Raisons d’Etat et raison humanitaire
p. 63-75
Texte intégral
1L’évolution récente de la société mondiale est caractérisée par l’action conjuguée de deux grandes forces. L’une, essentiellement économique et technologique, conduit à une intégration croissante de cette société. L’autre se manifeste par de nouvelles fragmentations territoriales, culturelles et politiques, par la naissance ou renaissance de nationalismes, par la multiplication des tensions et conflits - anciens et nouveaux - entre groupes ethniques ou religieux, entre clans politiques.
2Si la première de ces forces est relativement bien connue, la seconde par contre, ne peut être pour le moment abordée qu’en enregistrant sa grande complexité et la non moins grande diversité de ses origines. De l’Asie centrale au Pérou, en passant par le Cachemire, le Caucase, l’ex-Yougoslavie, l’Algérie, la Somalie, le Burundi et l’Angola, la cinquantaine de situations de conflits ou de grandes tensions que connaît actuellement la société mondiale échappent à toute théorie générale : les facteurs endogènes et exogènes, contemporains et historiques se combinent pour mettre en relief l’unicité de chaque situation.
3Il est cependant un trait commun à beaucoup de ces conflits : le non-respect des populations civiles ; pire encore, le fait qu’elles soient devenues la cible principale des protagonistes aux conflits. Terroriser les populations, les affamer, porter systématiquement atteinte à leur dignité et à leur identité sont devenus des moyens courants de conduire les hostilités, d’atteindre des objectifs militaires et politiques.
4Une autre caractéristique commune de ces situations conflictuelles est le potentiel qu’a chacune d’entre elles d’attirer l’attention des acteurs de la scène mondiale et de susciter de leur part des réactions dont le très large spectre va de la simple déclaration regrettant les exactions commises à l’intervention armée. Ce potentiel est dû en premier lieu à la mondialisation de la société. Les réseaux denses et multiples des intérêts économiques et politiques, le poids croissant des problèmes globaux (environnement, migrations) diffusent largement les effets des crises dans la société mondiale. L’omniprésence des moyens de communications de masse, leur capacité à mobiliser - ne serait-ce que fugitivement - l’émotion du public de pays non directement touchés par ces crises, jouent cependant aussi un rôle de plus en plus important. La place que prend dans les relations internationales contemporaines la question des interventions exogènes dans des situations de conflits est ainsi due à la conjonction des deux grandes forces qui traversent la société mondiale contemporaine avec une vigueur accrue depuis la fin de la guerre froide et l’implosion de l’ex-URSS. En 1993, il y n’avait pas moins de treize missions de casques bleus des Nations unies en Europe, en Asie, en Afrique au Moyen-Orient et en Amérique latine, dont huit ont débuté depuis 1991. De ces treize missions, huit concernent des conflits non internationaux.
5Les interventions extérieures comprennent souvent une composante dite “humanitaire”, destinée à protéger les victimes des conflits et à leur porter secours. Au cours de ces dernières années, le grand nombre de situations conflictuelles et la nouvelle situation internationale ont entraîné un très fort accroissement de l’action humanitaire et l’apparition de nouvelles institutions humanitaires aux côtés des acteurs traditionnels. On observe aussi une implication croissante des Etats et des institutions intergouvernementales dans ce domaine. De nouvelles questions surgissent alors :
La multiplication des acteurs humanitaires conduit-elle à accroître l’impact de l’action humanitaire ou engendre-t-elle au contraire confusion et gaspillages ?
L’action humanitaire doit-elle et peut-elle demeurer indépendante au service des seules victimes, ou se trouve-t-elle nécessairement incluse dans la panoplie des moyens d’action dont disposent les Etats pour intervenir dans des conflits auxquels ils ne sont, a priori, pas directement parties ?
6Depuis le début des années 1980, un nouveau concept a fait son apparition dans ce domaine, celui du “devoir d’ingérence” pour des raisons humanitaires. Si ce concept, diffusé notamment par les autorités françaises, a connu une certaine popularité, il n’aura pas, hélas, contribué à clarifier le débat. “Assistance, ingérence, intervention, la confusion est à son comble car l’ingérence, même à titre humanitaire, reste en principe condamnée par le droit international. La nouveauté est en grande partie le fait d’une ignorance surprenante des réalités juridiques. Le débat est devenu politique alors que le droit à l’assistance humanitaire en période de conflits armés est reconnu depuis 1949 par les 168 Etats parties aux Conventions de Genève.”1 La question qui se pose à cet égard n’est pas de savoir s’il existe un droit ou un devoir d’ingérence, mais plutôt d’examiner comment faire respecter le droit international humanitaire par les protagonistes de plus en plus protéiformes des conflits actuels et ce que les Etats parties aux Conventions de Genève peuvent faire à cet égard.2
7Cet article examine, d’une part, les relations qui existent entre les acteurs humanitaires engagés dans la même situation conflictuelle et analyse, d’autre part, les relations entre la composante humanitaire des interventions extérieures et les dimensions politiques et militaires liées à des opérations ayant pour objet le rétablissement et le maintien de la paix (peace making et peace keeping).3 Pour ce faire, nous décrirons brièvement les principaux acteurs sur la scène humanitaire mondiale ainsi que le rôle particulier de l’Organisation des Nations unies.
Les acteurs de la scène humanitaire
8Le développement spectaculaire au cours des deux dernières décennies de l’action humanitaire dans le contexte de conflits armés a suscité l’émergence de nombreux nouveaux acteurs aux côtés des institutions traditionnelles. Il convient de distinguer d’une part les organisations non gouvernementales (ONG) et d’autre part les institutions gouvernementales et intergouvernementales. Dans cette typologie, le Comité international de la Croix-Rouge (CICR) occupe une place particulière : son statut découle de son indépendance à l’égard des Etats, de son mandat spécifique de protection des victimes de conflits et du rôle que lui assigne le droit international humanitaire (les quatre Conventions de Genève et leurs deux Protocoles additionnels).4
9Du temps de la guerre froide, le système des Nations unies était souvent paralysé ; les Etats ne souhaitaient en général pas intervenir directement sur le plan humanitaire dans un conflit impliquant une des superpuissances. Dans de telles situations, les secours ne pouvaient, le plus souvent, être acheminés que par des ONG et le CICR. Cette réserve est tombée en même temps que le Mur de Berlin pour donner naissance à ce que J.-C. Rufin appelle “l’humanitaire d’Etat”5. L’apparition de nouveaux acteurs non gouvernementaux a également été favorisée par les agences officielles d’aide au développement qui souhaitaient diversifier les canaux de distribution de leur aide face à la déliquescence des administrations publiques dans de nombreux pays en développement. Médecins sans frontières (MSF) est sans doute parmi ces nouvelles ONG celle qui a le plus marqué la scène humanitaire. Créée en 1971, MSF comprend aujourd’hui six sections nationales dans des pays européens. Elle est représentative d’une nouvelle génération d’ONG humanitaires qui se distinguent par leur professionnalisme, leur politique très active de communication et par la faculté qu’elles se donnent de dénoncer publiquement et nommément les responsables d’exactions dans le contexte de conflits armés.
10On peut distinguer trois catégories d’acteurs gouvernementaux et intergouvernementaux : les Etats, le système des Nations unies et les organisations intergouvernementales régionales.
11Si la fin de la guerre froide a créé les conditions pour un rôle plus actif des Etats dans le champ humanitaire, ce sont les grandes crises internationales du début des années 1990 (le guerre du Golfe, la Somalie et l’ex-Yougoslavie) qui donnèrent aux Etats l’occasion de se manifester concrètement dans ce domaine. Ils estimaient, à tort ou à raison, que les canaux des ONG et des organisations internationales ne suffisaient pas à répondre à l’ampleur des besoins humanitaires. L’action humanitaire venait ainsi s’ajouter à la panoplie des instruments de politique étrangère.6 Aujourd’hui, ce sont avant tout les pays industrialisés membres de l’OCDE qui exercent une forte influence sur la scène humanitaire internationale en raison de leur capacité de financer les actions de secours et, pour certains d’entre eux, de leur qualité de membre permanent du Conseil de sécurité des Nations unies.
12Les organisations intergouvernementales régionales telles que l’OUA, l’OEA, la Ligue des Etats arabes peuvent être appelées à jouer un rôle dans le maintien de la paix “pour régler une question qui se prête à une action de caractère régional et... contribuer au maintien de la paix et de la sécurité internationales”7. Cependant ce n’est qu’en Europe qu’une entité régionale, l’Union européenne (UE) - un très important bailleur de fonds pour les opérations humanitaires - s’est dotée depuis 1992 d’un Office humanitaire de la Communauté européenne (ECHO) qui est chargé de formuler et mettre en œuvre la politique humanitaire de l’UE en collaboration avec des organisations internationales, des ONG travaillant dans ce domaine ainsi qu’avec des Etats.
13Le système des Nations unies comprend des institutions telles que le HCR, l’UNICEF et le PAM qui interviennent pour protéger les réfugiés, secourir les victimes de conflits, en particulier les enfants, et acheminer de l’aide alimentaire. Il convient de relever ici le statut particulier de l’UNICEF qui, seule parmi les agences onusiennes, peut apporter son assistance sans autorisation préalable du gouvernement concerné. Le HCR, quant à lui, s’est vu confier par le Secrétaire général des Nations unies - en particulier en Bosnie - des tâches allant bien au-delà de son mandat traditionnel et qui devaient en faire le “bras humanitaire” des Nations unies en liaison étroite avec la FOR-PRONU qui, en Bosnie, a notamment un mandat de protection des convois humanitaires. Il faut aussi mentionner l’Organisation des Nations unies pour les secours en cas de catastrophes (UNDRO) créée en 1971 pour coordonner les opérations de secours au sein des Nations unies. Jusqu’à son absorption par le Département des affaires humanitaires (DAH) en 1992, l’UNDRO n’a cependant jamais eu les moyens de remplir cette fonction face à l’autonomie et aux moyens dont disposaient les autres agences du système.
Coordination ou concurrence humanitaire ?
14A première vue, il peut paraître indécent de parler de concurrence entre institutions humanitaires face aux millions de victimes des dizaines de situations conflictuelles qui ensanglantent la planète de façon quasi permanente. Même si les institutions humanitaires ne peuvent avoir accès à toutes les victimes en raison des obstacles mis sur leur route par les protagonistes, les besoins humanitaires sont tels que toutes les compétences et les ressources disponibles devraient pouvoir être mobilisées pour y faire face.
15Cette vision idéaliste de la scène humanitaire ne doit cependant pas cacher les problèmes que fait surgir la multiplication des acteurs. Mentionnons-en trois :
Le financement des opérations humanitaires provient pour l’essentiel des gouvernements des pays industrialisés membres de l’OCDE. Depuis le milieu des années 1980, les ressources disponibles pour l’aide au développement et l’aide humanitaire tendent à stagner face à des demandes de plus en plus diverses et importantes (à côté des demandes “traditionnelles” d’aide publique au développement, citons l’aide aux pays d’Europe de l’Est et de l’ex-URSS, aux programmes liés à l’environnement, aux situations d’urgence). L’OCDE prévoit que cette tendance à la stagnation se maintiendra à l’avenir.8 Le développement de nouveaux canaux de distribution de l’aide humanitaire ne peut, dans cette conjoncture, qu’inquiéter des institutions soucieuses de maintenir, voire même d’accroître leurs capacités de financement face à des besoins croissants. La concurrence est également vive entre institutions humanitaires pour ce qui est de la récolte de fonds auprès du public. Cela peut les conduire à accorder une attention considérable à leur image et à l’impact de leurs activités sur les donateurs privés. Le risque est alors de privilégier les actions spectaculaires qui ne sont pas toujours les plus nécessaires ou efficaces au détriment des victimes de conflits peu “couverts” par les médias9. N’est-ce pourtant pas la responsabilité d’institutions humanitaires impartiales de se faire les avocats des victimes “oubliées” ? Ces institutions pourraient ainsi contribuer, aux côtés des médias, à l’établissement de “l’agenda humanitaire” des Etats.
La concurrence évoquée ci-dessus a des répercussions sur les relations des institutions humanitaires avec les médias. La couverture médiatique d’une opération humanitaire est non seulement devenue un indicateur majeur de son succès, mais elle apparaît aussi comme un gage de financements futurs. Les bailleurs de fonds encouragent cette perception en souhaitant que leur participation financière à une opération soit largement médiatisée pour l’information de leurs opinions publiques. Il est hors de doute que les images ont le pouvoir de sensibiliser les téléspectateurs aux drames actuels, mais il n’est pas certain que le battage médiatique permanent soit toujours dans l’intérêt des victimes. Dans certaines circonstances il accroît le risque de manipulation de l’action humanitaire par des protagonistes qui tirent profit de cette couverture médiatique pour faire passer leurs propres messages ; les scènes télévisées de blocages répétés de convois humanitaires en Bosnie en sont un exemple. Ainsi, l’émulation entre institutions humanitaires pour attirer l’attention des médias n’est pas nécessairement favorable au bon déroulement de l’action humanitaire qui peut parfois être plus efficace si elle est discrète.
La présence de nombreux acteurs humanitaires sur le même terrain d’opérations pose des problèmes de coordination. Il s’agit de répartir au mieux les tâches en fonction du mandat, des compétences, de l’expérience et des moyens de chacun. La coordination peut être aisée si les institutions se connaissent bien, partagent la même conception de l’aide humanitaire et disposent sur le terrain de personnel expérimenté. Il est particulièrement important que les institutions humanitaires agissent avec impartialité et en toute indépendance, en ayant comme unique critère les besoins des victimes, de toutes les victimes. Ces conditions ne sont pas toujours remplies et l’ensemble d’une action humanitaire peut être mise en péril par le comportement partial - ou perçu comme tel - d’une seule institution. Si les acteurs humanitaires n’ont pas les mêmes exigences face aux protagonistes quant aux conditions dans lesquelles ils remplissent leur mandat de secours et/ou de protection, le risque est grand de voir se développer une “sous-enchère humanitaire” conduisant à une application incomplète du droit international humanitaire.
16Pour accroître l’efficacité de l’action humanitaire, il faut qu’il y ait une bonne coordination entre les différents acteurs, un respect du mandat des uns et des autres, une vision claire des compétences de chacun et des conduites à respecter dans des situations d’urgence. Mais ce n’est pas suffisant ; encore faut-il que l’action humanitaire puisse avoir accès aux victimes. Cet accès dépend d’abord des parties au conflit, mais aussi des Etats tiers qui, en souscrivant aux Conventions de Genève, se sont engagés non seulement à respecter, mais aussi à faire respecter le droit international humanitaire.
Le nouveau rôle des Nations unies
17La fin de la guerre froide a marqué le début d’une nouvelle ère pour l’ONU. Son action dans le domaine du maintien de la paix s’était trouvée très largement paralysée par la rivalité Est-Ouest. De 1945 à 1990, ce ne sont pas moins de 279 veto qui ont été opposés à l’action du Conseil de sécurité en relation avec une centaine de conflits majeurs.10 Une autre illustration des changements intervenus est fournie par le fait que sur 26 opérations de maintien de la paix lancées entre 1945 et 1992, 13 l’ont été jusqu’en 1987 et 13 depuis cette date.11
18Aujourd’hui, l’ONU est fortement engagée - avec des fortunes diverses -dans des opérations de rétablissement et de maintien de la paix dans de nombreuses situations conflictuelles.12 Cette nouvelle situation a provoqué deux initiatives majeures au sein de l’institution :
l’adoption par l’Assemblée générale des Nations unies en décembre 1991 d’une résolution destinée à renforcer “la coordination de l’aide humanitaire d’urgence de l’ONU”13 prévoyant notamment la mise en place d’un Département des affaires humanitaires des Nations unies (DAH) et d’un mécanisme de coordination entre les diverses agences du système des Nations unies ;
la rédaction par le Secrétaire général, à la demande du Conseil de Sécurité (réuni pour la première fois en janvier 1992 au niveau des chefs d’Etat ou de gouvernements), d’un rapport intitulé “Agenda pour la paix” sur “les moyens de renforcer la capacité de l’Organisation dans les domaines de la diplomatie préventive, du maintien et du rétablissement de la paix et sur la façon d’accroître son efficacité, dans le cadre des dispositions de la Charte”14.
19Dans l’Agenda pour la paix, l’action humanitaire fait l’objet de deux mentions :
La première énonce les principes selon lesquels elle doit se dérouler : “En cas de crise sur le plan national, lorsque le gouvernement le demande ou lorsque toutes les parties y consentent, le déploiement préventif peut aider de diverses manières à soulager les souffrances et à limiter ou contenir la violence. Une assistance humanitaire consentie de façon impartiale peut revêtir la plus grande importance ; un appui au maintien de la sécurité apporté par du personnel militaire, policier ou civil peut sauver des vies et contribuer à l’instauration d’un climat de sécurité propice à la tenue de négociations. L’ONU peut aussi apporter son concours aux efforts de conciliation si les parties le souhaitent... Dans de telles situations de crise interne, l’ONU devra respecter la souveraineté de l’Etat concerné... l’aide humanitaire doit être fournie conformément aux principes d’humanité, de neutralité, d’impartialité ... la souveraineté, l’intégrité territoriale et l’unité nationale des Etats doivent être pleinement respectées en conformité avec la Charte des Nations Unies ... dans ce contexte, l’aide humanitaire devrait être fournie avec le consentement du pays touché et, en principe, sur la base d’un appel de ce pays... [Les principes de la résolution 46/182 de l’Assemblée générale du 19 décembre 1991] mettent également l’accent sur la responsabilité qu’a chaque Etat de prendre soin des victimes de situations d’urgence se produisant sur son territoire, ainsi que sur la nécessité d’assurer l’accès aux personnes qui ont besoin d’une aide humanitaire.”15
La seconde mention se réfère spécifiquement au rôle que peut jouer l’assistance humanitaire dans le rétablissement de la paix : “Le rétablissement de la paix est parfois facilité par une action internationale destinée à améliorer la situation qui a donné lieu au différend ou au conflit. Si, par exemple, une assistance aux personnes déplacées à l’intérieur d’un pays est essentielle pour parvenir à un règlement, l’ONU devrait être à même de faire appel aux ressources de tous les organes et programmes concernés. Il n’existe pas à l’heure actuelle au sein des Nations Unies de dispositif adéquat qui permette au Conseil de sécurité, à l’Assemblée générale ou au Secrétaire général de mobiliser les ressources nécessaires pour entreprendre une action positive de ce type et d’engager un effort collectif du système des Nations Unies en vue du règlement pacifique d’un conflit.”16 Boutros-Ghali ajoute qu’un tel dispositif est à l’étude.
20Ces citations illustrent un aspect majeur de la nouvelle politique des Nations unies : l’intégration de l’action humanitaire dans ses opérations de maintien de la paix. Selon cette conception, l’action humanitaire est un instrument parmi d’autres (diplomatique, militaire) des opérations de rétablissement et de maintien de la paix ; on peut par exemple subordonner la fourniture d’assistance humanitaire à la cessation des hostilités. Certains conflits récents ont donné aux Nations unies des occasions concrètes de mettre à l’épreuve cette nouvelle approche.
21En avril 1991, la résolution 688 (1991) du Conseil de sécurité fournit la base d’une intervention de caractère humanitaire en faveur des populations kurdes dans le nord de l’Irak. Un précédent est ainsi créé de l’utilisation de la force armée pour faire parvenir des secours humanitaires à une population menacée avec le soutien implicite du Conseil de sécurité. Les populations kurdes n’étaient pas les seules à souffrir en Irak à ce moment-là. Cependant la constellation des forces ayant permis l’opération “Provide Comfort” ne se mobilisa qu’en faveur des premières.
22En Somalie, la réaction du Conseil de sécurité a été plus lente. Alors que la situation humanitaire était très sérieuse dès le début de 1991, ce n’est qu’en janvier 1992 que le Conseil de sécurité établissait l’UNOSOM (United Nations Operation in Somalia) pour imposer et faire respecter un cessez-le-feu - condition préalable à tout règlement politique - et fournir des secours humanitaires (résolution 733 de 1992). Mais ce n’est qu’après que les Etats-Unis aient proposé d’envoyer 30’000 hommes en Somalie dans le cadre de l’opération “Restore Hope” et que le Conseil de sécurité ait accepté cette solution (résolution 794 du 3 décembre 1992) que cette intervention est devenue effective. La résolution 814 du 26 mars 1993 du Conseil de sécurité fixant le mandat de l’UNOSOM II en Somalie est un autre exemple de cette approche intégrée dans la mesure où elle couvre les aspects politiques, militaires et humanitaires de l’intervention des Nations unies dans ce pays. Les affrontements fréquents et meurtriers entre les partisans du général Aïdid et les troupes onusiennes ont cependant montré les difficultés qu’il pouvait y avoir à combiner une action humanitaire neutre et impartiale avec des opérations de rétablissement et de maintien de la paix.
23Dans le cas de la Bosnie, l’objectif général de l’intervention des Nations unies était de créer des conditions qui permettent d’atténuer les souffrances de la population civile et d’engager un processus de négociation d’un règlement politique. Après des mois de tergiversations, l’action humanitaire intergouvernementale apparaît de plus en plus comme un succédané face à l’incapacité de la communauté internationale de s’opposer à la détermination des belligérants de poursuivre par tous les moyens leurs objectifs de guerre.
“L’humanitaire d’État” : potentiel et limites
24Avec la fin de la guerre froide, les relations internationales sont entrées dans une nouvelle ère qui voudrait donner la primauté au respect du droit international et des droits de l’homme. La combinaison des deux conduit tout naturellement à considérer que l’ONU est le seul forum compétent pour décider d’une intervention lorsque ces droits sont bafoués. Le rôle des Nations unies pour rétablir et maintenir la paix ainsi que pour prévenir les conflits est défini dans sa Charte ; il est indiscutable. Ce qui fait problème à nos yeux est l’intégration de l’action humanitaire dans une intervention mettant en œuvre des moyens politiques et militaires.
25On connaît le débat permanent qui met aux prises, à l’ONU, les tenants de l’intervention et ceux - surtout parmi les pays en développement - qui s’inquiètent de l’atteinte à la souveraineté que représente une intervention, même humanitaire, faite contre la volonté d’un gouvernement. “Pour l’essentiel, le compromis entre les interventionnistes et ceux qui veulent préserver la souveraineté nationale est déterminé dans chaque cas par le Conseil de sécurité. Depuis le précédent kurde, il a justifié l’intervention militaire à l’appui d’objectifs humanitaires en Somalie et en Bosnie... Dans les deux cas, l’intervention de l’ONU, qui ne dispose pas de forces militaires en propre, a largement dépendu de la résultante de considérations diplomatiques, militaires et de politique intérieure dans une poignée de ses Etats membres, surtout les cinq membres permanents du Conseil de sécurité.”17 Comme le relève Ghassan Salamé, la question de l’intervention humanitaire reflète un nouveau clivage Nord-Sud : “A la base, il y a une idée bien enracinée au Sud : que les élans de générosités venus du Nord ne sont guère dissociables des objectifs politiques et stratégiques d’un Occident sorti vainqueur de la guerre froide. Au Nord, il y a à la fois la peur d’une planète aux trois quarts pauvre et instable et l’idée, non moins bien enracinée, que les gouvernements du Sud n’ont utilisé leur indépendance politique que pour broyer leurs minorités nationales, terroriser leur population ou attaquer leur voisin.”18
26Le risque existe donc que la décision d’intervenir ou de ne pas intervenir dépende de considérations parmi lesquelles les besoins humanitaires ne sont ni les seules, ni les plus importantes. La communauté internationale a-t-elle la capacité, voire la volonté de s’engager sur les multiples fronts où des violations graves du droit international humanitaire ont lieu ? Les difficultés considérables que rencontre l’ONU à trouver les ressources et à mobiliser les volontés pour mettre sur pied et doter de moyens adéquats ses opérations de maintien de la paix incitent au scepticisme. Les limites de cette politique apparaissent aussi dès que l’on se souvient qu’une décision requiert non seulement le soutien de la majorité des membres du Conseil de sécurité, mais aussi une absence d’opposition de ses cinq membres permanents.
27Ajoutons qu’il est difficilement concevable qu’une intervention militaire se limite à des objectifs strictement humanitaires ; ce serait se résigner à ce que Jean-Christophe Rufin appelle le “service minimum humanitaire” alors que la responsabilité des Etats se situe au niveau des mesures propres à arrêter les conflits, mesures qu’eux seuls peuvent envisager.
28Dans ses opérations de rétablissement et de maintien de la paix, l’ONU exécute les résolutions du Conseil de sécurité. Dans l’accomplissement de cette mission, elle peut difficilement demeurer impartiale et être perçue comme telle : il lui appartient d’analyser les conflits, de déterminer les responsabilités et de proposer des solutions. Sur la question des Kurdes irakiens, la résolution 688 “condamne la répression des populations civiles irakiennes [et] exige que l’Irak mette fin sans délai à cette répression”. En ce qui concerne l’Angola, dans la résolution 864 du 15 septembre 1993, le Conseil de sécurité a décidé des sanctions contre l’UNITA. En Somalie, c’est une des parties au conflit, le général Aïdid, qui est en conflit ouvert avec l’ONU.
29Il apparaît donc indispensable de faire une très nette distinction entre la fonction des Etats et celle des institutions humanitaires. “Il s’agit en effet de deux fonctions distinctes : celle qui, fondée sur un devoir dicté par une exigence de justice, veut faire respecter le droit, et quand il est violé, en appelle à la répression des Etats coupables, et celle dont l’unique mission est de secourir les victimes au nom du principe d’humanité.”19
30Trouver des solutions aux conflits, rétablir la paix, la maintenir et la renforcer sont des responsabilités qui appartiennent aux Etats et à l’ONU. Mais une action humanitaire impartiale et indépendante reste indispensable dans la mesure précisément où les acteurs gouvernementaux et intergouvernementaux sont impliqués dans la prévention des conflits, le rétablissement et le maintien de la paix. Dans le domaine de l’action humanitaire, la responsabilité des Etats est néanmoins considérable : il s’agit pour eux de faire respecter le droit international humanitaire et notamment de créer des conditions qui permettent à l’action humanitaire de se déployer. La déclaration finale de la Conférence internationale pour la protection des victimes de la guerre qui s’est déroulée à Genève en 1993 énumère les mesures que les Etats peuvent prendre à ces fins, parmi lesquelles figurent la poursuite des auteurs de crimes de guerre, des sanctions pour les violations graves du droit international humanitaire et le soutien aux organisations humanitaires.
31L’action humanitaire ne peut pas être la poursuite de l’action politique par d’autres moyens. Elle ne doit ni se substituer, ni être intégrée au politique. La responsabilité des Etats dans le domaine humanitaire est de promouvoir, soutenir et donner les moyens d’agir aux institutions humanitaires impartiales et indépendantes. Dans le contexte des relations Nord-Sud, une telle répartition des tâches peut éviter que l’action humanitaire soit perçue comme un instrument de plus à la disposition des pays industrialisés ; elle n’en sera que mieux acceptée par les pays en développement.
Notes de bas de page
1 Maurice Torrelli, “De l’assistance à l’ingérence humanitaire”, Revue internationale de la Croix-Rouge, 74e année, n° 795, mai-juin 1992, pp. 239-240.
2 Le lecteur pourra se référer sur cette question à la Déclaration adoptée par consensus le 1er septembre 1993 à Genève par les 160 Etats participant à la Conférence internationale sur la protection des victimes de la guerre.
3 Dans le contexte de cet article, nous adoptons la définition de ces opérations données par l’ONU. Dans l’Agenda pour la paix, le Secrétaire général des Nations unies donne les définitions suivantes : “Le rétablissement de la paix vise à rapprocher des parties hostiles, essentiellement par des moyens pacifiques tels que ceux prévus au Chapitre VI de la Charte des Nations Unies. Le maintien de la paix consiste à établir une présence des Nations Unies sur le terrain, ce qui n’a jusqu’à présent été fait qu’avec l’assentiment de toutes les parties concernées, et s’est normalement traduit par un déploiement d’effectifs militaires et/ou de police des Nations Unies ainsi que, dans bien des cas, de personnel civil.” Boutros Boutros-Ghali, Agenda pour la paix, diplomatie préventive, rétablissement de la paix et maintien de la paix, rapport présenté par le Secrétaire général en application de la déclaration adoptée par la Réunion au sommet du Conseil de sécurité le 31 janvier 1992, Nations unies, New York, 1992, p. 12.
4 Jean Pictet, Une institution unique en son genre : le Comité international de la Croix-Rouge, IHD, Genève, Editions A. Pedone, Paris, 1985.
5 J.-C. Rufin, Le piège humanitaire, Pluriel, J.-C. Lattes, Paris, 1993, p. 338.
6 La France se dota en 1986 d’un Secrétariat d’Etat aux droits de l’homme ; en Grande-Bretagne, c’est la guerre du Golfe qui incita l’Overseas Development Administration (ODA) à devenir pour la première fois directement opérationnelle dans la fourniture de secours. En août 1991, un “Emergency Aid Department” fut créé au sein de l’ODA ; cf. Rufïn, op. cit., 1993.
7 Boutros-Ghali, op. cit., p. 38.
8 Voir Coopération au développement, Efforts et politiques des membres du Comité d’aide au développement, OCDE, Paris, 1992, p. 108.
9 A tout moment, les grands médias internationaux, en particulier les télévisions, privilégient un petit nombre de conflits ; on évoquera quotidiennement la Bosnie, mais peu l’Arménie, l’Azerbaïdjan ou le Tadjikistan. En Afrique, si la Somalie a fréquemment fait les grands titres des journaux télévisés, on a peu évoqué les conflits du Liberia, du Sud-Soudan ou de l’Angola.
10 Boutros-Ghali, op. cit., p. 8.
11 Boutros-Ghali, op. cit., p. 30.
12 La liste des treize opérations en cours en 1993 est la suivante : Yougoslavie, Cambodge, Liban, Chypre, Golan, Somalie, Salvador, Koweït-Irak, Sahara occidental, Israël, Angola, Inde/Pakistan, Mozambique. Source : “L’ingérence humanitaire”, Cooperazione, revue mensuelle du Ministère italien des affaires étrangères, 18e année, n° 126, juin 1993.
13 Résolution 46/182 adoptée le 19 décembre 1991
14 Boutros-Ghali, op. cit., p. 1.
15 Boutros-Ghali, op. cit., pp. 19-20.
16 Boutros-Ghali, op. cit., p. 26.
17 John Borton, The Changing Operational Environment of the International Red Cross and Red Crescent, a background paper prepared for the Study group on the future of the International Red Cross and Red Crescent Movement, ODI, London., 1993, pp. 84-85.
18 Ghassan Salamé, “L’ère des clivages radicaux”, in L’ingérence humanitaire”, Cooperazione, op. cit., p. 18.
19 Cornelio Sommaruga, président du CICR, Le Monde, 19 février 1993.
Auteur
Economiste, professeur, IUED, Genève.
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