La Tradition et la modernité revisitées
p. 69-124
Note de l’auteur
Paru originellement sous le titre « Tradition and modernity revisited » in : Martin Mollis & Steven Lukes Eds, Rationality and Relativism. Oxford : Blackwell, 1982, p. 201-260. Traduit de l'anglais par Isabelle Schulte-Tenckhoff.
Texte intégral
Introduction
1Dans un article publié en 1967 (Horton 1967), j’avais étudié les similitudes et les différences entre les modes de pensée de l’Afrique et de l’Occident, en voyant dans l’Afrique le modèle vivant de la « traditionalité » et dans l’Occident le pionnier de la « modernité ». D’entrée de jeu, je m’étais référé à la proposition largement ignorée de Durkheim, qui veut qu’il existe une continuité entre la pensée spiritualiste des cultures traditionnelles africaines ou autres et la pensée mécaniste des cultures modernes de l’Occident. J’avais montré comment la première, pas moins que la seconde, a engendré des systèmes de savoir visant essentiellement à étendre la vision causale magnifique mais néanmoins limitée du sens commun. D’autre part, j’avais proposé une explication technologique, économique et sociologique des différences qui opposent les idiomes africain et occidental du savoir. Ayant jusque-là privilégié les similitudes entre les deux modes de pensée, j’avais ensuite esquissé un modèle de différences afin de rétablir l’équilibre. Ce modèle tirait parti, bien que sous une forme modifiée et élargie, de la célèbre dichotomie « fermé »-/« ouvert » de Popper, l’Afrique en illustrant la première alternative et l’Occident la seconde. Enfin, en revenant sur le problème de la détermination technologique, économique et sociologique, j’avais fait allusion à plusieurs facteurs qui me semblent avoir guidé la transition d’une pensée « fermée » à une pensée « ouverte » dans l’Europe ancienne.
2Au fil des années, cet article a connu une certaine notoriété. Si une poignée de chercheurs a accueilli avec enthousiasme tout ou partie de l’essai, les réactions critiques étaient fort nombreuses, suscitées de toute évidence par l’indignation ressentie devant mon assaut de quelques dogmes éculés de la sociologie comparée des idées. Certains chercheurs se sont aussi servi de mon essai pour s’attaquer à l’orthodoxie, tout en en déplorant les défauts pour y substituer en fin de compte leurs propres outils d’analyse, prétendument supérieurs. D’autres encore ont considéré mon essai comme étant, selon les cas, vide de sens, naïf, orgueilleux, afrocentrique ou eurocentrique. En somme, la plupart des réactions ont été plutôt négatives, tout en se succédant à foison jusqu’à ce jour. Il semble donc opportun que l’auteur de l’objet de ces controverses le reprenne à son tour pour voir quelles modifications éventuelles il convient d’y apporter.
3Après avoir rappelé les principales critiques pour séparer l’ivraie du bon grain, je passerai en revue deux corpus de travaux récents qui, sans se référer explicitement à mon texte, touchent à sa problématique en ce qu’ils abordent tous deux la question de la transformation des visions du monde, respectivement en Afrique et en Occident. A ce sujet, je ne retiendrai que les éléments qui m’ont amené à reformuler mon essai de 1967.
4Le terrain étant ainsi déblayé, je serai en mesure de proposer un modèle révisé de similitudes et de différences entre la « traditionalité » africaine et la « modernité » occidentale, modèle que j’espère doublement amélioré ; par le fait d’être plus adéquats aux faits et de mieux répondre aux deux questions fondamentales et interdépendantes qui se posent à tout philosophe ou historien des sciences, à savoir : dans quelle mesure la théorisation de type scientifique peut-elle prétendre à une plus grande efficacité cognitive que ses contreparties préscientifiques ? Et, pour autant que cette prétention soit légitime, d’où provient cette supériorité ?
5Après avoir complété mon modèle révisé par quelques considérations sur les facteurs technologiques, économiques et sociologiques orientant la transition qu’il implique, je conclurai en m’interrogeant sur sa pertinence pour ce qui est de la problématique générale de l’opposition entre un projet universaliste et un projet relativiste de la compréhension interculturelle1.
Revue de la critique
6Il a été avancé à maintes reprises que mon essai de 1967 serait invalidé d’emblée par le caractère arbitraire ou eurocentrique d’une comparaison entre systèmes de pensée africains et occidentaux (Tambiah 1973 ; Wiredu 1980). Si, à mes yeux, pareille remarque démontre surtout que ses auteurs n’ont pas considéré le problème dans toute son ampleur, il n’en reste pas moins vrai que l’on ait pu se méprendre sur le sens de mon approche en l’absence, notamment, d’un exposé des principes fondateurs mêmes de la comparaison exposé par lequel il convient dès lors d’introduire ce chapitre.
7D’entrée de jeu, il faut se rendre à l’évidence que tout chercheur occupé à étudier les systèmes dits traditionnels de pensée en Afrique contemporaine ne peut guère se passer de comparer globalement ce qui est africain avec ce qui est occidental. Car celui qui entreprend une étude monographique des modes de pensée d’une communauté africaine donnée aspire tout naturellement à les faire connaître au reste du monde, ce qui l’oblige à les restituer dans l’une des deux ou trois langues reconnues mondialement. Ce dernier n’est pas définitivement acquis ; bien au contraire, à la suite de bouleversements politiques ou démographiques, il pourra revenir à d’autres langues. Mais en attendant, ce sont l’anglais et le français, langues de l’Occident, qui en sont dotées et qui s’imposent donc pour la traduction.
8De plus, en plaçant la traduction au premier plan du processus intellectuel de l’entreprise monographique, je ne me réfère nullement à la simple quête de termes équivalents dans un dictionnaire. Il s’agit plutôt de rechercher les catégories conceptuelles occidentales qui restituent convenablement les concepts et les structures de la pensée africaine, ce qui nécessite peut-être de les élargir et de les élaborer au point qu’elles puissent restituer cette pensée.
9Si tel est le vrai problème, le chercheur aspirant à produire une traduction adéquate ne peut guère se passer de construire à son usage un schéma de similitudes et de différences entre les modes de pensée africains qu’il désire transmettre au public et les modes de pensée occidentaux dont il tire les termes de la traduction. Une comparaison entre l’Afrique et l’Occident, telle que je l’avais conçue en 1967, ne répond nullement à un choix arbitraire ; elle est tout simplement inéluctable si l’on veut restituer les modes de pensée d’une communauté au profit d’un large public.
10Quant au chercheur entreprenant à présent une telle étude dans le cadre d’une université africaine, il sera constamment appelé, qu’il le veuille ou non, à en justifier la pertinence par rapport à la situation actuelle. Le défi vient ici de la croyance à ce que l’on pourrait appeler, à défaut d’un terme meilleur, la « modernisation intellectuelle ». C’est là une notion rarement définie par la communauté scientifique, mais dans laquelle il faut surtout voir l’idée d’une prise de distance à l’égard de certains éléments de la pensée traditionnelle au profit de certains éléments des modes de pensée de l’Occident contemporain.
11On prétend que pareille transition se justifie par le fait qu’elle entraîne une efficacité spectaculairement accrue dans l’explication, la prévision et le contrôle des événements. A la lumière de cette définition et de cette prétention, le chercheur occupé à étudier les systèmes traditionnels de pensée reçoit, comme on peut s’y attendre, l’étiquette de quelqu’un désireux d’arrêter le temps.
12Cette image négative est toutefois le produit d’une réflexion superficielle. A y regarder de plus près, on constate que, loin d’entraver le progrès, le chercheur « traditionaliste » a en fait un rôle vital à jouer dans la préparation de la voie au progrès. Comment est-ce possible ? Tout d’abord, il est évident que l’on ne peut opter de plein gré pour la modernisation intellectuelle sans s’être livré au préalable à une évaluation critique exhaustive. Même si tout le monde tombait d’accord pour accorder la priorité aux finalités interdépendantes de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements (encore que pareil consensus pose d’emblée problème), il ne serait pas moins nécessaire d’examiner avec soin l’assertion que seule la modernisation intellectuelle garantit aux peuples africains de parvenir plus efficacement à ces fins. Et avant même qu’il ne soit possible d’en juger, il faut prévoir avec plus de soin encore les étapes de la transition préconisée. Or, quelle qu’elle soit, une comparaison entre le point de départ (la « traditionalité ») et point d’arrivée (la « modernité ») s’impose, et à ce sujet nos « traditionalistes » détiennent l’une des deux clés. Ici également, une comparaison telle que je l’avais entamée en 1967 s’avère donc inéluctable plutôt qu’arbitraire. Il devrait être clair maintenant lequel d’entre nous, l’auteur ou ses critiques, porte des lunettes teintées à l’européenne !
13S’il est tout à fait pertinent que le chercheur partant des modes de pensée de l’Afrique traditionnelle en envisage la comparaison avec ceux de l’Occident moderne, d’aussi bons arguments peuvent être invoqués pour le cas inverse ; celui qui s’occupe de la genèse de la modernité intellectuelle a tout intérêt à en envisager la comparaison avec les modes de pensée de l’Afrique traditionnelle.
14Tout chercheur sérieux travaillant en Afrique sub-saharienne est subjugué par l’énorme diversité des visions du monde et des modes de pensée qu’entretiennent les innombrables communautés du continent. En effet, on manquerait de sensibilité humaine si l’on n’était pas plutôt découragé par cette diversité. Cela n’a pourtant pas empêché les chercheurs de dégager, avec un certain succès, les unités sous-tendant cette diversité2. Le fait remarquable est que dans l’ensemble, ces similitudes ne marquent pas seulement l’Afrique sub-saharienne, mais se retrouvent aussi, du moins par certains traits, dans les cultures anciennes de la Méditerranée, du Proche-Orient et de l’Europe. En d’autres termes, il semble clair aujourd’hui que les universaux du « traditionnel africain » sont en fait les universaux du « traditionnel du Vieux Monde ». D’autre part, tout se passe comme si l’étude du premier laissait supposer de quelle chair fut enveloppée l’ossature subsistant dans les documents, les inscriptions et les vestiges d’époques plus reculées de la pensée méditerranéenne, proche-orientale et européenne.
15Les historiens de ces régions du « Vieux Monde » l’ont d’ailleurs fort bien compris. En collaboration plus ou moins étroite avec les anthropologues sociaux, ils se sont tournés avec enthousiasme vers l’Afrique pour en tirer quelque inspiration sur la manière dont il faut situer les modes de pensée que les sources ne font généralement qu’entrevoir dans une société « en marche ». N’empêche que les pionniers dans ce domaine étaient plutôt malavisés, en supposant sans autre que si tel mode de pensée se rencontre en Afrique dans tel contexte social, tandis que les sources attestent l’existence d’un mode de pensée apparemment équivalent dans l’Europe ancienne, ce dernier provient par la force des choses d’un contexte similaire. A un moment donné, ce raisonnement impétueux a risqué de dévaloriser à jamais toute étude modelée sur le contexte africain. De nos jours, les historiens tout comme les anthropologues sont plus circonspects. Quand, en Afrique, ils tombent sur un mode de pensée relevant d’un certain contexte social et qu’ils en identifient un d’apparemment équivalent dans l’Europe ancienne, ils utilisent les données ayant trait au cas africain pour formuler une hypothèse qui, avant de pouvoir être transposée au contexte européen, exige d’être testée à la lumière des données propres à ce dernier. Pourtant, en dépit de la prudence régnant actuellement, nombreuses sont les intuitions suggérées par le cas africain qui ont fait des merveilles pour les historiens des régions européennes mentionnées3.
16L’étude des systèmes de pensée traditionnels d’Afrique est donc tout spécialement pertinente pour l’historien qui s’intéresse à la genèse de la pensée occidentale moderne, car c’est pour lui une source d’inspiration féconde dans sa tentative pour brosser un tableau du traditionalisme jadis vivant dont est issue la modernité intellectuelle de l’Occident.
17Enfin, dans cet exposé des fondements de mon raisonnement comparatif, je tiens à évoquer un phénomène bien connu de tout anthropologue qualifié ; en comparant la vision du monde dans laquelle on a grandi avec n’importe quelle autre, on se dote d’un potentiel énorme pour une meilleure compréhension des deux. Lorsque, après avoir été élevé au contact d’une certaine vision du monde, on en étudie une de fondamentalement différente, on est tout naturellement frappé par l’étrangeté de cette dernière, alors que ceux qui la fréquentent régulièrement n’y voient rien d’extraordinaire. D’un autre côté, si l’on se plonge suffisamment longtemps et profondément dans cette vision du monde « étrange » et que l’on s’en détourne ensuite pour reconsidérer celle dont on a l’habitude, on rencontre le phénomène inverse ; des modes de pensée qu’on n’aurait jamais remarqués avant un tel « dépaysement » font maintenant surface ; ils paraissent étranges, remarquables et dignes d’une explication, comme l’a illustré magistralement Claude Lévi-Strauss (1955).
18Pour autant que les termes de la comparaison soient la vision du monde modernisante de l’Occident et les visions du monde traditionnelles de l’Afrique, on peut donc s’attendre à une meilleure compréhension des deux. Dès lors, une critique valable à rencontre de mon premier essai à une telle comparaison est que cette compréhension était unilatérale. En abordant les visions du monde africaines du point de vue de l’Occident, j’ai été en mesure de dégager des structures-clés qui n’avaient pas été remarquées jusque-là. Mais lorsqu’il s’agissait de revenir sur la modernité intellectuelle de l’Occident du point de vue de l’Afrique, je n’ai pas mis à profit la possibilité inverse. Rien de ce que j’avais dit sur la science n’aurait provoqué la moindre surprise chez les philosophes ou historiens de la science, dont ceux qui m’ont lu ont pour la plupart dû être frappes par le caractère démodé de mes propos. Cette fois-ci, je tâcherai donc d’éviter l’unilatéralité.
19Voilà ce qu’il y avait à dire à ceux qui ont mis en doute le bien-fondé de la comparaison elle-même, Mais parmi ceux qui ont bien voulu l’admettre, certains déplorent les erreurs que j’aurais commises au cours de l’exercice. C’est à eux que je m’adresse maintenant.
20Des critiques virulentes ont été suscitées par ma thèse d’une continuité fondamentale, en termes de structure et d’intention, entre la pensée religieuse traditionnelle et celle de la science moderne. En effet, cette thèse a failli déchaîner des réactions d’horreur chez les adeptes de deux écoles bien connues. La première est celle des « symbolistes » qui conçoivent toute vie religieuse, qu’elle soit traditionnelle ou moderne, africaine ou occidentale, comme une espèce de réjouissance poétique plutôt qu’un système théorique et pratique obéissant aux finalités de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements4. L’autre est celle des « fidéistes » à la Wittgenstein, pour lesquels la vie religieuse est l’expression d’une volonté autonome de communion avec l’Etre spirituel et à ce titre tout aussi impropre à être ramenée à un système théorique et pratique visant l’explication, la prévision et le contrôle5.
21Les approches symboliste et fidéiste de la religion ont fait l’objet de critiques massives et fondées6 auxquelles j’ai moi-même contribué (massivement, sans doute, mais aussi, je l’espère, d’une manière convaincante)7. Je me bornerai donc ici à ne faire valoir que deux points. D’une part, en niant l’importance capitale revenant à l’explication, à la prévision et au contrôle des événements comme finalités orientant la vie religieuse traditionnelle en Afrique, les symbolistes tout comme les fidéistes commettent le péché interprétatif cardinal de faire fi du point de vue de l’acteur. D’autre part, les uns comme les autres ont manqué de s’interroger sur les conséquences pour leur position de la confrontation historique, au xxe siècle, entre les peuples africains et la chrétienté des missionnaires. A l’heure actuelle, dans une bonne partie de l’Afrique sub-saharienne, les églises des missionnaires comptent de nombreux adeptes ; mais non moins nombreux sont ceux qui ont préféré fonder ou appuyer des institutions d’un autre ordre, même si celles-ci continuent à propager certains traits saillants du message chrétien au sujet de Dieu. Fort heureusement, les gens impliqués dans cet exode et dans ce regroupement ont su verbaliser ce qui les a motivés ; de plus, les raisons invoquées sont à peu près identiques à travers tout le continent. S’opposant surtout au fait que le credo missionnaire minimise l’importance de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements, ces gens ont créé de nouvelles institutions avec l’objectif explicite de replacer ces finalités au cœur même de la vie religieuse.
22Les populations de l’Afrique sont donc en train de donner leur propre réponse, non sollicitée mais limpide, aux symbolistes et aux fidéistes (Horton 1976b).
23En effet, si les faits pertinents et la cohérence des arguments pouvaient porter le coup fatal, le symbolisme tout comme le fidéisme auraient succombé sur les champs de l’Afrique, voici une décennie déjà. Ils survivent, non pas grâce à leur valeur interprétative, mais parce qu’ils servent le besoin idéologique de soustraire la pensée religieuse traditionnelle à une comparaison défavorable, en termes d’efficacité dans l’explication, la prévision et le contrôle des événements, avec la pensée scientifique occidentale (Horton 1973a : 283-300).
24En dépit de l’indignation manifestée par les symbolistes et les fidéistes, j’ai approfondi ma thèse relative aux similitudes dans des articles postérieurs à 1967. J’ai pu démontrer notamment qu’elle rend assez nettement compte du caractère apparemment paradoxal de nombreux discours religieux traditionnels (Horton 1973b) et qu’elle permet d’expliquer la stéréotypie et d’autres traits déconcertants de l’action rituelle (Horton 1976b : 20-23). Et je suis actuellement engagé dans une comparaison à échelle restreinte pour montrer comment cette thèse peut rendre compte de la configuration variable d’idées religieuses selon le contexte économique et social (Horton 1983). Somme toute, je suis optimiste quant à son avenir, pour la simple raison que dans le domaine en question, elle est la seule à respecter la perspective des acteurs8.
25Comme si les critiques dirigées contre l’approche en termes de similitudes ne suffisaient pas, aussi nombreuses sont celles qui ont pour cible mon esquisse de ce que je tiens pour les principales différences entre la tradition et la modernité ; mais contrairement aux premières, les secondes sont mieux étayées. Comme j’y ai fait peu allusion dans mes écrits antérieurs, il convient de s’y arrêter brièvement.
26La plupart des lecteurs de mon article de 1967 ont trouvé à redire à mon usage de la dichotomie « fermé »/« ouvert » pour déterminer la différence entre pensée traditionaliste et pensée moderne. Ils se sont surtout attaqués à l’opposition entre pensée statique et pensée dynamique que la dichotomie poppérienne m’aurait suggérée. Ainsi ils soulignent que du point de vue du membre individuel de la société considérée, le penseur traditionnel serait plus critique, plus réfléchi et moins conservateur que je le dis, alors que le penseur moderne, forme à la science, serait moins critique et réfléchi, mais en revanche plus conservateur que le portrait que j’en brosse. Pour ce qui est de la vision du monde propre à une société donnée, mes critiques prétendent que la vision typiquement traditionaliste serait plus réceptive au changement et aux influences externes que je ne veuille le reconnaître, la vision typiquement moderne étant en revanche moins perméable au changement (Barnes 1969 et 1973 ; Feyerabend 1975 ; Gellner 1974 ; Gjertsen 1980 ; Goody 1977 : 42-43, Hallen 1977 ; Marwick 1973 et 1974 ; Skorupsky 1976).
27Cette critique globale est agrémentée d’exemples tirés des deux contextes considérés. Je pourrais riposter en disant que mes détracteurs ont ignoré certains qualificatifs que j’avais introduits en guise d’avertissements, mais je reconnais qu’ils ont généralement su me convaincre. En effet, le contraste « fermé »/« ouvert » de Popper, tel que je m’en suis servi en 1967, sous-entend une opposition entre pensée statique et dynamique, entre visions du monde statiques et dynamiques ; et, comme j’ai fini par l’admettre, une telle opposition ne rend justice ni à la problématique africaine ni à celle de l’Occident.
28De nombreux lecteurs ont également relevé deux différences supplémentaires dont j’avais essayé de dériver une multiplicité d’autres. L’une était celle entre présence ou absence d’angoisse face à la possibilité d’une mise en question du savoir établi, la seconde concernait la présence ou l’absence d’une conscience individuelle de savoirs alternatifs.
29Personne ne s’est réellement laissé impressionner par ma thèse relative à l’angoisse. Certains ont fait valoir que rien ne prouve l’existence d’une forme spécifique d’angoisse telle que je l’ai postulée pour le contexte traditionnel (Peel 1969 ; Skorupski 1976 : 189-204), D’autres ont avancé que l’angoisse provoquée par la possibilité d’une mise en question du savoir préférentiel ne se limite nullement au monde traditionnel mais se retrouve également au cœur de la modernité (Feyerabend 1975 : 298).
30Je serais plutôt en désaccord avec les premiers, tout en me rapprochant des seconds. Je persiste à croire que les tabous et les rites visant à l’abolition du temps doivent être compris, du moins en partie, comme une défense contre la menace, elle-même génératrice d’angoisse, que suscite une expérience nouvelle dans la même configuration connue du savoir. Cette interprétation répond bien à la perception que les acteurs ont de ces deux types de rites qu’ils perçoivent eux-mêmes comme une réponse à des situations dangereuses, c’est-à-dire angoissantes. En tant qu’elle relie, en outre, ces rites aux traits plus généraux du dilemme traditionnel, mon interprétation semble sans rivale sérieuse à ce jour. De même, il paraît évident, à la lumière de nombreux écrits historiographiques, que l’angoisse individuelle face à la remise en cause de la structure préférentielle du savoir est un facteur jouant dans la vie intellectuelle moderne. Si les tabous et les rites destinés à l’abolition du temps sont absents de cette dernière, c’est parce que les menaces ont une autre source et exigent donc un autre type de défense. Ce que j’entends par là deviendra plus clair dans la dernière partie de cet essai. En attendant, admettons que l’angoisse suscitée par la possibilité d’une mise en question de la configuration établie du savoir relève non pas de l’inventaire des traits propres à la traditionalité, mais de celui des traits communs aux contextes traditionnel et moderne à la fois.
31De nombreux chercheurs ont aussi contesté ma thèse d’une conscience individuelle de savoirs alternatifs. Un de leurs arguments typiques consiste à dire que pareille conscience est attestée dans la plupart des sociétés traditionalistes africaines par le simple fait de la diversité des explications potentielles que celles-ci préconisent pour identifier la cause de tel ou tel événement malencontreux ; sorcellerie, divinités, esprits, etc. (Beattie 1973 : 10 ; Gellner 1974 : 156 et Franken-berg & Leeson 1976 : 226-27). Un argument concomitant souligne la longue coexistence entre la religion indigène et l’islam ou le christianisme (Beattie 1973 : 10 ; Goody 1977 : 42). Certains critiques vont même plus loin : non seulement ils avancent des arguments du style que je viens d’évoquer, mais ils mettent encore à contribution la vision kuhnienne de la science pour prouver que ce sont précisément les individus vivant au cœur de la modernité intellectuelle auxquels une conscience développée de savoirs alternatifs fait défaut (Barnes 1969 ; Gjertsen 1980).
32A l’instar de la critique plus générale de la dichotomie « fermé » /« ouvert », ces arguments sont enrichis d’exemples puisés dans le contexte traditionaliste et moderne à la fois - mais sans me convaincre pour autant.
33En premier lieu, les arguments fondés sur des données provenant du monde traditionaliste ne sont guère probants. Il est affirmé, par exemple, que la plupart des cosmologies traditionnelles autorisent d’imputer la responsabilité d’un événement malencontreux à n’importe quelle instance spirituelle d’un nombre de types différents. Mais il ne s’agit pas là d’une multiplicité de savoirs mais d’une multitude d’agents dont l’existence est postulée dans le cadre d’un seul et même savoir. Sinon, cela reviendrait à dire que le médecin occidental sachant attribuer la cause de telle ou telle maladie à n’importe quel agent bactérien d’un nombre de types différents se trouve confronté à un choix théorique. Tournons-nous maintenant vers l’argument fondé sur le syncrétisme religieux. J’ai démontré ailleurs (Horton 1971 : 1975) que la plupart des cosmologies indigènes, à l’instar de l’islam et du christianisme, postulent une pluralité d’agents spirituels mineurs agissant sous l’égide d’un être suprême. Ainsi les religions traditionnelles et les religions dites mondiales sont-elles en conflit non pas en tant qu’elles représenteraient des visions du monde foncièrement différentes, mais parce qu’elles ne prônent pas le même objet de vénération, voire d’évitement au sein d’un seul panthéon. Je dirais même ceci : plutôt que les propagateurs des religions mondiales, ce seront les apologistes du matérialisme mécaniste de l’Occident moderne, s’ils parviennent à étendre leur influence en Afrique, qui risquent de bouleverser irrémédiablement les modes de pensée traditionalistes et d’amener ainsi les individus à prendre douloureusement conscience de l’existence d’autres savoirs. En bref, les données avancées jusqu’ici ne prouvent nullement, comme le prétendent mes critiques, que dans les secteurs plus traditionalistes de la société africaine l’on soit conscient de la multiplicité des savoirs.
34Passons maintenant aux arguments basés sur la science moderne, qui ne semblent d’ailleurs pas plus probants. Comme je reviendrai plus loin sur ce point, je ne veux pas m’y attarder à ce stade. Disons simplement qu’en vertu d’une approche récente prenant Kuhn à son propre jeu en étoffant la caractérisation de la pensée et de l’activité scientifiques par des données historiques précises, il apparaît que l’insistance kuhnienne sur la domination successive de schèmes théoriques non contestés revient à déformer grossièrement les faits (Feyerabend 1975 ; Lakatos 1978 ; Laudan 1977). Plutôt, les faits appuient ma propre position, à savoir que la conscience individuelle de savoirs alternatifs est un trait propre aux milieux scientifiques.
35Peut-être la critique la mieux fondée à ce sujet est celle d’Ernest Gellner (1974 : 157-58) qui relève une « intuition valable » derrière l’opposition que j’établis, mais qui serait obscurcie par une perspective excessivement individualiste. Bien qu’il n’explicite pas sa remarque, il en dit assez pour faire ressortir le nœud du problème. Non pas que l’opposition soit dénuée de pertinence : elle est plutôt incomplète, parce que centrée sur l’individu tout court à la place des individus vivant en société. Nous avons affaire ici non seulement à l’absence ou à la présence d’une conscience individuelle de savoirs alternatifs, mais aussi, comme corollaire, à l’absence ou à la présence de savoirs concurrents défendus par des « écoles » rivales. J’y reviendrai.
36Une dernière critique a trait à l’absence d’une analyse d’ordre technologique, économique ou sociologique à l’appui de mon schéma de similitudes et de différences (Rudwick 1975 : 30-31 ; Elkana 1977 ; Goody 1977 : 31-56 ; Macdonald & Pettit 1981 : 53). Voilà qui m’a plutôt affligé. En premier lieu, mon article de 1967 contient une réflexion menée en ces termes pour expliquer la prépondérance d’un idiome spiritualiste du savoir en Afrique, par opposition à l’idiome mécaniste occidental (Horton 1967 : 64-65). Deuxièmement, il énumère une série de facteurs technologiques, économiques et sociaux orientant la transition d’un style « fermé » à un style « ouvert » de la pensée (Horton 1967 : 179-86)9. Cette esquisse explicative, si naïve ou inadéquate soit-elle aux yeux des chercheurs ultérieurs, témoigne donc de ma passion intellectuelle de l’époque, soit la quête d’une approche circonscrivant « symétriquement » (pour employer un terme maintenant devenu à la mode) tant le traditionnel que le moderne, tant le préscientifique que le scientifique.
37Cela étant admis, pourquoi cette critique ? Elle s’explique en partie par le fait que la plupart de mes détracteurs, à juger d’après leurs citations, n’ont pas lu le texte original mais une version abrégée parue trois ans plus tard (Horton 1970a). En préparant celle-ci, si stupide que ceci paraisse en rétrospective, j’ai accepté de supprimer la partie consacrée à l’analyse en question. Le lecteur de la version abrégée préparée avec la collaboration de l’auteur peut raisonnablement supposer que ce dernier ait réduit son texte après un examen préalable de ce qui était important et de ce qui ne l’était pas dans l’original. Ainsi le fait de manquer de retourner à ce dernier est-il parfaitement compréhensible. Mais il n’en vaut pas moins la peine d’attirer l’attention des lecteurs sur la substance du texte original. Plus troublant encore est le fait d’avoir manqué de reconnaître les facteurs technologiques, économiques et sociologiques que je fais valoir pour rendre compte de la différence entre un idiome spiritualiste et un idiome mécaniste du savoir et qui figurent bel et bien dans le texte abrégé (Horton 1970a : 147). La seule explication qui me vienne à l’esprit ici est que, ayant été étiqueté par les symbolistes d’« intellectualiste néo-tylorien » (étiquette qui doit paraître incongrue à quiconque a jamais lu Tylor !), j’ai été victime d’un dogme largement partagé qui veut que l’approche « intellectualiste » soit incompatible avec l’approche « sociologique » - ses partisans étant incapables de repérer quoi que ce soit sur une page imprimée qui s’en écarte. J’espère que ceux qui liront la dernière partie de cet essai verront que cette prétendue incompatibilité est dénuée de sens.
38Dans l’ensemble, une partie non négligeable de mon essai de 1967 semble avoir résisté à l’assaut critique ; le projet fondamental de la comparaison reste valable ; la thèse de la continuité est demeurée virtuellement intacte ; le modèle de différences, bien qu’il exige des modifications considérables, n’a pas besoin de remplacement ; enfin, mon projet explicatif ayant été ignoré d’emblée, il attend encore la critique.
Quelques résultats récents de la recherche et leurs conséquences pour le projet
39En dehors des nombreux comptes-rendus, certaines suggestions fécondes en vue d’une amélioration de mon article de 1967 proviennent de travaux récents dans divers domaines, qui ne font pas allusion à mes idées ou ne le font qu’accessoirement, dont une brève revue constitue une bonne introduction à la partie plus constructive du présent essai.
40Le premier point que je voudrais aborder sous ce titre a trait à la thèse d’une similitude fondamentale entre la pensée religieuse traditionnelle et celle de la science moderne. Si, comme on l’a déjà vu, cette thèse a bien résisté à l’avalanche des critiques qui s’est abattue sur elle, la lecture de certaines contributions récentes à la philosophie des sciences m’a néanmoins amené à en modifier un élément.
41Je me réfère ici au défi lancé à la distinction entre langage « observationnel » ou « quotidien » et langage « théorique ». Par exemple, Mary Hesse (1974 : ch. 1) a démontré de manière convaincante que des concepts « quotidiens », comme « la terre », « le ciel », « l’homme », « l’arbre », « le poisson », sont indissolublement liés à des lois causales, au même titre que des concepts « théoriques » comme « le protone », « l’atome », « l’onde » et « le courant électrique ». De ce point de vue, les premiers ne sont ni plus ni moins « théoriques » que les seconds, et l’usage courant, qui veut que le niveau observationnel ou quotidien soit non théorique, crée une fausse antithèse.
42Or, tant dans mon article de 1967 qu’ultérieurement, je pars de l’idée que le traditionalisme africain et le modernisme occidental se ressemblent principalement en vertu de la coexistence et de la complémentarité, dans l’un et l’autre, des langages quotidien et théorique. Plus spécifiquement, j’ai essayé de montrer en détail comment certaines énigmes de la pensée spiritualiste africaine tout comme de la pensée mécaniste occidentale tiennent au lien privilégié unissant ces deux types de langage (Horton 1973b). Toutefois, si Hesse et d’autres ont raison, cet élément de mon modèle des similitudes repose sur une fausse antithèse, si bien qu’il faut soit le rejeter, soit le reformuler.
43J’ai opté pour la dernière solution, car la critique de Hesse, si bienvenue et apte soit-elle, pourrait amener certains à pécher par excès de zèle. Sans doute, l’usage courant nous empêche de percevoir correctement la différence de nature opposant les deux niveaux de langage. Mais subsiste le danger que ceux qui la récusent au nom du slogan que « tout est théorie » ignorent que différence il y a, même si l’on n’est pas encore parvenu à la cerner complètement. Il convient donc de repenser ces deux niveaux de manière à éviter les erreurs induites par l’usage courant, tout en rendant justice à leur différence indéniablement présente ; je m’y essayerai dans la dernière partie de cet essai.
44Le second point à considérer ici a trait au problème du changement dans les modes de pensée au sein des communautés africaines « traditionalistes », Nous avons vu plus haut que les critiques ont rejeté à juste titre l’idée de l’absence de changement, comme la sous-entend l’application du qualificatif poppérien de « fermés » aux modes de pensée traditionalistes. Or, pour avoir une idée, non seulement de l’étendue mais encore des modalités du changement, il est utile de se référer aux monographies parues ces trente dernières années et consacrées à la transformation de la pensée religieuse africaine. Pour les fins de l’analyse, ces ouvrages peuvent être répartis en deux catégories abordant respectivement les traditions religieuses indigènes (c’est-à-dire préislamiques et préchrétiennes) et la prétendue conversion à l’islam et au christianisme.
45Les anthropologues sociaux, qui ont longtemps monopolisé l’étude intensive des religions indigènes de l’Afrique ont souvent été fustigés par les représentants d’autres disciplines, non seulement pour restituer ces religions d’une manière exclusivement synchronique, mais pis encore, pour donner l’impression que leur récit possède une validité quasiment intemporelle. Il est vrai que certains anthropologues (notamment ceux groupés autour de Griaule en France) sont tombés si profondément amoureux des systèmes de pensée qu’ils ont rencontrés qu’ils se sont contentés de les décrire dans l’état où ils les ont trouvés. Mais d’un autre côté, nombreux sont ceux (dont les membres ou partisans de l’école d’Oxford avec Evans-Pritchard) qui se sont attelés à la tâche de donner à leur récit quelque profondeur historique, Si les résultats sont lacunaires, cette dernière ne couvrant le plus souvent que cinquante à cent ans, c’est principalement en raison du caractère difficilement traitable des sources où la tradition orale est prédominante. Comme j’aurai à le rappeler à plusieurs reprises avant d’être parvenu au terme de ma démonstration, la tradition orale préserve sur trois ou quatre générations une bonne mémoire des innovations religieuses et de leurs auteurs ; mais plus on recule dans le temps, les unes comme les autres tendent à être relégués dans un « temps primordial » intemporel et peuplé éponyme-ment (Goody & Watt 1963 ; Goody 1977 : 26-29 ; Jones 1965). Quoi qu’il en soit, les monographies plus récentes réalisées pourtant sous le coup de la même contrainte donnent une image des visions du monde traditionnelles qui diffère considérablement de celle ayant eu cours il y a cinquante ans10.
46Il est vrai qu’aucune de ces études n’a sérieusement questionné l’importance que les premiers concernés attribuent au mode « traditionaliste » de légitimation des croyances, en vertu duquel ces dernières sont valables à condition que l’on puisse démontrer qu’elles appartiennent à l’héritage des anciens. Je ne pense pas non plus que leurs auteurs rejettent l’idée que cette forme de légitimation représente un facteur puissant du conservatisme cognitif. Mais aucune de ces études ne nous permet d’affirmer pour autant que la légitimation « traditionaliste » dresse un obstacle aussi formidable devant le changement cognitif que ne l’ont prétendu les premiers observateurs. Bien au contraire, malgré le peu de temps qui leur était imparti, leurs auteurs ont su mettre en relief combien ces sociétés sont capables de s’adapter et de réagir à l’expérience inédite.
47Une indication du degré de changement idéal sur de plus longues périodes est donnée d’une façon indirecte mais néanmoins éclairante par les travaux des linguistes, montrant que divers ensembles de sociétés sub-sahariennes contemporaines - les peuples de langue bantoue et mandé, par exemple - sont nés de l’expansion, de la fission et de la dispersion de groupes ancestraux uniques. Tous ces ensembles connaissent des systèmes de croyances extrêmement variés. D’ailleurs, chez chaque membre d’un ensemble donné, on voit deux choses. D’un côté, une conviction que les fondements de son système de croyances furent posés par les anciens. De l’autre côté, un système de croyances de facto conçu de manière à fournir une explication subtile et complexe de la situation sociale et environnementale qui lui est particulière actuellement. Ainsi en dépit de la certitude que professent les membres d’un tel ensemble quant à l’ancienneté de leurs croyances, notre propre connaissance sur leur origine commune suggère que la variété religieuse spectaculaire caractérisant chaque ensemble résulte de déviations pareillement spectaculaires par rapport à une unité originelle, provoquées au fil des siècles par les exigences de l’adaptation à des circonstances sociales et environnementales fort divergentes. On est donc renvoyé à nouveau à un conservatisme qui n’interdit pas pour autant un degré élevé d’adaptabilité et de réaction appropriées au changement.
48Avant de passer au point suivant, je tiens à évoquer deux cas particuliers susceptibles d’indiquer la manière dont on pourrait bientôt compléter davantage ce tableau général. Le premier cas concerne les Yoruba, plus particulièrement la manière dont ceux-ci se représentent la gémellité. Selon l’étude de Chappell (1974), avant le milieu du xviiie siècle, les Yoruba, à l’instar d’autres peuples africains, voyaient dans les jumeaux une mise en cause de la dualité hommes/animaux et, de ce fait, une monstruosité qu’il fallait conjurer par un tabou éliminatoire. Mais un taux anormalement élevé de naissances gémellaires et des préoccupations de type démographique induites par les guerres fratricides du xixe siècle les ont contraints d’y trouver une explication renouvelée mais néanmoins conforme à la pensée religieuse en vigueur. Ainsi les jumeaux ont-ils peu à peu été vus comme un signe que Eshu, dieu-bouffon traditionnellement vénéré, donnait à la famille pour qu’elle le serve. Au fur et à mesure que cette explication s’est imposée, le tabou s’est affaibli pour finalement disparaître.
49Un exemple parallèle non encore publié provient de mes propres enquêtes chez les Kalabari du Delta du Niger oriental. Les Kalabari affirment que lorsqu’un pêcheur rapporta pour la première fois la nouvelle de l’apparition d’hommes blancs à l’embouchure de leur estuaire, la réponse initiale fut l’horreur ; suivit une purification massive de la communauté. Si ce récit fait état d’une réaction typique par le tabou, les Kalabari n’en sont pas moins en mesure de donner une explication tout à fait valable de la relation symbiotique qu’ils ont développée ensuite avec les Blancs, à savoir que leur propre déesse et celle des Blancs seraient en réalité des sœurs. D’autre part, quelle qu’ait été la réaction initiale à l’apparition des Blancs, aucun tabou ne semble les avoir frappés ces derniers cent ou deux cents ans. Je pense que l’on peut raisonnablement admettre que le récit en question contienne un grain de vérité historique ; voilà donc un autre exemple montrant que, si la réaction initiale à une expérience nouvelle prend la forme proprement conservatrice du tabou, elle n’en donne pas moins lieu à une nouvelle explication du phénomène et à la disparition consécutive du tabou.
50Il est hors de question de tirer des conclusions définitives de ces deux seuls exemples, mais ceux-ci autorisent néanmoins une interprétation provisoire, à savoir que le tabou, cette défense traditionaliste par excellence face à la menace que représente une expérience nouvelle, loin de viser essentiellement le maintien du statu quo, fonctionne plutôt comme un mécanisme à retardement donnant au système de pensée le temps de s’adapter à la nouvelle situation. Il apparaît ainsi que le type de réaction jadis considéré comme un rempart du conservatisme cognitif soit doté d’une fonction supplémentaire, en tant que partie intégrante d’un mécanisme d’innovation adaptative !
51Quant aux travaux consacrés au phénomène de la « conversion » à l’islam ou au christianisme, il pourrait à première vue sembler étrange au lecteur que ceux-ci soient supposés pertinents pour une meilleure compréhension des systèmes religieux traditionnels. Mais je pense que je parviendrai rapidement à le convaincre.
52Les premières études en la matière tendaient à donner l’image d’un passage irréversible des ténèbres à la lumière, comme conséquence inéluctable du contact avec le « vrai message » véhiculé par les serviteurs de Dieu. Ces études n’ont cependant pas réussi à rendre véritablement compte de la réponse que les sociétés sub-sahariennes ont réservée aux religions dites mondiales. Elles ont notamment manqué d’expliquer pourquoi, en dépit de son acceptation enthousiaste dans certaines contrées, ce « message » fut rejeté catégoriquement dans d’autres. Elles ne sont pas non plus parvenues à éclairer le phénomène récurrent d’un semblant d’adhésion obéissant en réalité à un effort considérable de sélection et de refaçonnage, dont le produit ne ressemblait plus guère ni à l’« islam » ni au « christianisme ». Plus récemment, des représentants d’une variété de disciplines ont fini par se rendre compte que cette approche conduit à une impasse. Dans leurs tentatives pour trouver une issue, ils ont fait preuve d’un degré remarquable de convergence intellectuelle, si l’on songe à la diversité de leurs domaines de recherche et de leurs convictions religieuses. Ainsi est-il largement admis de nos jours que l’on ne peut comprendre les phénomènes de « conversion » sans considérer, au demeurant, non pas les messages religieux exogènes, mais les systèmes religieux indigènes et le défi que représente pour eux un cumul d’expériences nouvelles11. Bien évidemment, les partisans de cette nouvelle approche admettent que les changements idéels subsumés par la notion de « conversion » impliquent de nombreux emprunts tant à l’islam qu’au christianisme et parfois aux deux à la fois ; ils admettent également que ces emprunts sont généralement guidés par l’organisation et la substance de la cosmologie en vigueur, ainsi que par les défis que des événements inédits survenant dans l’environnement social et naturel local lancent à son pouvoir explicatif.
53Voilà une approche permettant d’élucider les aspects mêmes de la « conversion » qui ont déconcerté les premiers chercheurs ; elle montre pourquoi le message des grandes religions est tantôt accepté, tantôt rejeté, tout en rendant compte du degré élevé de sélection et de refaçonnage qui n’a cessé de provoquer le désespoir des prosélytes. D’autre part, elle révèle que les phénomènes de « conversion » illustrent à leur tour l’énorme capacité des cosmologies traditionnelles de réagir de manière créative au défi que représente l’événement inédit.
54En bref, les contributions que je viens de passer en revue démontrent un équilibre entre deux tendances opposées : une conception traditionaliste des croyances stimulant le conservatisme cognitif, mais que vient contrebalancer le désir de relever le défi de l’expérience nouvelle, conduisant à son tour à l’innovation cognitive. Quant à cette dernière, elle met à contribution tant la créativité purement endogène que l’élaboration du système religieux en vigueur par le recours à l’emprunt, au refaçonnage et à l’incorporation d’idées exogènes. Si la pensée de ces sociétés est « traditionaliste », elle n’en est donc pas pour autant « fermée ».
55La réalité du changement idéal dans ces cultures étant établie, que peut-on dire au sujet de ses modalités ?
56D’une manière générale, la transformation du mode de pensée d’une communauté traditionaliste donnée semble obéir à un processus faisant qu’un seul système théorique se trouve sujet à des innovations plus ou moins continues, en réponse aux expériences nouvelles cumulées. Mais si lâchement articulé et incohérent soit-il, ce système détient ou retient son unité. En disant cela, il faut bien évidemment éviter de tomber dans l’extrême que Paulin Hountondji (1976 : ch. 3 et 6) qualifie avec mépris de « mythe de l’unanimité primitive ». Tout individu pensant d’une communauté « traditionaliste » refaçonne à son gré la vision du monde dont il a hérité, au moment où il l’applique à la vie quotidienne selon ses propres intérêts ; chacun en détient donc sa version personnelle. De même, des catégories particulières de la communauté font un effort similaire pour élaborer des versions qui leur soient propres. Toutefois, bien que la diversité des intérêts et des points de vue des individus tout comme des catégories sociales donne lieu à une diversification de la vision du monde globale, celle-ci atteint rarement un degré tel qu’elle provoquerait l’émergence d’une pluralité de savoirs concurrents.
57Il va donc de soi qu’il existe au sein d’une communauté donnée des divergences d’opinion quant au pouvoir et à l’importance relatifs des catégories d’agents spirituels envisagées par la cosmologie. Chez les Kalabari par exemple, les « épouses » (prêtresses de possession) des esprits de l’eau tendent à attribuer plus de pouvoir à ces derniers qu’aux autres types d’esprits, alors que les voyants tendent à exalter les pouvoirs des esprits des ancêtres et de la médecine populaire au détriment de ceux des esprits aquatiques (Horton 1964 : 12-13). De même, à l’est du pays des Yoruba, les prêtres des Orisa (esprits de la nature) tendent à exalter les pouvoirs de leurs maîtres et maîtresses spirituels vis-à-vis de ceux des esprits de la médecine populaire, alors que les guérisseurs tendent à attribuer plus de pouvoir à ces derniers par opposition aux Orisa (Hallen 1977 : 84-86). Mais ce sont là des divergences d’opinion entre individus qui observent une seule et même typologie des forces spirituelles et qui partagent les mêmes idées sur la manière dont celles-ci agissent ; il n’est donc nullement question ici de configurations rivales et concurrentes du savoir.
58Non seulement ceux qui véhiculent et élaborent un savoir particulier réussissent à confiner leurs divergences dans le cadre de celui-ci, mais ils résistent encore activement à toute tentative visant à provoquer une confrontation avec n’importe quel autre savoir. Dès lors, un fait remarquable attesté par les études récentes sur la « conversion », déjà mentionnées, est le suivant : même là où les propagateurs de visions du monde exogènes (en particulier le christianisme) essaient d’amener les gardiens d’une vision du monde traditionnelle à percevoir ce qui représente à leurs yeux une configuration rivale du savoir, les penseurs locaux réussissent presque toujours à s’en approprier certains concepts-clés, en les adaptant à leurs propres fins, en les intégrant à leurs propres systèmes, et en ignorant parfaitement toute tentative de confrontation.
59En résumé, je tiens à réitérer deux caractéristiques des modes de pensée traditionalistes. Premièrement, en dépit de leur conservatisme, ils ont un caractère essentiellement « ouvert » ; deuxièmement, ils tendent à produire et à maintenir une configuration unique et englobante du savoir, plutôt qu’à encourager l’émergence de savoirs multiples.
60Tournons-nous maintenant vers les ouvrages traitant de la définition de la « modernité » intellectuelle en général et de la pensée scientifique en particulier. Ces quinze dernières années ont vu la parution d’une masse de travaux dans le domaine de la philosophie et de l’histoire des sciences, qui placent celui qui est étranger au domaine devant l’embarras du choix. Il m’a toutefois été possible d’identifier deux corpus de travaux particulièrement stimulants en rapport avec mes préoccupations.
61Le premier comprend les ouvrages traitant du développement et des vicissitudes de la notion de progrès en Europe depuis la Renaissance (Toulmin & Goodfield 1965 ; Plumb 1969 ; Medawar 1972 ; Sklair 1970 ; et surtout Webster 1975). Leur pertinence réside ici dans l’idée que le progrès cognitif, loin d’avoir simplement été induit par les premières découvertes scientifiques, était dans l’air avant le démarrage proprement dit de la science moderne dont il a en fait été la force motrice.
62Le second corpus atteste l’importance cruciale de la concurrence théorique pour la croissance des savoirs. A ce propos, il convient de rappeler tout d’abord l’essai « Sur la liberté » de John Stuart Mill (1859), qui a précédé et inspiré les écrits plus récents en la matière, notamment ceux de Feyerabend (1975), Lakatos (1978) et Laudan (1977) : voilà trois auteurs entrant dans le groupe de ceux, déjà mentionnés, qui prennent Kuhn à son propre jeu en étoffant la caractérisation de la science par une historiographie détaillée qui démentit en fait l’hypothèse kuhnienne de la domination successive de modèles de savoir incontestés, ou « paradigmes ». Bien au contraire, la croissance des savoirs dépend selon eux d’une concurrence saine entre défenseurs de savoirs théoriques rivaux, Divers exemples le démontrent : à ses débuts, l’astronomie copernicienne-galiléenne s’est développée par opposition à un rival ptoléméen ; ou encore, la dynamique newtonienne a mûri et fleuri tant du vivant de son fondateur que longtemps après lui grâce à une concurrence intense avec d’autres systèmes théoriques, de type hobbésien, cartésien, etc. ; ou encore, la théorie ondulatoire de la lumière de Huygens est apparue et s’est développée en réaction contre la théorie des particules de Newton. Mais l’illustration la plus parlante à ce sujet provient probablement de Lakatos (1978 : 219), qui rappelle que le développement posthume de la dynamique newtonienne était le plus lent là où elle régnait suprême, à savoir en Angleterre, alors qu’il s’accélérait sur le continent où elle affrontait la concurrence cartésienne.
63Et pour donner deux exemples plus près de notre époque : Darwin élabora initialement sa théorie de l’évolution face à la résistance acharnée des défenseurs d’une variété de doctrines rivales ; et l’orthodoxie néo-darwiniste doit son épanouissement plus qu’elle ne veut l’admettre au fait que ses principaux défenseurs ont été forcés de rester alertes face à la critique et à la concurrence hostile que leur ont livrées les partisans de ces doctrines rivales12 ; quant à la théorie des quanta en physique, rappelons que ses fondateurs ont également affronté l’opposition d’apologistes de doctrines rivales, et qu’une opposition similaire obligeait leurs successeurs à rester sur le qui-vive13. Ainsi la concurrence théorique se révèle-t-elle être une condition nécessaire, sinon suffisante, de l’épanouissement de la science. Mais comment fonctionne alors sa magie créative ?
64Si les chercheurs post-kuhniens que je viens de citer ne sont pas toujours aussi explicites sur ce point qu’ils pourraient l’être, leurs écrits n’en font pas moins ressortir deux éléments cruciaux. Le premier, implicite chez Feyerabend et Lakatos et plus ou moins explicite chez Laudan, est que la plupart, voire même tous les jugements de mérite théorique dépendent de critères relatifs plutôt qu’absolus, comme ceux de l’économie, de l’étendue du champ d’application et du pouvoir prédicatif ; et seule la concurrence théorique permet de véritablement faire jouer ces critères. Le second élément, clairement mis en relief par Feyerabend et Lakatos, est que les défenseurs d’un savoir théorique contesté ne cessent de rechercher ou de concevoir de nouvelles expériences dont ils espèrent qu’elles échappent à l’appareil théorique concurrent, contrairement à leur propre savoir qui les apprivoise facilement. La concurrence mène donc vers de nouvelles expériences qui stimulent à leur tour la nouvelle réflexion théorique.
65En résumé, retenons l’importance fondamentale de la croyance dans le progrès cognitif comme force motrice de l’entreprise scientifique et l’importance tout aussi fondamentale de la concurrence théorique.
66Les réactions critiques passées en revue en début d’article et les contributions que je viens de mentionner sont complémentaires par rapport à mon essai de 1967. Les premières jettent une lumière sur les défauts de mon approche, mais elles n’apportent que peu ou rien en vue de son amélioration, à la différence des secondes notamment. En s’appuyant tant sur les unes que sur les autres, on dispose d’un ensemble relativement cohérent d’indicateurs susceptibles d’orienter la révision.
67Premièrement, une comparaison entre l’Afrique et l’Occident est potentiellement féconde à divers égards.
68Deuxièmement, à condition d’un léger remaniement, la thèse relative aux similitudes entre la pensée religieuse traditionnelle et la pensée scientifique moderne reste fondée.
69Troisièmement, la dichotomie « fermé »/« ouvert » mérite d’être mise à l’écart.
70Quatrièmement, il faut donner plus de place à la différence entre la croyance dans la tradition et la croyance dans le progrès - différence qui me semble maintenant fondamentale et non plus accessoire.
71Cinquièmement, il faut rejeter l’idée d’une opposition entre présence et absence d’angoisse face à la possibilité d’une mise en question de la structure établie du savoir. Une telle angoisse n’est pas spécifique au contexte traditionnel mais relève plutôt des universaux humains qui se manifestent différemment selon qu’il s’agit du contexte traditionnel ou moderne.
72Sixièmement, à l’opposition entre absence et présence d’une conscience individuelle de savoirs alternatifs, il faut substituer une opposition qui tienne compte du fait que la concurrence théorique fait défaut au contexte traditionnel alors qu’elle occupe une place prépondérante dans le contexte moderne. Sans renoncer à ma position initiale, j’observe ainsi le conseil de Gellner, en donnant une forme plus sociologique à mon intuition fondamentale et en renonçant au solipsisme. En raisonnant en termes d’absence et de présence de concurrence théorique, je ne veux cependant pas contester la signification pour l’individu du facteur de la conscience des savoirs alternatifs. Je tiens plutôt à relever que ces savoirs, là où ils existent, ne se révèlent pas d’eux-mêmes à l’individu mais lui sont imposés par d’autres individus désireux d’oblitérer son savoir préférentiel.
73Septièmement, il faut que je mette les points sur les « i » dans mon analyse d’ordre technologique, économique et sociologique, afin que le lecteur « anti-intellectualiste » le plus myope soit en mesure de les repérer.
Tradition et modernité : une reformulation
Similitudes
74Ma thèse originelle à ce sujet ayant été élaborée dans des articles postérieurs à 1967 (Horton 1973b ; 1976b ; 1979) et n’exigeant que de légères modifications, je ne m’y attarderai pas ici. Je ne puis cependant pas la laisser complètement de côté, car j’espère élucider les différences entre la traditionalité africaine et la modernité occidentale par référence à un noyau cognitif commun aux deux.
75L’indice crucial de leur continuité réside dans l’existence de deux niveaux distincts mais intimement liés de pensée et de discours, que je me suis contenté de qualifier jusqu’ici de « sens commun » ou « quotidien » et de « théorique ». Pour les raisons évoquées précédemment, je reconnais maintenant que cette formulation orthodoxe implique en fait une fausse antithèse. Mais comme je tiens à distinguer ces deux niveaux de pensée et de discours, il a fallu trouver des termes qui rendent compte tant de leur existence que de la relation qui les unit. C’est ainsi que je propose d’introduire les expressions de « savoir primaire » et « savoir secondaire », en espérant que la pertinence de cette nouvelle terminologie ressortira de ce qui va suivre.
76Le savoir primaire ne varie pas notablement d’une communauté ou d’une culture à l’autre. Une variante peut être très bien développée dans son application à un champ donné d’expérience et très peu développé dans son application à un autre. Une seconde variante peut être très peu développée dans son application au champ premier et très peu développée dans son application au champ second. Mais au-delà de ces différences, le cadre global demeure identique et, à ce titre, il fournit un pont culturel à celui qui voyage d’une culture à l’autre.
77Le savoir primaire attribue au monde un avant-plan rempli d’objets durables et solides dont la taille se situe entre cent fois plus grand et cent fois plus petit que l’être humain. Ces objets sont définis les uns par rapport aux autres selon une conception « push-pull » de la causalité, présupposant que le changement est communiqué par la contiguïté spatiale et temporelle. Ce sont des objets reliés dans l’espace selon cinq dichotomies : droite-gauche, dessus-dessous, devant-derrière, dedans-dehors et contigu-séparé ; et dans le temps en termes d’une trichonomie : avant - en même temps - après. Enfin, le savoir primaire établit deux distinctions fondamentales quant à ses objets ; entre êtres humains et autres objets et, parmi les êtres humains, entre moi et autrui.
78Aux différences en termes d’importance et de degré, le savoir secondaire substitue des différences frappantes de nature selon la communauté ou la culture. Par exemple, l’anthropologue occidental élevé au contact d’une vision du monde purement mécaniste risque d’être complètement confondu par la vision spiritualiste d’une communauté africaine. Au même titre, les étudiants nigérians se montrent souvent alarmés par la vision mécaniste propre à l’Occident14. En effet, les représentations du monde engendrées par le discours du savoir secondaire sont à un tel point dissemblables qu’il est quasiment impossible de les caractériser globalement.
79Quelques remarques générales sur la substance du savoir secondaire sont néanmoins permises. Tout d’abord, alors que les entités et les processus du savoir primaire sont pensés comme étant visibles, ceux du savoir secondaire sont considérés comme étant en quelque sorte cachés à l’observateur humain ; voilà qui est central à la pensée africaine relative aux divinités et aux esprits autant qu’à la pensée occidentale se rapportant aux particules, aux courants et aux ondes. Ensuite, une fois projetés contre l’arrière-fond du savoir primaire, les entités et les processus postulés par le savoir secondaire présentent un mélange curieux de familier et de non-familier. Typiquement, ils partagent quelques propriétés avec leurs contreparties dans le savoir primaire ; ils en manquent d’autres qui sont présentes dans ces dernières ; et ils en possèdent encore d’autres qui sont absentes chez celles-ci. Rappelons que cet amalgame du familier et du non-familier définit tant les dieux et les forces spirituelles conçus par les visions du monde africaines que les entités impersonnelles des visions du monde occidentales.
80On voit dès lors clairement qu’il est difficile de cerner la substance du savoir secondaire sans la comparer à celle du savoir primaire. C’est pourquoi une caractérisation générale de la relation entre les deux niveaux du savoir s’impose. A ce sujet, deux aspects méritent d’être relevés.
81Le premier se rapporte à la vision causale. Comme les philosophes du langage ordinaire n’ont jamais cessé de le rappeler, le savoir primaire, bien qu’instrument superbe pour affronter le monde, comporte néanmoins une vision causale restreinte de type « push-pull », interdisant l’explication, la prévision ou le contrôle d’un nombre considérable d’événements et de contingences. Ainsi la vision causale plus large du savoir secondaire en détermine clairement la différence fonctionnelle par rapport au savoir primaire. Il est dès lors possible d’affirmer que c’est le désir de transcender la vision causale restreinte de ce dernier qui, à travers les âges, a alimenté le savoir secondaire tant en Afrique qu’en Occident.
82Comment le savoir secondaire aide ses usagers à atteindre ce but ? Principalement en postulant l’existence d’un univers caché ou sous-jacent d’entités et de processus dont les manifestations apparentes sont les événements de l’expérience quotidienne, tels que les décrit le savoir primaire. Une fois posées les lois causales gouvernant cet univers caché, leurs répercussions sur le monde conçu selon le savoir primaire sont explicitées au travers d’un processus semblable à la traduction, selon un « dictionnaire » qui établit des corrélations entre les aspects du monde caché et ceux du monde visible. En conséquence, de nombreux types d’événements jusque-là inexplicables, imprévisibles et incontrôlables perdent cette qualité troublante (Horton 1967 : 53-58).
83Le second aspect est que le savoir secondaire, si efficace soit-il à transcender les bornes du savoir primaire, reste tributaire ou dépendant vis-à-vis de ce dernier à quatre égards au moins.
84Tout d’abord, n’importe quelle représentation de l’univers caché s’élabore par analogie avec les expériences familières et quotidiennes telles que les décrit le savoir primaire. Ainsi, dans le contexte traditionaliste africain, le savoir secondaire relatif aux divinités et aux esprits procède d’analogies tirées du domaine de l’action et de l’interaction humaines. De même, en Occident moderne, le savoir se rapportant aux atomes, aux molécules, aux particules élémentaires, aux courants électriques, aux ondes et aux rayons est élaboré par analogie aux expériences faites avec des ballons qui bougent et entrent en collision, des courants d’eau et des ondes aquatiques, et ainsi de suite. Subséquemment bien sûr, en réponse à de nouveaux défis lancés à l’explication, les entités et les processus ainsi conçus sont élaborés davantage, soit en modifiant certains traits tirés de l’analogie originelle, soit en mettant à contribution de nouvelles analogies indépendantes de la première, quand il ne s’agit pas d’une combinaison des deux. Il en résulte, et l’on n’est guère surpris de le constater, des entités aussi « bizarres » que des divinités dotées d’attributs tant humains qu’animaux et des particules qui sont aussi des faisceaux d’ondes. D’où l’impression que suscite typiquement le savoir secondaire, soit celle d’un amalgame du familier et du non familier. Mais ce processus atteint ses limites lorsque certains attributs nouvellement incorporés s’avèrent être incompatibles avec des attributs tirés de l’analogie originelle. Citons à titre d’exemples les divinités dont il est dit qu’elles résident en un lieu précis tout en étant omniprésentes, et les particules qui vont de A à B sans passer par un point intermédiaire ou qui peuvent être localisées en deux endroits en même temps. Il est évident que dans ces cas les moyens du savoir primaire risquent d’atteindre leur point limite (Horton 1967 : 66-69 ; 1973b ; 250-53, 292-96).
85D’autre part, les notions de causalité établies par le savoir secondaire tant en Afrique qu’en Occident restent tributaires à un degré remarquable de l’importance centrale que le savoir primaire a toujours réservée à l’action de type « push-pull » ou de contact. Si la pensée religieuse africaine met l’accent sur l’omniprésence d’une force spirituelle, elle n’aspire ni plus ni moins qu’à concilier le principe qu’un esprit peut agir en tout lieu avec celui de l’action par contact (Skorupski 1973 : 214). Quant à la pensée laïque de l’Occident, de nombreux développements de la physique moderne reviennent à des tentatives pour escamoter toute allusion fâcheuse à l’action à distance, telle que la présuppose l’image du monde de Newton (Born 1951 : 8-9, 16-17, 25-30 ; 1965 : 21-22, 96-98).
86De plus, toute idée relative au rapport entre la représentation du monde selon le savoir primaire et celle propre au savoir secondaire s’élabore immanquablement dans les termes mêmes du premier. Ainsi les deux « univers » sont-ils définis diversement comme étant identiques, ou dans un rapport causal, ou encore dans un rapport illusion-réalité - le cas le plus fréquent consistant à les voir dans un rapport du visible au caché. Toutes ces caractérisations se révèlent inadéquates lorsqu’elles sont poussées à l’extrême, car elles entraînent leurs usagers dans un marais de contradictions et de paradoxes. Ainsi, pour dominer les défauts de chacune d’elles, les individus oscillent souvent entre deux ou plusieurs. Mais comme elles sont mutuellement incompatibles, pareille vacillation provoque une nouvelle série de contradictions. Dans ce cas également, les ressources du discours du savoir primaire en arrivent presque à leur point limite (Horton 1973b : 233-150, 290-92).
87Enfin, une explication établie dans les termes du savoir secondaire exige, pour être complète, l’identification des conséquences qu’elle entraîne pour l’univers tel que le décrit le savoir primaire. Il ressort de ces observations très succinctes qu’on se trouve confronté ici à une situation fort curieuse : d’un côté, la raison d’être du savoir secondaire est sa capacité de transcender la vision causale restreinte de sa contrepartie première, mais d’un autre côté, les ressources de cette dernière entravent, assujettissent, voire même paralysent le savoir secondaire. Si l’on avait seulement affaire à deux configurations du savoir dont l’une se caractérise par une vision causale plus restreinte, pourquoi alors celle dotée d’une vision causale plus large demeure-t-elle l’esclave de la première au lieu de s’y substituer ?
88Pour trouver une solution à cette énigme, il faut s’aventurer dans quelques-uns des domaines plus nébuleux de la préhistoire, de la biologie et de la psycho-linguistique pour confronter divers résultats de recherche qui, bien que provisoires, font apparaître les contours d’une réponse possible.
89Commençons par jeter un dernier coup d’œil sur le savoir primaire. Celui-ci doit « correspondre » selon une certaine logique à quelques aspects au moins de la réalité qu’il prétend représenter. Si tel n’était pas le cas, ses usagers n’auraient pas survécu. En même temps, sa structure est en rapport fonctionnel évident avec certains objectifs spécifiques humains et avec l’équipement spécifique humain qui existe pour les atteindre. Plus précisément, il est bien adapté à la coordination manuelle-visuelle typique de l’espèce humaine, ainsi qu’à la technologie manuelle correspondante qui a assuré la survie de l’espèce depuis le début. Songez ici à la maniabilité et à la durabilité des objets de première utilité, de même qu’aux attributs de causalité par rapport auxquels ils sont définis et qui sont pour la plupart en lien fonctionnel avec la technologie manuelle. D’autre part, le savoir primaire est bien adapté à la communication verbale médiatisant la coopération sociale indispensable à la technologie manuelle. Songez encore une fois aux dimensions des objets, à leur durabilité et au système conceptuel servant à les localiser dans l’espace, mais cette fois-ci en rapport avec la nécessité de transmettre toute référence au réel de celui qui l’émet à celui à qui elle est destinée15.
90Cet « accord » frappant entre le savoir primaire et la technologie manuelle coopérative donne une idée de l’ancienneté du premier, dans la mesure où, à en croire les préhistoriens, la seconde remonte à la naissance de l’espèce humaine. D’autre part, le savoir primaire semble être bien plus que l’heureux complément d’une forme d’organisation socio-économique vieille de centaines de millénaires ; il est une condition sine qua non de tout ce qui va bien au-delà des rudiments de cette forme même d’organisation16 ; c’est pour cela qu’il doit remonter au moins aussi loin que la naissance de la technologie manuelle coopérative.
91En faisant ainsi remonter le savoir primaire à l’aube de l’histoire humaine, on se trouve face à une autre possibilité intéressante, à savoir que son enracinement obstiné à la base de la vie intellectuelle humaine s’explique par un élément de prédisposition innée. Toujours selon les préhistoriens, on est renvoyé ici à l’âge où l’évolution du cerveau humain par la sélection naturelle était encore en cours. Pour les premiers groupes humains, le complexe culturel formé par la technologie manuelle coopérative et un langage structuré selon le savoir primaire devait revêtir une importance vitale, tout comme les traits génétiques garantissant le type d’organisation cérébrale qui soit apte à entretenir pareil complexe. Etant donné l’action de la sélection naturelle sur ces traits pendant des centaines de millénaires, il est tout à fait probable que l’humanité se soit vue dotée d’un système nerveux central tout naturellement adapté, non seulement à la technologie manuelle coopérative, mais encore à ce qui lui est essentiel, soit la pensée et le discours du savoir primaire17.
92Si tout cela est vrai, il doit y avoir des indices contemporains qui le corroborent, que ce soit sur le plan de la structure et du fonctionnement du cerveau ou encore sur celui du développement comportemental. De tels indices ont effectivement été décelés ces dernières années. Après avoir été longtemps séduits par un modèle de type tabula rasa des centres cérébraux supérieurs, les biologistes humains tendent à penser, à la lumière de données plus récentes, que le cerveau comporte des éléments d’une structure et d’une physiologie génétiquement programmées, qui soient particulièrement bien adaptés pour voir, penser et parler dans les termes du savoir primaire18. Confrontés à l’extraordinaire facilité avec laquelle l’enfant apprend le discours du savoir primaire, et ce avec un minimum d’instruction organisée, les psycholinguistes ont eux aussi été contraints de recourir à une explication comprenant un élément de programmation génétique (Chomsky 1959, 1968 ; Lenneberg et al. 1967). Cela n’autorise bien évidemment pas à ignorer tout autre facteur du développement intellectuel et linguistique. Ainsi l’enfant ne peut adopter le discours du savoir primaire sans être confronté à l’usage que ses aînés en font, et il prendra connaissance de ce discours dans la langue de sa communauté : voilà des phénomènes qui demeurent inintelligibles sans aucun recours au facteur de l’apprentissage. Il n’en reste pas moins vrai que les découvertes récentes de la biologie humaine et de la psycho-linguistique excluent définitivement la vieille hypothèse empiriste d’un cerveau de type tabula rasa et d’un développement des capacités intellectuelles et linguistiques qui soit entièrement guidé par l’apprentissage. A l’heure actuelle, le débat ne tourne donc plus autour de l’opposition inné-acquis, mais de la combinaison possible de ces deux facteurs19.
93Quelle que soit cette combinaison, il est clair qu’à chaque nouvelle génération les fondements de la pensée du savoir primaire sont nouvellement posés dans la phase pré-verbale de l’enfance, et que des schémas non verbaux préfigurant les principaux concepts du savoir primaire émergent pendant que l’enfant explore activement son environnement. Il s’ensuit que, lorsqu’il est prêt à commencer à parler, l’enfant a déjà acquis une manière de voir et de penser le monde qui soit cohérente avec les accentuations du discours du savoir primaire. D’autre part, si l’univers de l’enfant est déjà structuré de la sorte au moment où débute sa socialisation linguistique, il est probable que cette dernière passe par la confrontation avec cet aspect du discours qui se rattache aux structures existantes, c’est-à-dire celui du savoir primaire20.
94Qu’en est-il du savoir secondaire ? Alors qu’on ne saura probablement jamais à quel moment précis il est apparu, on peut se hasarder à dire que la cause de son émergence est à chercher dans l’efficacité avec laquelle le savoir primaire explique, prévoit et contrôle le cours des événements dans de nombreux domaines de l’expérience humaine -cette efficacité multiple n’ayant pas tardé à faire ressortir son inefficacité dans quelques autres domaines. Comme certains d’entre ceux-ci étaient d’une importance cruciale pour le bien-être humain, il est probable que la mise en évidence de cette inefficacité ait provoqué de l’angoisse ayant suscité à son tour un effort intellectuel redoublé afin d’y remédier. Pour cela, il fallait cependant employer les ressources disponibles, qui étaient celles du savoir primaire. Les idées alors en vigueur au sujet de l’agent caché (par exemple, l’ennemi jetant une lance en restant à couvert) ont peut-être fourni le modèle d’idées rendant compte du caractère plus radicalement caché des entités et des processus postulés par le savoir secondaire naissant. Au moyen d’un élargissement analogique, d’autres concepts déjà existants auraient pu être utilisés pour en combler les lacunes.
95Voilà un peu d’histoire conjecturelle. A chaque nouvelle génération, le statut accessoire du savoir secondaire est renforcé par les processus d’exploration préverbale et la socialisation linguistique précoce déjà esquissés, qui font que le discours du savoir secondaire occupe, sur le plan individuel, la position d’un nouveau venu. Etant donné qu’il s’apprend individuellement, il est indispensable qu’il soit élucidé par analogie avec le savoir primaire.
96En bref, si le tableau que je viens de brosser est un tant soit peu correct, les deux types de savoir sont respectivement premier et secondaire, non seulement au sens historique mais encore au sens « développemental », ce qui explique pourquoi, dans toute activité intellectuelle, le dernier reste dépendant du premier.
97Nous sommes maintenant en mesure d’apprécier la justesse et l’ironie de la célèbre définition du « langage ordinaire » proposée par Russell qui y voit la « métaphysique de l’âge de pierre ». En employant cette expression saisissante, Russell était un des premiers à souligner que le langage ordinaire, loin d’être un langage d’observation neutre, est lui aussi structuré selon une théorie organisée, de surcroît une théorie ancienne et démodée, adaptée qu’elle est à des facultés et préoccupations humaines millénaires et de portée plutôt limitée. Toutefois, l’intention de Russell était de dénigrer le langage ordinaire et de tourner en ridicule les philosophes qui s’étaient consacrés à son étude. En revanche, il n’a pas tenu compte de la possibilité que, sous l’effet de processus évolutifs survenus à l’aube de l’humanité, la métaphysique de l’âge de pierre aurait pu laisser une empreinte indélébile sur le cerveau humain. Si tel est le cas, il ne nous reste qu’à l’assumer, bon gré mal gré21.
98Dans mon traitement des similitudes entre les modes de pensée africains et occidentaux, j’ai encore à peine considéré le phénomène qui impressionne la plupart, qu’ils soient amateurs ou anthropologues, à savoir que l’univers caché préconisé par le savoir secondaire d’une communauté africaine typique est - et il l’a probablement été depuis la nuit des temps - peuplé de forces personnelles, alors que celui du savoir secondaire occidental a graduellement été investi d’entités et de processus impersonnels. La différence est telle que celui qui a l’habitude de l’un ne peut parfois guère s’imaginer ce que signifie fréquenter l’autre22. Il va donc de soi que ma thèse relative aux similitudes n’impressionnera personne, à moins que je parvienne à accommoder cette différence cruciale. C’est fort heureusement le cas, comme on le verra tout de suite.
99Disons tout d’abord que l’architecte du savoir secondaire se préoccupe avant tout de démontrer qu’il y a ordre, régularité et prévisibilité là où le savoir primaire est déficient. Dans sa quête des analogies-clés, il tend donc à porter son attention sur les domaines de l’expérience quotidienne où culminent ces qualités.
100Or, les sociétés d’Afrique présentent des modèles assez précisément définis d’organisation, qui changent, certes, mais le plus souvent à une allure modérée, permettant à leurs membres d’être à tout moment relativement sûrs des réactions d’autrui. En même temps, elles se distinguent par une technologie manuelle relativement simple et un contrôle relativement faible sur les vicissitudes d’ordre non-humain. Aux yeux de leurs membres, c’est dans l’action et l’interaction humaines que culminent l’ordre, la régularité et la prévisibilité, et c’est donc dans ce domaine empirique que les analogies-clés tendent à être puisées, donnant lieu à des schémas théoriques hautement personnalisés.
101La même observation vaut pour les sociétés occidentales jusqu’en 1200. Mais depuis lors, on assiste à un changement social accéléré, assorti d’un développement technologique tout aussi rapide et d’une maîtrise grandissante de l’environnement. En effet, nombre d’historiens s’accorderaient probablement à dire que l’avance technologique a été un facteur crucial dans la déstabilisation de la société. Quoi qu’il en soit, les représentations de la régularité et de la prévisibilité ont toujours davantage été dissociées de l’action et de l’interaction humaines pour être transférées peu à peu aux phénomènes non-vivants, tant artificiels que naturels. Ainsi la recherche d’analogies-clés, qui s’est pourtant initiée sur la base des premiers, s’est graduellement tournée vers les seconds. De cette manière, la substance du savoir secondaire a progressivement été rendue impersonnelle et mécaniste23. En résumé, il apparaît que la différence substantielle qui, selon un avis largement partagé, rendrait incommensurables le savoir secondaire traditionaliste de l’Afrique et celui à caractère moderniste de l’Occident, peut être facilement expliquée selon ma thèse des similitudes qui en démontre précisément le caractère superficiel. Les vraies différences entre la traditionalité et la modernité résident ailleurs, comme on le verra sous peu.
Différences
102Commençons par l’ébauche de deux oppositions qui me paraissent fondamentales : celle entre une conception traditionaliste et une conception progressiviste du savoir ; et celle entre un mode consensuel et un mode compétitif d’élaboration du savoir secondaire.
103Par le terme de conception traditionaliste du savoir, je me réfère à l’idée que les lignes de force du savoir auquel adhère la communauté ont été posées par les anciens. Le terme de progressiviste, en revanche, s’applique à la conception d’un savoir soumis à un processus graduel mais continu d’amélioration, selon l’idée que le savoir des anciens était à peine acceptable, que celui des penseurs contemporains est meilleur, mais que celui des penseurs de demain apportera des résultats dont la signification ne peut guère être appréciée aujourd’hui24.
104En parlant d’un mode consensuel d’élaboration du savoir, j’entends une situation où tous les membres d’une communauté, en dépit de divergences de détail, partagent une configuration unique et englobante d’hypothèses liées au savoir secondaire - cadre dans lequel s’effectue également l’innovation intellectuelle. Un mode compétitif de théorisation, en revanche, caractérise la concurrence entre écoles de pensée rivales, en tant qu’elle donne lieu à des configurations mutuellement incompatibles d’hypothèses liées au savoir secondaire25. A partir de là, le traditionalisme cognitif se définit par une conception traditionaliste et un mode consensuel d’élaboration du savoir, alors que le modernisme cognitif se caractérise par une conception progressiviste et un mode compétitif d’élaboration du savoir.
105Pourquoi faire ressortir ces oppositions ? Simplement parce qu’elles sont cruciales. D’une part, elles déterminent la plupart, sinon toutes les dissemblances cognitives que nous suggèrent d’habitude les notions de traditionalisme et de modernisme ; d’autre part, elles sont elles-mêmes plus ou moins directement déterminées par des dissemblances relevant des domaines technologique, économique et social.
106Je commencerai par cerner le traditionalisme, puis le modernisme en tant que « syndromes » définis par les deux paires de facteurs-clés que je viens d’isoler ; ensuite, j’essaierai de les situer dans leur contexte plus large d’ordre technologique, économique et social.
107Pour comprendre le traditionalisme cognitif, il faut s’arrêter tout d’abord à la conception traditionaliste du savoir. De prime abord, c’est là une notion descriptive ; elle précise la source des lignes de force du savoir (les anciens) et la manière dont celles-ci sont transmises (de personne à personne dans le temps). Mais elle renferme aussi un critère de légitimation de toute croyance (celle-ci provient des anciens, c’est pourquoi elle est valable). Tout cela présuppose plutôt qu’il n’exclut une légitimation des croyances en termes de leur efficacité dans l’explication, la prévision et le contrôle des événements : une croyance est tenue pour légitime, non seulement parce qu’elle remonte aux anciens, mais, en dernière instance, parce qu’on admet qu’en raison de son origine ancestrale, elle a fait ses preuves à travers les âges en tant que moyen pour expliquer, prévoir et contrôler les événements. En un mot, on adhère aux croyances, non seulement parce qu’elles remontent aux temps immémoriaux, mais encore parce qu’elles sont éprouvées par le temps.
108De ce point de vue, une conception traditionaliste du savoir s’oppose dans une certaine mesure à l’innovation intellectuelle. Seule l’idée que les lignes de force du savoir utile ont été révélées une fois pour toutes aux anciens, décourage tant celui qui détient les rudiments d’une nouvelle vision du monde que le groupe plus large auquel il pourrait les communiquer. D’autre part, la conviction que ce savoir a rendu service à la communauté depuis des temps immémoriaux, contribue à désamorcer une série d’échecs en matière de prévision. Car s’il est admis que le savoir en vigueur a servi pendant longtemps à prévoir les événements, une telle série semble de portée relativement limitée et ne favorise guère des velléités de renouveler le savoir existant.
109Si la conception traditionaliste du savoir exerce indubitablement une influence conservatrice, elle est toutefois loin de bloquer totalement le changement. Comme nous l’avons vu, la légitimation traditionaliste des croyances reconnaît implicitement que l’efficacité dans le domaine de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements constitue le critère ultime de la validité cognitive. Et lorsque ce critère est prioritaire, il exerce une pression résiduelle en faveur du changement. Ainsi, sous le coup d’un événement inédit que le savoir existant ne parvient pas à expliquer, à prévoir ou à contrôler, les déficiences de ce savoir apparaissent au grand jour et poussent à l’innovation nécessaire pour y remédier. Ajoutons que les résultats ainsi escomptés ne heurtent pas nécessairement les sentiments traditionalistes ; car le savoir attribué aux anciens est assez souple dans son orientation globale pour accommoder de nombreux changements de détail. Au fil des siècles, des doses successives de tels changements peuvent - et ceci arrive - s’accumuler de manière à entraîner un changement dans les lignes de force du savoir. Mais c’est là un processus dont les membres de la communauté ne sont pas conscients au moment donné, comme nous le verrons plus loin.
110Pour ce qui est du mode consensuel d’élaboration du savoir, disons tout d’abord que là où il prédomine, la mise en question du savoir établi et l’angoisse qui en résulte ne viennent pas de savoirs rivaux (absents par définition) mais du cumul d’expériences. D’où la prépondérance de tabous visant à écarter et, si possible, à éliminer l’expérience rebelle, ainsi que de rites destinés à l’abolition du temps, qui permettent d’ignorer le cumul de telles expériences. Même frappantes, ces défenses ne représentent cependant qu’un aspect de la réaction à l’expérience nouvelle, l’autre aspect, plus positif, étant le renouvellement du savoir. Comme je l’ai déjà suggéré, il faudrait y voir une tentative, non pas pour empêcher absolument et définitivement tout renouvellement, mais pour gagner le temps nécessaire aux innovateurs intellectuels.
111Deuxièmement, le mode consensuel interdit dans une large mesure le type d’évaluation critique du savoir habituellement associé au modernisme cognitif.
112Tout d’abord l’être humain, qu’il vive au cœur de la traditionalité africaine ou qu’il soit le champion de la modernité occidentale, est tout sauf spontanément autocritique. Quoi qu’il arrive, il s’accroche dans la mesure du possible à son savoir existant. S’il en décide l’examen critique, c’est le plus souvent avec l’objectif d’anticiper les critiques venant des défenseurs de savoirs rivaux. Or, dans le contexte consensuel, ceux-ci sont absents par définition.
113D’autre part, la plupart des critères élaborés jusqu’ici pour évaluer l’efficacité dans l’explication, la prévision et le contrôle des événements - tels que la simplicité, la portée, le degré de dépendance à l’égard d’hypothèses ad hoc, le pouvoir prospectif - sont relatifs plutôt qu’absolus. Ils servent à indiquer lequel des deux savoirs est le meilleur du point de vue cognitif, mais non pas si tel ou tel savoir est intrinsèquement bon ou mauvais. Lorsqu’il n’existe qu’un seul savoir englobant, rien ne stimule l’élaboration de tels critères et il n’y a rien à quoi les appliquer, même si, par miracle, ils étaient formulés.
114Enfin, rien dans le contexte consensuel ne rompt le lien « naturel » entre le savoir secondaire et la vie pratique. J’emploie le terme de naturel parce que, comme je l’ai déjà dit, le savoir secondaire a probablement émergé en réaction aux exigences de la vie pratique et que son élaboration semble avoir été favorisée en dernière instance par la croyance de la communauté tout entière (qu’elle soit africaine ou occidentale) dans son utilité pratique réelle ou potentielle. Pour briser ce lien naturel, il faut logiquement des circonstances tout à fait spéciales qui ne sont pas données dans le contexte en question. Il s’ensuit que le savoir secondaire y est directement lié à des préoccupations comme la guerre et la paix, l’harmonie sociale, la santé, ou encore la création de réserves de nourriture. Ajoutons qu’il revient aux spécialistes de la conservation, de l’élaboration et du renouvellement du savoir d’appliquer ce dernier à de telles préoccupations. Cela ne veut pas dire que leur pensée ne se hisse jamais au-delà des affaires quotidiennes ; pourtant, elle ne cesse d’y revenir, tel l’oiseau qui retourne à terre pour se nourrir.
115Une des conséquences de ce rapport entre théorie et pratique semble être que l’on se préoccupe moins - par comparaison avec les intellectuels modernisés - à systématiser et à ordonner le savoir. Mais il ne faut sans doute pas y accorder autant d’importance que ne le font certains chercheurs obsédés par leur lecture tout à fait personnelle des travaux d’Evans-Pritchard sur les Azandés. D’une part, à l’instar du moderniste, le traditionaliste répugne à l’incohérence quand il y est confronté de près26. D’autre part, j’ai déjà souligné que tout penseur engagé dans l’élaboration du savoir secondaire force les ressources du savoir primaire au point qu’il ne peut éviter l’incohérence et la contradiction ; c’est le cas, non seulement de la pensée religieuse africaine, mais aussi des entreprises théoriques occidentales, telle la théorie des quanta. Toutefois, là où le savoir secondaire est principalement un savoir appliqué, il tend à être élaboré et mobilisé par fragments, au fur et à mesure qu’émergent des exigences pratiques particulières. Et lorsqu’il n’est nul besoin de rapporter ces fragments, il y a tendance à les imbriquer vaguement et à observer ce que le moderniste non averti tiendrait pour une tolérance excessive à l’égard des contradictions.
116Une autre conséquence du rapport théorie-pratique est tout simplement la portée limitée du savoir secondaire : tant que le lien reste intact, l’attention du penseur porte sur la sphère quelque peu restreinte d’expériences revêtant sur le moment27 une signification pratique pour lui et pour sa communauté. Bien qu’il s’aventure parfois au-delà de cette sphère, rien dans son monde ne le pousse à prolonger l’exploration des vastes territoires situés en dehors.
117Tentons maintenant un résumé des caractéristiques du « syndrome » traditionaliste. Pour commencer, on constate un conservatisme général qui autorise toutefois un changement adaptatif graduel. Ensuite, on trouve tout un éventail de défenses contre l’expérience nouvelle ou rebelle, mais plutôt que d’en entraver l’assimilation, celles-ci permettent en fait un répit qui la facilite. De plus, bien que les finalités de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements soient visées, une évaluation critique du savoir secondaire selon des critères généraux relatifs à son adéquation empirique ou à sa cohérence est absente ou faiblement développée. Enfin, le savoir secondaire est de portée limitée, parce que centré sur les expériences qui ont une signification pratique dans le présent.
118A première vue, c’est là une image assez négative du traditionalisme cognitif, mais je ne veux nullement donner l’impression d’ignorer ou de mépriser ses résultats. Au contraire, bien que limités dans le domaine des phénomènes non-humains, ceux-ci sont nettement plus impressionnants qu’il n’a été admis jusqu’ici par les chercheurs occidentaux dans le domaine des affaires humaines28. Je reviendrai plus loin sur ce point. Tournons-nous maintenant vers une brève esquisse du modernisme cognitif. Ici, nous sommes sur un terrain plus difficile, car ses deux facteurs déterminants, soit une conception progressiviste et un mode compétitif d’élaboration du savoir, engendrent non pas une, mais plusieurs séries de conséquences. Dans ces quelques pages, la seule manière de procéder pour faire entrevoir tout leur éventail consiste à décrire brièvement ses pôles désignés ici par A et B afin de ne pas anticiper sur l’argumentation.
Le pôle A
119La conception progressiviste du savoir se répercute profondément sur l’activité intellectuelle humaine. Concernant l’innovation intellectuelle sur le plan individuel, c’est une notion proprement libératrice que de contester la pérennité du savoir transmis par les anciens, de mettre en cause l’apport théorique de la génération aînée et de croire que l’avenir réserve l’accès à un savoir plus vrai que le savoir existant. Si la conception traditionaliste impose une adhésion large au savoir établi, celle de type progressiviste pousse à des tentatives, soit pour le modifier radicalement, soit pour l’anéantir. Ou encore, la conception traditionaliste autorise à prendre à la légère une série d’échecs essuyés par le savoir secondaire existant dans la prévision d’un événement, alors que la conception progressiviste est nettement moins indulgente à cet égard.
120Toutefois, la conception progressiviste du savoir, même lourde de conséquences, n’est pas la seule clé pour comprendre la modernité intellectuelle ; le mode compétitif d’élaboration du savoir est ici tout aussi sinon plus important. Il n’est pas abusif de dire que, lorsque le consensus cède la place à la concurrence, on a une situation complètement nouvelle.
121Tout d’abord, le savoir secondaire en vigueur n’est pas ébranlé par des expériences nouvelles, mais par des savoirs rivaux ; et la principale source de l’angoisse n’est plus le fait rebelle mais l’adversaire intellectuel agressif.
122Dans ce contexte également, l’angoisse suscite une défense visant à éliminer la menace qui l’a causée, mais comme cette menace est ici d’une autre nature, la défense l’est aussi. A la place du tabou et du rite visant l’abolition du temps, on a des campagnes pour dénigrer l’école de pensée rivale, de même que des tentatives pour imposer l’idée que le produit de cette dernière est si dérisoire qu’il ne vaut même pas la peine d’entrer en matière29.
123D’autre part, la réaction purement négative est assortie dans ce contexte également d’une réaction plus constructive. Mais à nouveau, le défi étant différent, la réaction l’est aussi. Celte fois-ci, chaque école de pensée essaie de démontrer la supériorité de son produit selon des critères d’adéquation cognitive partagés par tous.
124Un critère prédominant de ce type a trait à la cohérence ou à l’absence de contradictions. Chaque faction dépense beaucoup de temps et d’énergie, non seulement pour mettre en évidence l’incohérence du savoir défendu par ses adversaires, mais encore pour rendre son propre savoir plus cohérent, afin d’être préparé pour toute contre-attaque. Il en résulte de part et d’autre une systématisation considérable de la pensée.
125Aussi importants sont à ce sujet la simplicité, la portée, ainsi que le pouvoir d’explication et de prévision du savoir - tous critères relatifs, comme nous l’avons déjà vu, qui ne peuvent guère apparaître dans le contexte consensuel, sans parler de leur mise en application. Mais une fois la concurrence théorique lancée, on les élabore et utilise d’une manière générale en vue de discriminer les savoirs au travers de comparaisons mettant en relief à la fois les défauts du savoir des autres et les qualités de son propre savoir.
126La plupart, sinon tous les critères entrant dans ce second groupe concernent, non pas tant ce qui est inhérent au savoir mais sa valeur empirique. Il n’est dès lors pas surprenant de constater que l’usage offensif de tels critères tend à s’accompagner de la quête ou de la fabrication de nouvelles séries d’expériences, avec l’objectif de démontrer que, à l’opposé du savoir que l’on défend soi-même, celui des adversaires théoriques ne parvient pas à les expliquer ou prévoir. L’observation empirique et l’expérimentation revêtent donc ici une importance cruciale. Et s’il peut sembler que tout cela ne soit que la simple extension d’un phénomène déjà présent dans le contexte consensuel, la situation est en réalité plus complexe. Dans le contexte consensuel, c’est l’expérience dotée d’une signification pratique qui provoque et stimule le renouvellement du savoir. Dans le contexte compétitif, en revanche, la concurrence pousse à la recherche de nouvelles expériences au travers de l’observation et l’expérimentation. En un sens, le passage du consensus à la compétition implique un renversement du rapport entre théorie et pratique30.
127On peut bien évidemment qualifier ces différences pour ce qui est du contexte compétitif : quel que soit le stimulus ultime du renouvellement du savoir, le stimulus immédiat demeure l’expérience. Or, en abordant le problème ainsi, on est renvoyé à une autre différence frappante, à savoir que l’innovation du savoir est surtout encouragée, non pas par les expériences et les problèmes de signification pratique mais par des séries expérimentales sélectionnées ou conçues en fonction de la bataille entre écoles de pensée. Il en résulte un divorce graduel du savoir secondaire et de la vie pratique, qui représente un trait saillant du développement du modernisme occidental. En effet, l’éclosion du savoir secondaire entre le début du xviie et le milieu du xixe siècle n’obéissait guère à des expériences ayant une signification pratique, et elle n’avait que peu d’emprise sur la vie pratique (Toulmin & Goodfield 1962 : 38-40). Quant à l’intensification spectaculaire de cette emprise dès le milieu du xixe siècle, elle est en grande partie le fait d’un nombre toujours plus élevé de spécialistes jouant les intermédiaires entre les théoriciens complètement dénués de sens pratique et les praticiens pareillement dénués de sens théorique - les uns comme les autres sans le moindre repentir, d’ailleurs.
128Peut-être l’aspect le plus frappant dans tout cela est-il le rapport qui en résulte entre l’extension de l’éventail des expériences et celle du champ d’application de la théorie. Ainsi la concurrence théorique engendre-t-elle un éventail toujours plus large d’expériences qui place les écoles de pensée concurrentes devant un ultimatum perpétuel : à chaque nouvel apport empirique, il faut réagir en élargissant le champ d’application du savoir, sans quoi ce dernier n’est plus concurrentiel. Cela crée une dynamique et une orientation qui sont absentes du traditionalisme cognitif.
129Concrètement, cette description s’applique à un domaine intellectuel particulier, qui est grosso modo celui de la pensée théorique secondaire à propos du domaine non-humain en Europe et en Amérique du Nord au cours des trois derniers siècles.
Le pôle B
130Au pôle B également, la conception progressiviste du savoir encourage l’innovation et la prolifération des connaissances. Dans ce domaine, en effet, ce pôle n’a rien à envier à son opposé. De même, la concurrence fait que le savoir rival plutôt que l’expérience dotée de signification pratique lance le défi ultime à tout savoir établi et représente la source ultime d’angoisse individuelle ; mais il y a quelques différences significatives entre l’un et l’autre pôle pour ce qui est de la réaction au défi et à l’angoisse.
131En premier lieu, l’aspect négatif de la réaction est plus marqué. Parfois, les adeptes de telle ou telle école de pensée donnent l’impression que, s’ils pouvaient se le permettre, ils ne reculeraient devant rien pour éliminer de l’arène leurs adversaires intellectuels.
132Deuxièmement, alors qu’on retrouve des éléments de la réaction plus positive décrite pour le pôle A, ceux-ci sont éclipsés par des phénomènes d’un autre ordre. Il est vrai que dans les batailles entre écoles, on brandit des critères relatifs à l’adéquation cognitive, tels que cohérence, simplicité, portée, pouvoir d’explication et de prévision ; et l’on adopte, du moins pour la forme, une stratégie qui consiste à déceler des données empiriques susceptibles de faire ressortir, selon ces mêmes critères, les déficiences du savoir rival tout comme les qualités du savoir que l’on défend. Mais le plus souvent, cela n’est qu’une façade derrière laquelle se déroulent des échanges polémiques d’un autre ordre, gouvernés par des considérations différentes de celles que commande le principe de l’adéquation cognitive. L’enjeu, c’est l’acceptabilité morale, esthétique ou affective de tel ou tel schème théorique. C’est un domaine où des critères largement partagés relatifs à la qualité intrinsèque des savoirs ne sont pas prédominants, si bien que dans la confrontation entre écoles tous les coups sont finalement permis, calomnies et moqueries comprises.
133En dépit de l’innovation, de la prolifération et de la concurrence des savoirs, tout cela entrave ainsi l’élargissement continu du champ empirique et l’accroissement de la validité empirique du savoir, qui sont la marque de qualité du pôle A.
134Personne - hormis ceux qui n’ont pas d’humour - ne pourra se méprendre sur le domaine auquel cette description est censée s’appliquer : il s’agit, bien évidemment, des sciences dites sociales, telles qu’elles se sont développées en Europe et en Amérique du Nord au cours des trois derniers siècles.
135Les deux tableaux que je viens de brosser se réfèrent, comme je l’ai déjà dit, aux deux pôles d’un spectre et se situent donc virtuellement sur un continuum. Plus on s’approche des phénomènes non-humains, plus la bataille entre écoles de pensée est gouvernée par des critères communs relatifs à l’efficacité dans l’explication, la prévision et le contrôle des événements, ainsi que par le recours agressif à des données expérimentales nouvellement découvertes ou conçues en vue de critiquer le savoir rival et de mettre en valeur le savoir que l’on défend. Plus on s’approche du domaine de la vie sociale humaine, plus cette bataille est dominée par des opinions divergentes sur ce qui est moralement, esthétiquement ou affectivement acceptable, tandis que pratiquement aucun critère commun n’est mis en œuvre qui se rapporte à la qualité intrinsèque des savoirs et favorise donc véritablement la réflexion.
136Le facteur-clé semble donc être l’intensité avec laquelle les diverses factions poursuivent les finalités de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements par comparaison avec d’autres buts. Plus on accorde de l’importance aux premières, plus on s’approche de la situation décrite pour le pôle A ; inversement, moins on s’en soucie, plus on s’approche de la situation décrite pour le pôle B.
137Nous voilà arrivés au point où il est possible d’évaluer la prétention du modernisme intellectuel à être cognitivement supérieur au traditionalisme. Tant qu’on reste proche du pôle A, cette prétention semble tout à fait fondée. Tout d’abord, la conception progressiviste du savoir va de pair avec une volonté de tester des idées radicalement nouvelles, volonté pour laquelle il n’existe aucun équivalent dans le contexte traditionnel. Deuxièmement, la concurrence théorique favorise une évaluation critique permanente du savoir en vue de contrôler s’il reste cohérent et adéquat aux faits. Pareille évaluation, à laquelle revient sans doute un rôle crucial dans l’élimination des déficiences cognitives, est également absente du contexte traditionnel.
138Troisièmement, et ceci est fondamental, la concurrence théorique entraîne un élargissement plus ou moins continu de l’éventail des expériences et, par là même, un élargissement pareil du champ d’application du savoir - à l’opposé du contexte traditionnel soumis aux limitations induites par l’orientation pratique du savoir31.
139Plus on va vers le pôle B, moins la prétention à la supériorité cognitive est légitime. La volonté de tester des idées radicalement nouvelles subsiste, mais la concurrence, si farouche soit-elle, ne provoque guère ici une évaluation critique de la cohérence ou de l’adéquation empirique du savoir. Elle ne mène pas non plus à l’élargissement continu de l’éventail des expériences ou à celui du champ d’application du savoir, qui constituent probablement la justification la plus forte de la prétention moderniste à la supériorité cognitive32.
140Par conséquent, la supériorité cognitive dépend du domaine d’élaboration du savoir ; elle existe dans le domaine des choses non-humaines, elle est absente du domaine de la vie sociale de l’homme, et elle est discutable à mi-chemin entre l’un et l’autre.
141C’est là, bien sûr, l’avis du moderniste, ce qui ne veut pas dire que le traditionaliste ne puisse pas y trouver son compte, du moins en principe. Car il est fait appel ici à des critères d’efficacité liés à la poursuite d’objectifs auxquels le second attribue autant d’importance que le premier, à savoir l’explication, la prévision et le contrôle des événements.
142Ayant complété les deux tableaux, je voudrais maintenant considérer leur contexte plus global d’ordre humain et environnemental.
143A ce sujet, je partirai de deux hypothèses ; d’une part, ce que j’ai dit au sujet du « syndrome » traditionaliste en Afrique s’applique aussi, et dans une large mesure, à la pensée de l’Europe antique et médiévale ; d’autre part, ce que je dirai au sujet de son arrière-plan technologique, économique et social vaut également pour le cas de l’Europe dans la période définie. Ce sera au lecteur de juger de la validité de ces hypothèses à la lumière de l’historiographie déjà évoquée. En attendant, admettons que l’analyse provisoire qui va suivre n’a pas seulement trait aux différences entre le traditionalisme africain et le modernisme occidental, mais encore au passage du traditionalisme au modernisme en Occident même.
144Pour commencer, il faut relever l’interdépendance qui existe à l’intérieur de chaque paire de facteurs-clés décrits plus haut.
145Considérons tout d’abord les deux facteurs circonscrivant le « syndrome » traditionaliste. D’une part, la conception traditionaliste du savoir est indissociable du mode consensuel d’élaboration du savoir. Etant donné que la tradition n’est en mesure d’orienter les affaires courantes qu’à la condition qu’elle parle d’une seule voix, la conception traditionaliste du savoir ne déploie toute sa force que lorsque sa transmission obéit à un large consensus. Dès que la tradition commence à transmettre deux ou plusieurs savoirs secondaires concurrents, elle n’est plus d’un recours suffisant pour guider le présent. D’autre part, le mode consensuel d’élaboration du savoir est intimement lié à la conception traditionaliste qui, comme nous l’avons vu, interdit l’élaboration de schèmes de pensée radicalement nouveaux, susceptibles d’assurer la transition du consensus à la concurrence.
146Quant aux deux facteurs circonscrivant le « syndrome » moderniste, on constate un lien étroit entre la conception progressiviste du savoir et une concurrence bien établie, car cette dernière mène - du moins dans le domaine des phénomènes non-vivants - à un accroissement continu et proprement progressif du champ d’application empirique du savoir. D’autre part, la concurrence est tout aussi indissolublement liée à la conception progressiviste qui, en favorisant la création de schèmes théoriques radicalement nouveaux, assure une prolifération des connaissances qui stimule à son tour la concurrence.
147Il s’ensuit que toute influence externe qui tend à renforcer ou à affaiblir l’un ou l’autre facteur dans une paire aura un effet concomitant sur le facteur non directement visé. Mais en quoi consistent ces influences externes ? Deux variables semblent être particulièrement pertinentes pour renforcer ou affaiblir la conception traditionaliste du savoir : le mode de transmission des idées et la vitesse du changement social et environnemental.
148Concernant le premier point, il semble que la transmission orale favorise une conception traditionaliste du savoir tandis que la transmission écrite tend alors à l’affaiblir, comme l’on démontré notamment Goody & Watt (1963).
149Les effets typiques d’une transmission orale des idées se rapportent au mode d’utilisation de la mémoire comme mécanisme de stockage. D’un côté, la mémoire tend à reconstruire le passé à l’image du présent et à minimiser ainsi l’envergure des changements qui se sont produits au cours des âges. D’un autre côté, à travers les générations, elle tend à attribuer toute innovation, qu’elle soit intellectuelle ou socio-culturelle, aux temps immémoriaux. La transmission orale favorise donc une vision du passé selon laquelle les caractères essentiels de la société ont été mis en place il y a fort longtemps et sans s’être transformés depuis lors. Elle tend également à encourager la conviction que le savoir orientant la vie actuelle remonte tout aussi loin et qu’il a fait ses preuves depuis. Voilà donc clairement l’un des fondements d’une conception traditionaliste du savoir et d’une légitimation pareillement traditionaliste des croyances. En effet, comme Ernest Gellner (1964 : 64-68) l’a remarqué il y a quelques années dans un passage méritant plus d’intérêt qu’il n’en a reçu, si toutes les données disponibles invitent à croire que la société actuelle et son environnement ne se distinguent pas fondamentalement de la société et de l’environnement du passé, la bonne politique inductive consiste à recourir au savoir secondaire supposé être éprouvé par le temps pour affronter les problèmes du présent.
150Lorsque l’écriture s’associe à la transmission orale, cette vision du passé est bouleversée. D’une part, la transmission écrite permet d’entrevoir la différence entre l’état actuel et les états antérieurs de la société. D’autre part, elle révèle qu’un savoir secondaire dont les agents accrédités de la socialisation affirment qu’il est millénaire et éprouvé par le temps ne l’est en fait pas du tout. Une fois mis en évidence l’écart entre l’état actuel et les états antérieurs de la société et de son environnement, le recours à un savoir d’origine prétendument ancienne ne s’avère plus être la bonne politique inductive. En tout cas, aucun savoir pouvant prétendre à pareille antiquité n’est ici en vue. C’est pourquoi la transmission écrite affaiblit l’emprise de la conception traditionaliste du savoir et, par voie de conséquence, la légitimation traditionaliste des croyances.
151Quant à la vitesse de changement, elle semble entretenir un lien similaire avec la conception traditionaliste du savoir. Bien sûr, toutes les sociétés changent plus ou moins continuellement, mais le changement peut être lent et modéré ou rapide et bouleversant, Or, dans l’un et l’autre cas, il se répercute sur la conception du savoir.
152En période de changement lent et modéré, l’idée d’une continuité fondamentale entre le présent et le passé de la société est facilement entretenue, en particulier là où prédomine la tradition orale et donc le recours à un savoir éprouvé au cours de millénaires : voilà qui favorise une conception traditionaliste du savoir.
153En revanche, dans le cas de bouleversements sociaux à effet prolongé et radical, on n’est plus sûr qu’il y ait une continuité fondamentale entre le passé et le présent, peu importe qu’il y ait transmission orale ou non. Ici, l’individu prend douloureusement conscience du fait qu’il affronte une situation inédite. Il doit notamment se rendre à l’évidence que son savoir prétendu millénaire et éprouvé par le temps ne lui est pratiquement plus d’aucun secours. Dans de telles circonstances, l’emprise de la conception traditionaliste du savoir se trouve fortement affaiblie (Gellner 1964 : 64-73).
154Il s’ensuit que le passage d’une transmission orale à une transmission écrite du savoir ainsi que l’accélération de la vitesse du changement social peuvent, isolément ou conjointement, affaiblir la conception traditionaliste du savoir. Mais jusqu’à quel point, si jamais, ces facteurs contribuent-ils à l’émergence de sa contrepartie progressiviste ?
155C’est une question difficile à résoudre. Pour commencer, il est clair qu’en étant privé des conseils de la tradition, l’individu se trouve propulsé dans un vide terrifiant. Mais il reste à savoir si ce vide doit inéluctablement être comblé par une conception progressiviste du savoir. Après tout, confronté à un tel vide, on pourrait simplement se laisser aller au désespoir et à l’inaction cognitive. Les données disponibles montrent que cela arrive, si l’on songe à certains centres grecs de la pensée un ou deux siècles avant notre ère, ou encore à la position de divers penseurs européens du xvie siècle33. Néanmoins, les études historiques et comparatives indiquent que le désespoir provoque chez ceux qu’il envahit une quête frénétique de moyen pour se tirer d’embarras. Elles montrent également qu’un des moyens typiques consiste à se convaincre que ce dont on manque aujourd’hui sera comblé demain. C’est pourquoi il est possible de considérer la conception progressiviste du savoir comme une échappatoire, dans la mesure où elle permet de croire que le manque cognitif d’aujourd’hui peut être comblé demain.
156Bien que sommaire, cette interprétation concorde avec les données historiques disponibles pour l’Europe. Certes, comme je l’ai déjà souligné, la conception progressiviste du savoir est entretenue par induction grâce aux résultats de l’élaboration compétitive du savoir qui est l’image de marque des sciences dites dures. Or, en Europe, elle a émergé au commencement, et non à l’apogée, de cette grande floraison de la théorisation compétitive connue sous le nom de Révolution scientifique. C’est Bacon, l’un des premiers apologistes du progrès cognitif, qui l’a inspirée, mais il n’en a pas résumé les accomplissements (Webster 1975). On pourrait arguer que la conception progressiviste était une extrapolation inductive du progrès technologique qui s’imposa dès l’an mil environ et fut d’utilité pratique dans tout une série de domaines (White 1962). Mais ces exploits n’en sont pas moins dus à une application, soit du savoir secondaire millénaire (par exemple l’astronomie ptoléméienne), soit du savoir primaire encore plus ancien ; et ils ont coexisté pendant quelque temps avec une conception essentiellement traditionaliste du savoir. En n’y voyant qu’un produit inductif, la conception progressiviste apparaît donc comme une sur-extrapolation, de surcroît tardive. Mais même si tel est le cas, un facteur supplémentaire s’impose pour compléter l’analyse. A ce propos, l’historiographie récente tend à mettre à contribution l’héritage du judéo-christianisme, selon l’idée que son penchant millénariste auraient fait germer puis s’éclore la croyance dans le progrès (Webster 1975). Sans négliger l’importance de ce facteur, il convient de préciser que le penchant millénariste du judéo-christianisme a eu tendance à rester en sommeil pendant de longues périodes, pour ne se manifester véritablement qu’en période d’angoisse et de désespoir. On est donc à nouveau confronté à l’idée que la conception progressiviste du savoir tire sa force du réconfort qu’elle offre à l’individu privé du soutien consolant de la tradition. Pour ce qui est des variables qui s’appliquent plus particulièrement à la prédominance d’un mode consensuel ou compétitif de théorisation, on constate que le mode de transmission des idées joue un rôle tout aussi important. En minimisant les divergences entre le savoir secondaire du passé et celui du présent et en attribuant toute création du savoir à un « temps primordial » lointain, la transmission orale tend à désamorcer les conflits opposant les défenseurs d’un savoir secondaire antérieur aux partisans du savoir secondaire en vigueur. De cette manière, elle encourage un mode consensuel d’élaboration du savoir. La transmission écrite en revanche, en tant qu’elle fait apparaître les écarts entre le savoir secondaire en vigueur et celui du passé, favorise une pluralité de savoirs susceptible de provoquer une concurrence théorique du genre qui s’est produit en Europe au début de la Révolution scientifique. Une illustration éloquente en est la bataille entre « anciens » et « modernes » (Jones 1936).
157Une autre variable cruciale à ce propos est le degré d’homogénéité globale de la culture et de l’éventail des expériences quotidiennes. Etant donné que le savoir secondaire se construit à partir d’analogies tirées de l’expérience quotidienne, un degré élevé d’homogénéité de celle-ci favorise probablement un savoir secondaire tout aussi homogène et, par voie de conséquence, un mode consensuel d’élaboration ; inversement, s’il y a peu d’homogénéité sur le plan de la culture et du vécu, le savoir secondaire tend à être hétérogène, tout en facilitant l’élaboration compétitive du savoir.
158Quels facteurs ultérieurs exercent une influence sur le degré d’homogénéité dans la culture et le vécu ? C’est là une question que l’on pourrait passer sa vie à résoudre. Ici, je ne puis offrir que quelques remarques provisoires.
159L’homogénéité est favorisée lorsque tous les secteurs d’une communauté donnée ont vécu et bougé ensemble sur une longue période, en affrontant des problèmes communs. Ou encore, elle est facilitée par un système économique à faible spécialisation professionnelle, ne donnant que peu de chances au développement de sous-cultures et de champs d’expériences spécifiques aux occupations. Les sociétés agricoles de l’Afrique pré-coloniale et de l’Europe au début du Moyen Age en sont des illustrations parlantes. Je dirais même que c’est là un facteur qui explique la prédominance, dans ces sociétés, d’un mode consensuel d’élaboration du savoir.
160Considérons maintenant le type de melting pot ou de « communauté de frontière » qui, généralement par les besoins du commerce, réunit des groupes de diverses origines historiques et culturelles en une seule unité sociale. Ici, la pluralité des visions du monde encourage fortement un mode compétitif d’élaboration du savoir. Ce sont là des conditions qui semblent avoir joué un rôle important dans le développement du modernisme cognitif à l’occidentale. Songez aux communautés de frontière de la Grèce au vie siècle avant notre ère, aux communautés judéo-chrétiennes et islamiques de l’Espagne méridionale vers la fin du Moyen Age (Heer 1961), ou encore aux villes commerciales des Pays-Bas au début de la Révolution scientifique (Mandrou 1973 : 224-27). D’autre part, lorsque le système économique implique la division du travail, il provoque l’émergence de sous-cultures et donne lieu à tout un éventail d’expériences liées aux occupations, conduisant ainsi à l’hétérogénéité. La spécialisation professionnelle est typique d’une économie commerciale-industrielle, et dans bien des cas elle s’est développée de manière précoce dans le type de communautés évoquées précédemment, contribuant ainsi à stimuler le pluralisme et la concurrence des savoirs.
161Enfin, dans cette énumération des influences agissant sur les modes de pensée, je tiens à évoquer un changement caractéristique qui me semble avoir joué un rôle-clé dans le développement de l’élaboration compétitive du savoir en Occident moderne. Je me réfère ici à la croissance des secteurs commerciaux et industriels de l’économie et à la façon dont celle-ci a entraîné, d’une part des changements à long terme ayant déstabilisé et rendu moins prévisible l’ensemble des rapports sociaux, d’autre part un progrès énorme dans la maîtrise technologique de l’environnement non-humain. J’ai déjà dit que ces changements ont conditionné la transition graduelle mais continue d’un idiome spiritualiste à un idiome mécaniste du savoir secondaire. Et c’est sur cette transition que je voudrais insister maintenant. Comme je l’ai déjà dit, je ne me rallie pas aux chercheurs néo-marxistes et néo-webériens qui voient dans le désenchantement la clé de la modernisation intellectuelle. La substitution d’un idiome impersonnel à l’idiome personnalisé du savoir me semble représenter un changement relativement mineur qui ne suffit pas à expliquer les mutations profondes qui sont à la base d’une telle modernisation. En ce qui me concerne, je soulignerais plutôt le rôle d’une période étendue de transition, au cours de laquelle certains ont fini par adopter l’idiome impersonnel, tandis que d’autres sont restés attachés à l’idiome personnel - la coexistence de ces deux formes radicalement opposées du savoir secondaire, défendues avec un fanatisme égal, ayant probablement donné l’impetus le plus puissant au mode compétitif d’élaboration du savoir.
162Tout ce qui précède ne constitue bien évidemment pas une analyse sociologique ou historique à proprement parler. Je pense néanmoins avoir suggéré quelques idées sur la manière dont les principales différences entre le traditionalisme et le modernisme cognitifs se situent dans un contexte plus large de variables technologiques, économiques et sociales. De cette manière, sociologues et historiens disposent au moins d’un point de départ.
Conclusion
163J’ai essayé de présenter dans ces pages les lignes fondamentales d’une étude interculturelle des modes de pensée. Bien que je me sois limité ici aux systèmes de pensée de l’Afrique sub-saharienne et de l’Europe occidentale, je pense que mon approche se prête à une application universelle, pourvu qu’elle soit légèrement modifiée et précisée.
164L’hypothèse fondamentale de l’approche en question a trait à l’existence d’un noyau de rationalité cognitive chez l’être humain, qui se retrouve dans l’ensemble des cultures, en tous lieux et en tous temps depuis l’apparition de l’espèce. Ses aspects fondamentaux sont le recours à un savoir organisé pour expliquer, prévoir et contrôler les événements, ainsi que le recours à l’analogie, à la déduction et à l’induction en vue d’élaborer et d’appliquer le savoir.
165J’ai distingué deux types de savoir, soit premier et secondaire. Le savoir secondaire ne cesse d’aspirer, souvent avec un succès remarquable, à transcender les limites de sa contrepartie - premier - ; mais il est ramené à terre d’une manière tout aussi incessante en raison de sa dépendance à l’égard des ressources du savoir primaire. Ce lien curieux est la source de presque tous les traits semblablement paradoxaux du savoir secondaire. J’ai montré qu’il faut le cerner en partant de l’hypothèse que le savoir primaire, bien que ni plus ni moins « théorique » que le savoir secondaire, est néanmoins d’émergence historique et développementale antérieure.
166Comment concilier le noyau commun de la rationalité avec les différences radicales que nous constatons entre, par exemple, les styles et les modes de pensée de l’Afrique sub-saharienne et ceux propres à l’Occident moderne ? Ou encore, comment concilier ce noyau commun avec les différences pareillement radicales qui, en Occident même, opposent les styles et les modes de pensée du xiie et du xxe siècle ? Pour y répondre très brièvement : selon le contexte technologique, économique et social, la logique de la situation dicte le recours à divers moyens intellectuels pour parvenir aux mêmes fins ; mon approche se propose ainsi d’expliquer les différences à partir de l’identification, d’abord du noyau commun, et puis des contextes différents dans lesquels il opère.
167L’approche esquissée dans ces pages s’attaque à une série de notions éculées dans le domaine des études interculturelles.
168Premièrement, elle contredit le postulat qu’il existe une antithèse fondamentale entre les modèles d’analyse intellectualiste et sociologique. Car elle se fonde sur un modèle où les aspects intellectualistes et sociologiques sont complémentaires et mutuellement indispensables.
169Deuxièmement, elle dément que, en affirmant à la fois que toutes les cultures attribuent une importance plus ou moins égale aux finalités de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements et que le rendement dans la poursuite de ces objectifs est supérieur dans la culture moderne scientifique, on sous-entend d’emblée la rationalité supérieure des Occidentaux. Elle la dément en démontrant que ce qui a entraîné le rendement cognitif élevé de la science moderne occidentale n’est rien d’autre que la rationalité universelle fonctionnant dans un contexte spécifique d’ordre technologique, économique et social. Je me hasarde à penser que cette conclusion pourrait avoir des conséquences importantes pour toute étude interculturelle.
170La plupart de ceux qui s’occupent sérieusement de la problématique interculturelle sont mis dans l’embarras par les exploits réalisés dans le domaine des sciences « dures » en Occident moderne. Car selon leur point de vue, ces exploits suggèrent une rationalité supérieure chez les pionniers de ces sciences, sinon chez leurs représentants les plus célèbres, constituant de ce fait une violation de tout engagement véritable en faveur de l’égalitarisme. Comme je l’ai déjà dit, la plupart des approches les plus récentes en vue de la compréhension interculturelle ont été des tentatives pour escamoter cette allusion injurieuse, en soulignant que ce qui paraît appartenir au savoir organisé dans les cultures non-occidentales relève en réalité d’un autre registre dont les finalités ne sont clairement pas l’explication, la prévision et le contrôle des événements. C’est pourquoi il serait impossible de soumettre une telle pensée à une comparaison défavorable, en terme de rendement cognitif, avec la pensée scientifique occidentale. Or, en faisant fi du point de vue de l’acteur, toutes ces approches butent tôt ou tard sur les faits têtus de la réalité. Mais en raison de l’horreur qu’inspire tout ce qui paraît un modèle alternatif anti-égalitariste, des chercheurs par ailleurs réputés s’accrochent à leur position.
171Je crois que le modèle d’analyse esquissé dans ces pages peut mettre un terme à cet état malsain des affaires. En attribuant le succès cognitif remporté par les sciences « dures » non pas à une rationalité supérieure, mais à la rationalité universelle fonctionnant dans un contexte spécifique, il permet au chercheur égalitariste de vaincre sa crainte des comparaisons défavorables et d’aborder la pensée non occidentale avec le regard de ses usagers.
172Troisièmement, mon modèle (se rapprochant en ceci de celui de Gellner) sape l’antithèse webérienne toujours à la mode, qui oppose la légitimation traditionnelle à la légitimation rationnelle des croyances. D’une part, la légitimation traditionnelle, dans les contextes qui sont la sienne, n’en est pas moins rationnelle ; d’autre part, la culture de la légitimation rationnelle chère à Weber, dans la mesure où elle est appuyée par une conception progressiviste du savoir, se trouve enracinée dans une notion dont les origines au moins, émettent une forte odeur d’irrationalité. Décidément, le rapport entre rationalité et rendement cognitif est plus complexe qu’il n’y paraît !
173Pour conclure, je voudrais considérer mon modèle d’analyse à la lumière de l’opposition entre un projet universaliste et un projet relativiste de la compréhension interculturelle. A suivre les définitions implicites largement partagées en la matière, mon modèle tombe assez nettement dans la catégorie universaliste, tout en s’opposant à toutes les entreprises émanant de la catégorie relativiste. Pour en finir et au vu de ce qui a été dit plus haut, qu’il me soit permis de dégager brièvement la supériorité de cette forme particulière d’universalisme par comparaison avec les modèles de type relativiste.
174Il convient de relever tout d’abord que l’élan relativiste est mû par les prétendues défaillances du type d’universalisme auquel j’adhère. II se nourrit en particulier de la prétendue incapacité de ce dernier à rendre compte des différences radicales entre modes de pensée, différences que le chercheur transculturel affronte sans cesse, ainsi que des comparaisons prétendument défavorables en matière de rationalité auxquelles il conduit.
175Or, il me semble que l’un et l’autre défauts n’existent que dans l’esprit des relativistes. Le présent essai montre clairement que le type d’universalisme que j’ai adopté contient un potentiel fort stimulant pour expliquer toutes sortes de différences dans les modes de pensée à l’échelle des cultures. Il apparaît tout aussi clairement que ce type d’universalisme n’autorise nullement des comparaisons défavorables en matière de rationalité. En bref, l’élan relativiste tire sa force de défauts purement imaginaires attribués à l’universalisme, ce qui le rend déjà suspect.
176D’autre part, en dépit de tout ce qu’ils disent sur les avantages de leur approche, les relativistes n’ont pas encore présenté même l’esquisse d’un modèle descriptif et analytique qui leur soit propre. Et ce n’est pas non plus un hasard, car les prémisses du relativisme font que toute tentative allant dans ce sens va à rencontre du but recherché.
177Tout projet de compréhension interculturelle doit, pour débuter, traduire toutes les configurations d’idées que l’on étudie dans une seule langue mondiale34. C’est seulement sur cette base qu’il est possible de parvenir à un schéma de similitudes et de différences susceptible de guider l’analyse. Mais sans avoir délimité un champ de comparaison entre concepts, intentions, règles d’inférence etc., tels que les fournit par hypothèse le savoir primaire, on n’a pas de pont reliant une langue à l’autre et on s’en interdit la traduction. Dans la mesure où le relativisme invétéré nie l’existence d’un champ où la comparaison est possible, il s’interdit toute possibilité de traduction et n’a donc pas l’ombre d’une chance, comme Hollis (1970) l’a d’ailleurs bien démontré.
178Ensuite, même si un programme relativiste parvenait par quelque miracle logique à contourner cet obstacle et à produire un schéma de différences irréductibles dans le domaine des modes de pensée, toute explication qu’il pourrait offrir au sujet de ces différences resterait toujours fondamentalement insatisfaisante. Car elle serait, d’une part, acceptable à la lumière des canons d’inférences propres à la culture du chercheur et, d’autre part, exprimée dans la langue de cette culture. Par conséquent, selon la vision relativiste, elle serait en principe à la fois inacceptable et inintelligible aux membres de tout autre culture. C’est là le défaut majeur d’une approche destinée spécifiquement à la compréhension interculturelle.
179Par comparaison avec les perspectives d’avenir du relativisme, celles du projet universaliste défendu par le présent essai semblent certainement favorables.
180Premièrement, le projet ne contient aucun élément allant à l’encontre du but. L’hypothèse d’un noyau commun de rationalité, basé sur l’universalité tant du savoir primaire que des objectifs de l’explication, de la prévision et du contrôle des événements, donnent le feu vert au traducteur potentiel. En vertu de la même hypothèse, lorsque le traducteur a dégagé un schéma de similitudes et de différences, toute analyse de contenu est du moins potentiellement acceptable, pour ne pas dire intelligible, aux membres d’une culture autre que celle du chercheur.
181D’autre part, et ceci est tout aussi important, le projet ne tourne pas à vide35. Certes, l’idée d’un noyau commun de rationalité est la prémisse de quiconque se lance dans la traduction aux fins de la compréhension interculturelle. Néanmoins, tant que l’on peut concevoir la possibilité que la traduction effectuée soit déficiente (et rien n’empêche de le faire), cette prémisse est susceptible d’être remise en cause par l’expérience.
182Le relativisme n’a donc pas seulement échoué jusqu’ici à tenir ses promesses, contrairement au type d’universalisme esquissé dans ces pages. Il est encore condamné à l’échec, tandis que l’universalisme pourra réussir un jour.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Note de la rédaction : le terme de « crosscultural » utilisé par l’auteur a été traduit, dans ce texte, par interculturel ou entre les cultures.
2 Comme inventaire partiel de ces homologies, mon article de 1967 garde probablement une certaine utilité.
3 L’exemple le plus éloquent est le travail de Goody sur les effets du passage d’une transmission orale à une transmission écrite des idées sur le mode de pensée d’un peuple. Cette thèse lui a été inspirée initialement par son travail de terrain au nord du Ghana. Mais ensuite, d’abord avec Ian Watt puis seul, il a cherché à savoir dans quelle mesure elle était applicable à la révolution de la pensée dans la Grèce du vie siècle avant notre ère. Le verdict de quelques hellénistes renommés se résume dans le commentaire laconique de Moses Finlay, actuellement le doyen des hellénistes anglo-saxons : « Goody a dit ce qu’il fallait dire. » Voir J. Goody & I. Watt (1963), Goody (1977). Pour l’accolade des classicistes, voir Finlay (1975 : 112). Un autre exemple est l’étude de la sorcellerie dont s’est chargée tout une lignée d’africanistes, à la suite du travail pionnier d’Evans-Pritchard. Je pense qu’il est approprié de dire que les idées suggérées par ses travaux et appliquées à l’Europe ancienne ont engendré une sorte de mini-révolution dans notre approche de certains aspects du traditionalisme cognitif en Occident. Pour l’inspiration pionnière, voir Evans-Pritchard (1937). Pour les indications sur l’interaction féconde entre africanisme et européanisme dans ce domaine, voir l’ouvrage édité par Mary Douglas (1979). Pour deux ouvrages « nouvelle vague » de l’histoire intellectuelle de l’Europe d’Ancien Régime, qui sont tributaires de cette interaction, voir Macfarlane (1970) et Thomas (1971).
4 Pour l’interprétation symboliste en général, voir Parsons (1949), Leach (1967 ; 1954 : Introduction), Firth (1959) et Beattie (1964 : 202-40). Pour une critique symboliste influente de mes idées, voir Beattie (1966 ; 1970 ; 1973).
5 Pour les interprétations fidéistes en général, voir Winch (1964) et Phillips (1977). Pour les critiques fidéistes, voir Winch (1973 : 13) et Crick (1976 : 157-58).
6 Pour une critique de l’approche symboliste, voir Jarvie & Agassi (1967), Lukes (1967), Peel (1969), Skorupski (1976). Pour une critique de l’approche fidéiste, voir Jarvie (1972 : ch. 2), Mounce (1973), Skorupski (1976 ; 1979).
7 Pour ma propre critique de ces deux écoles de pensée, voir ce qui suit. Sur les symbolistes, voir Horton (1973a ; 1976a), et sur les fidéistes, Horton (1976b).
8 Je vais même plus loin, en essayant de répondre à la question de savoir pourquoi les penseurs africains ont continué d’élaborer des visions du monde essentiellement spiritualistes, alors que les penseurs occidentaux ont été progressivement attirés par des visions du monde mécanistes.
9 A la lumière de cette partie de l’article, les critiques de Goody en particulier laissent perplexe. Car non seulement je vois dans la transition d’une transmission orale vers une transmission écrite des idées l’un des facteurs du passage du « fermé » à l’« ouvert », mais je reprends encore explicitement ses propres idées lorsque je m’interroge sur la manière dont cette transition affecte les modes de pensée.
10 Sous cet angle, les monographies classiques sont toujours celles de l’école d’Oxford. Voir par exemple Evans-Pritchard (1956), Lienhardt (1961), Middleton (1960) et Buxton (1973). Cette littérature révèle que le changement idéal occupe une place toujours plus importante. Un ouvrage riche et original plus récent, se situant en dehors de l’école d’Oxford, est celui de Swantz (1970). Pour ma propre contribution modeste à ce sujet, voir Horton (1969 ; 1975). Ironiquement, ces contributions peuvent être utilisées - et elles l’ont été - comme preuves à rencontre de ma thèse de 1967 se rapportant à la « fermeture » traditionnelle !
11 Voici quelques exemples précoces des écrits toujours plus nombreux allant dans ce sens : Peel (1968), Fernandez (1972), McGaffcy (1972), Janzen (1977), Horton (1970b ; 1975) et Bucher (1980).
12 Pour avoir une idée de cette critique, consulter les contributions de certains biologistes à l’ouvrage édité par Koestler & Smythies (1972). Voir aussi Sheldrake (1981).
13 La pérennité d’une forte opposition à la théorie des quanta est illustrée par l’auteur de la préface à l’ouvrage iconoclaste de David Bohm (1957), à savoir Louis de Broglie, qui était un des premiers grands critiques de l’orthodoxie.
14 Mes étudiants nigérians sont toujours incrédules quand je leur dis que la majorité de mes amis et connaissances ont une vision parfaitement non spiritualiste du monde.
15 En plaçant ainsi le savoir primaire dans son contexte technologique, économique et social, je dois beaucoup à Hampshire (1959 : ch. 1) et à Strawson (1959 : ch. 1 et 3). Ces deux ouvrages mériteraient d’être mieux connus qu’ils ne le sont par les « sociologues de la connaissance » anglophones. Au grand détriment de leur objet de réflexion, ces derniers montrent un penchant excessif pour les brouillards teutoniques et un mépris injustifié pour l’air plus pur du pays natal.
16 Les paléontologues des hominidiens ont souligné deux aspects de la vie du pré-homo sapiens pour lesquels un système môme rudimentaire de communication linguistique selon les principes du savoir primaire a dû être la condition préalable. Le premier aspect est la répétition presque identique des formes d’outils, que l’on conçoit difficilement en dehors d’une instruction verbale. Le second est la chasse et l’abattage d’animaux féroces, que l’on conçoit tout aussi difficilement en dehors d’une coopération guidée par une planification établie verbalement à l’avance. Voir à ce sujet Monod (1972 : 125-27).
17 Geertz (1975) est l’un des rares anthropologues sociaux disposés à intégrer les découvertes de la biologie humaine et de la paléontologie. Voir son excellent exposé à l’appui de la thèse d’une longue période de concomitance et d’interaction double entre évolution biologique et évolution culturelle. Pour le point de vue des biologistes, voir Washburn (1959) et Monod (1972 : 129-30).
18 Pour des résultats pertinents récemment découverts au sujet de la structure et la physiologie des systèmes nerveux centraux chez les primates et les êtres humains, consulter Lenneberg (1967), Geschwind (1974), Laughlin & Aquili (1974) et Stent (1978 : ch. 2, 8, 20).
19 Voir Midgely (1979) pour un commentaire général sur le caractère stérile et entêté du débat plus ancien entre extrémistes de part et d’autre. Pour des analyses plus détaillées consacrées au lien complexe entre un développement guidé par une disposition innée et un changement comportemental résultant de l’apprentissage, voir Lorentz (1966) et Bower (1979).
20 Voir Horton (1973b : 303-4). Pour un traitement plus exhaustif, consulter Ziman (1978 : 111-23). Ziman semble hésiter à reconnaître qu’il existe un quelconque élément de prédisposition innée dans la formation des modèles cognitifs chez l’enfant. Néanmoins, il doit sans doute concéder que, dès la naissance, l’enfant répond à son environnement d’une manière fort différente de tout autre espèce animale - ce qui ne peut être que le fait d’un élément de programmation génétique.
21 Il me semble que si les philosophes du « langage ordinaire » s’étaient davantage préoccupés du rapport entre langage ordinaire et langage scientifique, ils auraient répondu à Russel sur le mode indiqué ici.
22 C’est peut-être parce que mon cercle d’amis et de connaissances a toujours compté des adhérents aux deux types d’univers « cachés » que leurs similitudes en sont venues à m’impressionner davantage que leurs différences.
23 Cette description globale des développements technologiques, économiques et sociaux dans la société occidentale a partir de 1200 résume les diagnostics, non seulement d’une lignée distinguée de sociologues historiques allant de Karl Marx à Peter Berger, mais encore de commentateurs avisés de la société occidentale, comme Donald Schon et Alvin Toffler. Voir Marx & Engels (1847 : section XVIII, 2), Berger, Berger & Kellner (1973 : ch. 3, 4, 8), Toffler (1970) et Schon (1971).
24 En mettant l’accent sur l’importance cruciale de la manière dont les premiers concernés se représentent eux-mêmes les sources et la nature du savoir, je m’inspire d’Elkana (voir 1973).
25 Notons que c’est le savoir secondaire qui est l’enjeu de cette concurrence. Le savoir primaire demeure consensuel, ce qui est prévisible, à considérer ses fondements.
26 Il semble que cela est aussi vrai des Azandés que d’autres traditionalistes. Voir Evans-Pritchard (1937 : 25) pour leurs tentatives de maîtriser une incohérence fondamentale dans la pensée lorsque celle-ci leur est clairement démontrée.
27 Je mets l’accent sur la signification « sur le moment », car il semble que, dans pareil contexte, au fur et à mesure qu’émergent de nouveaux problèmes et, partant, de nouveaux développements intellectuels visant à les résoudre, les problèmes révolus et le savoir s’y rapportant pâlissent dans la mémoire collective.
28 J’ai évoqué cet aspect plus positif du traditionalisme cognitif dans mon essai de 1967 (Horton : 55-58) et je le développe dans « Social Psychologies African and Western » in Fortes M. and Horton R. Oedipus and Job in West African Religion, Cambridge : Cambridge University Press 1983.
29 J’ai l’horrible soupçon que si les conditions étaient favorables, des scientifiques que l’on croit respectables n’hésiteraient pas à donner leur accord sur l’élimination totale des membres d’une école rivale. Le cas de Lysenko et des darwinistes russes vient ici à l’esprit.
30 La manière dont la concurrence théorique engendre un cumul d’expériences nouvelles est bien décrite par Lakatos lorsqu’il discute de l’expérimentation dite cruciale. Voir (1978 : 68-86).
31 Certains lecteurs pourraient s’étonner qu’après avoir noté que la concurrence théorique rompt le lien entre savoir secondaire et vie pratique, je ne poursuis pas en parlant des résultats cognitifs du « détachement » ainsi provoqué. La raison en est qu’à mon avis ce prétendu détachement est pour une large part simulé. Les membres d’écoles concurrentes défendent souvent avec passion leur propre savoir, tout en ne cachant pas leur antipathie à l’égard de la pensée et de la personne de leurs adversaires. Ce n’est pas que les penseurs, en étant « détachés », voient « plus clair » ; plutôt l’horizon empirique toujours en expansion les pousse à persévérer dans leurs efforts cognitifs.
32 Il n’est pas abusif de considérer le modernisme cognitif comme une sorte de boîte de Pandore qui ne renferme pas seulement des possibilités de progrès cognitif ayant jusqu’ici échappé aux traditionalistes, mais encore toute une série d’affectations intellectuelles qui n’ont pas d’équivalents dans l’élaboration traditionalistes du savoir.
33 Pour le négativisme du xvie siècle, voir les Essais de Montaigne (1952), ainsi que Toulmin & Goodfield (1965 : 77-78).
34 A savoir pourquoi il devrait s’agir d’une langue mondiale, se référer au chapitre II, Revue de la critique, dans le présent texte.
35 C’est sur ce point que je suis en désaccord avec Hollis. Voir Hollis (1979) et Horton (1979).
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