Une passion de la transcendance
p. 43-53
Texte intégral
1Comme pour toutes les œuvres réussies — c’est-à-dire pour celles qui, par-delà la disparition de leurs auteurs, vivent en continuant à inspirer d’autres recherches — le legs d’Albert Meister permet plusieurs interprétations possibles.
2L’interprétation que je propose ici part de l’idée qu’il est important pour cet auteur de faire dialoguer ses recherches proprement sociologiques avec ses écrits dissidents1. Une telle confrontation permettra, je crois, de mettre tout d’abord en relief qu’il nous a légué une œuvre très diverse au point d’en paraître éclatée2 et qui tend à échapper aux synthèses académiques superficielles. Cette œuvre est aussi traversée — parfois souterrainement, d’autres fois avec impudence — par une volonté d’ironie et de dérision à l’égard de soi-même surtout ; ce qui lui donne un ton pathétique, ton qui m’a souvent bouleversé. C’est pourquoi les lectures et les rencontres avec Albert Meister constituent pour moi autant de stations d’une passion que la mort n’a pas réussi à apaiser. Comme telle, elle trace un cheminement que je vais essayer de suivre pour saisir ce qui pourrait être le sens caché qui hantait Meister.
3D’emblée un aveu, je ne traiterai pas ici de la « pensée » d’Albert Meister comme s’il existait un système élaboré d’idées philosophiques qui fonderait en leur préexistant ses recherches sociologiques ; ceci serait d’autant plus absurde que Meister n’a pas eu, semble-t-il, la moindre formation philosophique et aucun intérêt pour ce qu’il considérait comme du « fatras » idéologique3 ! J’ai donc pris le parti risqué de relever les traces de ce qui m’apparaît relever d’une quête, pour m’approcher d’un sens ultime (?) qui transcende tout ce qu’il disait, faisait, écrivait et pour finir ébauchait à coups de pinceau subtil (voir dessins dans ce Cahier). La « pensée » d’Albert Meister ne ressemble pas à un système conceptuel à prétention explicative ; elle se déroule selon un enchaînement de thèmes moteurs qui constitue le fil conducteur d’une recherche fondamentale ; thèmes qui ont inspiré, orienté et pour finir dépassé la partie achevée de son œuvre vers un sens ultime inachevé parce que toujours ouvert.
4Pour mon propos, nécessairement bref, je distinguerai trois stations essentielles dans ce cheminement passionné :
5La transgression comme principe méthodologique
6La menace du « transnational »
7La transcendance comme principe créateur
La transgression comme principe méthodologique
8Dans la perspective où je me suis placé, il est d’autant plus difficile de dissocier ma quête du destin singulier de cet ami qu’elle trouve son origine dans mes étonnements, pour ne pas dire mes stupéfactions parfois indignées, qui ont accompagné nos rencontres tout d’abord en Amérique latine, puis en Europe. En effet, ce collègue — agréable et bon vivant par ailleurs — m’a toujours surpris par la fulgurance de ses observations critiques qui transperçaient les apparences les plus solides ou les réputations les mieux établies. Mais aussi par ses attitudes de provocation verbale véhiculée par une redoutable et parfois cruelle ironie qu’il adoptait aussi systématiquement que « pédagogiquement »4 — en particulier à l’égard des étudiants qui s’obstinaient à ergoter ou à défendre de trop vagues « bonnes idées ». Ce qui apparaissait aussi dans sa correspondance et surtout dans quelques polémiques. Bref, à l’instar de son double « Gustave Affeulpin », il pratiquait « comme hobby : le tir au canon »5.
9En repensant à quelques-uns de ces événements, je suppose qu’ils ne relevaient pas fondamentalement d’une agressivité mal contrôlée, ni d’une hérédité jurassienne hypothétique (et je suis bien placé pour en savoir quelque chose), mais d’une volonté irrésistible de renverser tous les obstacles, d’ébranler toutes les palissades, de transgresser toutes les limites édifiées par l’habitude, l’arbitraire, la tromperie et l’imbécilité des hommes. Cette transgression comme refus des limites inacceptables a peut-être un fondement essentiel ; elle pourrait même avoir des racines profondes dans son psychisme ; pour moi, elle correspond à une véritable hypostase de l’esprit hypercritique de la modernité si prisée dans les milieux sociologiques6. On en trouvera de remarquables manifestations dans les bilans féroces qu’Albert Meister dressa du Système mexicain (1971) et de l’expérience péruvienne dans l’Autogestion en uniforme (1981). Pour l’instant, il me semble important de souligner que dans cette transgression violente mais voulue s’exprimait une passion certes coûteuse, pour tenter d’aller au-delà des impostures politiques, des ingénuités idéologiques — ce qu’il appelait « le tribut verbal »7 des prêches mystificateurs afin de rechercher dans le creux des choses et des autres — sans oublier soi-même — non pas la futilité du néant, mais l’ultime recours qui permet d’y croire malgré tout. Les violences d’Albert Meister étaient autant d’éclairs, aussi douloureux pour lui que pour les autres, qui devaient permettre de jeter une clarté même fugace sur une autre réalité.
10Et puisque j’ai affirmé que cette transgression était un principe méthodologique, je vais prétendre qu’elle s’exprime aussi à l’égard de ce qui constitue l’axe le plus construit de son œuvre : la sociologie. Preuve en soit son besoin, de plus en plus affirmé dans ses dernières dix années, de transgresser les champs et les méthodes de sa propre discipline jusqu’au point d’écrire — il est vrai sous un pseudonyme — une des plus remarquables et, en tous les cas, une des plus drôles utopies contemporaines. Je ne veux pas dire par-là qu’il ait rejeté la sociologie ou qu’il en serait venu à renier ses œuvres antérieures ; mais, dans sa passion totale il a vu autrement ce qu’il avait fait et ce qu’il continuait d’ailleurs à faire fort bien.
11En voici un autre exemple qui me touche de très près puisque c’est le seul ouvrage « pédagogique » qu’il ait écrit. En 1973, l’UNESCO le charge d’examiner les premiers résultats de son Programme Mondial d’Alphabétisation Fonctionnelle (PMAF). Dans son rapport Alphabétisation & Développement, Albert Meister met tout de suite en cause les objectifs de cette intervention massive en montrant qu’ils occultent souvent les raisons réelles de ces interventions, qu’ils s’appuient sur des indicateurs très fragiles ; et surtout qu’ils renvoient à des postulats qui ne sont que des agrégats d’intentions, eux-mêmes liés à des modèles contradictoires de croissance économique, d’organisation, d’organisation sociale ou d’animation politique. La relative popularité de ce programme semble être surtout la conséquence de son impact sur l’imaginaire collectif et... de ses coûts très bas. L’hypothèse de base du PMAF, à savoir que l’alphabétisation pourrait rapidement et immédiatement contribuer à un décollage économique se révèle aussi hasardeuse qu’incontrôlable. En revanche, A. Meister montre que dans l’ensemble des intentions mis en œuvre dans cette alphabétisation, il peut exister certains objectifs qui, bien que sous-estimés par les éducateurs auront à long terme et de façon inattendue des répercussions imprévues. Meister les identifie comme des retombées8 pouvant modifier l’imaginaire social et collectif de façon inattendue et donner de toutes nouvelles dimensions aux changements socio-économiques9.
12Une telle méthode de transgression ne peut se contenter, comme le souhaitait et le prêchait l’UNESCO, d’interpréter interdisciplinairement — c’est-à-dire dans une perspective de causalité linéaire — l’alphabétisation en fonction par exemple d’un projet économique de développement10. Elle se propose de l’appréhender transdisciplinairement comme un facteur dynamique qui peut avoir des effets multiples et surtout inespérés sur une totalité que A. Meister appelle une situation concrète et qu’il définit et classe selon un ensemble de paramètres. Bref, il y a toujours plus et autre chose que ce que prévoyaient les éducateurs.
13Heureusement d’ailleurs !
14La même perspective méthodologique — qui renvoie toujours la partie, objet de recherche, à une totalité en mouvance — se retrouve dans les œuvres sociologiques que Meister consacre à la même époque à la participation provoquée. Ici la transgression se manifeste tout d’abord par une inversion de la problématique. La question fondamentale n’est plus tellement de qualifier ou de mesurer la participation populaire au développement et aux institutions qui prennent les décisions. Il faut s’interroger sur les faits troublants de la persistance de l’inertie sociale, de l’étonnante passivité telle qu’elle transparaît dans le silence et de la souffrance muette de ces populations vouées depuis des siècles à subir les changements provoqués par les « autres »11. En d’autres termes, pourquoi faut-il des interventions provoquées sinon pour suppléer à une absence — surtout apparente — de participation spontanée ? Dans ses dossiers sur le Mexique, et sur le Pérou, comme dans son ouvrage plus synthétique de 1978, A. Meister récuse toutes les explications qui reposent uniquement sur l’héritage historique et collectif, sur le « retard » économico-social ou sur l’incapacité culturelle de ces populations. Pour lui, l’explication se trouverait plutôt dans le rejet et même le sabotage de ces systèmes de participation par les populations soi-disant intéressées. Celles-ci percevraient et prendraient peu à peu conscience que ladite participation provoquée n’est que la mouture moderne et technifiée d’une « administration d’encadrement » des populations ou d’une « gestion manipulée » des ressources humaines dont on a peur qu’elles puissent un jour accéder au pouvoir ou même s’en emparer. Il s’agit d’un ensemble de techniques de mobilisation et parfois de répression qui remplit le rôle d’une courroie de transmission entre le pouvoir éclairé et le « peuple » car « il vaut mieux faire la révolution avant que le peuple ne la fasse »12.
15Cette thématique est importante parce qu’elle annonce, sur la base d’enquêtes empiriques, l’interprétation globale que A. Meister en donnera dans son maître livre : L’Inflation créatrice.
La menace du « transnational »
16Avec L’Inflation créatrice, Albert Meister est allé jusqu’au A bout de ses perplexités face au développement actuel de nos sociétés. En effet une des conséquences paradoxales des efforts contemporains pour interpréter notre situation postindustrielle dans toute sa complexité et en tenant compte du mouvement perpétuel de ses changements est de ne plus pouvoir dégager une finalité globale commune sinon sous la forme d’un « système qui amoindrit les hommes ». Tout se passe comme si le refus de fonder le sens de notre monde sur une transcendance avait pu certes libérer de nouvelles énergies. Ce qui était gaspillé pour atteindre un ciel bien hypothétique peut être maintenant mobilisé pour construire et organiser une cité pour les hommes — fût-ce au-dessous de Beaubourg ! Et pourtant la conquête de cette nouvelle dimension horizontale a un prix élevé. En rejetant toutes les formes de transcendance et en mobilisant tout le fantastique potentiel social dans le dynamisme de la société moderne, ne plonge-t-on pas la tête en avant sans plus très bien savoir vers quoi nous nous avançons ? Ceci est d’autant plus dramatique que Meister ne discerne aucune « marche vers le Progrès » dans une Histoire qui n’est plus porteuse d’un projet d’émancipation du genre humain.
17Sans doute le développement de l’épistémologie des sciences humaines permet de dépasser le niveau d’une appréhension multidisciplinaire et même interdisciplinaire pour envisager une transdisciplinarité qui « nous situerait à l’intérieur d’un système total sans frontières stables »13. Il n’en reste pas moins que pour beaucoup l’idée même de ce système total entraîne des conceptions pessimistes et suggère une vision sceptique du destin de l’humanité. Après tout, la mise en place de ce système n’inclut-elle pas fatalement l’asservissement à l’Histoire officielle, l’orientation unidimensionnelle d’une action technocratique, le développement inflationnaire des institutions et leur transformation dans de formidables bureaucraties etc. ? Bref, autant de réalités — et de fantasmes — qui induisent de nombreux contemporains à ne plus croire qu’à leur seule impuissance et à sombrer dans le désespoir d’un non possumus.
18C’est ce rapport conflictuel entre une orientation épistémologique qui vise la transdisciplinarité et la nécessité de redécouvrir absolument une pratique possible réalisant l’émancipation, qui constitue pour moi l’enjeu fondamental de ce chef-d’œuvre d’Albert Meister14.
19Tout d’abord, il y manifeste comme jamais sa passion de la transgression en dépassant, dès le départ, une analyse inter-ou multi-disciplinaire de l’inflation qui ne considérerait que les aspects « sociologiques » ou n’envisagerait que les répercussions « sociales » d’un phénomène qui resterait essentiellement défini comme un objet de l’économie. Au contraire, il la définit comme « la manifestation dans l’ordre économique du changement dans les structures de nos sociétés ainsi d’ailleurs que l’instrument facilitant ces changements »15, s’appropriant ainsi un objet qui avait été jusqu’ici la chasse gardée des économistes. Il est par conséquent obligé de se lancer dans une tentative transdisciplinaire afin de saisir l’inflation dans son unité profonde et avec toutes ses implications pour l’ensemble de la société. C’est alors qu’il commet une deuxième transgression qui touche à la signification de son nouvel objet : cette inflation apparaît comme créatrice. Alors que pour la plupart des économistes — et politiciens — elle est l’indicateur d’un désordre fâcheux et la conséquence néfaste d’une mauvaise politique, elle manifeste pour Albert Meister le pouvoir d’un système en perpétuel dépassement et en constante reconstruction. Grâce à elle « le système possède sa propre logique, indépendante de la volonté et des intentions des hommes et de leurs groupements et qui leur échappe en partie (...) ».
20L’analyse transdisciplinaire de l’inflation qu’il développe ensuite en souligne les multiples dimensions. Il faut tout d’abord l’interpréter comme une inflation de croissance. Celle-ci permet d’établir « des liens entre les firmes multinationales et les administrations nationales (et parfois les partenaires sociaux et les organisations) ; bref, une trame invisible d’accords d’intégration et d’exclusion que j’appelle le système transnational »16. Ensuite l’inflation est un outil de régulation qu’utilisent nos sociétés complexes pour introduire et développer une adaptation systématique aux changements. Grâce à elles, les sociétés répondent aux changements en se modifiant mais dans leur continuité. Ce qui est possible en particulier en utilisant les rapports d’entente et de connivence qui se sont établis entre les appareils d’Etat, les institutions du système transnational et aussi les groupes d’usagers et de consommateurs de plus en plus organisés et participants.
21Parfois cette inflation de régulation s’emballe. Elle prend alors les formes d’une inflation d’endiguement. En particulier lorsqu’il devient nécessaire de recourir à des mesures de replâtrage qui soutiennent le statu quo afin d’éviter des solutions trop radicales qui entraîneraient des conflits que le système craint de gérer. Néanmoins cette inflation a la fragilité du bricolage puisqu’elle ne fait que renvoyer les décisions de fond, trop dangereuses à assumer ou à affronter politiquement. Il n’en reste pas moins que malgré leurs aspects fragiles et provisoires, ces mesures sont impressionnantes dans leur démonstration de la formidable capacité de l’inflation à assurer la survie dynamique de ces sociétés. Et par là nous touchons l’aspect peut-être le plus surprenant de l’analyse de Meister : le pouvoir créateur de l’inflation.
22En effet, dans une ultime perspective, l’inflation dévoile tout son potentiel créateur17. Elle peut créer de nouveaux rapports sociaux et de nouvelles formes d’intégration sociale comme par exemple la fête qui, d’exceptionnelle, devient permanente. Elle peut engendrer une culture populaire qui se multiplie et se diversifie en produisant les illusions « qui font passer tout le reste ». Elle devient le principe dynamique et insufflant des techniques des « ingénieurs sociaux » dont les interventions colmatent les brèches et les failles. Ce potentiel créateur s’exprime aussi dans la vie économique où l’on « privatise » afin de rendre chacun propriétaire et où les associations de consommateurs servent en dernier ressort « à en avoir plus pour son argent ». Dans la vie quotidienne du travail, c’est la multiplication de métiers parallèles et d’institutions fugaces mais efficaces qui aident à se débrouiller dans le système sans jamais le remettre en question. « Bref, la solidité du système repose sur le consensus à l’endroit de quelques valeurs fondamentales, mais il se nourrit et se justifie constamment de conflits et de tensions indépendants de l’accord sur le fond. Le secret de l’intégration moderne... est précisément la vivacité du désaccord sur la toile de fond consensuelle »18.
La transcendance comme principe créateur
23Ce sous-titre peut sembler à première vue saugrenu puisque l’analyse de L’Inflation créatrice d’A. Meister a justement montré que le système transnational trouve en lui-même sa légitimité et refuse toute transcendance puisque « sera légitime, ce qui fonctionne et ce qui réussit ; le succès crée la norme »19.
24Cette platitude systémique n’est pas seulement une vue de l’esprit, mais corrompt profondément les rapports entre les représentations de la réalité et les modes d’actions. Il est significatif que pour Albert Meister la catégorie du « trans » qui met en relief le pouvoir créateur de l’inflation ne prend forme qu’au travers des seules potentialités de l’immanence. Le « transnational » est capable de susciter de nouvelles formes sociales et culturelles ; il est porteur de potentialités indéfinies de développement économique et politique ; il renouvelle et multiplie sans cesse les institutions les plus diverses. Néanmoins toute cette potentialité active et envahissante se révèle pour finir une (vaine) agitation qui rappelle la danse désespérée autour du vide ou d’un « perpetuum mobile » déboussolé. Rien : ni linéarité du développement, ni marche vers un Progrès ne laissent supposer que cette agitation pourrait déboucher sur un projet porteur de significations satisfaisantes. Ce qu’il a gagné méthodologiquement, il l’a perdu au fond de lui-même. C’est pourquoi la transdisciplinarité qui permet méthodologiquement de globaliser les problématiques et de leur apporter des solutions intellectuelles collectives n’arrive jamais existentiellement à rompre « l’encerclement technocratique, à ouvrir des brèches à travers lesquelles il serait possible de construire un sens à une histoire ». D’ailleurs, cela en vaudrait-il la peine puisqu’il est quasiment certain qu’elle n’en a jamais eu ? Preuve en soit je crois, l’absence de toute référence à l’héritage utopique, ou au rôle créateur et subversif de l’imaginaire, ou encore à l’hypothèse de la construction possible d’un système ouvert au futur.
25Si c’est évident... chez l’auteur Albert Meister20 ; ce n’est plus du tout certain chez l’un de ses « alter ego » Gustave Affeulpin ! Or, en nous référant ainsi pour une partie essentielle de notre interprétation à ce qui a été publié sous des pseudonymes, nous prenons des risques considérables. Tout d’abord, la pseudonymie d’Albert Meister renvoie aussi bien à son goût viscéral pour la (grosse) farce et pour l’humour décapant à l’usage des cuistres qu’elle est une façon subtile de dire autre chose avec pudeur et discrétion. Sous un, sous plusieurs masques. C’est une forme de pirouette où Albert Meister comme un fakir prend différentes formes possibles parmi lesquelles bien malin sera celui qui saura dire quelle est la bonne. Ou encore, c’est une façon plaisante (encore une) de nous pousser à ergoter, discuter et disputailler à l’infini de ce qu’il voulait bien vouloir dire...
26Ensuite, les écrits publiés de façon posthume par ses intimes à Paris en 1982, comme La Soi-disant utopie du Centre Beaubourg, sont des textes complexes. Le recueil comprend des articles, des photographies et surtout d’admirables dessins. Il est probable qu’il s’agit là d’un choix dont nous regrettons que la totalité surtout picturale n’ait pas encore été rendue publique. Les dessins que nous avons choisis pour le reproduire dans ce Cahier indiquent bien, nous semble-t-il, l’étonnant cheminement intérieur vers lequel s’était engagé Meister peut-être sous l’influence de cet art tellement initiatique du dessin au pinceau. Il s’en dégage une grâce — une qualité assez rare dans les écrits de cet auteur — animant un mouvement qui enlève le joueur vers un but à atteindre sans qu’il ne s’élève pour autant dans les airs vers quelque transcendance fumeuse, tout en se dégageant de la lourdeur de notre terre. Une figure exceptionnelle de la grâce qui donne l’énergie nécessaire pour rester avec aisance ouvert à un monde à venir. Dans la Soi-disant utopie, la forme littéraire elle aussi éclate. C’est un véritable recueil d’exercices de style et d’écriture. De façon plus audacieuse, ce qui a l’apparence d’un journal de bord d’un certain Gustave Affeulpin, génial inventeur dans tous les domaines, s’ouvre peu à peu sur un infini radical dans l’effilochement de ce qui constitue la trame fondamentale d’un livre : la table des matières, les indices et surtout la pagination. Cette dernière, non seulement est un merveilleux prétexte pour toute sorte de calembours, mais elle disparaît pour finir dans l’inconnu chronologique. La difficulté de l’interprétation commence cependant dès le titre. Alors que dans le « corpus » des œuvres utopiques, celle-ci trouve tout naturellement sa place et je dirais même une place privilégiée dans la production contemporaine, néanmoins elle est qualifiée de « soi-disant » utopie. Peut-être parce que l’auteur veut bien marquer la distance avec les œuvres utopiques « classiques » qui décrivent une réalisation certes imaginaire mais réelle comme chez Thomas More ou Campanella. Peut-être aussi pour se distinguer des dystopies modernes — c’est-à-dire de ces utopies pessimistes qui développent l’échec absolu d’un principe généreux — comme 1984 de George Orwell. En effet l’aventure qu’évoque Gustave Affeulpin n’est ni achevée, ni parfaite et certainement pas triste. Son témoignage ne se termine-t-il pas sur un clin d’œil une fois encore :
« au reste, on m’appelle pour goûter les confitures »21
27Pour en rester à l’univers de référence des utopies, cette œuvre appartient à un genre assez particulier des utopies : celle des villes souterraines. Ce genre trouve sa source dans un mythe très ancien, celui des mondes à l’envers, c’est-à-dire de ceux où les fous vivent la vérité, où la folie est la sagesse, etc.. Pour ce faire, il est indispensable de renverser la réalité, parfois la tête en bas. Or l’utopie — la vraie, hélas — du Centre Beaubourg existe. Et combien de fois Meister m’a fait visiter ce chantier sordide et grotesque. C’est elle qui trône en haut, visible, phare clignotant de la culture officielle. Face à cette caricature réussie, il ne reste plus qu’à s’enterrer. A faire un trou énorme. A inviter tous ceux qui veulent créer à vivre en bas dans la « soi-disant » utopie. « Soi-disant » pour les autres, ceux d’en haut. Réelle pour les autres, ceux d’en bas.
28La lecture de cette perspective de la Soi-disant Utopie du Centre Beaubourg me permet d’étayer quelques soupçons que la lecture de L’Inflation créatrice avaient suscités. La transcendance aplatie et vide de sens à laquelle se réfère Meister renvoie à une conception traditionnelle de celle-ci : située au-delà, dans un ailleurs qui échappe aux vicissitudes du temps, dans une réalité vivante qui fonde et nourrit nos projets. Mais n’y aurait-il pas une autre tradition — d’ailleurs théologique — qui situe la transcendance au plus profond de nous-mêmes lorsque dans un effort de dépouillement et de négativité systématiques on retrouve ce qui constitue le principe de nos espoirs : l’espérance ? Ce qu’E. Bloch appelait « cette arme majeure de l’avocat des causes alternatives » dans son Experimentum Mundi22 ? C’est pourquoi il est significatif que cette aventure est imaginée comme une descente au-dessous du Centre Beaubourg. C’est de là en bas qu’Affeulpin souhaite porter témoignage d’un travail personnel et collectif qui oppose fréquemment le faire au dire23 et qui porte essentiellement sur les participants afin qu’ils deviennent autres. « Etre autre », c’est bien sûr se dépouiller de tous les oripeaux de la société de consommation transnationale, mais c’est aussi découvrir peu à peu tout ce qui était resté embryonnaire, tout ce qui pourrait maintenant émerger, tout ce qui sera porteur d’avenir.
Notes de bas de page
1 J’inclus dans cette catégorie Alphabétisation et Développement, Ed. Anthropos, Paris 1973, écrit à la demande de l’UNESCO et fort mal reçu par cette organisation à cause de l’attitude démystificatrice de Meister à l’égard de son « idéologie éducative » ; L’inflation créatrice. Presses Universitaires de France, Paris 1975, l’exemple le plus réussi à mon avis d’une approche transdisciplinaire ; La soi-disant utopie du Centre Beaubourg publiée sous pseudonyme en 1976 aux Editions Entente, Paris, et enfin le recueil posthume d’articles accompagnés de superbes dessins, Paris (1982). Il est très significatif que l’ensemble de cette production dissidente s’étale sur une période où Albert Meister publie par ailleurs ses textes sociologiques les plus critiques : Le système mexicain, Anthropos, Paris 1971, La participation pour le développement. Ed. ouvrières, Paris 1978, et (L’autogestion en uniforme. Privat, Toulouse 1981.
2 Albert Meister avait lui-même bien conscience de cet éclatement ; dans son avant-propos à son recueil posthume de 1982, pour justifier l’usage de pseudonymes, il affirme en effet que c’est un moyen non seulement efficace pour tourner en dérision la tendance des universitaires à capitaliser leurs écrits, mais utile pour éparpiller certaines idées.
3 Dans L’inflation créatrice. Presses Universitaires de France, Paris 1975 : p. 282, il écrit par exemple : « Aujourd’hui tout cela n’existe plus. La littérature de la liberté, de Platon, Dieu, tout ce fatras est balayé. Ne subsiste que la société avec ses équilibres, ses dysfonctions, ses besoins de rénovation et ses unités reproductrices et consommatrices, adaptées. La Société est sa propre fin. »
4 Ainsi, lorsque ce qui s’appelait alors Institut africain de Genève l’invita pour une série de séminaires sur la participation, Albert Meister provoqua son auditoire au point qu’une partie des étudiants quittèrent la salle en claquant la porte. Devant ma stupéfaction, il me rétorqua : « Ils ne veulent pas comprendre ! »
5 Voir la couverture de La soi-disant utopie du Centre Beaubourg, Editions Entente, Paris, 1976, et quant à son usage dans la polémique, voir celle qu’il entretint férocement avec G. Belloncle à propos du destin du monde rural dans la modernisation dans la revue Esprit, Paris, 1979.
6 Ce qui le rapproche énormément de l’Ecole de Francfort. Néanmoins, Albert Meister m’affirma n’avoir jamais lu ni Adorno ni Habermas. Ce qui peut être aussi bien (et encore) une boutade que la preuve qu’il ne portait aucun intérêt à la philosophie, même sociale.
7 Cette expression est utilisée dans la présentation de Participation, animation et développement, Anthropos, Paris 1969 : « on a même souvent l’impression que les références à la participation constituent une sorte de tribut verbal à l’ensemble des idées généreuses véhiculées par la littérature sur le développement des pays neufs... » Ce qu’il clarifie à propos de l’expérience péruvienne en affirmant que « je ne ferai pas le procès de ces significations successives même si au passage il me faudra bien dénoncer une fois de plus la conception lisible aujourd’hui encore dans le socialisme péruvien d’un développement dit "harmonieux" et réconciliateur message naïf et combien trompeur mais à leur insu... » Revue internationale d’action communautaire, Oxford University Press, 1977 2/42, p. 169.
8 Alphabétisation et développement, op. cit., pp. 258-266.
9 Pour plus de détails, voir Les espaces de la formation, Presses Polytechniques Romandes, Lausanne, 1983, pp. 53 et ss. Soulignons combien dans cet ouvrage isolé — refusé par l’UNESCO, ignoré par les pédagogues — Albert Meister rejoint les résultats des meilleures études sur l’alphabétisation comme celle de l’historien C.M. Cipolla, Literacy and the development in the West, Penguin, Londres, (1969), ou de J. Goody Literacy in the traditional societies, Oxford University Press, Londres (1961).
10 Il est significatif que, dans sa version anglaise, l’UNESCO désigne l’alphabétisation fonctionnelle comme « une alphabétisation tournée vers le travail ».
11 On trouvera une même préoccupation, teintée d’une égale angoisse et passion, à propos de l’inertie sociale dans les pays en voie de développement dans le livre magistral d’un autre sociologue : Peter L. Berger, Pyramids of Sacrifice, Political Ethics and Social Change, Allen Lane, Londres, 1974.
12 Une phrase souvent répétée par les élites cyniques du populisme brésilien.
13 Jean Piaget, L’interdisciplinarité, OCDE, Paris, pp. 141-144.
14 Je n’indique ici que les points essentiels de l’articulation de l’argumentation ayant par ailleurs largement discuté de l’apport exceptionnel de cette œuvre y compris pour comprendre les phénomènes contemporains éducatifs (cf. Les systèmes de formation dans leurs contextes, Peter Lang Verlag, Berne, 1980, pp. 57-77).
15 L’Inflation créatrice, op. cit., p. 10.
16 L’Inflation créatrice, op. cit., p. 38.
17 L’Inflation créatrice, op. cit., pp. 199-214.
18 L’Inflation créatrice, op. cit., p. 246.
19 L’Inflation créatrice, op. cit., p. 19.
20 Ce n’est pas sans émotion que nous avons retrouvé quelques-uns de ces thèmes chez un autre sociologue qui vient de nous quitter : R. Ledrut, La révolution cachée, Castermann, Paris, 1979.
21 La Soi-disant utopie..., op. cit., p. « STOP ».
22 Experimentum Mundi, Ed. Payot, Paris, 1981.
23 La Soi-disant utopie..., op. cit., pp. 19-20.
Auteur
Professeur, Faculté de psychologie et des sciences de l’éducation, Université de Genève.
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