Ingérence utile et manipulée
p. 77-95
Texte intégral
1L’intervention militaire du 9 décembre 1992 en Somalie1, précédée par les caméras de télévision, a été célébrée comme un renforcement du droit d’ingérence allant au-delà de la pratique établie des couloirs humanitaires. Toutefois les limites de cette approche sont apparues très rapidement. Si l’action des forces armées en Somalie, fondée sur le principe du “shoot to feed”, s’applique aux pays réputés trop faibles pour s’opposer à une intervention militaire extérieure, ailleurs, d’entrée de jeu les décisions politiques se sont avérées beaucoup plus circonspectes. En effet, les gouvernements doivent prendre en compte les rapports de force différenciés entre Etats, accentuant du même coup le traitement asymétrique des crises. Dans l’ex-Yougoslavie par exemple, malgré les multiples rencontres diplomatiques infructueuses et les blocages dans l’acheminement de l’aide humanitaire, toute action militaire, justifiée par le droit d’accès aux victimes, est jugée techniquement difficile et susceptible d’entraîner de lourdes pertes parmi les forces engagées.
2Le bilan d’une année d’intervention en Somalie, marqué par des dizaines de morts parmi les casques bleus et plusieurs centaines de victimes civiles, consacre probablement le reflux du concept d’ingérence humanitaire, présente comme la pierre angulaire du Nouvel ordre international. La mise en pratique du concept a été esquissée dans les enceintes internationales au moment de la guerre du Golfe2, mais l’euphorie née de la fin de la confrontation Est-Ouest étant aujourd’hui retombée, les partisans du droit d’ingérence n’occupent plus le devant de la scène.
3L’approche militaro-humanitaire de la première heure était conçue dans le but de suppléer à l’absence d’infrastructures et d’acheminer en toute sécurité l’assistance destinée à la population souffrant de la famine. Mais, à la suite des opérations militaires engagées à Kismayo et à Mogadiscio afin de désarmer les milices, les contingents étrangers ont été entraînés dans une spirale de violence qui les a placés dans une position de partie au conflit.
L’engrenage somalien
4L’analyse du processus qui a abouti au lancement de l’opération militaire “Rendre l’espoir” nécessite un retour à l’histoire de la République somalienne, profondément marquée par le clientélisme de la période de guerre froide. Durant deux décennies, le régime de Mohamed Siyad Barre (1969-91) a habilement su nouer des alliances successivement avec les Soviétiques et les Américains. En effet, la Corne de l’Afrique a connu au cours des années 1970 un spectaculaire retournement d’alliances, à la suite de la révolution éthiopienne de 1974. Les Américains ont perdu toute influence sur l’Ethiopie, à partir du moment où les jeunes officiers qui avaient renversé le régime impérial de Haïlé Selassié se sont rapprochés du camp soviétique. Ce mouvement s’est ensuite accéléré avec l’intervention de l’armée somalienne dans l’Ogaden en 1977-78. Dès cette date, l’Ethiopie a bénéficié d’une aide militaire massive en matériel et en hommes afin de faire face à la Somalie, un pays jusqu’ici allié et client de l’URSS.
5Consommée en l’espace de quelques semaines, la déroute militaire des Somaliens a sonné le glas de la politique irrédentiste développée dès l’indépendance par les autorités de Mogadiscio. Avec la défaite et l’isolement du pays sur la scène internationale, la Somalie a été confrontée à une situation d’urgence entraînée par l’afflux de près d’un million de réfugiés. Cependant, le régime de Siyad Barre qui a su se ménager de nouveaux appuis, principalement auprès des Américains et des Italiens, a rapidement bénéficié d’une aide importante. Cette assistance a été maintenue envers et contre tout, malgré la cascade de blocages mettant à mal les projets de développement, comme les programmes d’aide humanitaire et de réhabilitation en faveur des réfugiés. Corruption, détournements et controverse autour du recensement des réfugiés ont forgé la réputation de la Somalie qualifiée de “cimetière de l’aide étrangère”3. Au cours des années 1980, le pays s’est progressivement enfoncé dans la guerre civile attisée par des rivalités claniques exploitées par le régime dont la base tribale demeurait très étroite.4 Subsister en tant que minorité dominatrice implique un jeu subtil d’alliances et de conflits avec les tribus et les clans les plus influents. Une situation qui a largement contribué au processus de désagrégation de l’Etat somalien bientôt supplanté par un entrelacs de pouvoirs claniques locaux, tour à tour alliés ou rivaux.
6Après cinq années d’une guerre sanglante (1988-1992) largement ignorée par la communauté internationale, la soudaine médiatisation de la crise au travers du lancement de l’opération “Rendre l’espoir” constitue une véritable démonstration de la puissance militaire occidentale, en même temps qu’une mise en scène de la charité à l’approche des fêtes de fin d’année. Si l’ingérence humanitaire masque le caractère palliatif de l’action entreprise, elle a cependant contribué à combler un vide de l’information. Qui se souvient de la violence du conflit dans le nord, marqué par la destruction de la capitale du Somaliland, Hargeisa, au prix de 50’000 victimes, entraînant par ailleurs l’exode de plus de 300’000 Somaliens installés dans des camps sur la frontière éthiopienne ?5
7L’oubli représente la marque suprême du désintérêt vis-à-vis d’une région qui, ayant perdu ses atouts stratégiques avec la fin de la confrontation Est-Ouest, est minée par un processus de déstabilisation confinant à l’anarchie. A l’instar du Liberia, la Somalie a été considérée comme une zone grise.6 Ensuite, grâce à l’intervention massive de l’aide relayée par les moyens militaires, le pays a été soudainement placé sous les projecteurs de l’actualité. Malgré le flot de dépêches et d’images en provenance de Mogadiscio, la vision offerte demeure très réductrice. La dimension historique et l’identité somali sont gommées au profit de la seule perspective humanitaire, réduisant la population à l’état de victimes dans un pays livré à des bandes armées. Peut-on encore décemment offrir le spectacle de pays en phase avancée de délitescence, sans s’interroger sur les liens entre le mal-développement, le niveau élevé de la pauvreté et la disparition des institutions ?
De l’aide au développement à l’ingérence humanitaire
8Le schéma ci-dessus illustre les liaisons perceptibles entre le processus de destruction des institutions et les flux de l’aide internationale. Le raisonnement tend à prouver que la multiplication de l’aide et la prolifération des projets ont contribué à la déstabilisation de la Somalie, celle-ci ayant conduit à la disparition de l’Etat.7 Dès le début des années 1980, les pays d’Afrique subsaharienne ont été soumis à une double contrainte face au Fonds monétaire international et aux donateurs, Etats et organisations internationales confondus. Les gouvernements ont été contraints de faire des promesses qu’ils ne pouvaient tenir, en matière d’ajustement structurel et de réduction du déficit budgétaire comme par rapport à la capacité réelle des administrations nationales à s’acquitter de leur rôle dans la conception et l’exécution des projets. Cette situation répétée à maintes reprises a considérablement entamé la crédibilité et l’autorité des administrations nationales, entraînant à terme un processus d’autodestruction institutionnelle. Finalement, l’ingérence constitue l’ultime réponse face à ce processus de délitescence.
L’ingérence humanitaire, nouvelle forme d’intervention ?
9L’ingérence humanitaire consiste en une intervention militaire d’accompagnement de l’assistance, entreprise dans le but de garantir l’accès aux victimes d’un conflit et/ou d’une catastrophe ayant entraîné une situation d’extrême urgence. Dans la pratique, il s’agit de la mise à disposition de l’assistance humanitaire de la puissante logistique des armées occidentales encadrée de troupes combattantes. Avec la violence qui caractérise les conflits modernes, la famine représente trop souvent l’envers du décor de la guerre. C’est une arme radicale. Un fléau qui tue en silence et dont les ravages médiatisés trop tard ne se suffisent plus de la générosité et des bonnes volontés. Car, avant même d’être acheminée, l’aide internationale est confrontée aux enjeux de la stratégie militaire. L’obtention d’un laissez-passer pour approvisionner la population civile dans la zone des combats nécessite souvent de longues et difficiles négociations, face à l’implacable logique militaire qui soupèse en permanence l’intérêt à laisser passer ou au contraire à bloquer l’assistance destinée à la partie adverse.
10Affamer une population civile, la forcer à l’exode peut contribuer à affaiblir l’ennemi. Les populations civiles subissent partout des pertes beaucoup plus sévères que les combattants, un phénomène qui s’est développé à partir de la Première guerre mondiale. En effet, ces populations constituent un enjeu de taille dans une guerre totale où tous les moyens sont utilisés ; y compris l’aide humanitaire qui est devenue une véritable arme de guerre et en même temps une source d’approvisionnement pour les combattants qui s’attribuent une partie de la cargaison et/ou prélèvent des taxes. En outre, les conflits contemporains ont pour caractéristique le fait d’être pour la plupart localisés dans des pays du Sud, notamment dans des zones connaissant un taux élevé de malnutrition chronique. Il ne s’agit pas d’opérer ici une distinction d’ordre ethnique et géographique, mais de mettre l’accent sur l’absence de ressources et la faiblesse des institutions qui, en retour, assignent aux agences humanitaires la tâche de suppléer aux carences des services nationaux. Ainsi, les activités du PAM, de l’UNICEF, du CICR, de MSF, d’Oxfam ou des autres ONG répondent à l’absence de soins médicaux, de nourriture, d’eau potable. Au bout de la chaîne, l’ingérence humanitaire offre un cadre légal à une opération de maintien de l’ordre dans une zone où la sécurité et la légalité cessent d’être garanties par défaut de forces de police constituées.
11De 1945 à 1989, dans un monde marqué par la bipolarité Est-Ouest, de sanglantes opérations de maintien de l’ordre ont été engagées à maintes reprises, à Berlin-Est (1953), Budapest (1956) et Prague (1968), pour ce qui est du camp soviétique ; à l’Ouest, relevons l’intervention à Suez (1956), au Liban (1958) et à Saint-Domingue (1965). Partout, il s’agit d’une ingérence politico-militaire exercée dans le but de geler une situation : le glacis soviétique, au-delà du “rideau de fer” ou les marches du “monde libre”, en-deçà. Dans les zones dévolues au camp occidental, les interventions ponctuelles, franco-britanniques ou américaines, étaient engagées dans le but de protéger des intérêts économiques et d’éviter le basculement dans le camp soviétique, même au prix d’un soutien appuyé à des régimes dictatoriaux. Ensuite, les Américains et les Russes ont successivement soutenu au Viêt-Nam (1963-75) et en Afghanistan (1979-89), une décennie de guerre localisée sur la ligne de fracture entre les deux mondes. Si les conséquences du conflit afghan ne sont probablement pas étrangères à l’écroulement du Bloc soviétique, celles du conflit vietnamien ont également durablement marqué la société américaine.
12Ailleurs, on a assisté à la multiplication des conflits régionaux dont les parties ont été appuyées à des degrés divers par les Américains ou les Russes. En 1975, le Liban s’embrasait. A la même époque, l’Angola fraîchement indépendante et l’Ethiopie révolutionnaire étaient également déchirées par des guerres civiles interminables. Au Liban, les armées syriennes et israéliennes sont intervenues et ont parfois contribué activement à la déstabilisation du pays. En Afrique, les corps expéditionnaires cubains et les conseillers militaires soviétiques ou est-allemands encadraient les forces armées éthiopiennes ou angolaises. Toutes ces formes d’actions militaires ont pour caractéristique le respect formel de la souveraineté des Etats. Dans la foulée du processus de décolonisation, elles se sont substituées à la politique de la canonnière qui aboutissait généralement à une mise sous tutelle et à l’installation d’une administration “blanche” dépendante de la métropole. Toutefois, il faut compter avec la permanence des intérêts géopolitiques : en 1860 déjà, l’armée française intervenait au Liban en tant que puissance protectrice des chrétiens d’Orient ; les Anglais, soucieux de renforcer leur contrôle sur le canal de Suez, imposaient à l’Egypte un protectorat en 1882 tandis que, depuis la guerre hispano-américaine de 1898 à Cuba, les Caraïbes constituent la chasse gardée des Américains.
L’émergence du concept d’ingérence humanitaire
13Face à la multiplication des conflits résultant à la fois de déchirements intérieurs et d’enjeux stratégiques internationaux, l’assistance humanitaire d’urgence est devenue une préoccupation majeure sur la scène diplomatique. Le concept d’ingérence humanitaire émerge progressivement et, à partir de 1987, Bernard Kouchner s’est fait le héraut de cette forme nouvelle d’action humanitaire dont la légitimité s’appuie sur un droit d’accès aux victimes, au nom du refus de “la non-assistance à personne en danger”. Militant en faveur du droit d’ingérence, y compris avec l’usage de la force, il s’est prêté à des mises en scène médiatiques afin de mieux fustiger le non-interventionnisme lié au respect du dogme de la souveraineté des Etats. “Quand un gouvernement n’est pas à même de protéger sa population, c’est à la communauté internationale qu’il revient de le faire. Dans ces cas-là, ce sont les victimes qu’il faut écouter et non les dictateurs qui croient représenter les victimes. C’est là que se trouve la limite.”8
14Si ce point de vue n’a pas fait l’unanimité, il a cependant emporté l’adhésion des puissances du G7 et du Conseil de sécurité des Nations unies, sans que la Russie et la Chine n’y opposent leur veto. Certes les relents colonialistes perceptibles derrière toute intervention armée ont été dénoncés, mais les principales critiques ont émané des organisations humanitaires. Le CICR relève en particulier que le concept d’ingérence est mal défini, lui déniant tout caractère opératoire en matière de droit. Par ailleurs, ce concept s’applique à des acteurs aussi différents que les Etats et les organisations humanitaires. Outre ce flou juridique, le risque de dérapages et d’abus est patent, car ces actions sont susceptibles d’entraîner en tout temps de nouveaux affrontements armés. Finalement, on peut également douter de l’efficacité de telles actions : “Se glorifier d’avoir atteint des victimes sans l’accord des autorités militaires contrôlant un territoire, c’est délibérément oublier que 95 %, ou même davantage des besoins humanitaires ne peuvent être satisfaits qu’avec l’accord de telles autorités”9 conclut le CICR qui opte, quant à lui, pour la notion de droit à l’assistance.
15La Corne de l’Afrique représente un des terrains d’expérimentation à partir duquel le concept d’ingérence humanitaire a été formulé puis mis en œuvre. En 1985, la dénonciation des déplacements de populations en Ethiopie et l’expulsion de l’agence humanitaire française Médecins sans frontières (MSF) ont lancé le débat sur la responsabilité morale d’une organisation humanitaire observant de telles pratiques. En France, la controverse s’est rapidement cristallisée autour du principe de “devoir d’ingérence” face aux crimes humanitaires, qu’il convient désormais de dénoncer avec force en recourant à la publicité des médias. Mobilisant un certain nombre d’intellectuels, la question de l’aide au développement a fait l’objet d’un débat marqué par une vigoureuse critique du courant tiers-mondiste.10 L’abandon du complexe de culpabilité de l’ancienne puissance coloniale et la remise en cause de l’efficacité de l’aide au développement consacrent ce glissement qui désormais privilégie l’urgence de l’assistance humanitaire par rapport à l’aide au développement. Dès lors, au nom de la compassion et de l’efficacité de l’assistance, l’ingérence constitue le nouveau cheval de bataille enfourché par les activistes de tous bords.
16Pour repérer les prémisses de ce que seront les opérations d’assistance encadrées par des forces armées, il faut remonter à l’année 1988, marquée par la tragédie du Sud-Soudan, une région enclavée, en proie à la guerre civile et la famine. Fort de l’appui de la communauté internationale11 et profitant d’un fragile cessez-le-feu proclamé au début de 1989, les Nations unies lancent l’opération transfrontalière “Lifeline Sudan” conçue pour ravitailler les populations, côté gouvernemental à Juba et dans les principales localités de garnison, comme dans les zones contrôlées par l’Armée populaire de libération du Soudan (APLS/SPLA). Au Sud-Soudan, contrairement à l’Afghanistan et au Cambodge approvisionnés par capillarité, depuis les camps de réfugiés établis sur la frontière, des couloirs humanitaires, aériens et routiers sont institués à partir du Kenya et de l’Ouganda comme au départ de Khartoum. Des barges sur le Nil seront même utilisées sans grand succès car l’ensemble de l’opération demeure fragile en raison des énormes difficultés logistiques mais surtout de l’absence de garanties à la liberté de circulation, constamment entravée par les belligérants, en particulier par les autorités de Khartoum qui estiment que l’assistance acheminée dans les zones contrôlées par les hommes de John Garang renforce la position du SPLA en lui accordant une reconnaissance de facto au niveau international.
17En Ethiopie, la question des couloirs humanitaires a surgi au cours des négociations menées en vue de la réouverture du port de Massawa, tombé aux mains du Front populaire de libération de l’Erythrée (FPLE/ EPLF) en février 1990. Cependant, la première application véritable du droit d’ingérence remonte à l’établissement dans le Kurdistan irakien d’une zone d’exclusion12 instituée par les armées occidentales. Celle-ci a permis l’acheminement des secours et a facilité le rapatriement des réfugiés qui avaient déferlé sur la Turquie voisine, à la suite de la violente répression exercée par les troupes irakiennes fidèles à Saddam Hussein. Quelques mois plus tard en Somalie, la question de l’ingérence humanitaire s’est à nouveau posée mais à une autre échelle. Face à l’acharnement des combats qui ont littéralement pris en otage la population de Mogadiscio et les personnes déplacées dans la région de Baidoa et de Bardera, seule une puissante force d’intervention était désormais susceptible de porter assistance à la population et de rétablir un semblant de calme dans le pays.
L’engrenage de la médiatisation
18Il est vrai que le drame somalien a joué de malchance avec l’agenda des médias qui fixe des ordres de priorité parmi les informations. L’assaut le 27 janvier 1991 de la Villa Somalia, siège de la présidence à Mogadiscio, a été relégué par l’actualité des hostilités dans le Golfe. Quelques mois plus tard alors que le déclenchement des hostilités dans l’ex-Yougoslavie et la tragédie des Kurdes irakiens polarisaient l’attention, le conflit somalien est encore passé sous silence, malgré les multiples appels et mises en garde lancés par les quelques agences humanitaires (CICR, MSF et SOS Kinderdorf) encore présentes dans le pays. Finalement ce n’est qu’à partir du mois de juillet 1992 que les images de la ville-mouroir de Baidoa révèlent toute l’horreur de la situation. Largement diffusées, ces séquences télévisées ont eu le même effet d’électrochoc sur les opinions publiques occidentales que le fameux reportage de la BBC d’octobre 1984 sur le camp de Korem en Ethiopie.13
19Le processus de réponse à la catastrophe peut enfin se concrétiser, la Somalie étant devenue une priorité sur la scène internationale. Une fois encore, il aura fallu attendre que les médias transmettent les images de l’extrême détresse des populations victimes de la famine pour déclencher dans les pays industrialisés un réflexe de charité. Une opération d’urgence de grande ampleur est planifiée, sous l’égide de l’ONU, d’abord avec des moyens essentiellement civils.14 Sous la pression de leur opinion publique et, pour certains Etats, tenaillés par la volonté de développer le volet humanitaire de leurs relations extérieures, Américains et Européens libèrent des stocks et engagent des moyens logistiques afin de soutenir l’action des ONG.
20Au nom d’un principe quantitatif selon lequel “l’opinion publique ferme les yeux sur les disettes larvées, non sur les famines spectaculaires”15 l’interprétation des événements dépend pour une large part du relais de l’information par les grands médias. Pour déclencher le processus de l’aide, il faut étaler sous nos yeux une catastrophe : “L’interpellation émotionnelle des masses souffrantes est forte et directe. Elle nous oblige à mettre la main au portefeuille pour répondre aux appels que les organismes privés lancent à la suite des catastrophes. A travers nous, elle influence aussi la conduite des gouvernements que nous avons élus : bien que la Grande-Bretagne et les Etats-Unis eussent prononcé un interdit politique contre l’assistance au développement à long terme de l’Ethiopie socialiste, ces deux pays furent généreux en matière d’assistance ‘humanitaire’ durant la famine de 1984-85 et de nouveau en 1987-88.”16
21Les procédures médiatiques en vogue privilégient le sensationnel qui met rarement en scène des situations de pré-catastrophe. Dans ces circonstances, il est également difficile de concevoir un véritable suivi de l’information qui tendrait à expliquer l’évolution de la situation, notamment après une intervention massive de l’aide. Ainsi, il est nécessaire de lutter en permanence contre le phénomène de l’oubli induit par un système médiatique en quête permanente de l’événement d’actualité. Au mieux, les médias relaient des informations fondées le plus souvent sur des affirmations réitérées des principaux protagonistes. En tant que parties prenantes, ces derniers justifient leur action et, face aux blocages, ils en appellent à une augmentation des moyens mis à la disposition de l’aide humanitaire : une fuite en avant inflationniste qui peut conduire à l’intervention armée. En revanche, l’information étayée prenant en compte les causes de la tragédie humanitaire, produit de la pauvreté et de l’instabilité du pays, ne bénéficie guère d’une diffusion élargie.
22Le travail des médias “pré-positionnés” a également pesé dans la décision d’intervenir militairement, à travers le caractère émotionnel des images. Les dernières réticences ont été levées, notamment au travers des images et des mises en scène du désordre régnant en Somalie : l’emploi des Mad Max et des Technical cars comme escorte armée des convois d’aide humanitaire ou encore la situation chaotique régnant à l’intérieur de l’enceinte du port de Mogadiscio. Mais la réalité est plus complexe. Du côté des agences humanitaires, cette “protection armée” constituait une entorse au principe de neutralité fondant leur action, mais il a été décidé sciemment de passer outre afin de poursuivre les programmes d’assistance. Quant aux clans qui se sont spécialisés dans la “location” de véhicules de protection et de miliciens équipés, outre le caractère hautement rémunérateur de cette activité, ces pratiques constituent probablement une interprétation “moderniste” de la tradition. En effet, cette bourse de l’emploi d’un genre un peu particulier représente une passerelle entre le nomade et le sédentaire qui, dans son rôle de garde armé, renoue avec des pratiques dignes de l’économie caravanière.17
23Les médias ont un rôle clé à jouer face aux crises internationales, mais la mémoire de la presse est courte. La plupart des informations diffusées sont de nature réductionniste et manquent de recul. Dans le cas de la Somalie, les premières images-chocs de la famine diffusées, les médias prisonniers de sources d’information unilatérales ont mis en scène les bons et les méchants. Ironiquement, le responsable désigné de la situation, dont la tête est mise à prix comme dans les films de western, connaît les faveurs des équipes de presse, ce que Mohamed Farah Aïdid n’a pas manqué d’exploiter. En automne 1993, durant plusieurs semaines, le scoop recherché était une interview en images du général somalien activement pourchassé par les forces onusiennes. Les deux visions unilatérales renforcent l’opacité de la situation relatée. Finalement, que peut-on connaître de la société somalienne et du vécu de la population à travers les médias ?
24On peut s’interroger à propos du caractère spectaculaire de l’ingérence, orchestrée par une médiatisation instantanée : des raids aériens nocturnes sur Bagdad et l’Irak au débarquement américain à Mogadiscio, vécus en direct sur les chaînes de télévision américaine. Face à la minutieuse mise en scène qui en captive plus d’un, le téléspectateur est plongé dans le monde familier des jeux vidéo et des téléfilms où l’équipe des bons affronte inlassablement les méchants. Cette présentation manichéenne d’une situation pour le moins complexe tend d’abord à diaboliser un certain nombre d’acteurs : le général somalien Mohamed Farah Aïdid ou le président serbe Svobodan Milosevic et avant eux, le maître de Bagdad Saddam Hussein. Relayant diverses déclarations, les médias ont appuyé les comparaisons faites avec Hitler. Une ONG, Médecins du monde, s’est même servie d’une juxtaposition d’images - le portrait du Führer et celui du président Milosevic, les camps bosniaques et les camps de concentration dans l’Allemagne nazie - dans une campagne d’affiches en faveur des victimes du conflit dans l’ex-Yougoslavie. Cependant, Mohamed Farah Aïdid seul a été véritablement traqué. Serait-il plus criminel que d’autres, parce que dépourvu de légitimité, donc incapable de se prévaloir de la raison d’Etat pour se disculper ?
25Les médias, même dotés de moyens techniques sophistiqués, sont plutôt mal outillés pour être sur la brèche. Les principaux journaux, les radios et les télévisions ont renoncé à entretenir des correspondants permanents, pour des raisons de coûts, privilégiant les correspondants spéciaux et les présentateurs vedettes. Par ailleurs, la règle de journalisme instituant un rapport inversement proportionnel entre la distance et le nombre des victimes, tend à écarter des situations significatives sous prétexte qu’elles n’ont pas encore atteint le degré d’horreur justifiant leur place à “la une”. Les victimes civiles seraient-elles plus intolérables au Nord qu’au Sud ? A travers l’orientation commerciale de plus en plus marquée des grands médias, la logique de marché impose des quotas par rubrique et rend d’autant plus aléatoire la fonction “d’alerte médiatique” face à une situation susceptible de dégénérer. Celle-ci pourrait entrer en concurrence avec des faits divers “internationaux”, véritable chronique des excentricités et des bizarreries des sociétés du Nord. A défaut d’être en mesure de renverser l’ordre des priorités de l’information, la proximité des fêtes de fin d’année constitue une opportunité. A cette époque de l’année, le battage organisé par les ONG autour de tel ou tel drame humanitaire est susceptible de contribuer à rompre le silence et finalement de parvenir à mobiliser la communauté internationale. Ainsi, face à une situation où la diffusion de l’information est déterminée par les règles du marché, la plupart des organisations humanitaires ont élaboré des stratégies de communication. Il faut apprendre à créer l’événement médiatique à coup de déclarations et d’images, mais à ce stade, l’information est déjà biaisée.
26Au bout de la chaîne, l’ingérence orchestrée en tant que réponse à une situation de crise extrême s’inscrit parfaitement dans le court terme médiatisable ; dans une temporalité compatible avec les exigences des moyens de télécommunications qui entretiennent l’illusion de “l’en phase” du public avec une réalité vécue “en direct”. L’information réduite au minutage de la séquence télévisée restreint du même coup l’espace dévolu à la critique d’un phénomène qui nous illusionne à force de voir des images défiler sous nos yeux.
Le chauvinisme de l’État humanitaire
27La frénésie avec laquelle les Etats s’engagent dans des opérations humanitaires hautement médiatisées - en limitant souvent leur action à ces dernières - plus que de masquer les carences de l’aide accordée durant les mois précédents révèle l’ampleur de l’échec des politiques de développement et d’assistance si longtemps liées aux vieilles méthodes de clientélisme et de protectorat politique qui se sont étiolées depuis l’ouverture du mur de Berlin.
28L’action humanitaire constitue un nouvel instrument de la politique extérieure des démocraties occidentales. Au Nord, elle comporte l’avantage d’emporter l’adhésion de l’opinion publique créant, de ce fait, un pôle de consensus politique et social. Parallèlement, en réaction à la diffusion répétée des mêmes informations à caractère catastrophique, on a pu observer un effet de lassitude ou d’accoutumance, qualifié par les médias de “famine-fatigue”, appelant à une nouvelle surenchère médiatique. Finalement les Etats se coulent dans le moule de l’humanitaire présentant l’image mobilisatrice de la main secourable face à la plus profonde détresse.
29Les détracteurs de l’opération “Rendre l’espoir” soulignent le souci de la mise en scène et la concordance en temps réel entre le débarquement de Mogadiscio et les principaux journaux télévisés de la soirée aux Etats-Unis. Ils relèvent le caractère paradoxal de l’attitude des pays industrialisés : “Le Nord post-industriel, inondé d’images qui le dérangent dans son confort - tout en le rassurant sur sa prospérité - est ainsi pris dans un dilemme douloureux : ne rien faire du tout, développer une mentalité de forteresse assiégée, un égoïsme narcissique, comme si une partie (démographiquement) minoritaire du monde pouvait mettre le reste de la planète en quarantaine ou, au contraire ‘faire quelque chose’, pour les bosniaques, les kurdes, les somalis et tous les acteurs involontaires de ces téléfilms d’horreur.”18
30La manipulation des informations et des images d’une catastrophe et/ou d’une situation d’urgence d’une part soulève des questions d’éthique qui nous interpellent dans notre relation avec les victimes et d’autre part nous reporte à cet effet de levier susceptible d’influencer l’opinion publique en faveur de l’intervention humanitaire, puis militaire. Aujourd’hui, le progrès technique nous a donné les moyens de supprimer la distance et le temps grâce à la télécommunication et nous avons remplacé l’idéologie par l’iconologie, la conscience de phénomènes inscrits dans la durée par la consommation de l’événement de caractère éphémère. “Le ‘French doctor’ et le GI américain, c’est moi. L’Occident se retrouve dans le beau rôle, comme au début de la colonisation au siècle dernier. En face, plus de militants ni de peuples organisés, plus d’hommes debout, mais des estomacs suppliants et des enfants qui tendent la main. On récupère en agrément moral, à la fin, le petit désagrément du début, vous ne croyez pas ? Le tiers-monde faisait peur. Grâce à ces images, il fait pitié. La compassion sans lendemain remplaçant l’effort de mémoire et de prévision, on a gagné au change.”19
31La sécheresse et la guerre engendrant la famine en Afrique ont été situées au cœur d’une actualité tragique : Ethiopie, Soudan et Sahel en 1984, Sud-Soudan en 1988 et Somalie en 1992, qui à chaque fois ont suscité un flot d’informations avant de retomber dans l’oubli jusqu’à la prochaine catastrophe. “Les médias ont montré avec force non seulement l’agonie des populations victimes de la sécheresse, mais ont aussi tenté d’expliquer, grâce à de nombreux reportages traitant de la complexité du sous-développement et de la pauvreté, les causes sous-jacentes de la crise.” Cependant, il faut constater que, “parmi les millions de mots qui ont été écrits et les milliers de mètres de pellicule qui ont été tournés sur cette crise, peu de choses ont été dites sur le rôle et l’action des Africains eux-mêmes... la presse a, par inadvertance et de façon incorrecte, présenté les Africains comme des spectateurs passifs au milieu de leur propre calvaire.”20
32Avant que l’on parle d’ingérence, l’inflation opérationnelle de l’aide humanitaire et la concurrence entre les organisations humanitaires avaient déjà produit des distorsions. En effet, la logique de croissance a poussé les agences à “couvrir” en priorité des catastrophes susceptibles de “rapporter”, en faisant appel à la générosité du public et aux subventions des Etats. De nombreuses agences humanitaires tributaires des financements offerts par les gouvernements et/ou les organisations intergouvernementales, sont de plus en plus utilisées en tant que porte-drapeau et faire-valoir d’une politique. Dès les années 1980, cette dérive a été dénoncée, notamment par Tony Jackson21, la critique principale portant sur le point de vue prédominant des donateurs, par rapport aux besoins réels exprimés par la population bénéficiaire. Dans une autre direction, William Shawcross22 dénonce l’attitude des organisations humanitaires et le manque de coordination de leur action au Cambodge. En France, relevons au passage un ouvrage consacré au développement de MSF et au rôle croissant des médias.23 L’auteur ne ménage pas ses critiques à l’égard de l’aide “spectacle” et sa politisation, notamment au travers du droit d’ingérence. Quelques années auparavant, cette situation était déjà décrite en ces termes : “Sur le terrain, les agences sont conduites à frapper plus fort que juste. Les meilleures statistiques, les images les plus dramatiques, les plus grands programmes sont souhaités pour pouvoir obtenir le concours des donateurs privés, c’est-à-dire de vous et moi... Mais en matière d’action d’urgence, ce n’est pas cette aune qui convient. Dans les endroits circonscrits et pour les périodes limitées où se produisent les interventions humanitaires, la saturation est vite atteinte. Après une première phase d’urgence et de besoins d’aides, en apparaît une autre faite souvent de gâchis et de surabondance.”24
33Les flux répétés de l’aide et de l’assistance, en particulier de l’aide alimentaire, ne restent pas sans effets sur les structures économiques et sociales du pays bénéficiaire. L’impact négatif de l’aide alimentaire a été relevé de longue date, en particulier ses effets dévastateurs sur la production locale et l’efficacité des services administratifs. Des denrées “gratuites” submergent les marchés et contribuent à la chute des prix au-dessous des coûts du producteur, comme le démontre l’exemple du Soudan.25 Par ailleurs, l’aide induit des changements d’habitudes alimentaires auxquels la production locale n’est pas à même de répondre. Globalement, toute forme d’assistance a un impact sur l’économie locale, entraînant un réflexe de dépendance à l’égard de l’aide à tous les échelons de la société, du ministre au réfugié hébergé dans un camp. Etant donné la taille des opérations menées au cours de ces dernières années, nous sommes arrivés à un point où toute l’économie du pays dépend des flux de l’aide. Un phénomène de dépendance qui contribue à la pérennisation de l’aide attribuée au nom d’une situation qualifiée d’urgence structurelle.
34En Somalie, l’intervention militaire américano-onusienne a déjà produit de tels effets avant l’intervention militaire. Celle-ci introduit par ailleurs d’autres distorsions : si dans un premier temps, la présence de troupes étrangères a permis l’acheminement des convois d’assistance, elle n’a guère contribué à améliorer la sécurité des délégués des agences humanitaires, vite assimilés aux forces onusiennes et occidentales. Par ailleurs, à la suite des affrontements à Kismayo et à Mogadiscio impliquant les forces américano-onusiennes, les allégations d’exactions commises par les forces des Nations unies, que certains qualifient de crimes, n’ont guère soulevé de commentaires.26 Qui se souvient aujourd’hui des voix discordantes qui s’étaient élevées au moment de l’intervention ? En particulier l’ambassadeur des Etats-Unis à Nairobi à qui la spirale de violence à Mogadiscio avait inspiré la réflexion suivante : “Si vous avez aimé Beyrouth, vous allez adorer Mogadiscio.”27
35Depuis quelques années, les coûts de plus en plus élevés des interventions humanitaires y compris les surcoûts militaires devraient plaider en faveur de pratiques alternatives opérant en amont de la catastrophe. “Un montant extraordinaire de 1,5 milliards de dollars a été dépensé en Somalie sur le plan militaire comparé aux 160 millions de dollars consacrés aux secours et à la réhabilitation. Les priorités des Nations unies doivent être renversées – les efforts sur le plan humanitaire et politique devraient passer en premier.”28 Face à cette constatation, deux problèmes se posent : d’une part, l’inflation des coûts de l’infrastructure et de la logistique opérationnelle par rapport à l’assistance et d’autre part, le renversement des priorités qui mettent au premier plan les actions humanitaires et militaires coûteuses plutôt que le volet politique et l’aide au développement. En Somalie, si les chiffres se confirment, le prix de la tonne d’aide alimentaire s’élèverait à quelque 10’000 dollars. Face à une telle inflation des coûts de l’assistance alimentaire, ne vaudrait-il pas mieux prévoir une aide en amont, au travers des filières commerciales locales ? Aurait-il fallu accorder plus de crédit aux ONG, dont certains représentants n’hésitaient pas à recommander en 1992 d’inonder la Somalie de denrées alimentaires afin de réduire le niveau de violence dans le pays ? La chronologie de la crise somalienne démontre que les acteurs des circuits commerciaux locaux, dont certains connaissaient des ruptures de stocks, n’ont progressivement plus été à même d’offrir sur le marché des denrées en quantité suffisante à des prix accessibles. Au-delà, le rôle de ces mêmes acteurs à travers l’assistance familiale ou clanique et ses réseaux d’échanges s’est vu affaibli.
Mais l’aide arrive toujours trop tard
36Un des points essentiels de l’analyse dans l’optique des pays récipiendaires porte sur la lancinante question, “pourquoi toujours trop tard ?” Cet état de fait réitéré peut entraîner dans certains cas une intervention massive des moyens humanitaires dans une phase d’urgence extrême, laquelle justifie en dernier ressort l’acte d’ingérence armée.
37En se référant au calendrier des procédures de l’aide, il faut prendre en compte le laps de temps écoulé entre l’appel d’aide international et la distribution effective de vivres aux bénéficiaires. L’aide alimentaire vit encore largement au rythme du transport maritime, qui implique des délais de plusieurs semaines, voire plusieurs mois, sans compter les probables goulots d’étranglement à l’arrivée, en raison de la faiblesse des infrastructures de stockage et de transport. Seule une logistique extrêmement onéreuse comme un pont aérien permet d’accélérer les opérations quoique pour des quantités limitées. Le facteur temps est donc crucial pour l’aide alimentaire, comme le souligne un récent rapport de la Banque mondiale, qui recommande la mise sur pied d’une réelle coordination de l’aide internationale et surtout une réforme de la Réserve alimentaire internationale d’urgence (RAIU).29
38Dans tous les cas de figure, ce sont les populations civiles qui paient le prix fort dans leur chair à la suite des combats. Avec l’intervention des agences humanitaires, militairement “protégées”, les victimes ont certes reçu plus d’assistance mais elles se sont trouvées une fois encore coincées entre deux feux lorsque les troupes internationales se sont affrontées aux milices de certains clans somaliens.
39L’application de l’ingérence humanitaire auto-entretient un fossé culturel suscitant de plus en plus d’objections. “Cette réserve, renforcée par les discours convenus et les enthousiasmes hâtifs, se fit stupeur, puis révolte lorsque, quelques mois plus tard, les forces des Nations unies se laissèrent happer dans une spirale de violence dont les civils allaient être les premières victimes, quand ‘l’ordre humanitaire international’ prit l’allure d’un médiocre western avec la tête du méchant mise à prix, les charges de cavalerie, le shérif à la gâchette facile bien qu’imprécise...”30
40Et pourtant ces épisodes militaires avaient été précédés par une patiente approche diplomatique initiée par le représentant spécial des Nations unies en Somalie, le diplomate algérien Mohamed Sahnoun. Il préconisait une action discrète, pas à pas, nécessitant un effort de compréhension des diverses parties somaliennes et le respect de la structure sociale segmentée où les clans et les tribus sont prédominants. Quelques semaines avant l’intervention militaire, il a été écarté au profit de l’option militaire. Aujourd’hui, avec le retrait des contingents occidentaux, l’approche diplomatique pragmatique se révèle être à nouveau la seule perspective réaliste susceptible de réconcilier des clans déchirés depuis des années et de résorber le cycle infernal de la violence.
41Avec l’expérience d’une intervention massive, il faut se résoudre à accepter le fait que toute intervention militaire étrangère s’immisçant dans des luttes de clans renoue avec les fondements du colonialisme. Si l’intervention militaire qui rencontre aujourd’hui de plus en plus de difficultés dans l’exécution de sa tâche de sécurité et de désarmement des factions somaliennes a, grâce à une puissante logistique, contribué à un meilleur acheminement de l’aide alimentaire, il ne faut pas que ce type d’action à court terme nous fasse perdre de vue les causes profondes du mal, en se limitant à une explication qui privilégie les seuls paramètres politiques, “l’anarchie tribale” comme le rapporte la presse américaine.31
42L’urgence structurelle constitue-t-elle une réponse adéquate face à la délitescence des structures économiques et sociales dans certains pays et des conflits qui en résultent ? En effet, “polarisée sur l’urgence comme la médecine de catastrophe des héros en blouses blanches, l’assistance internationale d’urgence a pour effet de gommer le lien développement-famine, au profit de l’équation charité-survie”32. Le discours sur la charité semble s’imposer aujourd’hui comme l’unique réponse au sous-développement, à la misère, au racisme. Est-ce qu’un tel désintérêt pour le sort des plus pauvres, des perdants à l’échelon planétaire, est encore concevable sans comporter des risques extrêmes ? L’enjeu de l’humanitaire réside certainement pour une part dans le respect des normes du droit international humanitaire mais aussi dans l’adoption de règles du jeu économique afin que les pays les moins avancés ne soient pas systématiquement les perdants écartés des flux d’échanges. Une telle situation entraîne dans certains pays un processus de déstabilisation allant jusqu’à l’affrontement armé avec son lot de nouvelles victimes.
Notes de bas de page
1 Pour la Somalie, l’intervention s’appuie sur la résolution 794 du Conseil de sécurité du 4 décembre 1992, adoptée à l’unanimité de ses 15 membres. Ce texte se réfère au chapitre VII de la Charte des Nations unies et prévoit l’usage de la force : action en cas de menaces contre la paix, de rupture de la paix et d’acte d’agression.
2 Cette période est marquée par l’adoption coup sur coup par l’Assemblée générale des Nations unies des résolutions n° 43/131 du 8 décembre 1990 (Nouvel ordre humanitaire international) et n° 45/100 du 14 décembre 1990 (Assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre).
3 C. Simon, “Le gouvernement expulse le représentant du HCR”, Le Monde, 6-7 août 1989.
4 On parlait généralement des MOD : M pour les Marehan, la tribu du président Siyad Barre, O de Ogadeni dont est issu sa mère et D de Dolbarante, la tribu de son gendre le général Mohamed Saïd Hersi “Morgan”. Le régime avait organisé sa défense autour d’une véritable garde prétorienne (les bérets rouges) et des services de sécurité, essentiellement recrutés au sein des Marehan qui ne représentent guère plus de 2 % des 6 millions de Somaliens. Au niveau des sphères dirigeantes, les manœuvres politiques et la crainte d’un coup d’Etat conduisirent Siyad Barre à s’appuyer de plus en plus ouvertement sur les membres de sa famille. Chaque promotion ou nomination au sein de l’appareil d’Etat contribuait à écarter les Issaq et les Hawiyé, deux groupes dominants au niveau des activités commerciales dans le pays.
5 G. Prunier, “De l’aide humanitaire à la chasse aux civils, l’incroyable aveuglement de l’ONU en Somalie”, Le Monde diplomatique, novembre 1993, p. 7.
6 Cf. J.-Ch. Rufin, L’empire et les nouveaux barbares, J.-C. Lattès, Paris, 1991.
7 Eliot Morss, “Institutional Destruction Resulting from Donor and Project Proliferation in Sub-Saharan African Countries”, World Development, vol. 12, n° 4, 1984, pp. 465-470.
8 “Guerre à la guerre même avec les mass-media”, entretien avec B. Kouchner, Cooperazione, n° 126, Rome, juin 1993, p. 9.
9 Y. Sandoz, “Droit ou devoir d’ingérence droit à l’assistance : de quoi parle-ton ?”, Revue internationale de la Croix-Rouge, mai-juin 1992, n° 795, pp. 234-235.
10 Voir à ce propos : P. Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc. Tiers Monde, culpabilité, haine de soi, Le Seuil, Paris, 1983 ; A. Glucksmann, Th. Wolton, Silence, on tue, B. Grasset, Paris, 1986 ; F. Jean, Ethiopie, du bon usage de la famine, MSF, Paris, 1986 et les travaux de la fondation Liberté sans frontières.
11 La résolution n° 43/131 de l’Assemblée générale des Nations unies du 8 décembre 1988 sur l’assistance humanitaire aux victimes des catastrophes naturelles et situations d’urgence du même ordre.
12 Résolution n° 688 du Conseil de sécurité des Nations unies du 5 avril 1991.
13 J. Perlez, “La ville-mouroir de Baidoa”, New York Times, 19 juillet 1992.
14 Au début de 1992, les agences onusiennes sont progressivement revenues à Mogadiscio accompagnées d’un premier contingent de 500 casques bleus (UNOSOM I). Au mois d’octobre 1992, à l’occasion d’une réunion de coordination de l’assistance humanitaire en Somalie, un programme accéléré d’assistance humanitaire instituant un pont aérien est mis sur pied. Cf. United Nations, 100-Day Action Programme for Accelerated Humanitarian Assistance for Somalia, Geneva, 6 October 1992.
15 J. Bugnicourt, “Au-delà du fatalisme : que faire ?”, Dossier : l’Afrique de la faim : Sécheresse et désertification dans le Sahel, Le Monde diplomatique, mai 1984, pp. 32-33.
16 G. Hancock, Les nababs de la pauvreté. Le “business” multimilliardaire de l’aide au Tiers-monde : incohérence et gaspillage, privilèges et corruption, R. Laffont, Paris, 1991, pp. 25-26.
17 Cf. A. Bardey, Barr Adjam, souvenirs d’Afrique Orientale 1880-87, CNRS, Paris, 1981.
18 Ghassan Salamé, “L’ère des clivages radicaux”, Cooperazione, op. cit., p. 12.
19 R. Debray, “Cours de médiologie générale”, (débat), Le Monde, 19 janvier 1993, p. 2.
20 Djibril Diallo, “Et si l’on écoutait les intéressés... Les Africains ont aussi des choses à dire sur le défi qui leur est lancé”, Le Monde, 28 mai 1986.
21 T. Jackson, Against the grain : dilemma of project food aid, Oxfam, Oxford, 1982. Cet ouvrage constitue une sévère critique de l’aide alimentaire jugée efficace uniquement pour des réfugiés et des situations d’urgence lorsque les stocks alimentaires sont régionalement insuffisants. L’auteur fait état de son expérience en tant que responsable de l’agence britannique Oxfam au Guatemala en 1976, à la suite du tremblement de terre.
22 W. Shawcross, Le poids de la pitié, Balland, Paris, 1985. Enquête journalistique retraçant l’historique de la mission conjointe CICR-UNICEF au Cambodge et les enjeux politiques de l’aide humanitaire. L’auteur critique le manque de coordination entre les agence et le fait que certaines d’entre elles, en particulier Oxfam, ont fait cavalier seul.
23 Cf. X. Emmanuelli, Les prédateurs de l’action humanitaire, A. Michel, Paris, 1991.
24 J.-C. Rufin, Le piège, Quand l’aide humanitaire remplace la guerre, J.-C. Lattes, Paris, 1986, p. 82.
25 Les effets sur la production nationale de sorgho : à Gadaref en 1986, le prix du sac de dura atteignait 35 livres soudanaises, alors que de son côté le coût de production s’élevait à 39 livres soudanaises. Cf. J. Bennet, The Hunger Machine, Polity Press, London, 1987.
26 A l’exception des rapports élaborés par un organisme dissident de Africa Watch; Rakiya Omaar, Alex de Waal, “Somalia : Human Rights Abuses by the United Nations Forces”, African Rights, July 1993, 34 p.
27 Déclaration de l’ambassadeur américain au Kenya, M. Smith Hempstone, cf. Don Oberdorfer, “Anatomy of a Decision...”, International Herald Tribune, December 7, 1992, p. 5.
28 I. Afwerki, “Somalia: Outlines of a Successful Mission”, International Herald Tribune, October 12, 1993, p. 6.
29 Banque mondiale, L’aide alimentaire en Afrique : programme pour les année 90, Etude conjointe de la Banque mondiale et du Programme alimentaire mondial, Washington, Rome, août 1991, p. 38. En 1992, les Nations unies ont institué un Département des affaires humanitaires chargé d’améliorer la coordination de l’aide dispensée par les différents organismes onusiens et l’Union européenne s’est également dotée d’un Office humanitaire (ECHO).
30 R. Brauman, Le crime humanitaire, Somalie, Arléa, Paris, septembre 1993, pp. 8-9.
31 W. Pfaff, “Vietnam, Lebanon, Gulf - but Does Anybody Remember Munich?”, International Herald Tribune, December 14, 1992, p. 5.
32 F. Messica, Les bonnes affaires de la charité. Plon, Paris, 1989, p. 13.
Auteur
Politologue et journaliste, Genève.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996