La politique d’ajustement en Inde
p. 79-92
Texte intégral
1Le programme d’ajustement structurel (PAS) qui est actuellement en cours d’exécution en Inde a été lancé en juillet 1991, dans le contexte d’un déséquilibre persistant de la balance des paiements ; ce déséquilibre avait été fortement aggravé par la fuite des capitaux qui affectait le pays depuis octobre 1990, à la suite de la baisse des taux d’intérêts nationaux. Le programme a lui-même subi de fortes modifications depuis sa mise en application.
2En 1991, il a été entrepris comme un programme classique de stabilisation recommandé par le FMI ; on peut considérer qu’il a été poursuivi sérieusement sous cette forme jusqu’en février 1992. Ensuite, dès avril 1992, il a revêtu un nouvel aspect, celui d’une “globalisation” rapide de l’économie selon laquelle toutes les décisions d’investissement et de production doivent s’inspirer de l’offre et de la demande internationales. Les nouvelles politiques n’ont pas résolu le problème du déséquilibre de la balance des paiements : aussi le centre de gravité de la politique s’est-il déplacé, au cours de l’année 1993, vers une ouverture de l’économie à la libre entrée du capital financier international. A la date de la rédaction du présent article (mars 1994), le scénario est celui d’une entrée rapide et régulière de capitaux privés étrangers, dont une grande partie est à court terme, et donc volatile par nature.
3S’il en est résulté des avantages en termes de réserves de change, ce processus a provoqué une perte d’indépendance pour la politique économique intérieure. La dépendance d’une économie vis-à-vis du capital financier international aboutit inévitablement à réduire sa marge de manœuvre en termes de politiques fiscales, de taux d’intérêt, de politiques commerciales et de taux de change. En outre, comme la technologie de production, partout dans le monde, devient de plus en plus intensive en capital et en compétence technique, la capacité du PAS de répondre aux besoins de la population indienne dans son ensemble est très contestable.
4La perte d’indépendance en matière de politique économique nationale n’est pas spécifique à l’économie indienne, mais fait plutôt partie d’un processus qui a envahi l’économie mondiale. Nous allons tenter de détailler le contenu du PAS en Inde, de retracer ses origines et de décrire le processus “d’internalisation” des politiques dictées par l’extérieur. Dans le conflit d’intérêts inévitable qui en résulte, certains groupes d’intérêts ont remporté le combat pour la globalisation ; d’où une convergence entre le capital financier naissant de l’économie indienne et le capital financier international. Enfin, nous nous demandons si le mode d’action adopté était inévitable, si l’économie indienne disposait d’une solution différente, et si cette alternative existe encore, alors que la liberté d’action paraît réduite du fait de la domination grandissante du capital financier international sur l’économie du pays.
5Nous allons présenter une vue d’ensemble du processus – ou de la dynamique – qui sous-tend le programme d’ajustement structurel, tel qu’il a évolué en Inde entre juillet 1991 et février 1994.
Le programme d’ajustement structurel : contenu et évaluation
6Le PAS a été introduit dans l’intention affichée d’améliorer l’efficacité et la compétitivité internationale de l’industrie indienne, avec pour objectif d’assurer la viabilité et l’autosuffisance du pays en matière de paiements extérieurs et de financement de son développement économique.
7En 1991-92, la roupie indienne est fortement dévaluée, des restrictions sévères sont imposées aux importations, et les importations commerciales sont liées aux gains à l’exportation (système dit Eximscrip) ; d’où baisse des importations et quasi-équilibre entre exportations et importations. En 1992-93, en vue d’éviter la discrimination entre exportations de biens et exportations de services, un double taux de change est adopté, ainsi qu’une libéralisation des importations. En 1993-94, le cours de la roupie indienne est dévalué une nouvelle fois, mais il est aussi réunifié, car le système de double taux de change commençait à poser des problèmes. Parallèlement, plusieurs 80 autres mesures sont prises, concernant notamment la liberté d’importation, le système de licences industrielles, les investissements étrangers, la réforme du secteur financier et, enfin, un large processus de privatisation.1
8Décidées progressivement dans le courant de 1993 et en 1994, ces différentes mesures ont eu des résultats considérables. Premièrement, il s’est produit un boom sans précédent sur le marché des valeurs en Inde jusqu’au jour de la présentation du budget (28 février 1994). Deuxièmement, après des débuts hésitants, un volume que l’on n’avait encore jamais vu de capitaux privés étrangers a afflué dans l’économie. Troisièmement, jusqu’en janvier 1994 (dernier mois pour lequel on dispose d’estimations au moment de la rédaction de ce texte), les exportations calculées en dollars ont fortement augmenté, soit d’environ 20 % (entre avril 1993 et janvier 1994, par rapport aux mois correspondants de l’année précédente), alors que les importations n’ont pas augmenté pendant cette période.
9Grâce au quasi-équilibre de la balance commerciale et à l’important afflux de fonds étrangers, les réserves de change du pays sont passées de 6 milliards de dollars à la fin de mars 1993 à 13 milliards à la fin de février 1994 ; il semble que ces réserves aient poursuivi leur croissance. L’Economic Survey de 1993-94, publié par le ministère des Finances peu après le vote du budget, indique la répartition suivante du flux de capitaux privés étrangers en Inde, entre avril et décembre 1993 :
10Pourquoi un examen du PAS souligne-t-il d’emblée le flux de fonds provenant du capital étranger privé ? On verra plus loin le rôle de ces chiffres ; notons cependant dès à présent que sur les 2,8 milliards de dollars d’apports de capitaux relevés, seuls 425 millions provenaient d’investissement étrangers directs.
11Le programme d’ajustement structurel et de stabilisation a été introduit en juillet 1991 et poursuivi jusqu’en février 1994, avec quatre objectifs principaux : établir un équilibre entre la demande et l’offre globales, avec une amélioration de la balance entre les recettes et les dépenses totales du gouvernement ; rendre l’économie indienne compétitive, en profitant de ses ressources potentielles pour augmenter significativement les recettes à l’exportation ; faciliter à long terme les paiements extérieurs et l’autosuffisance (self-reliance) ; accélérer la croissance de l’économie par une stratégie orientée sur l’exportation, dans laquelle l’afflux de capitaux étrangers devait jouer un rôle essentiel pour compenser une épargne nationale insuffisante.
12Au début de mars 1994, date à laquelle le présent article a été écrit, on constate rétrospectivement que le PAS n’a réussi que très partiellement, mais n’a pas résolu le problème fondamental d’une transformation structurelle de l’économie indienne, qui impliquerait l’augmentation de la productivité, de la production et de l’emploi, ainsi que l’amélioration des conditions de vie de l’ensemble de la population. On s’en rendra compte en examinant les conditions existant en Inde en 1991, puis les réalités de mars 1994.
Conditions objectives en Inde, de 1991 à 1994
Population
13Le recensement de 1991 indique qu’au 1er mars 1991, la population de l’Inde comptait 846 millions d’habitants ; si l’on ne compte pas le Jammu et le Cachemire, où aucun recensement n’a été réalisé en 1991, on obtient une population de 839 millions. Le tableau 2 de la page 84 donne la répartition professionnelle de la population active en 1991.
14Selon le recensement de 1991, la répartition de la population active entre les villes et les campagnes est de 77,6 % en zone rurale, et 22,4 % seulement en zone urbaine.
Pauvreté
15Les estimations varient très largement.4 L’enquête Minhas-Jain-Tendulkar estime la pauvreté absolue à 45 % dans les zones rurales et 39 % dans les zones urbaines, soit 43 % sur l’ensemble, avec 300 millions de personnes environ vivant en-dessous du seuil de pauvreté en Inde en 1987-88. Un comité officiel désigné par la Commission de Planification situe le pourcentage total de personnes en-dessous du seuil de pauvreté, toujours pour 1987-88, aux alentours de 32 %. Sans entrer dans la controverse, si on suppose que le pourcentage ci-dessus est appliqué à la population estimée à 890 millions en 1994, le nombre de personnes vivant en-dessous du seuil de pauvreté serait de 285 millions, alors que, selon l’estimation de Minhas-Jain-Tendulkar, il y en aurait jusqu’à 383 millions. Selon le recensement de 1991, 48 % de la population âgée de plus de 7 ans au 1er mars 1991 était totalement illettrée.
Emploi et chômage
16Il n’existe ni données fiables, ni données récentes sur ce sujet. Les industries et services “organisés” (y compris l’emploi dans les organismes gouvernementaux) occupaient au total, en décembre 1988, 18,5 millions de personnes dans le secteur public et 7,5 millions dans le secteur privé. Si on prend un population active de 286 millions (selon le chiffre cité plus haut), il semble que 26 millions seulement soient employés dans le secteur organisé contre 260 millions dans le secteur non organisé. L’emploi dans le secteur organisé n’a augmenté que marginalement, de 25,3 millions en 1986 à 25,9 millions en 1988 ; notons aussi que le secteur organisé a perdu de nombreux emplois après l’introduction du PAS en juillet 1991.5 Selon le document du Huitième Plan quinquennal (1992-97), le taux annuel de croissance de l’emploi entre 1983 et 1987-88 était de 1,77 % par an, alors que la population active augmentait de 2,1 % par an. La croissance de l’emploi dans le secteur organisé pendant cette période n’a été que de 1,38 % par an ; par contre, l’emploi dans le secteur privé organisé a diminué de 0,43 % par an pendant cette période.
17Cette évolution a été accentuée par le PAS. Au 19 mars 1994, dernière date pour laquelle on dispose de données provisoires, l’indice des prix de gros présente une augmentation de 9,9 % par rapport à la période correspondante de l’année précédente.6 L’inflation aurait donc atteint et dépassé à ce moment une valeur à deux chiffres. Après six bonnes moussons consécutives, le taux d’inflation est encore à deux chiffres, en dépit du ralentissement considérable de l’économie en termes de main-d’œuvre employée ou sous-employée. La production industrielle dans son ensemble a stagné, son indice général pour avril-octobre 1993 dépassant de 1,6 % celui pour avril-octobre 1992. Le discours du Ministre des Finances lors de la présentation du budget fait état d’une baisse de la production des biens d’équipements, ce qui indique une diminution des investissements dans l’économie.
Le budget 1994-95 : contenu et interprétation
18C’est dans ce contexte que le budget 1994-95, présenté au parlement le 28 février 1994, prend toute sa signification. Ce budget révèle trois problèmes graves : le déficit fiscal, la réduction de l’investissement et les questions liées aux privatisations.
19En premier lieu, les estimations révisées du déficit de recettes pour 1993-94 donnent 340,58 milliards de roupies, contre 176,30 milliards portés au budget. De même, le déficit fiscal pour cette période s’avère de 585,51 milliards de roupies contre 369,59 milliards portés au budget. En pourcentage du PIB, le déficit fiscal est de 7,3 %, contre 4,7 % prévu par le budget. Ainsi, l’objectif principal de “stabilisation” par la limitation du déséquilibre budgétaire entre les recettes et les dépenses du gouvernement a été abandonné en 1993-94. De fait, c’est ce facteur qui explique un taux d’inflation proche de 10 % au début de mars 1994.
20Le déficit fiscal annoncé au budget pour 1994-95 s’élève à 549,15 milliards de roupies ; bien qu’on l’estime à 6 % du PIB – si l’on se réfère à l’expérience de 1993-94 et à la différence significative entre budget et résultat réel –, les perspectives de stabilisation demeurent lointaines, même pour 1994-95. Dans ce contexte, on peut s’inquiéter de la nouvelle accentuation, pour 1994-95 et malgré le déséquilibre fiscal qui s’amorce, de la politique de forte réduction des impôts, en particulier pour la tranche la plus favorisée de la population.
21Le deuxième sujet d’inquiétude est que le déficit gouvernemental augmente malgré une stricte réduction des dépenses d’investissement et du soutien budgétaire aux investissements dans l’infrastructure et dans les secteurs clés de l’économie. En 1994-95, les dépenses totales en capital figurent au budget pour 328,88 milliards de roupies, contre une estimation révisée de 336,48 milliards en 1993-94. Ainsi, la dépense totale en capital du gouvernement central présente une baisse nominale de 8 milliards de roupies ; de la sorte, si les prix augmentaient de 10 % environ sur l’année, la valeur réelle de la dépense de capital déclinerait de plus de 10 % en 1994-95.
22Par ailleurs, il s’est produit une réduction des montants de transferts du Plan vers les gouvernements des Etats (et des Territoires de l’Union). Le budget prévoit une baisse de l’assistance totale du gouvernement central de 210,14 milliards de roupies en 1993-94 (valeur révisée) à 193,04 milliards de roupies en 1994-95. Simultanément, le remboursement de prêts antérieurs et les intérêts de prêts payables par les Etats et les Territoires de l’Union au gouvernement central doivent augmenter de 139 milliards en 1993-94 (valeur révisée) à 154,05 milliards de roupies en 1994-95. Dès lors, les transferts nets du Plan vers les Etats et les Territoires de l’Union vont baisser de 71,14 milliards de roupies en 1993-94 (valeur révisée) à 38,99 milliards seulement en 1994-95.
23Ces réductions importantes des dépenses en capital et des transferts du Plan vers les Etats se produisent en même temps que des manques à gagner considérables, dus à la baisse des taux de l’impôt sur le revenu (pour les riches) et des taux d’imposition des sociétés ainsi qu’à la diminution des taxes douanières, tandis que les droits d’accises pour les producteurs nationaux ont augmenté, cela au nom de la rationalisation de la structure des taxes ; d’où aggravation des problèmes de l’industrie nationale dont la production stagne depuis deux ans.
24En troisième lieu, alors que le gouvernement a réduit les impôts et accru les déficits budgétaires, on cherche à réduire ces derniers en “désinvestissant” le secteur public, c’est-à-dire en accélérant les ventes d’actions – à un prix sous-évalué – des entreprises du secteur public qui dégagent des bénéfices. Le budget de 1994-95 crédite le gouvernement central de 40 milliards de roupies de recettes provenant de la vente d’actions d’entreprises publiques très rentables, avec des actifs fortement sous-évalués.
25Le marché des capitaux en Inde manque de profondeur et les investisseurs institutionnels étrangers (IIE) ont été autorisés non seulement à acheter ces actions en bourse – la raison principale étant que certaines institutions financières étrangères ont été les gestionnaires des ventes d’Euroequities et du désinvestissement des actions des entreprises du secteur public – mais aussi à introduire d’importants volumes de fonds pour financer ces achats d’actions sous-évaluées.7
26En résumé, au nom de l’ajustement structurel, des actifs nationaux de grande valeur provenant de secteurs clés de l’extraction et du raffinage du pétrole, des télécommunications, et de plusieurs autres domaines sont offerts aux institutions financières étrangères, alors que l’objectif principal de ces dernières est de réaliser des bénéfices rapides par l’acquisition et la vente de valeurs financières (et non par le financement de la production et du commerce).
27Cette situation, ainsi que le fait que la Bourse indienne continue son envolée alors que l’économie stagne, indique qu’il existe un petit groupe de personnes qui contrôlent le capital financier en Inde et y ont accès, et qui ont réussi à “tourner vers l’intérieur” la politique, dictée par l’extérieur, de “mondialisation” prématurée de l’économie indienne. Faible fraction de la population, ce groupe (avec des revenus largement dissimulés au fisc) a réussi à corrompre et à coopter aussi bien des politiciens que des hauts fonctionnaires, en vue d’orienter toutes les politiques économiques à leur avantage. L’intérêt de ce groupe n’est autre que de jouer le rôle de comprador de capital financier international. Il est significatif que de nombreuses entreprises du secteur public (sur instructions verbales de hauts fonctionnaires gouvernementaux) aient désigné diverses institutions financières internationales comme “gérants” de leur programme de désinvestissement, et que même le prix de leurs actions ait été déterminé par ces “gérants” ; de fait, une part importante de ce désinvestissement doit être réservée, avec l’aval du gouvernement, aux ventes à l’étranger (ou aux IIE opérant en Inde).
28L’échec de l’ajustement structurel apparaît bien lorsque l’on constate que les investissements réels totaux dans l’agriculture sont en baisse constante depuis 1978-79 et que cette tendance s’est poursuivie même après l’adoption du PAS. De fait, l’année 1992-93 présente une baisse significative en termes réels des investissements totaux dans l’agriculture ; sur la base des données de la répartition de la population active, ce déclin représente 65 % de l’emploi total.
29Le programme d’ajustement structurel ne s’intéresse à aucun des vrais problèmes structurels de l’Inde : création d’emplois productifs, augmentation des niveaux d’éducation et de formation, problèmes de santé. Si on a réussi à atteindre un quasi-équilibre de la balance commerciale, cela n’a été possible qu’en accentuant les inégalités de la répartition des revenus et en faisant baisser en conséquence la demande effective. Selon les dernières données officielles, les stocks de grain du gouvernement avoisinent 21 millions de tonnes, alors qu’une grande partie de la population a faim.
30Par ailleurs, le PAS n’a pu maîtriser l’inflation, l’objectif du gouvernement étant de réduire les impôts pour les riches et d’acheminer l’assistance financière directe des institutions financières publiques vers des projets de grande dimension et capital-intensive du secteur privé.8 Le boom ne concerne que la Bourse, mais la production industrielle, quant à elle, continue de stagner. Alors que le taux de croissance moyen était de 7,9 % de 1980-81 à 1990-91, l’indice de la production industrielle a baissé de 0,6 % en 1991-92, et légèrement augmenté de 4 % en 1992-93 ; il devrait stagner (avec un taux de croissance de 1,6 % seulement) en 1993-94.9
31Le PAS ne s’adresse ainsi ni aux problèmes du développement de l’agriculture, ni à ceux de l’industrie, ni même à celui du chômage dans le pays. En fait, c’est le capital financier qui devient le véritable maître de l’économie. Le capital d’investissement est bradé alors que le capital financier monte en flèche, comme le prouve la santé du marché boursier et l’afflux de capital externe à court terme – qui a gonflé les réserves de devises du pays – bien que la production et l’emploi globaux aient stagné. La “stabilisation” de l’économie a aujourd’hui été abandonnée, et l’inflation revient à une valeur à deux chiffres.
Existe-t-il une alternative ?
32Les partisans du programme d’ajustement structurel en cours affirment qu’il n’y a pas d’autre solution (There Is No Alternative : TINA). Cette hypothèse n’est pas fondée. Le développement économique d’un pays suppose celui de ses habitants ; mais ceci implique des schémas de développement différents selon chaque situation particulière.
33En ce qui concerne l’économie indienne, deux problèmes sont à souligner :
le développement de l’économie rurale,
le développement de la capacité locale, des compétences et de la productivité dans la production secondaire moderne.
Le développement rural
34La suppression de la pauvreté rurale exige une approche holistique du problème du développement rural. Le point de départ de cette approche est celui de la “planification des bassins hydrologiques” dans chaque groupe de villages ou, parfois même, selon les conditions topographiques, dans un seul village. Avec le temps, l’abattage des arbres, le surpâturage et l’irrigation excessive (sans drainage) dans certains endroits, ou alors des inondations répétées (dues à l’absence de drainage) ont réduit la productivité d’une grande partie de la surface cultivée. La mauvaise qualité ou l’absence de planification urbaine ont également contribué à la négligence du système de drainage naturel, tandis que la déforestation et le surpâturage ont abouti à la désertification progressive et à la baisse de la capacité de rétention de l’humidité des sols.
35Ce problème peut être résolu par un déploiement massif de la main-d’œuvre (à temps plein ou partiel) pour reconstituer les contours topographiques, créer de petits étangs, construire des aqueducs, aplanir le terrain ou créer des terrasses et planter des arbres à grande échelle (et des herbes sur les pentes) pour empêcher l’érosion des sols. De petits travaux d’irrigation locaux (citernes, étangs, puits artésiens) contribueraient à l’amélioration du potentiel d’irrigation pour un coût très inférieur aux grands projets.
36Ces travaux nécessitent toutefois une planification à l’échelon local, la première condition étant une dévolution de l’autorité et de moyens financiers aux panchayats locaux élus dans les villages. Partout où ce système a été adopté, on a assisté à un développement spectaculaire : les sols arides ont été rendus productifs, et l’emploi temporaire (requis par les travaux) s’est progressivement transformé en opportunités d’emplois réguliers pour les récoltes multiples, les laiteries, la sériciculture et de nombreuses autres activités.
37Il faut insister sur deux points dans ce contexte. D’une part, la décentralisation de l’activité économique aboutirait probablement à un meilleur rendement et à davantage d’économies dans la prestation de services sociaux. A l’heure actuelle, un grand nombre de départements du gouvernement central et des gouvernements des Etats s’efforcent d’atteindre les mêmes groupes cibles, mais cela entraîne une prolifération de fonctionnaires sans que la population n’en perçoive aucun bénéfice tangible. La prestation décentralisée d’un ensemble de services tels que la protection maternelle et infantile, l’éducation primaire, les infrastructures de santé et d’hygiène, etc., pourrait permettre à la fois d’économiser et d’optimiser ces services. D’autre part, le gouvernement central supervise aujourd’hui près de 300 Centrally sponsored schemes en plus des programmes centraux, dans des domaines qui, selon la Constitution, relèvent de la responsabilité des gouvernements des Etats. Les dépenses totales pour ces programmes en 1993-94 (estimation révisée) étaient de 81 milliards de roupies, et ils passaient par 22 ministères du gouvernement central. Si ces fonds étaient affectés aux panchayats des villages, ils pourraient aider à transformer la campagne indienne en quelques années.
38Une condition essentielle de la transformation rurale réside dans la restructuration du crédit rural par la rénovation du système de crédit coopératif, sans exclure le financement de l’agriculture par les banques commerciales. Un élément important du PAS aujourd’hui est la “réforme du secteur financier” qui, entre autres, supprime l’obligation d’un prêt bancaire minimal pour les secteurs prioritaires. Le caractère conditionnel des taux de crédit bancaires déterminés par les autorités pour l’agriculture a également été supprimé. De ce fait, alors que les institutions financières récoltent une épargne considérable des zones rurales, cette épargne ne sert pas au développement rural. Il s’agit là d’un élément négatif supplémentaire du PAS. Le rapport entre les crédits et les dépôts des banques dans les zones rurales est aujourd’hui très défavorable, et il privilégie nettement les zones métropolitaines. Les institutions financières recueillent l’épargne rurale et la redéploient pour soutenir le cours de la bourse. Le taux d’intérêt élevé contribue à ce processus et décourage les investissements de capitaux. L’ajustement structurel qui s’impose en Inde est ainsi exactement à l’opposé de ce qui est recherché dans le cadre de la réforme du secteur financier.
Les aptitudes locales à la production industrielle moderne
39Parallèlement au développement du secteur rural – qui aurait aussi l’avantage de créer une demande de masse pour les biens de consommation courante –, il faut développer une capacité locale à la recherche, à la conception, à la construction et à l’ingénierie dans l’industrie, afin d’accroître la productivité de la main-d’œuvre.
40On ne doit pas viser l’autarcie, mais la promotion de l’industrie nationale exige le développement des compétences nationales et l’innovation. Il ne faut pas céder à la pression du capital financier international et renoncer à cette formation, ni se soumettre à une “concurrence inégale”. La “mondialisation” rapide de l’économie indienne n’est pas souhaitable, les Indiens ne pouvant pas se poser en égaux dans la concurrence. Les exemples du Japon, de la Corée du Sud, de la Chine, qui ont des systèmes différents mais mettent l’accent sur une forte intervention de l’Etat en vue de promouvoir la capacité de production nationale, devraient suffire à prouver l’efficacité des politiques de développement dirigé. Ainsi, tous les pays d’Asie de l’Est ont démarré avec un haut niveau de formation, de santé et un niveau de vie économique minimal pour tous les citoyens. Autre fait important : les pays développés du monde ne parlent plus de concurrence ; ils parlent “d’accès au marché” pour leurs producteurs, et ils sont très exigeants sur la protection des droits à la propriété industrielle, du libre commerce des services (notamment des services financiers) et de la libre circulation des capitaux financiers, mais sans libre circulation de la main-d’œuvre. C’est dans ce contexte d’ascension du capital financier que l’Inde doit rechercher une ouverture sélective et progressive de son économie, et non un démantèlement rapide de sa propre structure de production industrielle.
41Le risque de déséquilibre extérieur doit être pris en compte par les responsables politiques. Par ailleurs, l’infrastructure sociale nécessite des investissements massifs, avec prestation décentralisée des services sociaux. Enfin, la recherche et le développement à l’échelle nationale doivent absolument être soutenus, de même que l’innovation et l’esprit d’entreprise locaux.
Conclusion
42Il existe donc une autre solution pour parvenir au développement, mais sur une voie très différente de la stratégie actuellement appliquée avec le programme d’ajustement structurel. Cette autre solution repose sur deux critères de base : d’une part, la décentralisation et la remise de pouvoirs aux citoyens pour le développement rural ; d’autre part, l’encouragement de l’autosuffisance en matière de production industrielle moderne.
43Cette voie n’est peut-être pas à la portée de tous les pays, notamment pas des petits pays qui dépendent de quelques exportations de biens de consommation. Mais elle est ouverte à un grand pays qui possède des ressources diversifiées et une main-d’œuvre nombreuse disposant d’une formation scientifique et technologique. Dans certains domaines où elle n’a reçu aucun soutien de l’extérieur – par exemple la recherche dans le nucléaire et l’espace –, l’Inde a obtenu des succès considérables. Elle a tout aussi bien réussi pour la production de biens d’équipements et de produits intermédiaires essentiels, pendant les années 1970, lorsqu’elle était compétitive même pour des projets clés en main tels que l’établissement de centrales électriques à l’étranger. L’industrie indienne des biens d’équipements est aujourd’hui assoupie.
44Alors que l’épargne domestique dépassait 24 % du PIB en 1991-92, elle s’est aujourd’hui réduite à un peu plus de 22 %, en raison de l’encouragement délibérément accordé à la frénésie de consommation des élites. Par ce processus, nous avons ouvert l’économie aux forces du capital financier international. Le nouvel intérêt du secteur financier en Inde, avec le PAS, est de réaliser des gains en capital rapides, et non de promouvoir l’investissement. Le commerce des titres plutôt que la production et le commerce de biens a envahi les institutions financières indiennes sous l’influence du capital financier international.
45En résumé, c’est la stratégie même du programme d’ajustement structurel en cours qui est erronée. Les énergies productives du peuple indien sont gaspillées dans une atmosphère viciée par la spéculation. La mondialisation de l’économie indienne dans le cadre du PAS équivaut à une reddition de la politique économique aux ordres du capital financier international.
Notes de bas de page
1 Les mesures de 1993-94 :
(a) facilitation de l’importation d’or par les Indiens non résidents (sous certaines conditions) ;
(b) forte réduction des taxes et contrôles à l’importation ;
(c) évolution vers un régime d’importations reposant sur l’offre et la demande (par un démantèlement rapide des contrôles à l’importation et à l’exportation) ;
(d) abolition des licences industrielles et d’autres contrôles (processus entamé en fait dès 1992-93) ;
(e) suppression des restrictions sur les investissements étrangers ;
(f) réforme du secteur financier, avec suppression des restrictions sur l’ouverture de nouvelles banques dans le secteur privé et des taux de crédit maximaux pratiqués par les banques ; suppression de la plus grande partie des dispositions concernant les prêts bancaires aux “secteurs prioritaires” (agriculture, petites industries, petites entreprises de services) et, last but not least, augmentation du taux d’intérêt sur les emprunts gouvernementaux (émis par la Reserve Bank of India) jusqu’au niveau des taux d’intérêt du marché, ce qui fait de la dette gouvernementale un titre financier complètement et librement négocié sur le marché monétaire indien ;
(g) réduction du soutien budgétaire aux investissements dans les infrastructures et les investissements clés ; invitation ouverte faite au secteur privé, y compris les investisseurs étrangers, à investir dans l’infrastructure, en garantissant même (dans le domaine de l’énergie) un retour sur investissement de 16 % (sans impôt) ; décision de désinvestir jusqu’à 49 % du capital des entreprises du secteur public au bénéfice du capital étranger aussi bien qu’indien, principalement pour réduire le déficit fiscal du gouvernement ;
(h) en même temps, afin d’attirer les capitaux étrangers vers l’Inde, la loi sur la régulation du commerce extérieur (FERA, Foreign Exchange Régulation Act) est passée aux oubliettes et un nouveau régime est établi. Les investisseurs institutionnels étrangers (IIE) et les Indiens non résidents (NRI) sont autorisés à effectuer des investissements de portefeuille par l’intermédiaire des bourses (et même par d’autres moyens pour les NRI) ; les taxes sur les dividendes et la taxe sur les bénéfices du capital, en particulier pour les étrangers, sont considérablement réduites ; diverses autres mesures sont adoptées pour accorder un certain nombre de facilités (par exemple pour l’achat de biens immobiliers par des étrangers) et pour ouvrir l’économie dans son ensemble aux capitaux étrangers privés, même dans le secteur primaire, par exemple les minéraux et les minerais, réservé jusqu’ici exclusivement à l’investissement public.
2 Jusqu’au 13 janvier 1994 (indication de l’Economic Survey, p. 76).
3 Ce chiffre, en ajoutant les apports et en soustrayant les sorties, est de 703 millions de dollars au bout du compte. Cette donnée est tirée de l’Economic Survey.
4 La plupart reposent sur les estimations de l’enquête nationale par échantillonnage sur la consommation des ménages et sur l’effort très scrupuleux de trois experts, les professeurs B.S. Minhas et L.R. Jain de l’Institut indien de Statistiques, et le professeur S.D. Tendulkar de l’Ecole d’Economie de Delhi (sur la base des estimations de la consommation au niveau national indiquées par l’enquête nationale pour juillet 1987-juin 1988).
5 La comparaison avec l’emploi organisé en décembre 1988, telle que l’indique le Rapport monétaire et financier de la Reserve Bank of India pour 1991-92 et le nombre de “travailleurs principaux” en février 1991 selon le recensement, n’est pas strictement exacte. Quoique les données de l’Agence pour l’Emploi ne soient pas fiables, le nombre de demandeurs d’emploi sur le “registre en direct” des Agences pour l’Emploi était de 36,3 millions en décembre 1991. Ce chiffre n’était que de 17,8 millions en décembre 1981. Les données de l’Agence pour l’Emploi ne reflètent peut-être pas exactement le nombre de personnes totalement sans emploi (et désireuses de travailler), mais elles donnent une indication sur l’augmentation incontestable du nombre de personnes sans emploi régulier et, par conséquent, sur la nature du problème de l’emploi et du chômage.
6 Au passage, on notera que les estimations finales sont habituellement supérieures de presque un point aux estimations provisoires. Ainsi, l’estimation finale de l’indice des prix de gros pour la semaine qui s’est achevée le 22 janvier 1994 (qui est la dernière estimation “finale” disponible à la date de l’article) indique que l’augmentation des prix pendant l’année terminée le 22 janvier était supérieure de 0,9 % à ce qu’indiquait l’estimation provisoire (et cette marge de sous-estimation de l’estimation provisoire se retrouve régulièrement).
7 C’est ici que les données indiquées plus haut dans le Tableau 1 prennent toute leur importance. Sur l’augmentation de 7 milliards de dollars des réserves de devises en Inde entre avril 1993 et février 1994, 5 milliards résultent de l’afflux de fonds généralement volatiles, comme les investissements en portefeuille des NE, des Euroequities utilisés pour couvrir des besoins en capital circulant, et des dépôts en devises d’Indiens non résidents.
8 L’assistance financière des banques de développement indiennes a augmenté de 171,69 milliards de roupies en 1971-72 à 215,29 milliards de roupies en 1992, et 196,87 miliards sur neuf mois de 1993 (contre 146,36 milliards en 1992).
9 Le nombre des entreprises en mauvaise santé est passé de 218’828 en mars 1990 à 245’575 en mars 1992, et le montant des financements bancaires bloqués dans des unités industrielles en mauvaise santé est passé de 93,5 milliards de roupies en mars 1990 à 115,3 milliards en mars 1992. (Tous les chiffres cités ici sont tirés de l’Economie Survey, 1993-94.)
Auteur
Professeur, Center for Economic Studies of Planning, Jawaharlal Nehru University, New Delhi
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