L’ingérence humanitaire entre religion et politique
p. 97-99
Texte intégral
1L’ingérence humanitaire a-t-elle un statut de concept ? Quelles sont les contradictions qui se cachent derrière l’apparente clarté de ce terme ? Dans quel univers l’ingérence humanitaire puise-t-elle son sens ? Qui, en définitive, confie le sceau de légitimité aux promoteurs des politiques d’ingérence ?
2Le lecteur attentif du texte de Marie-Dominique Perrot trouvera ici ou là le moyen de répondre à ces questions. Dès lors, deux lectures de cet essai sont possibles. La première serait centrée autour du contenu sémantique de la notion d’ingérence humanitaire, des diverses fonctions qu’elle accomplit en sa qualité d’instrument ou de service d’une stratégie. Observée sous cet angle, l’hypothèse qui voit dans ce terme “l’évocation d’un non-concept” semble pleinement validée par l’argumentation impitoyable de l’auteur. Sur la trace de Roland Barthes, le lecteur découvre les enjeux non apparents, il saisit clairement comment, par un processus subtil de “naturalisation”, on parvient par exemple à dissimuler le fait que l’ingérence se traduit dans la réalité par une sorte de reconnaissance légitime de la loi du plus fort. Mais une autre lecture du texte de Perrot est aussi possible. Elle concernerait davantage les aspects religieux de cette problématique que ceux qui relèvent du champ du politique. On s’apercevrait alors que cette brillante tentative de démolition conceptuelle s’inscrit dans la tradition des controverses sur la morale et, dans une certaine mesure, dans celle des disputes théologiques. Vu sous cet angle, l’objet de ce travail serait, dès lors, la “moralité postmoderne” (Jean François Lyotard) dans son prétendu rôle de remplacer la “vraie morale”, celle dont les valeurs se trouvaient et se trouvent toujours garanties par l’instance suprême : Dieu pour les chrétiens, la société civile pour les laïques de la tradition des Lumières.
3On pourra ainsi constater, tout au long du texte, un enchaînement, cohérent par ailleurs, d’arguments de type épistémologique ou linguistique avec des véritables prises de position qui relèvent d’une conception purement éthique des rapports sociaux et politiques caractérisant les pratiques d’ingérence. Un exemple : après avoir soumis l’ingérence humanitaire à un “traitement analytique à trois dimensions” - ce qui rappelle la position de Luis Prieto au sujet de la pragmatique du langage - une nouvelle problématique apparaît soudainement : et si l’ingérence n’était que “la raison du plus fort en acte” ? Traduisez : “méfiez-vous des anges, des masques cachent leur vrai visage...”
4Mais le souci religieux de l’auteur apparaît davantage dans la deuxième partie de l’article. Symptomatique, à cet égard, l’opposition évoquée par Perrot entre “l’indicible” des mystiques et “l’insoutenable” des humanitaires. Deux situations, par ailleurs incomparables, l’une étant exceptionnelle et l’autre ordinaire ; la première par nature individuelle et la deuxième par définition collective. Pourquoi, dès lors, forcer ainsi la comparaison ? Seul le recours à un idéal supérieur et maximal, celui que la voie mystique est en mesure d’atteindre, permet de souligner le caractère “dégradé” et “minimalisé” de l’idéal de l’ingérence humanitaire. Nous retrouvons la même démarche, la même position, le même souci à la lecture des passages qui dénoncent, chez les humanitaires, l’absence d’esprit de sacrifice, d’engagement, de solidarité (“ne former qu’un avec la victime”) ; une généralisation et une personnalisation de ces “péchés”, peut-être un tantinet excessive. Le but clairement exprimé est de souhaiter une ingérence humanitaire orientée vers le “vrai salut” des victimes et non pas vers leur “sauvegarde”. L’auteur prônerait-elle une ingérence carrément musclée, destinée à restaurer la dignité perdue des “ingérés” ? Si mon interprétation de son texte est correcte, j’entrevois dans ses propos quelque chose de paradoxal. Ce qui semble de prime abord une critique ravageuse du concept et des pratiques qui en découlent devient une désignation de ses insuffisances ou des contenus opportunistes sous-jacents.
5La question centrale au sujet de l’ingérence humanitaire demeure celle de sa légitimité. Or Perrot semble parfois traiter les militants de cette cause de “parvenus” de la charité laïque, sorte d’usurpateurs de l’amour authentique, dépourvus de vraie légitimité en raison de l’auto-attribution de la fonction rédemptrice.
6Et s’il fallait chercher ailleurs les raisons du “succès” de ce nouveau récit mobilisateur ? Un personnage hante les esprits dévoués de ces croisés de la fin du xxe siècle. Il s’appelle l’Etat. La consécration du concept d’ingérence en tant que nouvelle stratégie politique n’est que l’expression idéologique de l’hégémonie de la société néo-libérale visant l’élimination graduelle de tout obstacle - et l’Etat en est un, et de taille - qui empêche le pouvoir économique de réaliser son programme d’uniformisation planétaire des consciences et des institutions. Cette hypothèse de l’ingérence-prétexte est présente dans le texte de Perrot. Dommage qu’elle soit en état d’ébauche et “noyée” dans des considérations d’ordre moral.
Auteur
Anthropologue, professeur, IUED, Genève.
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