Les chaînes dorées de la prospérité valent mieux que des ventres affamés
p. 93-96
Texte intégral
1L’intégration accélérée – forcenée, diront certains – des activités et des marchés nationaux représente sans conteste le phénomène économique le plus spectaculaire de cette fin de siècle. On en connaît les raisons principales. Elles tiennent à l’évolution technologique extrêmement rapide qui se manifeste dans les domaines de la transmission et du traitement de l’information, déterminants pour l’échange international de biens, de services et de capitaux. Elles sont également liées à l’échec flagrant des modèles “alternatifs” d’organisation économique, souvent fondés sur la recherche de l’autarcie, ainsi qu’à l’impuissance, de plus en plus manifeste, des politiques visant à soustraire le processus de formation des prix et des revenus sur les marchés domestiques à l’influence de facteurs externes.
2Le “triomphe du marché”, puisque c’est bien de lui qu’il est question, s’est-il opéré au détriment des conquêtes sociales ? Cela reste à démontrer. Le “libéralisme victorieux” a-t-il été imposé sous la contrainte par le monde développé au monde sous-développé, à travers les programmes du Fonds monétaire international ou les cycles successifs de négociations multilatérales menées sous l’égide du GATT ? Je n’en ai pas le sentiment. Si victoire il y a, c’est plutôt celle de l’efficacité et de la rationalité sur l’incohérence et l’absurdité, celle de l’économie de moyens sur le gaspillage de ressources rares. L’intégration des marchés ne fait en réalité rien d’autre qu’intensifier la division internationale du travail, et rendre ainsi possible une meilleure productivité globale. Libéré mais restant bien entendu sous surveillance permanente étant donné le risque d’imperfection concurrentielle auquel il demeure sans cesse exposé, le marché procède hors de tout arbitraire du pouvoir à une première répartition des richesses, répartition que les politiques redistributives se chargent ensuite d’affiner ou de corriger dans ce qu’elle peut avoir d’excessif lorsqu’elles se mettent parfois, c’est vrai, à ressembler à un contingentement de la demande par le prix.
3C’est un fait que l’intensification de la concurrence internationale à quoi conduit la “globalisation” des marchés remet en cause des situations acquises, parmi lesquelles les avantages de toutes sortes qui avaient pu être décrochés dans des situations de forte rentabilité autorisant de généreux partages. Les groupes d’intérêts ainsi bénéficiaires des retombées – spontanées ou négociées – de ce qu’il faut bien considérer comme de véritables rentes de situation ont évidemment tendance à s’opposer, sous couvert de défendre des intérêts légitimes, à l’idée même d’un libre accès au marché. Ce sont par exemple les agriculteurs des pays développés les moins prédisposés, du fait de leur situation géographique, à l’élevage ou à la culture (Norvège, Suisse, Japon par exemple), protégés jusqu’ici par des soutiens de prix massifs et une fermeture quasi complète des frontières, qui font valoir le caractère singulier de leur mission, ni tout à fait marchande, ni tout à fait publique. Ce sont encore, dans la plupart des pays industrialisés, les producteurs de biens et services s’adressant essentiellement au marché domestique, protégés par des barrières naturelles ou des réglementations publiques comme il en existe à foison dans le secteur de la construction, qui tirent argument du niveau élevé des prestations sociales consenties par eux pour refuser d’être mis en présence de toute forme de concurrence extérieure, nécessairement déloyale à leurs yeux puisque exclusivement fondée sur l’exploitation d’une main-d’œuvre à bas salaires. Mais ce sont aussi, dans les ex-pays communistes ou ceux du Sud encore peu familiers des nouveaux modes de gestion macroéconomique et hésitant parfois à se départir des anciennes méthodes d’intervention à caractère administratif, ces catégories privilégiées que constituent les détenteurs de licences d’importation parcimonieusement distribuées, les titulaires de concessions exclusives et autres bénéficiaires de monopoles d’Etat, qui font tout simplement de la résistance passive quand ils ne plongent pas dans les circuits maffieux ou ne cèdent pas à la corruption.
4Le libre accès au marché pour tous les offrants, qu’ils soient nationaux ou étrangers, apporte une garantie de non-discrimination qui, pour peu que les grands équilibres – niveau général des prix stable, taux de change raisonnable, déficit budgétaire et endettement extérieur supportables, etc. – soient préservés par les gouvernements, et que les règles du jeu en matière de concurrence (ni cartels ni abus de positions dominantes) soient respectées, constitue le meilleur soutien à l’initiative individuelle, dans quelque pays que ce soit. Le FMI et les autres instances internationales appelées à intervenir dans la formulation des stratégies de développement ne préconisent en réalité rien d’autre qu’une telle ouverture. Où est alors l’ingérence ?
5Si, sans être au fond invités à chercher plus loin, nous sommes simplement priés de voir cette ingérence dans l’insistante recommandation, adressée urbi et orbi par ces mêmes instances, à faire confiance au seul marché comme principe régulateur, pour le motif qu’il ne serait à vrai dire rien d’autre qu’un terrain dédié au libre exercice des rapports de force (et sur lequel bien entendu les plus forts seraient toujours les mêmes), c’est qu’un énorme malentendu s’est glissé dans le raisonnement. La propriété tout à fait remarquable du marché lorsqu’il est convenablement encadré par des politiques adéquates en matière de concurrence est en effet au contraire de réussir, de manière infiniment plus efficace que n’importe quelle forme d’intervention gouvernementale, à rogner les ailes aux ambitions excessives des groupes dominants, et à donner constamment leur chance aux nouveaux entrants sur ce même marché. La condition primordiale d’un marché fonctionnant correctement, sur lequel les rapports de force puissent aboutir à l’équilibre des forces en présence, est que les coûts d’entrée soient aussi bas que possible, autrement dit que le libre accès à ce marché soit constamment assuré.
6Il n’y a donc, en résumé, pas d’autre forme d’organisation efficace des activités économiques que le mécanisme du marché. Comme on se gardera de soupçonner ses détracteurs de promouvoir l’inefficience et le gaspillage des ressources, on en déduira que les critiques qui lui sont régulièrement adressées au nom de la lutte contre l’ingérence portent moins sur le mécanisme lui-même que sur ses rigueurs indésirables du point de vue de la répartition des revenus. Que faire, dès lors, quand les gouvernements sont impuissants à faire régner la concurrence faute, par exemple, de pouvoir soumettre une multinationale en position de quasi-monopole à la pression d’autres compétiteurs ? Comment empêcher l’écrasement des revenus des petits producteurs indigènes autrement que par la fermeture des frontières ou l’instauration de surtaxes douanières lorsque les cours des matières premières s’effondrent sous l’effet des politiques de déversement à vil prix des excédents sur le marché mondial ?
7La réponse n’est évidemment pas simple. On fera valoir en premier lieu que des politiques de gestion macro-économique conformes aux principes du marché sont dans tous les cas moins ruineuses pour les économies nationales auxquelles elles s’adressent que des tentatives de fermeture des frontières ou de subventionnement systématique des productions non rentables, quand bien même leurs effets sont moins visibles, et par conséquent moins susceptibles de recueillir le soutien des opinions publiques concernées. En second lieu, de telles politiques ont toutes les chances de pouvoir compter sur l’appui, non seulement moral mais aussi et avant tout financier, de ces “gendarmes” de l’ordre économique mondial que sont le FMI ou la Banque mondiale. Enfin, des politiques saines favorisent la croissance et attirent les investissements étrangers, autrement dit stimulent la formation de capital, par quoi passe inévitablement le développement économique.
8On a quelque peine à comprendre qu’aux yeux de certains ce développement même soit considéré comme un modèle imposé. Est-ce vraiment contraints et forcés que les pays les plus pauvres cherchent à élever le niveau matériel d’existence de leurs populations, à décoller simplement du niveau de subsistance ? L’effort à consentir vient de ce que le processus d’accumulation oblige en tout état de cause à renoncer à la consommation immédiate de toutes les ressources produites, non de ce que cet effort serait dicté par une volonté ou un intérêt extérieurs.
9Reste la question de la dépendance. L’intégration au jeu économique mondial réduit bien évidemment la souveraineté de chaque pays participant, en ce qu’elle tend à le spécialiser dans certains types d’activités et le rend ainsi tributaire de l’échange pour une partie au moins de sa production. Mais cette dépendance-là est universellement partagée, et ne crée pas en soi de nouvelles subordinations, ou plus exactement n’aggrave pas les rapports de subordination existants ; le développement économique tendrait même plutôt à les atténuer, entre Etats comme entre groupes sociaux ou entre individus d’ailleurs.
10L’ingérence économique, si ingérence il y a, n’apparaît donc pas comme une conséquence fâcheuse de l’ouverture des marchés. La perte d’autonomie à laquelle s’expose chaque pays au moment de s’intégrer dans l’ordre économique mondial existant est purement virtuelle, puisqu’il s’engage à observer des règles universelles de comportement et à partager un surcroît de bien-être, là où sa complète indépendance était synonyme de dénuement extrême.
11Les chaînes dorées de la prospérité économique font rêver les nostalgiques du Paradis perdu, mais valent sans doute mieux que des ventres affamés.
Auteur
Economiste, journaliste, Directeur du Journal de Genève
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