. A la tête de la petite, mais influente revue qu’il avait créée en 1958 (International Review of community development), dans son enseignement à l’Ecole des Hautes Etudes, dans ses livres, il affirmait la primauté des valeurs nouvelles qu’il voyait naître parmi les hommes en lutte.
3Au sein de la haute intelligentsia parisienne — si avare de compliments, si attachée aux modes changeantes, si superficiellement mondaine souvent — le Suisse, discret, solitaire, jouissait d’un prestige curieux, d’une timide admiration. Je me souviens des séances de rédaction houleuses de la revue Esprit, au fin fond de l’arrière-cour des Editions du Seuil, à la rue Jacob, Meister n’y était jamais très loquace. Mais parfois en sortant, il déposait sur la table de Jean-Marie Domenach un texte, une note. Et immanquablement le lendemain matin Domenach téléphonait aux amis : « je viens de lire le papier de Meister... il faut changer d’urgence la table des matières du prochain numéro... il faut publier tout de suite ce papier ».
4L’association entre Domenach (directeur de la revue Esprit et responsable d’une prestigieuse collection au Seuil où parurent les grands livres de Meister) et ce Jurassien était une association entre deux passions identiques : ... dire le vrai, dénoncer la léthargique domination d’un marxisme orthodoxe, rendre compte des errances, tentatives et victoires obscures d’une révolution socialiste émiettée et dont nous, tous, attendions l’avènement en Europe. Je persiste à croire que la mort de ce théoricien exceptionnel — précédant celle de Poulantzas — constituait pour le mouvement d’émancipation populaire sur notre continent (et probablement aussi dans le Tiers Monde) une perte irréparable.
5Plus d’une décennie plus tard où en sommes-nous ? Nulle part. Ou plus précisément : dans les bas fossés de l’Histoire. Selon toute apparence Meister, Poulantzas, Buchanan, Debray et tant d’intellectuels à la raison analytique aiguisée comme la lame d’un couteau, à l’espoir prophétique, aux convictions rayonnantes, ont perdu la bataille. Leurs ennemis de toujours gouvernent aujourd’hui la planète. Le nouvel ordre colonial mondial qui se met en place actuellement opère en plus de sa violence structurelle première, avant tout par l’image, le symbole, un système idéologique totalisant que l’Ecole de Francfort appelle : La rationalité marchande1.
6Cette stratégie de l’acculturation violente, de la domination culturelle, économique, politique, qu’exercent le capital monopolistique multinational et son auxiliaire privilégié : la raison d’Etat de l’Etat industriel du centre, à l’encontre des peuples de la périphérie, produit des conséquences dramatiques.
7En Amérique latine, en Asie, en Afrique, l’aire des bidonvilles et des barbelés s’étend à l’infini. Des peuples entiers aujourd’hui disparaissent dans la nuit. En Ethiopie, la famine de 1983 à 1985 a fait probablement deux millions de morts. Pour celle qui commence en cette fin 1988, l’UNICEF prévoit des victimes « inévitables », d’environ un million d’hommes, de femmes et surtout d’enfants. Et encore : l’UNICEF n’a publié des relevés que dans deux provinces : Wollo et Tigré.
8Cent cinquante-trois personnes naissent par minute, 220 000 par jour, 80 millions par an. En 1988, notre planète compte un peu plus de 5 milliards d’habitants, elle en comptera 7 milliards en l’an 2010, 8 en 2022. Presque 80 % des bébés qui débarquent chaque jour sur terre naissent dans un pays du Tiers Monde. La plupart d’entre eux sont des crucifiés de naissance.
9D’immenses richesses — culturelles, symboliques, artistiques — sont produites par les peuples du Tiers Monde. Beaucoup de civilisations les plus flamboyantes, les plus riches de l’humanité ont été conçues, sont nées et ont grandi en marge des sociétés industrielles. Or, avec les peuples qui meurent, la rationalité marchande qui s’étend, des pans entiers, essentiels de notre mémoire collective se délabrent, tombent en poussière. Au fur et à mesure qu’avance le siècle, la terre ne perd pas seulement ses forêts, ses sources d’eau vive, ses plantes, son air respirable, ses cycles de saisons, sa faune, ses oiseaux, ses pluies. Avec les civilisations qui meurent elle perd aussi son âme.
10Pour comprendre existentiellement quelle est aujourd’hui la situation de nombreux peuples du Tiers Monde, une analyse chiffrée n’est pas suffisante. Elle ne permet pas de saisir dans leur réalité des vies dont seul le regard de la compassion, de l’amour et de la révolte peut rendre compte. Je reproduis ci-après des extraits d’une lettre que la responsable de Terre des Hommes au Pérou, Fernande Blanc, envoie aux parrains européens des enfants dont elle assume la garde :
11Est-il nécessaire de vous dire que la situation générale du Pérou est dramatique ? Les mamans affaiblies et menues que nous secourons cachent sous des haillons des bébés gris et ridés, aux yeux immenses et hébétés, à l’odeur nauséabonde. Presque honteuses de nous les présenter dans un tel état, elles sont pathétiques et pitoyables. Dans les immenses ghettos de misère qui ceinturent Lima, la race des bébés potelés et faisant des risettes semble avoir disparu, remplacée par de vilains E. T. au regard insoutenable. Pour nous — qui n’avons jamais manqué de rien et souvent joui du superflu — peut-on imaginer l’existence de ceux qui n’ont pas de travail, pas de documents d’identité, pas d’eau, pas de pain, pas de langes, pas de jouets, pas de cahiers d’école, pas de matelas ? Les mots, du reste, d’année en année se vident de leur sens : « case », « pièce », « lit », « ustensiles de cuisine », etc., ne sont plus propres à désigner ce qui ne tiendrait pas lieu de niche à un chien, inesthétique et insalubre ; le nombre de « pièces » que l’on devine à l’intérieur des cases obscures ne sont que de dérisoires séparations de vieux tissus ou plastique, ne protégeant pas la « privacité » ; le « lit » est un recoin délimité par des briques pompant l’humidité du sol, et quelques haillons remplacent sommier, matelas et couverture ; 6, 7, 8 personnes s’y couchent ; la plupart des gosses y font pipi, à cause du froid, des problèmes affectifs, de la promiscuité ; le mobilier, la vaisselle, il n’y en a presque pas : un vieux réchaud tout proche de la paroi de paille, une petite casserole, un tabouret, une tasse, une cuillère ; de quoi manger, à tour de rôle, le cas échéant...
12Je suis entrée dans plusieurs masures de nos cas sociaux. J’ai vu la Señora Cléofé, les doigts recourbés et rougis par l’arthrite déformante, lessiveuse occasionnelle, qui s’inquiète parce que sa fillette, 11 ans, s’évanouit. La Señora Petronilla, tuberculeuse (hémoptysie), souffrant d’hémorragies vaginales malgré une opération récente dans un hôpital de bienfaisance où elle est restée trois jours assise sur une chaise, sans recevoir de nourriture, parce qu’elle devait quitter l’hôpital, mais n’avait pas d’argent pour payer les frais d’opération. J’ai vu la petite Maria, 4 ans, dont les cheveux tombent par touffes...
13La faim est partout, maladie qui fait mal, au début, comme une bête qui ronge à l’intérieur, mais à laquelle on finit par s’habituer à mesure que les forces diminuent et que l’anémie empêche de réaliser l’ampleur du désastre.2
14Le baron de la Brède de Montesquieu, qui n’était pas un révolutionnaire ni même un démocrate mais qui, impuissant, assistait aux premiers ravages de l’impérialisme espagnol aux Amériques, écrit : « Ceux qui disent qu’une fatalité aveugle produit tous les effets que nous voyons dans le monde disent une grande bêtise. Car quelle plus grande absurdité qu’une fatalité aveugle produite par des êtres intelligents ? »3
15En cette fin du xxe siècle, en Occident la bêtise est au pouvoir : les hécatombes de la faim, les désastres de la sécheresse cyclique, le continuel sous-développement de tant d’économies périphériques, les chutes répétées des prix des matières premières, les mères tuberculeuses, les bébés rachitiques, ridés comme des vieillards, les familles éclatées, les pleurs, la bilharziose, le Kwashiorkor, les guerres entre voisins exangues, la prostitution massive et l’abandon d’enfants, le chômage permanent, les océans de bidonvilles qui s’étendent en Amérique latine, en Asie, en Afrique ? Evénements regrettables, mais hélas, difficilement évitables. Evénements si complexes que l’on n’arrive pas à les expliquer...
Des pauvres, des misérables il y en a toujours eu.
Oui, Monsieur. La fatalité, je vous dis.
16En Occident, aujourd’hui, le fond de l’air est glacé. La barbarie nouvelle est arrivée. Avec son imbécile exaltation de la réussite individuelle, de la compétition brutale, célébrant comme une victoire de l’esprit l’écrasement du faible par le fort, le refus triomphant de toute forme de solidarité. Soyez calculateurs et pragmatiques. Le riche a raison, le pauvre a tort. Un vice secret explique sûrement sa pauvreté. La pensée de la totalité ? Une vieille lune. Tout juste bonne pour meubler les loisirs de quelques gauchistes attardés. Une pensée critique ? Vous n’y pensez pas. La pensée doit être performante. Donc fonctionnelle. Pour l’homme instrumentalisé par la rationalité marchande, il n’existe plus qu’une unique pensée « juste » : la raison instrumentale, justement. Et d’ailleurs l’instrumentalité est le vrai sujet de l’Histoire.
17Le Tiers Monde n’intéresse plus que quelques groupuscules d’hommes et de femmes lucides et obstinés. La grande presse ? Elle se drape dans son « réalisme » : « nous avons été tellement trompés. Vos peuples en lutte, souffrants, résistants ? On a compris : au bout de chaque insurrection il y a un Pol Pot qui attend, tapi dans l’ombre. Perversions nécessaires, programmées de toute éternité, lente dérive de chacun des grands mouvements de libération nationale »... Les dignes exégètes, commentateurs, éditorialistes de la presse ne font pas dans le détail.
18Même réaction dans la plupart des grandes maisons d’éditions : vous apportez un manuscrit à des directeurs à qui vous lient de longues années de travail commun. Leur première question angoissée, ironique : « Ce n’est au moins pas un nouveau livre sur le Tiers Monde ? »
19Dans Qu’est-ce que la littérature ? Jean-Paul Sartre écrit : « Pour nous, montrer le monde, c’est toujours le dévoiler dans les perspectives de son changement possible »4. Un ordre du monde qui donne comme naturels, universels, nécessaires, la richesse rapidement croissante de quelques-uns et le dépérissement continu du plus grand nombre, où les libertés fondamentales, le relatif bien-être, les droits civiques des démocraties industrielles sont payés par la misère, le sang, l’exploitation d’anonymes multitudes de travailleurs du Tiers Monde, est un ordre inacceptable. Il faut le changer radicalement.
20En 1661, pendant son séjour au Rijnsburg, Spinoza note : « Les idées fausses et inadéquates s’enchaînent les unes aux autres, aussi nécessairement que les idées justes et adéquates »5. Détruire la logique apparemment contraignante de la rationalité marchande, montrer qui elle sert et comment elle sert ceux qu’elle sert, constitua, toute sa vie durant, la première et la plus contraignante exigence de Meister.
21L’écrivain nous laisse une œuvre vivante. L’homme, l’exemple d’une pudeur bienfaisante, d’une existence quotidienne rayonnante et d’une amitié dont la mort n’a point effacé le souvenir. Que dirait-il aujourd’hui de tant de batailles perdues, de cet horizon bouché, sans espoir apparent pour les socialistes libertaires ? Je l’entends au-delà des tombes, des défaites, et des ans : « L’essentiel est d’identifier l’ennemi, de connaître l’horizon, de deviner à chaque pas nouveau notre chemin, de faire confiance à l’Histoire, c’est-à-dire à l’action des peuples, à leur force finalement irrésistible. »
22Nicolas Guillen disait du Che : « les révolutionnaires ne meurent jamais. Ils sont comme des étoiles. Leur lumière nous illumine après qu’ils aient disparu. » La même chose est vraie pour Meister.
23A lui s’applique le jugement de cet autre grand Cubain, Alejo Carpentier : « Ils (les intellectuels et combattants au service des peuples) sont les veilleurs de nuit, les ancêtres de l’avenir. »
Notes de bas de page
1 Max Horkheimer, Kritische Theorie, Ed, Fischer, Francfort, 1968, vol. II, pp. 310 ss.
2 Lettre datée de décembre 1987, signée Fernande Blanc, Tierra de los Hombres, Hermilio Valdizan 652, Jésus Maria, Lima 11.
3 Montesquieu, L’Esprit des lois, vol. I, Ed. Garnier-Flammarion, 1979, p. 123.
4 Editions Gallimard, Collection Idées, n° 58.
5 Spinoza, L’Ethique, traduction Charles Appulin, Œuvres, vol. III, Editions Garnier-Flammarion, 1965.
Auteur
Professeur, Département de sociologie, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève ; Institut universitaire d’études du développement, Genève.
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