Sommes-nous postmodernes ? Non, amodernes !
Etapes vers une anthropologie de la science
p. 127-157
Note de l’auteur
Nous remercions le professeur Jardine de l’Université de Cambridge d’avoir permis la traduction de cet article à paraître dans Studies in History and Philosophy of Science. La traduction a été modifiée par l’auteur.
Texte intégral
« La Science est suivie, à distance
constante, de sa propre anthropologie »
Michel Serres, Statues
Faux départs
1Depuis l’époque de Lévy-Bruhl, l’anthropologie s’est toujours intéressée à la science, mais uniquement à la science des Autres : comment se fait-il que chez Eux le casoar ne soit pas classé parmi les oiseaux ? Voilà une question légitime. Comment se fait-il que les taxonomistes modernes classent le casoar parmi les oiseaux ? Voilà une question illégitime qui n’est pas du ressort des anthropologues, soit que la réponse leur paraît trop évidente, soit qu’ils laissent ces problèmes aux historiens des sciences. Les questions audacieuses que Horton a soulevées à deux reprises demeurent isolées d’où l’intérêt de cette initiative des Cahiers de l’IUED1. Seule l’ethnoscience depuis de nombreuses années est devenue domaine florissant de l’anthropologie cognitive depuis le travail de Mauss jusqu’à celui de Conklin2 mais elle demeure résolument asymétrique. Cette asymétrie dans notre approche des Autres et de nous-mêmes a fait que le recours aux méthodes de l’anthropologie pour comprendre Nos sciences est récent. L’extrême difficulté de l’entreprise est illustrée par La pensée sauvage de Lévi-Strauss3. Le seul moyen que trouve Lévi-Strauss pour disculper les sauvages de l’infériorité intellectuelle qu’on leur impute est de transformer l’esprit sauvage en un alter ego du scientifique tel que Lévi-Strauss l’imagine à partir de l’épistémologie française : idées, abstractions, réflexion, faculté de combiner. Mais, épouvanté à l’idée d’instaurer une confusion entre les deux connaissances qu’il tient toutefois à garder aussi éloignées l’une de l’autre que possible, il retombe dans la dichotomie la plus classique : Eux, vivent dans des sociétés froides et restent des bricoleurs ; en revanche, nous vivons dans des sociétés chaudes, pensons en ingénieurs et partons toujours des premiers principes. Lévi-Strauss rassemble les deux esprits pour éviter toute discrimination et les écarte autant que possible pour éviter toute contamination. Il en résulte dans son livre une telle confusion, qu’une phrase en contredit une autre et que la lecture devient terriblement ardue.
2Dans un livre paru plus tard et qui pourrait marquer le début de l’anthropologie de la science, Jack Goody4 (1977) tourne la dichotomie de Lévi-Strauss en dérision et propose de remplacer « le grand partage » intellectuel par une série de petits partages matériels : écriture, confection de listes, gestion de proto-bibliothèques. Une pratique de l’inscription que l’on peut étudier empiriquement remplace toutes une série de questions invérifiables sur les capacités cognitives des Autres aussi bien que sur les Nôtres5.
3Cependant, Goody et les anthropologues cognitifs ont continué de s’intéresser au domaine de prédilection de l’anthropologie classique : les Tropiques ; ils n’ont jamais manifesté d’intérêt pour les salles climatisées de nos laboratoires modernes. Quant aux chercheurs qui, comme moi, ont appliqué des méthodes ethnographiques aux sciences modernes, ils ont recouru, sciemment ou non, à la version de l’anthropologie la plus dépassée : l’observateur extérieur, qui ne connaît ni la langue, ni les coutumes des indigènes, qui demeure longtemps à un endroit et essaie de comprendre ce que les gens font et pensent, en utilisant un méta-langage aussi éloigné que possible de ceux des indigènes, qui ne sont pas sensés lire ce qu’il écrit. Comme Woolgar l’a fait remarqué plusieurs fois6, c’est là une conception très naïve de l’observateur naïf - conception que l’ethnographie a abandonné et qu’on ne trouve plus guère que dans les « études de laboratoires ».
4Le désintérêt total des anthropologues pour la science, l’asymétrie congénitale de l’ethno-science, la confusion de Lévi-Strauss, le peu d’impact des programmes de recherches de Horton et de Goody, la naïveté des ethnographes de laboratoire, tout cela témoigne assez de la difficulté de la tâche : s’il y a une chose dont on ne peut pas faire l’anthropologie, c’est la science, notre science. C’est pour cette raison que les trois livres choisis pour cet essai en l’honneur du professeur Horton : Steven Shapin and Simon Schaffer, Leviathan and the Air Pump : Hobbes, Boyle and the Experimental Life (Princeton University Press, 1985) ; Michel Serres, Statues (Bourin, Paris, 1987) ; Sharon Traweek, Beam Times and Life Times, The World of High Energy Physicists (Harvard University Press, 1988) sont si importants : ils nous offrent un moyen de parler sérieusement de cette « anthropologie de la science » dont j’avais créée si maladroitement l’expression il y a près d’une quinzaine d’années. Toutefois on ne renouvelle ni ne redéfinit une discipline sans en payer le prix. Pour fonder l’anthropologie des sciences il nous faut renoncer à une bonne part de l’anthropologie, et à une part plus grande encore de notre conception de la science... Mais ces « petits » sacrifices valent la peine : nous voici finalement sortis du monde moderne sans entrer pour autant dans le postmoderne.
Au commencement étaient Hobbes et Boyle
Bien que nous ayons déployé le statut politique des solutions aux problèmes que posait la connaissance, nous ne concevons pas la politique comme quelque chose d’extérieur à la sphère scientifique et qui pourrait, en quelque sorte, s’imprimer sur elle. La communauté expérimentale (créée par Boyle) s’est battue pour justement imposer un tel vocabulaire de la démarcation, et nous nous sommes efforcés de situer historiquement ce langage et d’expliquer l’essor de ces nouvelles conventions du discours. Si nous désirons que notre enquête soit conséquente du point de vue historique, il nous faut éviter d’utiliser à la légère la langue de ces acteurs dans nos propres explications. C’est précisément le langage qui permet de concevoir la politique comme extérieure à la science que nous cherchons à comprendre et à expliquer. Nous nous heurtons là au sentiment général des historiens des sciences qui prétendent qu’ils ont dépassé depuis longtemps les notions d’« intérieur » et d’« extérieur » de la science. Grave erreur ! Nous commençons seulement à entrevoir les problèmes posés par ces conventions de délimitation. Comment, historiquement, les acteurs scientifiques distribuaient-ils les éléments selon leur système de délimitation (pas selon le nôtre), et comment pouvons-nous étudier empiriquement leurs façons de s’y conformer ? Cette chose que Ton appelle « science » n’a pas de démarcation que Ton puisse prendre pour une frontière naturelle. (S & S, p. 342.)
5Cette longue citation extraite de la fin du livre de Shapin et Schaffer (dorénavant S & S) marque le vrai début d’une anthropologie de la science. On a souvent considéré à tort que leur livre traitait de l’histoire sociale de la science du xviième. Si tel était le cas, l’œuvre ne serait intéressante que parce qu’elle démontre comment le contexte social de l’Angleterre pouvait justifier le développement de la physique de Boyle et l’échec des théories mathématiques de Hobbes. Comme on le voit dans cette citation, là n’est pas leur objet ; leur livre s’attaque au fondement même de la philosophie politique. Loin de situer les travaux scientifiques de Boyle dans leur contexte social en Angleterre ou de montrer comment la politique imprime sa marque aux contenus scientifiques, S & S ont examiné comment Boyle et Hobbes se sont battus pour inventer et une science et un contexte et une démarcation entre les deux. Ils ne sont pas en mesure d’expliquer le contenu par le contexte, puisque - au sens le plus littéral - ni l’un ni l’autre n’existait avant que Boyle et Hobbes n’atteignent leurs buts respectifs et ne règlent leur différend.
6La beauté de leur livre est qu’ils ont déterré les travaux scientifiques de Hobbes - que les philosophes politiques ignorent parce qu’ils ont honte des élucubrations mathématiques de leur héros - et sorti de l’oubli les théories politiques de Boyle - que les historiens des sciences ignorent parce qu’ils ont honte du travail d’organisation de leur héros. Au lieu d’une asymétrie et d’un partage - à Boyle la science, à Hobbes la théorie politique - S & S dessinent un assez joli quadrant : Boyle possède une science et une théorie politique ; Hobbes a une théorie politique et une science. Le quadrant ne serait pas intéressant si les héros de ces deux histoires avaient des pensées très éloignées, si, par exemple, l’un était un philosophe dans la ligne de Paracelse et l’autre un légiste à la Bodin. Au contraire ils s’accordent sur presque tout. Ils veulent un roi, un Parlement, une Eglise docile et unifiée et sont de fervents adeptes de la philosophie "mécaniste". Mais bien qu’ils soient tous deux profondément rationalistes, leurs opinions divergent sur ce que l’on est en droit d’attendre de l’expérimentation, du raisonnement scientifique, des formes d’argumentation politique et de la pompe à air. Les désaccords de ces deux hommes qui s’entendent sur tout le reste en font les « drosophiles » de la nouvelle sociologie des sciences que les auteurs développent.
a) Deux théories sociales de l’accord et du différend
7Lorsque des philosophes des sciences créent des modèles pour suivre l’évolution scientifique, ils partent toujours de l’idée que les savants font des expériences, qu’ils exposent leurs travaux, et qu’ils confrontent ensuite leurs points de vue. Or le premier chapitre de Shapin et Schaffer, fait justement la généalogie de cette organisation de l’accord et du différend.
8Alors que font rage une douzaine de guerres civiles, Boyle choisit de se rallier à une méthode d’argumentation raillée par la plus vieille tradition scolastique, celle de l’opinion. Boyle et ses collègues abandonnent la certitude du raisonnement apodictique pour la doxa. Cette doxa n’est pas, bien entendu, l’imagination divaguante des masses crédules, mais un agencement soigné de ce que des hommes du monde peuvent être amenés à accepter - aucune femme du monde n’est admise à cette époque. Plutôt que sur la logique, les mathématiques ou la rhétorique, Boyle se fonde sur une métaphore para-juridique : des témoins crédibles, fortunés et de bonne foi rassemblés autour de la scène de l’action peuvent attester de l’existence d’un fait, the matter of fact, même s’ils n’en connaissent pas la véritable nature. Le style empirique que nous utilisons aujourd’hui, c’est Boyle qui l’invente afin de parvenir à ce type de témoignages. C’est Boyle encore qui accentue la distance entre le style fleuri de la rhétorique et le style sec de l’exposé des faits :
Dans presque chacun des essais suivants, je [Boyle] (...) m’exprime avec tant d’hésitation et utilise si fréquemment peut-être, il semble, il n’est pas improbable, et autres telles expressions, qu’on pourrait conclure à un manque d’assurance vis-à-vis de la validité de l’opinion vers laquelle je tends, et me trouver bien timide quand il s’agit d’établir des principes ou parfois même de m’aventurer à donner des explications, (cité p. 67)
9Si vous trouvez la littérature scientifique ennuyeuse, eh bien c’est simplement qu’elle a été conçue pour cela ! Seul un exposé qu’on s’est efforcé de rendre ennuyeux, long, précautionneux, rempli de modalités et du détail des circonstances de l’expérience saurait pallier la faiblesse de fondements de la doxa et faire d’elle une force, la force par laquelle Boyle entendait venir à bout de tous les sujets de différends qui alimentaient les guerres civiles de son époque.
10Cette nouvelle méthode d’argumentation n’est possible que parce que les gentlemen ne sont pas priés de donner leur propre opinion, mais d’observer un phénomène produit artificiellement. L’ironie de l’interprétation que les auteurs donnent de Boyle est que la question-clé des constructivistes - les faits sont-ils construits artificiellement au laboratoire ? - est précisément la question que Boyle soulève et résout. Oui, les faits sont bel et bien construits dans la nouvelle installation du laboratoire et par l’intermédiaire artificiel de la pompe à air. « Les faits sont faits ». Mais construits par l’homme sont-ils faux pour autant ? Non, car Boyle, tout comme Hobbes, étend à l’homme le « constructivisme » de Dieu - Dieu connaît les choses parce qu’il les crée7. Nous connaissons le Léviathan parce que nous l’avons fabriqué nous-mêmes ; nous connaissons la nature des faits parce que nous les avons élaborés dans des circonstances que nous contrôlons parfaitement. Ce qui aurait pu être une faiblesse devient une force, pourvu qu’on limite la connaissance à la nature instrumentalisée des faits et qu’on laisse de côté l’interprétation des causes. A nouveau, Boyle fait d’une faiblesse - nous ne produisons que des matters of fact crées en laboratoires et qui n’ont d’autres valeurs que locale - une nouvelle force : on ne modifiera jamais les faits, quoiqu’il arrive par ailleurs en matière de théorie, de métaphysique, de religion, de politique ou de logique.
11Toutes les ressources que nous utilisons aujourd’hui sans même y penser - la nature des faits est différente de leur interprétation, des instruments peuvent témoigner de phénomènes véritables, des expériences peuvent clore une controverse ; contester des faits rapportés ne constitue pas une critique ad hominem de celui qui les expose, il est possible pour des témoins absents lors de l’action de juger de sa valeur grâce aux comptes rendus d’expérience chacun peut avoir accès aux résultats scientifiques - acquièrent une généalogie grâce à S & S. Avant la parution de leur livre, nous utilisions toutes ces ressources dans nos écrits scientifiques pour interpréter la science elle-même : maintenant, ils deviennent ce qui doit être expliqué par les historiens des sciences. Le métalangage qui faisait partie de la solution fait à présent partie du problème. Eh oui ! l’existence même d’un « fait » a une histoire, créée par Boyle et ses compagnons afin de mettre fin aux guerres civiles par une organisation réglée des différends, une technologie littéraire comme le dit Shapin8. Les bénéfices que nous en retirerons à long terme, pense Boyle, vaudront largement la limitation apparente de la rationalité à quelques vétilles artificielles extraites d’une pompe à air coûteuse et certifiées par des gentilshommes. Le premier rouage est en place qui va donner à la science moderne son caractère le plus spectaculaire : l’accumulation devient irréversible.
12Hobbes pourtant désavoue tout le dispositif de Boyle. Hobbes aussi veut mettre fin à la guerre civile ; lui aussi veut abandonner l’interprétation libre de la Bible par les ecclésiastiques et par le peuple. Mais c’est par une unification du corps politique qu’il entend atteindre son but. Le Souverain créé par le contrat, « ce Dieu mortel auquel nous devons, sous le Dieu immortel, notre paix et notre protection » n’est que le représentant de la multitude. « C’est l’unité de celui qui représente, non l’unité du représenté, qui rend une la personne ». Hobbes est obsédé par cette unité de la Personne qui est, pour employer ses termes, l’Acteur dont nous autres citoyens sommes les Auteurs9. C’est du fait de cette unité qu’il ne doit pas y avoir de transcendance. Les guerres civiles font fureur tant qu’il existe des entités surnaturelles que les citoyens se sentent en droit d’implorer lorsqu’ils se considèrent persécutés par les autorités de ce bas monde. La loyauté de la vieille société médiévale - Dieu et le Roi - n’est plus possible si chacun peut implorer Dieu directement ou désigner son Roi. Hobbes veut faire table rase de tout appel à des entités supérieures à l’autorité civile. Il veut retrouver l’unité catholique, mais en fermant tous les accès à la transcendance divine.
13Pour Hobbes, le Pouvoir est Connaissance, ce qui revient à dire qu’il ne peut exister qu’une seule Connaissance et qu’un seul Pouvoir si l’on veut mettre un terme aux guerres civiles. C’est pourquoi la plus grande partie du Léviathan est une exégèse de l’Ancien et du Nouveau Testament. Un des plus grands dangers pour la paix civile est la croyance aux corps immatériels tels que les esprits, les fantômes ou les âmes, auxquels les gens font appel contre le jugement du pouvoir civil. Antigone, qui proclame la supériorité de la piété sur la « raison d’Etat » de Créon, est dangereuse : les égalitaires, les communistes, les Levellers et les Diggers le sont encore bien plus lorsqu’ils invoquent les pouvoirs actifs de la matière et l’interprétation libre de la Bible pour désobéir à leur Prince légitime. Une matière inerte et mécanique est aussi essentielle à la paix civile que l’est une interprétation purement symbolique de la Bible. Ce qu’il faut éviter à tout prix dans les deux cas, c’est que des factions puissent invoquer une Entité supérieure - la Nature ou Dieu - que le souverain ne contrôle pas pleinement. Cette ligne de pensée réductionniste n’est évidemment pas une défense du totalitarisme, puisque Hobbes l’applique à la République même : le Souverain n’est jamais qu’un Acteur désigné par le contrat social. Aucune entité supérieure n’est là, que le Souverain pourrait invoquer - comme le droit divin par exemple - afin d’agir comme il l’entend et de démanteler le Léviathan. Dans ce nouveau régime où la Connaissance égale le Pouvoir, tout est réduit : le Souverain, Dieu, la matière et la multitude.
14Hobbes va même plus loin, et il s’interdit de faire de sa propre science de l’Etat l’invocation d’une transcendance quelconque. Tous ses résultats scientifiques, il n’y parvient pas par l’opinion, l’observation ou la révélation, mais par une démonstration mathématique, la seule méthode d’argumentation capable de contraindre chacun à donner son assentiment ; et cette démonstration, il y parvient non par des calculs transcendantaux, comme le Roi de Platon le fait, mais par un instrument de pure computation, le Cerveau mécanique, ordinateur avant la lettre. Même le contrat social est un résultat obtenu par computation auquel tous les citoyens terrorisés qui cherchent à se libérer de l’état de la nature accèdent subitement. Tel est le réductionnisme cohérent que Hobbes crée pour pacifier les guerres civiles : aucune transcendance quelle qu’elle soit, pas de recours à Dieu, ni à une matière active, ni à un Pouvoir de Droit divin, ni même aux Mathématiques.
15Tout est maintenant préparé pour la mise en scène de la merveilleuse confrontation entre Hobbes et Boyle. Après tout ce que Hobbes a fait pour la réunification du Corps Politique, voilà qu’arrivent les membres de la Royal Society pour tout détruire à nouveau : quelques gentilshommes proclament le droit de posséder une opinion indépendante, dans un espace clos, le laboratoire, sur lequel l’Etat n’a aucun contrôle ; et ce n’est pas par une démonstration que chacun est contraint d’accepter qu’ils cherchent à convaincre, mais par des expériences observées par quelques aristocrates riches et puissants, expériences qui restent inexplicables et peu concluantes ; pire que tout, cette nouvelle coterie choisit de concentrer ses travaux sur une pompe à air qui produit à nouveau des corps immatériels, le vide, comme si Hobbes n’avait pas eu assez de mal à se débarrasser des fantômes et des esprits ! Et nous revoilà, à ce que dit Hobbes, en pleine guerre civile ! Nous n’aurons plus à subir les Levellers et les Diggers, qui contestent l’autorité du Roi au nom de leur interprétation personnelle de Dieu et des propriétés de la matière - ceux-là ont été littéralement exterminés -mais il va falloir endurer cette clique qui va contester l’autorité de chacun au nom de la nature et d’évènements de laboratoire fabriqués de toutes pièces ! Si vous permettez aux expériences de produire leur matters of fact et vous laissez du vide infiltrer dans la pompe à air et de là dans la philosophie naturelle, alors vous aurez à nouveau la division de l’autorité : les esprits pousseront à nouveau chacun à la révolte. La Connaissance et le Pouvoir seront à nouveau divisés. Vous « verrez double ». Tels sont les avertissements que Hobbes adresse au Roi pour dénoncer les agissements de la Royal Society.
Dans l’esprit de Hobbes, éliminer le vide contribuait à éviter la guerre civile. L’ontologie dualiste déployée par les prêtres impliquait des éléments non matériels : cela obligeait les hommes à « voir double » et amenait la fragmentation de l’autorité, qui entraînait inexorablement le chaos et la guerre civile (p. 108).
b) Une contre-révolution copernicienne
16Cette interprétation du plénisme de Hobbes ne suffirait pas à faire du livre de S & S la fondation de l’anthropologie des sciences. Tout bon historien intellectuel aurait pu, somme toute, faire le même travail. Mais dans les trois chapitres suivants nos auteurs quittent les confins de l’histoire intellectuelle ; ils passent du monde des opinions et de l’argumentation à celui de la pratique et des réseaux. Pour la première fois dans la littérature des études sur les sciences, c’est par l’intermédiaire des détails de l’utilisation d’un instrument que toutes les idées relatives à Dieu, au Roi, à la Matière, aux Miracles et à la Morale sont traduites et forcées de passer. D’autres avant eux avaient étudié la pratique scientifique ; d’autres avaient étudié le contexte religieux, politique et culturel de la science ; mais personne jusqu’ici n’avait été capable de faire les deux à la fois. Hobbes cherche à contourner tout ce qui à trait au travail expérimental ; Boyle oblige la discussion à passer par tous les détails contradictoires concernant les fuites, les joints et les manivelles de sa machine - il est vraiment dans l’âme un philosophe mécanique. Les philosophes des sciences et les historiens des idées voudraient éviter le monde du laboratoire, cette cuisine répugnante, où l’on étouffe les idées avec des broutilles ; S & S les obligent à examiner les installations de laboratoires sous toutes les coutures - ils sont vraiment dans l’âme des ethnologues des sciences.
17C’est là que le livre prend toute son importance. Dans ce qui n’est rien de moins qu’une contre-révolution copernicienne, S & S forcent leurs analyses et celles de leurs personnages à tourner autour de l’objet, autour de telle fuite, tel joint et de telle pompe à air transparente. La pratique de fabrication des objets regagne la place prépondérante qu’elle avait perdue avec la Critique. Le livre n’est pas seulement empirique dans le sens où il abonde en détails ; il est empirique dans le sens où il fait l’archéologie de l’objet de laboratoire au même titre que Michel Serres raconte ce qu’il appelle une pragmatonomie (voir plus bas). S & S font d’une manière quasi ethnographique ce que les philosophes ne font plus : montrer les fondements réalistes des sciences. Mais, plutôt que de soulever les questions relatives à la réalité « là-bas », « out there », S & S les résolvent pratiquement ici et à l’intérieur des laboratoires. On peut lire tout Kant et la plupart des philosophes des sciences, Bachelard et Hacking exceptés, sans entendre parler d’instruments. Les philosophes tiennent pour acquis qu’il y a des instruments, et des laboratoires, et des témoins, et des moyens d’interpréter les réussites et les échecs. Mais le « problème avec les expériences » est qu’elles ne marchent pas. La pompe fuit. Il faut la rafistoler. Les penseurs incapables d’expliquer l’irruption des objets dans le Collectif humain, avec toutes les manipulations et pratiques qu’ils nécessitent, ne sont pas des anthropologues des sciences, puisque ce qui constitue, depuis l’époque de Boyle, l’aspect le plus fondamental de notre culture leur échappe : nous vivons dans des sociétés qui ont pour base des objets fabriqués en laboratoire ; on a remplacé les idées par les pratiques, les raisonnements apodictiques par la doxa contrôlée et l’accord universel par des cliques de collègues professionnels. Le bel ordre que Hobbes tentait de retrouver est anéanti par des espaces privés qui proclament l’origine transcendantale de faits fabriqués par l’homme/non fabriqué par l’homme et inexplicable/explicable ! Comment faire tenir une société, dit Hobbes, sur de tels fondements, les matters of fact ?
18Le triomphe de Boyle est de faire d’un bricolage autour d’une pompe à air rafistolée un moyen décisif pour obtenir l’assentiment partiel de gentilshommes à propos de faits inexplicables ; le triomphe de S & S est d’expliquer comment et pourquoi des discussions traitant du Corps Politique, de Dieu et de ses miracles, de la matière et de son pouvoir, purent être amenées à passer par la pompe à air. Ce mystère n’a jamais été éclairci par ceux qui cherchent une explication contextualiste aux sciences. Ils partent du principe qu’il existe un macrocontexte social - l’Angleterre, les Dynasties, le Capitalisme, la Révolution, les Marchands, l’Eglise - et que ce contexte, d’une certaine manière, influence, forme, reflète, répercute et exerce une pression sur « les idées relatives » à la matière, l’élasticité de l’air, le vide et les tubes de Torricelli. Mais jamais ils n’expliquent l’établissement préalable d’un lien entre Dieu, le Roi, le Parlement et tel oiseau suffoquant dans le vase clos et transparent d’une pompe dont l’air est aspiré grâce à une manivelle qu’actionne un technicien. Comment se fait-il que l’expérience de l’oiseau traduit, déplace, transporte, déforme toutes les autres controverses, et de telle manière que ceux qui dominent la pompe dominent également le Roi, Dieu, et tout leur contexte ?
19Ce qui irrite tellement Hobbes c’est que Boyle modifie l’échelle relative des phénomènes : les macro-facteurs relatifs à la matière et aux pouvoirs divins peuvent être soumis à une résolution expérimentale, et cette résolution sera partielle et modeste. Hobbes rejette la possibilité du vide pour des raisons ontologiques et politiques de première importance et il continue à alléguer l’existence d’un éther invisible, même lorsque l’ouvrier de Boyle est trop essoufflé pour actionner sa pompe. Il exige une réponse macroscopique à ses « macro »-arguments, une démonstration qui prouverait que son ontologie n’est pas nécessaire, que le vide est politiquement acceptable. Or que fait Boyle en réponse ? Il choisit au contraire de rendre son expérience plus sophistiquée, pour montrer l’effet qu’a sur un détecteur - une plume de poulet ! - le vent d’éther postulé par Hobbes dans l’espoir d’infirmer la théorie de son détracteur (p. 182). Ridicule ! Hobbes soulève un problème fondamental et on réfute ses théories par une plume à l’intérieur d’un vaisseau de verre à l’intérieur du château de Boyle ! Bien entendu, la plume ne tremble pas le moins du monde, et Boyle en tire la conclusion que Hobbes est dans l’erreur. Pourtant, Hobbes ne peut pas se tromper, puisqu’il refuse d’admettre que le phénomène dont il parle puisse se produire à une autre échelle qu’à celle de la République entière. Il nie ce qui va devenir le caractère essentiel du pouvoir moderne : le changement d’échelle et les déplacements que présuppose le travail de laboratoire. Boyle, tout comme le Chat botté, n’aura plus qu’a saisir l’Ogre réduit à la taille d’une souris. La richesse de livre de S & S est qu’ils poussent jusqu’à son extrême limite leur discussion des objets, laboratoires, compétences et changement d’échelle. Si la science ne se fonde pas sur des idées mais sur une pratique, si elle n’est pas située à l’extérieur, mais à l’intérieur du vaisseau transparent de la pompe à air et qu’elle a lieu à l’intérieur de l’espace privé de la communauté expérimentale, alors comment s’étend-elle « partout » au point de devenir aussi universelle que « les lois de Boyle » ? Eh bien, elle ne devient pas universelle ! Son réseau s’étend et se stabilise quelque peu. La démonstration brillante en apparaît dans un chapitre qui est, avec l’œuvre d’Harry Collins10, l’exemple le plus marquant de la fécondité des nouvelles études sur les sciences. En suivant la reproduction de chaque prototype de pompe à air à travers l’Europe et la transformation progressive d’une pièce d’équipement coûteuse, peu fiable et encombrante, en une boîte noire bon marché qui devient peu à peu l’équipement de routine de tout laboratoire, S & S ramènent l’application universelle d’une loi physique à l’intérieur d’un réseau de pratiques normalisées. Bien évidemment, l’interprétation du vide que donne Boyle se propage, mais elle se propage avec exactement la même vitesse que la communauté des expérimentateurs et leurs équipements. Aucune science ne peut sortir du réseau de sa pratique. Mais les compétences et l’équipement peuvent devenir suffisamment routinier pour que la production du vide devienne aussi invisible que l’air que nous respirons.
Les pères fondateurs d'une Constitution moderne de la vérité
20Nous autres, les modernes, sommes les enfants de la Critique et du geste impérial de Kant qui demande aux choses de tourner désormais autour de l’Ego Transcendantal. On s’est beaucoup chamaillé dans la Critique pour décider qui devrait occuper le foyer du soleil - la société ? l’esprit ? la théorie ? les jeux linguistiques ? les épistémès ? la structure ? le cerveau ? les neurones ? - mais personne n’a jamais douté que ce foyer était la seule place digne d’être occupée. S & S ont ouvert une nouvelle voie, la voie de l’anthropologie des sciences, parce que, comme Serres, ils déplacent vers le bas le centre de référence traditionnel de la Critique. Si la science se fonde sur les compétences, les laboratoires et les réseaux, alors où se situe-t-elle ? Où est son centre d’intérêt ? Certainement pas du côté des choses-en-soi, puisque les faits sont fabriqués. Mais certainement pas non plus du côté du sujet - société / cerveau / esprit / culture - puisque l’oiseau suffoquant, les billes de marbre, le mercure qui descend, ne sont pas nos propres créations. Est-ce alors au milieu de cette ligne qui relie le pôle objet au pôle sujet que se situe la pratique de la science ? Est-elle un hybride ou une mixture ? Un petit peu Objet et un petit peu Sujet ?
21S & S ne nous apportent pas de réponse finale à cette question. De même que Hobbes et Boyle s’accordent sur tout sauf sur la manière de pratiquer l’expérimentation, les auteurs, qui sont probablement d’accord sur tout, sont pourtant en désaccord quant à la manière de traiter le contexte « social ». Les derniers chapitres du livre balancent entre une explication Hobbesienne de leur propre travail et un point de vue Boylien. Cette tension ne rend leur œuvre que plus intéressante et fournit à l’anthropologie des sciences une nouvelle famille de « drosophiles » parfaitement appropriée puisqu’elle ne se distingue que par quelques traits.
22S & S ne cherchent visiblement pas à remplacer l’esprit du scientifique solitaire par un micro-contexte social puisqu’ils mobilisent Dieu, la Nature, la matière, et la Glorieuse Révolution. Mais ils s’interdisent tout aussi visiblement d’utiliser les ressources du contexte historique, puisque, par ce nouveau chapitre des Vies parallèles de Plutarque, ils montrent que Hobbes et Boyle eux-mêmes redéfinissent le contexte dans lequel ils situaient la science de l’autre. Si l’oiseau suffocant dans la pompe à air est un événement situé historiquement, il en va de même de la Glorieuse Révolution. De plus, si des notions telles que « découvertes » « preuves » « matter of fact », sont devenues ce qu’il faut expliquer, il est très vraisemblable que des notions telles que « contexte » « intérêt », « opinion religieuse » et « position de classe » font plus partie des problèmes que des solutions. Elles aussi passent du métalangage au langage. Si la nature et l’épistémologie ne sont pas constituées d’entités transhistoriques, alors l’histoire et la sociologie non plus - à moins qu’on n’adopte la position asymétrique de nombreux sociologues des sciences et qu’on soit à la fois constructiviste pour la nature et rationaliste pour la société ! Mais la probabilité pour que la loi de Boyle ait des fondements plus sociaux que la société anglaise elle-même est plutôt mince...
23Avoir choisi de traiter à la fois de Hobbes et de Boyle tient du génie, car le nouveau principe de symétrie - destiné à expliquer en même temps nature et société - nous est imposé pour la première fois dans les études sur les sciences à travers deux figures majeures du tout début de l’ère moderne. Hobbes crée les principales ressources dont nous disposons pour parler du pouvoir - représentation, souverain, contrat, propriété, citoyens - tandis que Boyle crée un des répertoires les plus importants pour parler de la nature - expérience, fait, témoignage, collègues. Hobbes crée cette création artificielle qu’est le Léviathan, tandis que Boyle crée cette autre création artificielle qu’est le fait produit en laboratoire. Mais ce que nous ne savions pas encore, ce qui nous est révélé pour la première fois par l’étude controversée de la controverse que nous proposent S & S, c’est qu’il s’agissait d’une invention duelle, des deux faces d’une même pièce. Ce n’est pas que Boyle crée un discours scientifique et que Hobbes en crée un politique ; Boyle crée un discours politique d’où la politique doit être exclue et Hobbes imagine une politique scientifique d’où la science expérimentale doit être exclue. En d’autres termes, ils inventent notre monde moderne, un monde dans lequel la représentation des choses par l’intermédiaire du laboratoire est à jamais dissociée de la représentation des citoyens par l’intermédiaire du contrat social. Ce n’est donc nullement par erreur que les philosophes politiques « ont oublié » tout ce qui se rapporte à la science de Hobbes et que les historiens des sciences « ont oublié » les positions de Boyle sur la politique des sciences. La division même qui nous précipite dans le monde moderne a été opérée dans ce but précis : il fallait que désormais chacun « voit double » et n’établisse pas de relation directe entre la représentation des non-humains et la représentation des humains, entre l’artificialité des faits et l’artificialité du Corps Politique. Le mot « représentation » est le même, mais la controverse entre Hobbes et Boyle et leurs accomplissements ont rendu impensable la similitude des deux sens du mot - jusqu’à ce que S & S viennent à s’intéresser à la controverse et recousent les morceaux qu’on avait si violemment déchirés. C’est seulement maintenant, et grâce à la beauté de leur livre, que les deux sens redeviennent un seul et même sens.
24Mais comment définir ce sens dorénavant commun ? Le meilleur moyen de comprendre notre loyauté divisée entre les humains et les non-humains est de penser à une Constitution. Boyle et Hobbes sont comme des constituants qui répartiraient les droits, les devoirs, les possibilités d’appel et les branches de notre forme moderne de gouvernement. Ils sont pour ainsi dire nos « pères fondateurs ». Une constitution définit la compétence de différents acteurs ou de classes d’acteurs, leur accordant une protection juridique, définissant les limites de chaque pouvoir, décrivant contrôles et protections, et détaillant les procédures à suivre pour résoudre les conflits entre des branches différentes. Dans le sens large que j’attribue à la notion, une constitution définit également où se situent les limites de la politique et répartit la volonté, la responsabilité, le respect, l’humanité, et l’âme. Ce que la Nature est sensée être, ce que les femmes sont autorisées à ressentir et à penser, la manière dont les travailleurs ont le droit d’agir, comment Dieu est autorisé à gouverner et à intervenir, etc., c’est cette allocation des droits et des devoirs, des compétences et des performances, qui définit, à un moment donné de l’histoire l’anthropologie d’une société. A part quelques philosophes, comme Platon ou Hegel, cette Constitution reste généralement non écrite ; mais c’est la tâche des anthropologues de la coucher sur le papier -comme ils le font si intelligemment lorsqu’ils décrivent des cultures étrangères ou exotiques. Une partie de la Constitution anglaise du xviième est destinée à différencier les deux domaines de la représentation, celui de l’humain et celui du non-humain, à peu près comme la branche de l’Exécutif est séparée du Législatif. L’invention de Boyle est particulièrement frappante. Il s’empare du vieux répertoire du droit pénal et de l’exégèse biblique, mais pour les appliquer à l’action des choses provoquées en laboratoire.
A la fin du Léviathan, Hobbes écrit que « il ne s’agit pas de faits mais de droit, et qu’il n’y a donc pas lieu d’avoir des témoins ». Des témoins ne pouvaient servir à rien ; ils restaient des parties privées faillibles. Voilà qui s’opposait directement à ce que les expérimentateurs et leurs alliés considéraient comme faisant autorité dans les années 1660. (...) Sprat et Boyle invoquaient « la pratique de nos cours de justice en Angleterre » pour garantir la certitude morale de leurs conclusions et pour rendre plus valide leur argument que la multiplication des témoins suscitait une « concurrence de probabilités ». Boyle utilisait la clause de la loi sur la trahison de Clarendon en 1661 selon laquelle, nous dit-il, deux témoins suffisent pour condamner un homme. On voit que les modèles juridiques et sacerdotaux qui faisaient autorité représentaient des sources fondamentales pour les expérimentateurs. Les témoins fiables appartenaient ipso facto à une communauté digne de foi : les papistes, les athées et les sectaires voyaient leur récit mis en doute, le statut social du témoin contribuait à sa crédibilité, et la coïncidence des versions de beaucoup de témoins permettait de se débarrasser des extrémistes. Hobbes remet en question le fondement de cette pratique : une fois encore il présente la coutume qui justifiait la pratique du témoignage comme inefficace et subversive, (p. 327)
25Apparemment donc le répertoire de Boyle n’apporte pas grand-chose de nouveau. Les érudits, les moines, les juristes et les intellectuels, avaient mis au point toutes ces ressources pendant plus d’un millénaire. Mais ce qui est complètement nouveau c’est le point d’application de ces ressources. Jusqu’ici les témoins avaient toujours été humains ou divins - jamais non-humains. Les textes avaient été écrits par des hommes ou inspirés par Dieu - jamais inspirés ou écrits par des non-humains. Les Cours de justice avaient vu passer nombre de procès humains et divins - jamais d’affaires mettant en cause les comportement de non-humains dans un laboratoire transformé en cour de justice :
Les expériences en laboratoire ont toujours [pour Boyle] fait davantage autorité que des dépositions non confirmées par des témoins honorables. « Dans notre expérience [de la cloche du plongeur] exposée ici, la pression de l’eau a des effets visibles sur les corps inanimés qui sont incapables de préjugés ou de ne donner que des informations partiales et elles aura plus de poids auprès des personnes sans parti-pris que les récits suspects et parfois contradictoires de plongeurs ignorants, dont les préconceptions sont sujettes à fluctuations et dont les sensations mêmes, comme celles du vulgaire, peuvent être conditionnées par des prédispositions ou tant d’autres circonstances et peuvent aisément induire en erreur » (p. 218).
26Voici qu’intervient un nouvel acteur reconnu par notre nouvelle constitution : des corps inertes, incapables de volonté et de préjugé, mais capables de montrer, de signer, d’écrire et de griffonner sur les instruments de laboratoire et devant des témoins dignes de foi. Ces non-humains, privés d’âme, mais auquel on assigne un sens, sont même plus fiables que le commun des mortels, à qui l’on assigne une volonté, mais que l’on prive du pouvoir d’indiquer de façon fiable des phénomènes. D’après la Constitution, en cas de doute, il faut en appeler depuis les humains jusqu’aux non-humains. Dotés de leurs nouveaux pouvoirs sémiotiques, les non-humains sont capables de contribuer à l’élaboration d’une nouvelle forme de texte, l’article de science expérimentale, hybride entre le style millénaire de l’exégèse biblique - appliquée exclusivement aux Ecritures et au Classiques - et le nouvel instrument - qui produit de nouvelles inscriptions. C’est désormais autour de la pompe à air dans son espace clos, et à propos du comportement doté de sens des non-humains, que les témoins poursuivront leurs débats. La vieille herméneutique continue mais elle ajoute à ses parchemins la signature tremblante des instruments scientifiques. Avec une cour de justice ainsi renouvelée, tous les autres pouvoirs seront renversés, et c’est ce qui dérange Hobbes si fort : mais ce renversement n’est possible que si tout lien avec les branches politiques et religieuses du gouvernement est rendu impossible. Or contre une telle redistribution du pouvoir Hobbes est sans force, car il a créé dans le même temps, par une symétrie parfaite avec Boyle, un autre acteur, aussi nouveau que celui de son adversaire, chargé de représenter, cette fois-ci les humains.
27Il est significatif de constater que S & S sont beaucoup moins au clair sur l’invention constitutionnelle de Hobbes. C’est que nos auteurs ont davantage foi en Hobbes qu’en Boyle. Ils considèrent les explications macro-sociales de Hobbes relatives à la science de Boyle comme plus convaincantes que la réfutation de Hobbes par les arguments de Boyle ! Formés dans le cadre de l’étude sociale des science de l’Ecole d’Edinburgh11, ils sont moins à même de déconstruire le contexte macro-social que la Nature out there. Ils semblent croire qu’il existe bel et bien une Société out there qui expliquerait l’échec du programme de Hobbes. Ou, plus précisément, il n’arrivent pas à trancher la question, annulant dans la conclusion ce qu’ils avaient commencer à démontrer dans le chapitre 7, et annulant à nouveau leur argumentation dans la toute dernière phrase du livre :
Ni notre connaissance scientifique, ni la constitution de notre société, ni les affirmations traditionnelles relatives aux : connections entre notre société et notre connaissance ne sont plus tenues pour acquises. Au fur et à mesure que nous découvrons le statut conventionnel et construit de nos formes de connaissance, nous sommes amenés à comprendre que c’est nous-mêmes, et non la réalité, qui sommes à l’origine de ce que nous savons. La connaissance, tout comme l’Etat, est le produit des actions humaines. Hobbes avait raison (p. 344).
28Non, Hobbes avait tort. Comment pourrait-il avoir eu raison, alors que c’est lui qui a inventé la société moniste dans laquelle Connaissance et Pouvoir ne sont qu’une seule et même chose ?
29Comment pourrait-on l’utiliser pour expliquer l’invention de Boyle d’une dichotomie absolue entre la production d’une connaissance des faits et la politique ? Oui, « La connaissance, tout comme l’Etat, est le produit des actions humaines » mais c’est justement pour cela que l’invention politique de Boyle est encore beaucoup plus fine que la sociologie des sciences de Hobbes - et que l’étude sociale des sciences imprégnée d’idées hobbesiennes est beaucoup moins fine que l’anthropologie des sciences. Afin de comprendre le dernier obstacle qui nous sépare d’une anthropologie des sciences, il nous reste à déconstruire l’invention constitutionnelle de Hobbes - et, par là, la théorie de l’Ecole d’Edinburgh, qui est celle de Durkheim, selon laquelle il existerait une macro-société bien plus ferme et robuste que la nature. Hobbes invente le citoyen-calculateur nu, dont les droits se limitent à posséder et à être représenté par la construction artificielle qu’est le souverain. Il crée également le langage du Pouvoir égale Connaissance, qui est à la base de toute la Real Politik moderne. Il a également offert un répertoire d’analyse des intérêts humains qui est, aujourd’hui encore avec celui de Machiavel, le vocabulaire de base de toute la sociologie. En d’autres termes, bien que S & S prennent de grandes précautions pour ne pas utiliser l’expression « fait » comme une ressource mais comme une invention historique et politique, ils ne prennent aucune précaution pour la langue politique elle-même. Ils emploient les mots « pouvoir » « intérêt » et « politique » en toute innocence dans leur chapitre VII. Or qui a inventé ces mots avec leur signification moderne de Real politik ? Hobbes ! S & S voient donc, eux aussi, « double » et vont de guingois, critiquant la science mais gobant la politique comme la seule source d’explication valable. Or qui nous offre cette façon asymétrique d’expliquer le savoir par le pouvoir ? Hobbes à nouveau, et sa construction d’une macro-structure moniste dans laquelle la connaissance n’a de place que pour soutenir l’ordre social. Les auteurs déconstruisent magistralement l’évolution, la diffusion et la banalisation de la pompe à air - pourquoi alors ne déconstruisent-ils pas l’évolution, la diffusion et la banalisation du « pouvoir » ou de la « force » ? La « force » serait-elle moins problématique que le « vide » ?
30Ce travail de déconstruction symétrique est d’autant plus indispensable que les deux branches du gouvernement que Boyle et Hobbes élaborent chacun de son côté n’ont d’autorité que si elles sont clairement séparées : l’Etat de Hobbes est impuissant sans la science et la technologie, mais Hobbes ne parle que de la représentation des citoyens nus ; la science de Boyle est impuissante sans une délimitation précise des sphères religieuse, politique et scientifique, et c’est pourquoi il s’applique tant à supprimer le monisme de Hobbes. L’erreur de S & S est qu’ils prêtent davantage de pénétration et de capacité explicative à Hobbes qu’à Boyle. Il faut pousser la symétrie jusqu’au bout. Ils sont deux pères fondateurs, agissant de concert pour promouvoir une seule et même innovation en théorie politique : à la science revient la représentation des non-humains et est interdite toute possibilité d’appel à la politique ; à la politique revient la représentation des citoyens et l’interdiction d’avoir une relation avec les non-humains produits et mobilisés par la science et la technologie.
31Le monde moderne est cette Constitution-là - et une bonne part de la fascination qu’exerce le livre de S & S provient de ce qu’ils nous conduisent jusqu’à ses extrêmes limites sans pour autant lui échapper. A la dernière page, ils s’accrochent à Hobbes et choisissent une des deux branches de gouvernement, croyant en la Force plutôt qu’en la Raison. Ils ne voient pas qu’elles ne sont qu’une même chose, que cette dichotomie provient d’une décision commune. Or, pour l’anthropologue des sciences, il n’existe pas plus de Force que de Raison, de Société que de Nature12. Le monde moderne n’existe donc pas ; il n’a jamais existé.
Une Pragmatogonie
32Il nous faut creuser beaucoup plus loin dans l’archéologie des choses pour comprendre ce qui a, à la dernière minute, interrompu la démarche de S & S. Je le ferai en me tournant vers le dernier livre de Michel Serres. Bien que Serres possède une chaire en histoire des sciences à la Sorbonne, il est impossible d’imaginer deux livres dont le style soit aussi différent que Statues et le Léviathan et la pompe à air. Mais aucuns ne sont aussi proches du point de vue du contenu. On dirait deux équipes travaillant sur un même site archéologique, l’une au niveau du xviième pendant que l’autre descend jusqu’à la préhistoire. Tandis que l’une examine des faits historiques, l’autre déterre des artefacts mythologiques. Les deux auteurs cherchent à expliquer l’émergence de l’objet dans la fondation de notre société. Tous deux essaient de lutter contre le silence des choses que la langue et les idées dissimulent.
Nous cherchons à décrire l’émergence de l’objet, non seulement de l’outil ou de la statue belle mais de la chose en général, ontologiquement parlant. Comment l’objet vint-il à l’hominité (p. 162).
33Mais le problème de Serres est qu’il ne peut :
rien trouver dans les livres qui dise l’expérience primitive au cours de laquelle l’objet tel quel constitua le sujet hominien puisque les livres s’écrivent pour recouvrir d’oubli cette empirie-là ou en condamner la porte et que les discours chassent de leur bruit ce qui se passa dans ce silence-là (p. 216).
34Comme tous les livres appartenant à ce nouveau genre de l’anthropologie des sciences, Statues commence par une symétrisation surprenante entre le passé pré-technique et le présent technique. Plutôt que de comparer Hobbes et Boyle, Serres, qui va plus loin et plus profond, commence tout de suite par l’explosion de la navette Challenger sur nos écrans de télévision et par le sacrifice des enfants carthaginois à l’intérieur de la statue de 1er du dieu Baal, chauffée à blanc, du Salammbô de Flaubert. Des deux côtés : sacrifice, statue, feu, vaisseau, fascination, cri et terreur. Qui est moderne ? Qui est primitif ? Les deux !
Nous voyons la lumière, l’enfant, l’idée, aveugles aux racines, à la fondation, au passé : nous ne reconnaissons pas Carthage à Cap Canaveral ni le dieu Baal en Challenger, devant les mêmes morts. Ni la statue dans la fusée, toutes les deux métalliques et chaudes, boîtes noires pleines d’hommes.
Comme Carthage autrefois, Chicago, Boston, Montréal ou Paris connaissent aujourd’hui des dieux tutélaires dont les statues colossales dorment à demi couchées, portant leurs noms respectifs et pointées dans leur sens, au fond des rampes de lancement, en Oural ou Sibérie, de même pour Kiev, Leningrad ou Moscou, dans les souterrains du Nebraska ou du Nord Dakota. Nous vaquons tous à nos affaires quotidiennes, menacés, certains disent, protégés, par la puissance de ces statues, prêtes à la mise à feu (p. 19).
35Pour Serres, on le sait, il n’y a pas de coupure épistémologique entre un texte et une équation, une fable et une machine, une histoire éculée et une toute nouvelle théorie. Toutes sont contemporaines et aussi accessibles, et toutes devraient être considérées ensemble pour saisir notre destinée. Son monde n’a jamais connu de révolution copernicienne. Il ne se laisse pourtant pas guider au hasard des méandres de ses associations poétiques, comme l’en accuse ceux qui le lisent superficiellement. Dès son premier livre sur Leibniz, il a toujours été obsédé par quelques caractères structuraux que toute notre production scientifique, littéraire et mythique ont peut-être en commun. Si Baal occupe pour les Carthaginois la même place structurelle que les missiles atomiques pour notre collectif, alors Serres ne se laissera arrêter par aucun anachronisme, par aucune inadéquation de genres, de styles ou de détail, pour souligner cette similitude et pour permettre aux deux métalangages d’échanger leurs propriétés :
Nommons religieux ce qui nous rassemble ou relie en exigeant de nous une attention collective sans relâche telle que la première négligence nous menace de disparition. Cette définition mélange les deux origines probables du mot religion, la racine positive de l’acte de relier avec la négative, par l’inverse de négliger (p. 47)
36Qui nierait que la moindre négligence nous serait aussitôt fatale ? Qui nierait que nous sommes attachés à la fois aux et par ces dieux ? Est-il question de rites ou de silos atomiques ? Ou des deux à la fois ? L’anthropologie religieuse est reliée aujourd’hui aux débats stratégiques. Voilà « l’effet de Serres » ! Il écrit au brouillon cette Constitution que je mentionnais tout à l’heure, en nous obligeant à laisser sauter des structures de notre passé primitif oublié jusque dans notre présent technique le plus récent.
37Serres est un structuraliste non-moderne, un Lévi-Strauss symétrique qui ajouterait à la multitude des mythes primitifs tous les scientifiques. C’est ce qui le rend si déroutant et explique pourquoi il traite avec un respect égal (et avec la même apparente désinvolture) la thermodynamique et Jules Verne, Tite-Live et Mandelbrot, l’étymologie et la cosmologie. Serres n’est pas essentiel à l’anthropologie des sciences à cause de son traitement cavalier des faits, mais parce qu’il est né immunisé contre notre péché originel : il n’est pas né moderne. Il vit depuis soixante ans dans un monde que nous commençons à peine à entrevoir. Nous parvenons à ses livres si personnels comme le bateau à vapeur parvient à un atoll du Pacifique où un navigateur a échoué ; et l’équipage de se demander : comment a-t-il pu survivre par lui-même aussi longtemps ? Réponse : en peuplant l’île de totems à l’aspect troublant. Si vous trouvez qu’il y a quelque chose de l’art brut dans ses livres à la fois construits et débridés, pensez à ce que peut être la vie d’un non-moderne en plein monde moderne. Vous comprendrez alors en quoi ses totems sont nécessaires pour saisir l’ère non-moderne qui est en train de s’ouvrir. Si nous avions besoin de tant de « mythes » - comme nous les appelions avec condescendance - avant de devenir modernes il nous en faudra beaucoup plus pour cesser de devenir modernes.
38Comme le Léviathan de S & S, Statues est un livre sur la coproduction de l’objet et du sujet. Tous deux nous posent un problème, à nous les universitaires, les intellectuels, les modernes, parce, que nous avons un accès asymétrique à nos sources pour reconstruire cette pragmatogonie mythique. Nous possédons des centaines de mythes racontant comment le sujet (ou le collectif) construit l’objet - la révolution copernicienne de Kant n’étant qu’un exemple dans une longue lignée. Nous n’avons cependant rien pour nous raconter l’autre aspect de l’histoire : comment l’objet fait le sujet. S & S disposent de milliers de pages d’archives sur les idées de Boyle et de Hobbes, mais rien sur la pratique tacite de la pompe à air ou de la dextérité qu’elle nécessitait. Les témoignages de cette deuxième moitié de l’histoire ne sont pas constitués de textes ou de langages, mais de restes silencieux et brutaux tels que des pompes, des pierres et des statues. Bien que l’archéologie de Serres se situe plusieurs couches en dessous de celle de la pompe à air, il se heurte au même silence.
Le peuple d’Israël psalmodie devant le mur démantelé des lamentations : du temple il ne reste plus pierre sur pierre. Qu’a vu, qu’a fait, qu’a pensé le sage Thalès devant les Pyramides d’Egypte, à un moment aussi ancien pour nous que le nom de Chéops sonnait archaïque pour lui, pourquoi invente-t-il la géométrie devant cet amoncellement de pierres ? Tout l’Islam rêve de voyager vers la Mecque ou se conserve, dans la Ka’ba, noire, la pierre. La science moderne naît, à la Renaissance, de la chute des graves : tombent les pierres. Pourquoi Jésus fonda-t-il l’Eglise chrétienne sur un homme du nom de Pierre ? Je mêle à dessein religions et savoirs dans ces exemples d’instauration (p. 213).
39Pourquoi devrions-nous prendre au sérieux une généralisation aussi hâtive de tout ces pétrifications, mêlant la Pierre Noire religieuse à la chute des corps de Galilée ? Pour la même raison que j’ai pris au sérieux le travail de S & S « mêlant à dessein religions et savoirs dans leurs exemples d’instauration » de la science et de la politique modernes. S & S lestent l’épistémologie de ce nouvel acteur inconnu, la pompe à air rafistolée, sale et qui a des fuites. Serres leste l’épistémologie, de ce nouvel acteur méconnu, les choses silencieuses. (Page 26) Ils le font pour la même raison anthropologique : la science et la religion sont reliées par une profonde réinterprétation de ce qu’est accuser et mettre à l’épreuve. Pour Boyle comme pour Serres, la science est une branche du Judiciaire :
Dans toutes les langues de l’Europe, au nord comme au sud, le mot chose, quelque forme qu’on lui donne, a pour origine ou racine le mot cause, puisé dans le judiciaire, le politique ou la critique en général. Comme si les objets eux-mêmes n’existaient que selon les débats d’une assemblée ou qu’après décision prononcée par un jury. Le langage veut que le monde ne vienne que de lui Au moins le dit-il. (p. 111) Ainsi la langue latine appelait res, la chose, d’où nous tirons la réalité, l’objet de la procédure judiciaire ou la cause elle-même, de sorte que, pour les Anciens, l’accusé portait le nom de reus parce que les magistrats le citaient. Comme si la seule réalité humaine venait des seuls tribunaux, (p. 307)
Là nous attendent le miracle et la résolution de l’ultime énigme. Le mot cause désigne la racine ou l’origine du mot chose : causa, cosa ; de même, thing ou Ding. (...) Le tribunal met en scène l’identité de la cause et de la chose, du mot et de l’objet ou le passage substitutif des uns et des autres. Une chose émerge là (p. 294).
40C’est ainsi que Serres généralise par trois citations les résultats que S & S ont rassemblés avec tant de peine : les causes, les pierres et les faits sont tout autre chose que la chose-en-soi. Boyle se demandait comment mettre fin aux guerres civiles. En contraignant la matière à être inerte, en demandant à Dieu de ne pas être présent directement, en construisant un nouvel espace clos dans un récipient où l’existence du vide deviendrait manifeste, en renonçant à condamner les témoins pour leurs opinions. Aucune accusation ad hominem n’aura plus cours, nous dit Boyle, aucun témoin humain ne sera cru, seuls les indicateurs non-humains et des instruments observés par des gentilshommes feront foi. L’accumulation obstinée de matters of fact établira les fondements du collectif. Ainsi seront domptés la haine et le dissentiment.
41Cette invention des faits n’est cependant pas la découverte des choses out there, expliquent S & S, c’est une création anthropologique qui redistribue Dieu, la volonté, l’amour, la haine, et la justice. Serres ne dit pas autrement. Nous n’avons aucune idée de l’aspect qu’auraient les choses hors du tribunal, en dehors de nos guerres civiles, et en dehors de nos procès et de nos tribunaux. Sans accusation, nous n’avons pas de causes à plaider. Cette situation anthropologique n’est pas limitée à notre passé préscientifique, puisqu’elle appartient davantage à notre présent scientifique.
Nous expérimentons quelquefois que si les causes s’éteignent, miracle, naissent les choses telles quelles. Le monde montre les choses hors de cause. Le langage est en échec, la sculpture, muette, le montre (p. 111).
42Ainsi, nous ne vivons pas dans une société qui serait moderne parce que, contrairement à toutes les autres, elle serait finalement libérée de l’enfer des relations collectives, libérée de la religion, de la tyrannie de la politique, mais parce que après toutes les autres, elle redistribue les accusations remplaçant une cause - judiciaire, collective, sociale - par une cause - scientifique, non-sociale, matter of factual. Nulle part on ne peut voir un objet et un sujet, une société primitive et une moderne. Il n’y a que des séries de substitutions, de déplacements, qui mobilisent des peuples et des choses à une échelle toujours plus grande.
J’imagine, à l’origine, un tourbillon rapide où la constitution transcendantale de l’objet par le sujet s’alimenterait, comme en retour, de la constitution, symétrique, du sujet par l’objet, en semi-cycles foudroyants et sans cesse repris, revenant à l’origine (...) Il existe un transcendantal objectif, condition constitutive du sujet par l’apparition de l’objet comme objet en général. De la condition inverse ou symétrique sur le cycle tourbillonnant, nous avons des témoignages, traces ou récits, écrits dans les langues labiles (...) Mais de la condition constitutive directe à partir de l’objet nous avons des témoins tangibles, visibles, concrets, formidables, tacites. Si haut que nous remontions dans l’histoire bavarde ou la préhistoire silencieuse, ils ne cessent d’être là (p. 209).
43Serres nous conte une pragmatogonie, aussi fabuleuse que la vieille cosmogonie d’Hésiode ou que celle de Hegel. La sienne ne procède pas par métamorphose ou par dialectique, mais par substitutions (p. 279). Abraham va tuer Isaac - et c’est un bélier qu’il finira par sacrifier ; les Egyptiens lapident leur souverain qu’ils abhorrent jusqu’à ce qu’il succombe - ils finissent par construire des pyramides, de gigantesques amas de pierres ensevelissant un corps momifié ; des pré-humains se rassemblent autour d’un corps froid - ils finissent autour d’une pierre surgie de nulle part, autour d’une statue ; les Carthaginois précipitent leurs enfants dans le Corps de Baal leur Dieu - ils se retrouvent dans un Collectif personnifié, apaisé, auquel ils n’ont sacrifié, proclament-ils, que du bétail (p. 28). Les nouvelles sciences qui dévient, transforment, pétrissent le collectif en des choses que personne n’a faites, ne sont que des tard venues dans cette longue mythologie des substitutions. S & S documentent simplement la nième boucle de cette spirale que Serres redessine pour nous. La science moderne est une façon de prolonger ce que nous avons toujours fait : Hobbes construit un Corps Politique à partir de corps nus animés - il se retrouve avec la gigantesque prothèse artificielle du Léviathan ; Boyle concentre tout le dissentiment des Guerres Civiles autour d’une pompe à air - il se retrouve avec les faits. Les physiciens faisaient de la physique pure - ils se retrouvent en train de faire la guerre.
Près de vingt-cinq siècles après Empédocle, dans la même île de Sicile où Archimède, le prince des mathématiciens antiques, mourut de la main d’un légionnaire romain, à la prise de sa ville de Syracuse qu’il avait défendue par de formidables machines de guerre issues de son savoir, dans la même île, dis-je, où la Haine et l’Amour se transmutent en théories abstraites et en technologies, notre contemporain, Majorana, savant génial d’à peine trente ans, admiré par Heisenberg et Fermi, auteur de travaux profonds sur les particules, choisit aussi de disparaître, quand sa physique ou la nôtre apprit soudain à déchaîner par elle-même de mortelles éruptions. (...) Agrigente, Syracuse, Catane, Syracuse, Palerme, nous avons fait le tour de l’île ou celui du monde ; Empédocle, Archimède, Majorana, voici bouclé le cycle du temps, de l’histoire, des sciences ; nous habitions désormais une sorte de Sicile isolée fermée sous la lumière noire d’Etnas nombreux, qui dépendent et qui ne dépendent pas de nous (p. 273).
44Chaque boucle de la spirale définit un nouveau collectif et une nouvelle chose. Nous pouvons comprendre maintenant les hésitations de S & S. Ils ont fait sortir la Science du monde moderne, mais ils y ont laissé l’Etat bien campé. En le complétant par l’oeuvre de Serres, nous sommes en mesure de comprendre que le collectif en renouveau permanent qui s’organise autour des choses en renouveau permanent n’a jamais cessé d’évoluer. Nous n’avons jamais quitté la matrice anthropologique - nous en sommes encore aux Ages Obscurs, ou si l’on veut, nous en sommes encore à l’enfance du monde. Comment appeler cette découverte rétrospective que nous n’avons jamais été modernes ?
45Postmoderne ? Non, car un tel terme confesserait que nous avons été mais que nous ne sommes plus modernes. Je propose que nous appelions notre anthropologie a-moderne.
Une anthropologie sans anthropologues ?
46S & S sont des historiens et des sociologues des sciences que la beauté du xviie siècle et de sa réécriture du Corps Politique, de la Nature et de Dieu ont transformés en anthropologues ; Serres est devenu un anthropologue par sa longue familiarité avec l’histoire des sciences puis avec celle des religions. Mais qu’en est-il des véritables anthropologues, formés dans la branche et y enseignant officiellement ? Sont-ils incapables de faire pour nos sociétés ce qu’ils font si bien pour les primitives ? Ne peuvent-ils pas faire pour la cosmologie de Feynman ce que Carlos Ginzburg a si bien fait pour la cosmologie d’un meunier du seizième siècle13, ou pour la purification et le danger des substances chimiques ce que Mary Douglas fait pour la souillure et la pureté14 ?
47Tous refusent résolument ne fut-ce que d’imaginer la simple possibilité d’appliquer leur discipline à notre science et à notre société. Ils préfèrent perdre leurs étudiants, leurs terrains et leurs subventions plutôt que de hasarder leurs certitudes positivistes dans le champ de nos sciences dures. Il y a cependant un livre récent de Sharon Traweek, une anthropologue de la Rice University, au Texas, qui montre ce que cette discipline peut faire, et qui offre un excellent contraste avec le travail d’« amateurs » comme Shapin ou Serres. Le résultat de cette comparaison est tout aussi édifiant que celui de Hobbes et de Boyle : les « vrais » anthropologues culturalistes ne peuvent même pas imaginer de comprendre notre culture scientifique que les « amateurs » sont en train d’étudier. A première vue, son livre, qui a pour sous-titre : « Le monde des physiciens des hautes énergies », devrait être un événement. Traweek a étudié l’accélérateur de Stanford pendant de nombreuses années ; elle a également fait des études au Japon sur une machine apparentée ; elle a reconnu qu’il était nécessaire d’être formée en ethnographie pour pouvoir étudier ses laboratoires ; elle s’est consacrée corps et âme à ce travail pour comprendre non seulement les aspects sociaux ou culturels de la physique, mais aussi son contenu ; et, pour finir, elle a passé plusieurs années à écrire son livre, que nous tous, les « amateurs », nous préparions à lire comme un modèle. Pourtant, le résultat est un livre joliment écrit, divertissant, plein d’idées intéressantes mais qui évite, l’une après l’autre, la plupart des questions que soulève le domaine. Le livre plaira aux physiciens qui y goûteront une vision d’eux-mêmes à la fois plaisante et légèrement exotique mais il fait tout pour maintenir l’anthropologie des sciences dans les limites de sa crise actuelle. Je pourrais citer beaucoup de raisons pour cette transformation d’une recherche majeure en un compte rendu agréable mais j’aimerais finir cet essai en l’honneur du professeur Horton en étudiant comment le paradigme culturaliste que S & S et Serres sont en train de démanteler a paralysé Traweek.
48Traweek travaille avec un seul et unique modèle : la thèse de Durkheim-Mauss, d’après laquelle il y a une correspondance entre la manière dont nous organisons notre société et celle dont nous organisons nos classifications cosmologiques. Ce modèle, si prédominant en ethnographie américaine et britannique, oblige l’auteur à ne pas comprendre ses propres données, pourtant très joliment mises en scène. Ce cas de paralysie occasionné par un paradigme intellectuel est si extraordinaire que j’aimerais me concentrer sur deux passages extraits du tout début et de la fin du livre. Voyons d’abord la structure paralysante !
L’angoisse quotidienne qu’ils [les physiciens en physique des particules) ont du temps qui passe - angoisse qui est entretenue avec soin par la culture de la physique comme si elle était l’un des ressorts essentiels qui fait un bon physicien - me semble refléter exactement une version cosmologique selon laquelle la mort et le changement seraient transcendés, (p. 17)
Dans ce livre, j’ai examiné la communauté de la physique des hautes énergies : l’organisation de la communauté, les étapes de la carrière de ses membres, les machines que les physiciens construisent pour faire leur travail. Anthropologiquement parlant, j’ai décrit leur situation sociale, leur cycle de développement, leur cosmologie et leur culture matérielle. J’ai exploré une théorie qui avait d’abord été formulée par Durkheim, puis développée dans diverses ethnographies pendant plusieurs décades, une théorie qui prétend que la cosmologie d’une culture donnée - ses idées sur l’espace et le temps, et ses explications du monde - se reflète dans le domaine de l’action dans la société, (p. 157)
49Qu’y a-t-il là de gênant dira-t-on ? N’est-ce pas là un programme de recherche acceptable, même s’il est un peu dépassé ? Chacun n’est-il pas libre d’accommoder ses données avec la théorie de son choix ?
50Non, si les données sont en contradiction directe avec l’argumentation. Traweek écrit, juste après la première des deux citations :
Je suis arrivée à ce point de vue (celui que le cosmos est le miroir de la société) après avoir passé des jours et des mois en compagnie des détecteurs, finissant par les considérer comme l’incarnation des avis divergents de leurs constructeurs et de leur expérience du temps. Les détecteurs sont finalement les informateurs clé de cette étude : physiciens et nature se rencontrent dans le détecteur, où connaissance et passion ne font qu’une. (p. 17)
51Comment peut-on accommoder l’innovation du détecteur-informateur, de la connaissance-passion, de physicien-nature dans le paradigme d’un cosmos et d’un collectif se mirant l’un l’autre comme dans une glace ? S’il est une chose que le détecteur géant d’un accélérateur de particule ne peut pas être, c’est le reflet de la société. L’hybride monstrueux de la physique moderne, qui aurait besoin d’une redéfinition du collectif et de la cosmologie, est conjuré par l’invocation du dualisme de Durkheim. Au lieu de modifier son anthropologie, elle prend l’étude des détecteurs, l’un des meilleurs chapitres du livre, comme une confirmation des concepts de l’ethnographie traditionnelle ! Quelques pages après la deuxième citation, elle continue :
Où les catégories sociales du physicien et de sa communauté, de la culture de la physique existent-elles ? J’entends m’intéresser à cette question dans ce livre. J’ai donné une description aussi élaborée (thick description) que possible de la manière qu’ont les physiciens des hautes énergies de construire leur monde et de se le représenter comme indépendant de leur propre activité ; j’ai donné le tableau le plus fidèle que je pouvais dresser d’une culture extrême d’objectivité : une culture de la non-culture, qui aspire passionnément à découvrir un monde sans erreur, sans émotion, sans sexe, sans nationalisme, sans aucune source de désordre - un monde en dehors de l’espace et du temps humain, (p. 162)
52Quiconque lit ces lignes supposera que c’est là le début du livre : comment créer une culture de la non-culture ? Question fascinante, en effet ! Mais non, il s’agit de la fin ! Chaque lecteur comprendra à quel point cette citation infirme le modèle de Durkheim : la correspondance cosmos-société ne peut pas expliquer une cosmologie non-sociale ! Et pourtant, elle est présentée comme une preuve de la validité du modèle ! Tout historien des religions sera émoustillé par cette citation et s’attendra à lire comment les physiciens parvinrent à se libérer de l’espace et du temps à travers les particules, plutôt qu’à travers la prière. Mais non, la consonance religieuse, si importante pour Serres ou pour S & S, n’est même pas enregistrée. Traweek, obsédée par sa structure, ne lit même pas ce qu’elle écrit. Une culture de la non-culture : une société non sociale, un détecteur, tous ces hybrides ne réclament pas, ne doivent pas réclamer la redéfinition du paradigme « moderne » : la société et le cosmos se reflètent l’un l’autre.
53Le paradoxe, c’est de poursuivre ce paradigme-là où il a le moins de chances de tenir : en physique expérimentale des particules. Evidemment, le paradoxe est si extrême qu’il donne au livre une atmosphère exotique, comme s’il était radical et nouveau de traiter les physiciens comme des Indiens des Grandes Plaines. Mais cela ne rend pas justice aux physiciens - car je suspecte que le modèle de Durkheim ne rend pas non plus justice aux Indiens. Le motif de ma suspicion est que la division même entre la société d’une part et la cosmologie de l’autre est le résultat de la propre foi de Durkheim en la science. Les ressources intellectuelles qu’on emploie pour comprendre l’ethno-science ne peuvent pas être employées, comme Traweek semble le croire, pour comprendre la science. Non pas parce qu’il est scandaleux de Nous traiter comme les ethnographes traitent les Autres - Horton a bien montré que c’était faisable - mais parce qu’il est scandaleux de les traiter Eux - et donc de Nous traiter - avec un modèle qui accepte de prime abord la définition que les scientifiques donnent de la société : la société et le savoir sont deux choses différentes qui doivent ensuite être reliées comme on pourra - cette relation étant bien sûr rendue impossible par la manière même dont la distinction a été faite. Si nous avions besoin d’une preuve supplémentaire des tortures que Traweek s’impose à cause de son modèle dualiste, il n’y aurait qu’à examiner les chapitres du milieu. Quoi qu’elle prétende à une « thick description », Traweek est incapable de relier le contenu de la physique à l’organisation sociale. Ceci ne peut pas être dû au caractère trop technique de la physique, puisque tout ethnographe est capable de se rendre familier de mythologies et de systèmes de parentés infiniment plus complexes et ésotériques que n’importe quelle branche de la mécanique quantique. Non, mais elle croit que la science est réellement distincte de la société et ne peut lui être associée que par analogie. C’est ainsi que toutes ses observations intéressantes tombent dans le fossé qu’elle a elle-même creusé en plein milieu de son étude de terrain. Dans la plus pure tradition de Merton, sociologue externaliste des sciences, des chapitres sur les carrières, la socialisation, les préjugés sexuels, suivent le chapitre 2, le seul qui traite un peu du contenu de la physique. A aucun moment, il n’y a une relation entre les deux ensembles - exceptée cette relation maudite entre toutes du reflet. La société et le savoir sont de nouveau deux liquides qui ne se mélangent pas. Des hybrides apparaissent bien, mais ils sont conjurés l’un après l’autre. Périssent l’étude de terrain et ses monstres, pourvu que l’anthropologie traditionnelle reste intacte. Le titre dit tout : « Beamtimes and Lifetimes » : le faisceau de particules et les carrières flottent l’un sur l’autre sans plus qu’une mince surface de contact. Elle termine le livre en disant :
Je n’ai jamais rencontré un physicien des hautes énergies qui entretiennent pour une seconde la question de savoir si les électrons « existent » ou non ; et je peux sympathiser avec cette position, parce que, contrairement à certains de mes collègues plus réflexivistes, je trouve commode de supposer que les physiciens que j’étudie existent (p. 162).
54Il est ironique que ce soit cette phrase qui figure sur la page de couverture, car elle pourrait donner à croire au lecteur que Traweek n’a jamais rencontré aucun physicien - ni aucun réflexivistes15. Ses scientifiques peuvent être sûrs de l’existence des électrons, mais pourquoi passent-ils des années - non pas des secondes - et dépensent-ils des milliards de dollars à « entretenir la question » de savoir si les quarks ou les muons existent16 ! Traweek, en rejetant ses « collègues réflexivistes » et en croyant à l’existence toute simple de physiciens « durkheimiens » croit qu’elle témoigne de son sens commun alors qu’elle abandonne son unique espoir de comprendre ses physiciens, qui sont à la fois entièrement sûrs de l’existence des électrons et entièrement incertains de l’existence des particules qu’ils sont en train de chercher.
55S’il y a une chose que les physiciens des particules ne font pas, c’est refléter leur culture excitante ; ce qui ne veut pas dire qu’ils échappent aux limites du collectif mais qu’ils élaborent un collectif différent. Une société qui provoque des collisions de particules dans de gigantesques accélérateurs n’est pas la même qu’une société qui ne le fait pas. S’il y a une chose que l’anthropologie des sciences ne peut pas faire, c’est utiliser le modèle inventé par Durkheim pour protéger la science contre un examen minutieux et sonder ainsi la relation entre savoir et société. Ceci ne veut pas dire que la science échappera aux ethnographes, mais bien au contraire, que les ethnographes devraient être équipés d’autres ressources intellectuelles et se préparer à étudier la co-production du collectif et des choses que Serres nomme quasi-objets.
56Il y a deux attracteurs dans le modèle durkheimien qui rend la tâche de l’anthropologue impossible - et les échecs de Lévi-Strauss il y a trente ans autant que le résultat décevant de Traweek montrent à quel point l’obstacle est difficile à surmonter. Toutes les ressources tombent ou bien du côté de l’objet ou bien du côté du sujet. L’anthropologie des sciences ne se développera pour de bon que si nous reconstituons le paysage de façon à créer un seul attracteur qui rassemble toutes les ressources vers le centre, la co-production des collectifs et de leurs quasi-objets. Si les anthropologues ne modifient pas leur position, nous aurons à développer ce domaine sans eux, ce qui serait très dommage, car eux seuls ont le bagage nécessaire en culture, en méthode, en patience, en pénétration et en techniques, pour étudier dans le même souffle les physiciens des particules, les habitants des îles Trobriand, les ingénieurs en informatique et les Indiens des Plaines. Le livre de Traweek est intéressant parce qu’il montre dans le cas le plus extrême - la physique des particules - le danger qu’il y a pour ce domaine à ne pas sortir de l’idée qu’il existe un monde moderne.
Conclusion : un point de départ différent
57La raison pour laquelle il est difficile - je serai charitable et ne dirai pas impossible - aux anthropologues les mieux entraînés de venir aux prises avec les sciences, et pour laquelle S & S ont finalement hésité à circonvenir le discours de Hobbes aussi complètement que celui de Boyle, est maintenant claire et pourra, je l’espère, servir de nouveau point de départ. Si nous traitons la société comme si elle était plus transcendante que la nature, comme Steve Shapin et Simon Schaffer l’ont fait, ou si nous traitons les deux comme aussi transcendantales l’une que l’autre et en miroir - comme Sharon Traweek l’a fait - nous ne pourrons pas comprendre ce mystère d’entre les mystères auquel Michel Serres s’est attaqué avec sa manière inimitable : il n’y a qu’une seule transcendance, et c’est celle des choses collectives. La raison pour laquelle nous ne pouvons pas « traiter les faits sociaux comme des choses » est que les « choses » sont tout d’abord des faits collectifs. Durkheim et tous les spécialistes des sciences humaines qui lui ont succédé ont souscrit à la branche de la constitution de Hobbes et ont édifié le « gros animal » de la société avec des relations sociales ; ce faisant, ils ont accepté naturellement l’autre branche de la constitution de Boyle et attribué la transcendance à la nature. C’est ainsi qu’ils sont devenus modernes. Puis, dans un sursaut désespéré, ils ont cherché à étudier la correspondance entre les deux. Ils ont montré combien plus modernes encore ils étaient en critiquant la science avec leur croyance en la société. Loin de réagir contre la révolution copernicienne de Kant, ils ont simplement remplacé son Ego Transcendantal par la Société Transcendantale. Rien n’a été modifié par ce remplacement que même les philosophes dialecticiens n’ont pas réussi à déstabiliser. Tous sont enfants de la critique et heureux de l’être. Les « philosophes » post-modernes ne sont pas aussi heureux, mais ils maintiennent la même structure. Ils sont simplement déçus par toute l’entreprise de la Critique et n’arrivent plus à croire aux promesses jointes du rationalisme et du socialisme. Malgré leurs prétentions ils n’ont pas fait un pas de plus. Leur mélange d’amour, de haine ou d’indifférence pour les sciences prouve assez combien ils sont restés modernes.
58L’anthropologie des sciences - tout bizarre et contradictoire que soit ce nom - indique une direction différente. Ce même centre que la critique voyait comme le point de rencontre des deux transcendances est maintenant le point de départ de leur construction. Au lieu d’expliquer tous les phénomènes par une mixture ou une combinaison des deux formes pures que sont la nature et la société, le collectif commence par un enrôlement progressif et une redéfinition des acteurs, et ce n’est que plus tard qu’il émet, élabore, purifie diverses formes transcendantales qui ressemblent à l’ancienne nature et à l’ancienne société. Mais au lieu de fournir l’explication, nature et société sont maintenant considérées comme les conséquences historiques du mouvement des choses collectives, des quasi-objets. Toutes les réalités intéressantes cessent d’être capturées par les deux extrêmes, mais se révèlent dans la substitution, les recoupements, les traductions au travers desquelles les acteurs humains et non-humains transfèrent leurs compétences.
59L’avantage essentiel pour l’anthropologie de ce déplacement du point de départ (voir figure 1) est qu’il redistribue le Grand Partage contre lequel Lévi-Strauss, Horton, Goody se sont battus si longtemps. En ce qui concerne la forme du mouvement - de la spirale dans le diagramme - tous les collectifs doivent coproduire à la fois leur nature, leurs sociétés et leurs dieu - Nous aussi bien qu’Eux. Et, cependant, tous les collectifs sont différenciés par l’échelle à laquelle ils construisent la double transcendance de la société et de la nature -a, b, c ne diffèrent bel et bien dans le diagramme que par l’échelle. Des collectifs divers sont rendus fondamentalement identiques, tandis que leurs différences restent littéralement des différences de taille. La première partie de ce mouvement est relativiste, la seconde ne l’est pas. Elle est, pourrait- on dire, relationiste : la première est symétrique, la seconde est asymétrique. La différence entre la science et l’ethno-science commence par s’estomper, puis réapparaît dans la taille des collectifs que chacune d’elles ont élaborés. Je ne prétends pas que nous ayons résolu les questions d’anthropologie, mais que nous avons donné à la question une forme qui va permettre à cette discipline de cesser de désespérer d’elle-même, et que nous l’avons chassée hors de son inextricable post-modernisme. Toutes les ressources intellectuelles que nous dispersions et qui rendaient ce mystère d’entre les mystères encore plus insondable sont maintenant concentrées sur le seul problème digne d’être étudié pour un anthropologue des sciences : le collectif-chose. Maintenant au moins, nous savons comment le faire, et nous pouvons utiliser le travail réalisé par d’autres écoles de pensée pour « anthropologiser » notre rationalité17 et notre droit. Comme dit Serres, « il existe une anthropologie des sciences. Elle les accompagne, silencieuse, inouïe. Elle constitue leur légende : comment on doit les lire. » (Statues, p. 273).
Notes de bas de page
1 Robin Horton « African Traditional Thought And Western Science », (Africa n° l et n° 2 1967), pp. 155-187 ; et ce numéro.
2 H. Conklin Harold Ethnographie Atlas of the Ifugao. A Study of Environment, Culture and Society in Nothem Luzon. (New Haven and London : Yale University Press, 1983).
3 Claude Lévi-Strauss La pensée Sauvage, Paris, Plon, 1962.
4 Goody Jack La Raison graphique, Paris, Minuit, 1979.
5 B. Latour, « Les "vues" de l’esprit, une introduction à l’anthropologie des sciences et des techniques », Culture Technique, N° 14, 1985, pp. 1-29.
6 S. Woolgar, Science: The Very Idea, London: Tavistock, 1988.
7 A. Funkenstein, Theology and the Scientific Imagination from the Middle Ages to the 17 th Century, Century: Princenton University Press, 1986.
8 S. Shapin, « Une pompe de circonstance, la technologie littéraire de Boyle », Culture technique, N° 14, 1985, pp. 70-87.
9 Hobbes, Le Leviathan, traduction française de Tricaud, Paris, Siney, 1971.
10 H. Collins, Changing Order. Replication and Induction In Scientific Practice, London-Los Angeles: Sage, 1985.
11 Pour une présentation de cette école voir Michel Callon et Bruno Latour, La Science telle qu’elle se fait, une anthologie de la sociologie des sciences de langue anglaise, (Paris, La Découverte, 1990).
12 B. Latour, Les Microbes Guerre et Paix, suivi de Irréductions, Paris, Métailié, 1984.
13 C. Ginzburg, The Cheese and the Worms: The Cosmos of a 16th Century Miller London: Routledge, 1980.
14 M. Douglas Mary and A Wildawski, Risk and Culture: an Essay in the Selection of Technical and Environmental Dangers Berkeley: University of California Press. 1982.
15 Les réflexivistes prétendent que l’on ne peut appliquer les sciences sociales aux sciences exactes sans contradiction - pour un exposé, voir note 6.
16 Voir par exemple le travail des historiens du CERN et en particulier Dominique Pestre pour mesurer l’ampleur du constructivisme des physiciens. On lira dans Daniel del Giudice, Atlas occidental, (Paris, Le Seuil, 1987) un roman sur les détecteurs du CERN qui en dit plus que beaucoup de pages de Traweek. Enfin, on lira dans Andrew Pickering, Constructing Quarks, a Sociological History of Particle Physics (Edimbourg, Edinburgh University Press, 1984) une excellente étude micro-sociologique de la communauté des physiciens.
17 C. Darbo-Peschanski, Le Discours du particulier. Essai sur l’enquête hérodétéenne. Paris : Le Seuil, 1987 et toute l’école de Vernant peut Être relue comme une partie de l’anthropologie des sciences.
Auteur
Bruno Latour est professeur à l’Ecole Nationale Supérieure des Mines de Paris et à l’Université de Californie à San-Diego. Agrégé de philosophie et docteur d’Etat, il est chercheur au Centre de Sociologie de l’Innovation de l’Ecole des Mines.
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