Politiques démographiques et écologie
p. 61-74
Texte intégral
1Cet article1 examine l’évolution des conceptions internationales en matière de contrôle démographique depuis les années 1960. Il prétend montrer comment les milieux dominants du Nord ont passé, quant à l’écologie et à la pauvreté, d’un discours axé sur une meilleure utilisation des ressources de la planète à une position radicalement différente, celle de la stabilisation démographique qui limiterait les atteintes à l’environnement et permettrait éventuellement de faire face au problème de la pauvreté. Les méthodes qui doivent être mises en œuvre pour parvenir à cette stabilisation impliquent une intrusion physique dans la vie des populations du Sud (stérilisations massives, avortements) et non plus seulement informative. La Conférence du Caire de septembre 1994 a consacré ce principe d’intervention démographique. Mais ce n’est pas seulement un moyen de contrôler la prolifération de l’espèce humaine, contrôle qui est probablement nécessaire, c’est aussi une manière de préserver la richesse et le pouvoir des nantis, ce qui est plus discutable.
Bucarest, Mexico et le changement de paradigmes
2Dans les années 1960 et 1970, la manière d’appréhender les problèmes démographiques était soit purement économique en ce qui concerne le libéralisme (la croissance), soit essentiellement politique en ce qui concerne la gauche (il faut faire la révolution). Par contre toutes les tendances idéologiques se rejoignaient pour estimer que la régulation des naissances n’était pas un moyen privilégié, mais accessoire dans le meilleur des cas. Les marxistes de tous bords et le Vatican étaient quant à eux unis contre toute forme de planning familial. La Conférence de Bucarest sur la population mondiale (1974) avait établi une sorte de relation mécanique entre croissance démographique, développement et bien-être. Le développement avait (encore) besoin de bras, ce qui stimulait la croissance et permettait de faire face aux besoins des populations nouvelles. Dix ans plus tard la Conférence de Mexico réitérait ce credo, qui allait pourtant s’effriter sous les coups des problèmes de pollution au Nord, de stagnation de la croissance au Sud et de son ralentissement au Nord.
3Jusque dans les années 1980 cependant, les trois grands courants de pensée, le catholicisme, l’islam et le marxisme athéiste défendaient la non-intervention dans les affaires démographiques de l’humanité. Le communisme avait besoin de beaucoup de petits révolutionnaires, et souvent de beaucoup de bras pour le travail “volontaire”. Les grandes religions ont de leur côté une tendance naturelle au prosélytisme et à l’extension géographique. Ces deux points de vue humano-expansionnistes faisaient partie d’une même vision essentiellement politique de l’évolution, où un parti ou une foi doivent un jour triompher.
Un changement de paradigme allait pourtant lentement s’opérer
4Dès le début des années 1960, quelques observateurs prétendaient déjà que les problèmes qui allaient se poser n’étaient pas d’essence politique seulement mais biologique et environnementale, en ce sens que la progression quantitative constante de l’espèce humaine allait se heurter à des plafonds physiques. Ils se fondaient sur deux considérations essentielles : la mise en relation des besoins humains d’un côté, et des ressources de l’autre. René Dumont estimait en 1966 que Nous allons à la famine2, et Börgtrom écrivait crûment en 1969 “we are too many”3. Enfin, un troisième type de recherches mettait l’accent sur l’envahissement et le danger des déchets (Lebreton), la salubrité des écosystèmes (Commoner, Cousteau, Sachs4), et les pollutions croissantes, comme résultat d’une industrialisation trop poussée et irréfléchie au niveau de ses conséquences. Le travail mandaté par le Club de Rome5(1972) finissait par mettre toutes ces équations en modèle, pour prouver qu’il fallait stabiliser tous les paramètres de la croissance, mais personne n’en a fait grand cas car le Club de Rome prônait un état d’équilibre global qui supposait un frein au développement6. La pensée politique de l’époque ne pouvait accepter ce genre de raisonnement, qui est, lui, par essence non politique, bien qu’il ne soit pas apolitique.
5Les politiciens, ébranlés cependant par les critiques concernant la pauvreté et la mauvaise distribution des richesses, faisaient établir rapport sur rapport par les organismes des Nations Unies (Pearson, Brandt, Brundtland) pour prouver que le développement était possible et souhaitable partout (Pearson7), que les fruits du développement pouvaient et devaient être mieux distribués (Brandt8), et que le développement et la préservation des sites et ressources naturelles étaient tout à fait conciliables (Rapport Brundtland de 1987).
6Aucune de ces bonnes œuvres (et mauvais bouquins) ne remettait en cause le paradigme démographique, sujet politique “sensibilissime” de tous les temps, et les dogmes sur l’intangibilité du principe de non-intervention dans les rythmes de fécondité étaient sacro-saints. Certaines expériences de “planning familial” (en Asie surtout), par l’espacement des naissances, la distribution d’anticonceptionnels, voire la “stérilisation masculine en échange d’une radio” (Inde) étaient tentées, mais, sans appui massif, ces expériences restaient marginales et à effet marginal, sauf exceptions notables comme l’Indonésie9. De toute manière toutes les actions anticonceptionnelles étaient marquées par une logique de guerre froide, soit qu’il fallait freiner la multiplication des pauvres du Tiers Monde pour éviter la révolution, soit qu’il fallait au contraire favoriser la natalité par nationalisme politique, par exemple dans les pays de l’Est européen (congés maternité d’une année ou plus).
7Chez beaucoup d’économistes existait la croyance que les taux de natalité dans les pays du Sud allaient de toute manière baisser, comme cela avait été le cas en Europe occidentale et aux Etats-Unis. A cet effet il fallait cependant satisfaire à une condition sine qua non : que ces pays se développent. Cela ne paraissait nullement impossible jusqu’aux années 1980, c’est-à-dire jusqu’au deuxième choc pétrolier de 1979. Les capitaux venant des pétrodollars étaient abondants et bon marché, les crédits affluaient vers l’Amérique latine et d’autres régions, le commerce était en pleine expansion. Du coup le problème de l’équilibre population-ressources passait au second plan, puisque les capitaux frais permettaient justement d’ouvrir de nouvelles frontières de la déforestation, en Amazonie, au Sarawak, mais aussi en Inde, déjà très pelée à l’époque. En outre l’application de la recherche scientifique à l’agriculture semblait donner des résultats remarquables (révolution verte) et reléguer le problème de la faim au second plan. Pourtant dans les grandes villes les bidonvilles s’étendaient, signe de misère croissante et d’exode rural, mais le mythe du développement possible tenait bon chez les Onusiens, les technocrates, les missionnaires de tout bord10.
8L’idée que toute l’humanité peut accéder un jour à un style de vie occidental relève d’un mélange de croyance religieuse indémontrable et de pensée positiviste du xixe siècle. C’est une sorte de foi en la science (le progrès technique va faciliter les choses) et en la raison (il suffit de bien organiser le développement pour que ça marche). Mais malgré ses aspects scientistes cette croyance n’a pas grand-chose de scientifique dans le sens poppérien du terme (hypothèses-thèse, vérification, confirmation-infirmation), car les aspects contre-productifs ne sont pas sérieusement pris en compte. Ils sont minimisés ou ignorés. Ainsi pendant vingt ans a-t-on ridiculisé le problème anthropologique des “résistances culturelles au développement” (Rist et Sabelli, Latouche11), de l’épuisement des ressources naturelles et de la précarisation des conditions de vie rurales et urbaines.
9Au début des années 1980 sont apparus des écrits qui allaient encore plus loin, leurs auteurs prétendant que la “faute du non-développement” se trouvait (aussi) au Sud (Bruckner) et que ce non-développement allait provoquer l’apparition de nouveaux barbares qui tenteraient de migrer du Sud au Nord (Rufin)12. Qu’est-ce qui avait donc changé entre les années 1960 et la décennie quatre-vingt ?
Quiétudes et inquiétudes
10La conscience critique face au développement qui s’est exprimée durant les années 1970 et 1980 s’est fondée en partie sur des considérations fondamentalistes de type culturel, voire religieux, et en partie aussi sur une appréciation des conséquences sociologiques des actions de développement et des transferts de technologie. Ainsi Brigitte Erler13 s’en prend-elle avec véhémence et justesse à l’aide au développement pour montrer que ses tirs sont déviés vers des cibles de nantis et de profiteurs, tandis qu’Arghiri Emmanuel14 réfute magistralement la thèse des soi-disant besoins technologiques “adaptés” et modestes des pays du Sud du type “small is beautiful” (Schumacher15), que l’on pourrait traduire plus justement par “petit est minable”. Il apparut en effet avec éclat que les petites actions de développement et les petites technologies seules n’étaient pas en mesure de répondre aux grands défis de la croissance économique, si l’on raisonnait strictement dans une perspective de développement.
11La deuxième considération qui s’affirme comme incontournable est celle de la dégradation des écosystèmes, de la réduction de la biodiversité (Auroi 199216), de la pollution des océans et des sources d’eau en général, et surtout de l’avènement de phénomènes globaux, c’est-à-dire planétaires, comme l’effet de serre et la destruction de la couche d’ozone ainsi que l’augmentation de certains gaz toxiques à doses trop élevées, qui mènent à un réchauffement général (Legget 199017). Même l’industrie emboîte le pas, fait connaître des positions proécologiques bien que non désintéressées comme celles du Business Council for Sustainable Development (Schmidheiny18) et surtout améliore ses rendements énergétiques, dans certains cas de près de 40 %. La Conférence sur l’environnement et le développement de 1992 à Rio marque ainsi l’aboutissement de deux décennies de réflexions et de constatations qui, après la Conférence de Stockholm, ont permis une prise de conscience généralisée des limites de la planète.
12Un troisième type de recherche tente alors de calculer les impacts écologiques (dégradation et épuisement des ressources) dans des cas de scénarios de croissance, quoique modeste, des pays du Sud, et même dans l’hypothèse d’une réduction du bien-être moyen des pays riches. Paul Ekins19 révèle entre autres que toutes les hypothèses montrent qu’un quadruplement de la consommation jusqu’en 2050 ne représenterait que 20 % de la consommation du Nord à cette date, celle-ci étant restée constante. Par contre la charge pour l’environnement devrait être réduite de 79 % pour ne pas provoquer de catastrophe écologique. Le rapport Brundtland est ainsi sérieusement contesté, moins de dix ans après sa parution. Il n’est pas possible de garantir le développement durable.
13En quatrième lieu l’événement majeur de la chute de l’empire soviétique a révélé qu’un des présupposés de base du développement (l’organisation) était vicié, et que même un parti fort n’arrive pas à perdurer et à régner face à la montée des envies de consommation, de l’individualisme, de la corruption et de la soif de participation.
14Cinquièmement il ne faut pas oublier ce qui est arrivé récemment, c’est-à-dire la recrudescence des famines en Afrique, dans certaines parties de l’Inde, et les conflits innombrables de type ethnique ou factieux qui ont éclaté (Liberia, Somalie, Bosnie, Rwanda, Algérie). Certes le recul manque pour interpréter correctement ces événements, mais il est sans hésitation possible de dire que le couple “ressources limitées et besoins élevés” a joué un rôle certain. On se trouve dans plusieurs pays en face de conflits pour la survie de telle ou telle couche de la population par rapport à une autre, quels que soient le prétexte ou la forme de ce conflit (religieux, ethnique, de classe, etc.). Dans bon nombre de ces affrontements, et surtout en Bosnie et au Rwanda, l’analyse politique n’est pas suffisante devant des génocides à grande échelle. Il y a lutte pour le Lebensraum20. L’exode est une des variantes de l’impossibilité à imaginer l’avenir à un endroit donné. La quête désespérée de la terre promise des Haïtiens et des Cubains illustre dramatiquement ce déséquilibre entre aspirations et réalités, même si dans certains cas ce ratio symbolique n’a rien à voir avec la définition précise d’une relation homme-terre, ou densité démographique. Les seuils ne sont pas l’élément essentiel, ni la notion ambiguë et dangereuse de Lebensraum, car les deux sont sujets à discussion et à définition. Ce qui importe c’est que les diasporas modernes sont des réalités, et qu’elles sont générées par une certaine perception de la sécurité matérielle et sociale de celui qui s’en va. L’accentuation des exodes ces dernières décennies montre simplement que ces conditions de sécurité se dégradent rapidement.
15Enfin l’apparition ou la réapparition des grandes épidémies telles que le Sida, la malaria et le choléra ont révélé la fragilité sanitaire d’une population en trop forte croissance et en situation de précarisation accentuée et donc de déplacement.
16En ce temps de malheurs répétés, les organismes internationaux ont de la peine à faire face à la situation. Ayant vécu depuis trente ans sur l’idée que le monde se construisait lentement, à l’Est comme à l’Ouest, les politiciens n’arrivent pas encore à saisir que ce même monde s’écroule. Nous sommes en train de changer radicalement de situation de base et nous raisonnons encore comme si nous étions dans une société du “bientôt le bien-être”. Il est certain qu’au vu des illusions du passé cela va être dur de se mettre dans la tête qu’il va falloir changer de paradigmes, réviser nos attitudes fondamentales face à nos projets de vie, nos rythmes du quotidien, notre notion de la sécurité, etc. Il faudra probablement que nous abandonnions notre croyance en une science toute puissante, en un Etat fort et efficace, au dogme du plein emploi, etc. Dans les pays du Nord nos quiétudes vont peu à peu se transformer en inquiétudes, si ce n’est déjà fait. Dans le Sud il y a quelque temps déjà que l’inquiétude est devenu un art de vivre.
17La réalité inéluctable de ces prochaines décennies est que la population mondiale va croître de manière phénoménale, qu’elle doublera d’ici l’an 2050 si rien ne change ; la deuxième certitude est qu’elle croîtra beaucoup plus dans le Sud que dans le Nord, et que la population du Nord ne représentera guère plus de 18 % de la population totale mondiale dans 50 ans ; la troisième constatation est que la croissance sera surtout urbaine. A partir de ces évidences, les Onusiens ont commencé à élaborer des scénarios dont la grande majorité sont catastrophistes. Ils sont alarmants pour l’espèce humaine, mais aussi pour toutes les autres espèces et la biocénose dans son ensemble. Tous les symptômes déjà décelables comme les guerres interethniques et interétatiques, la recrudescence des épidémies, la reprise de la mortalité, surtout infantile, le manque de nourriture et d’eau, la violence et la délinquance urbaines, les ravages de la drogue, l’épuisement dans certains cas total des réserves naturelles végétales, la dégradation irréversible de nombreux sites, etc., tous ces phénomènes déjà présents vont être décuplés dans le Sud et dans certaines zones sinistrées du Nord.
18Les scénarios catastrophes conduisent naturellement à s’interroger sur les mesures à prendre pour essayer d’éviter cette implacable logique d’autodestruction de l’espèce humaine. Depuis la Conférence du Caire (1994), le paradigme de l’ingérence démographique s’est imposé aux “vieux” paradigmes du développement et de la répartition. D’une manière plus globale l’ingérence internationale dans les affaires écologiques et sociales d’un pays ou d’une région quelconque est admise. Les fondements de cette intervention peuvent cependant relever de présupposés philosophiques parfois divergents, mais qui dans le contexte de l’explosion démographique sont complémentaires.
Les fondements de l’ingérence démographique : malthusianisme, darwinisme social et “humanisme”
19La première attitude, encore peu répandue, est une sorte de résurgence du malthusianisme, considérant que selon la quantité de ressources nécessaires à l’homme, son espèce va se réguler d’elle-même, croître ou décroître selon les stocks de nourriture et d’autres denrées. Pendant des décennies le mal-68 thusianisme n’a pas eu de disciples bien fervents car dans l’euphorie de la croissance, des progrès de la médecine et de la révolution verte on considérait que les aliments à disposition seraient bien suffisants même à long terme. Actuellement nous ne pouvons plus être si sûrs que l’alimentation sera assurée pour une population de 12 milliards d’individus, et nous pouvons être certains que dans bon nombre de cas de déstabilisation (guerres) les récoltes seront insuffisantes. La famine réapparaît donc comme un facteur important, qui va influer inexorablement sur les taux de fécondité et de mortalité postnatale, car l’assistance médicale est également en chute libre devant l’ampleur des besoins. Les autres ressources devenant également rares, surtout l’eau, mais aussi l’espace, la salubrité de l’habitat, les conditions thermiques, les facteurs aggravants d’une mortalité en hausse et d’une natalité en baisse sont devenus plus nombreux. La relation croissance-chute de la natalité n’aura plus de sens car la croissance elle-même va être trop faible ou négative pour qu’elle puisse fonctionner. Mais elle sera en quelque sorte relayée dans ses effets par une nouvelle relation pauvreté-baisse de la fécondité et de la natalité, accentuée peut-être par des facteurs culturels tels que le niveau d’éducation, à condition que l’on réussisse à l’élever chez les jeunes. La question reste posée de savoir dans quel laps de temps des effets de ce type peuvent se faire sentir. Il est certain que plus la masse de population de base est importante plus les effets de régulation sont lents à apparaître.
20Le darwinisme prétend que la sélection des espèces animales se fait par la compétition pour l’adaptation au milieu et aux changements de ce milieu. Les individus les plus aptes morphologiquement et physiquement seront épargnés par de brusques changements de climat, ou d’accès aux ressources, et développeront des traits spécifiques qui leur permettront de s’adapter à ces nouvelles conditions. A terme de nouvelles espèces apparaîtront, avec des caractéristiques distinctes de la souche de départ.
21Dans l’hypothèse de bouleversements importants dans les ressources nécessaires à l’homme, les plus “forts” tireront leur épingle du jeu. Dans ce cas les plus forts seront aussi les plus riches, les plus influents et les mieux éduqués. Il s’en suivra une accentuation des conflits sociaux, car les pauvres et les faibles ne vont évidemment pas mourir comme des mouches sans tenter aussi d’avoir accès aux ressources devenues rares.21 Certains groupes de pouvoir tenteront de s’approprier les sources d’eau par exemple, comme les multinationales de l’alimentation le font déjà, ayant compris bien avant tout le monde quels facteurs vont se raréfier. Certains groupes humains, dépourvus de tout, tenteront d’émigrer vers des régions plus riches, mais il n’y en aura plus guère, et leur survie sera compromise. D’autre part, les plus nantis vont défendre leurs acquis et leurs avantages naturels, fermer la porte aux “nouveaux barbares” (Rufin22), et développer leur armement pour se défendre. Ils seront soumis à toutes sortes de pressions pour qu’ils acceptent les migrants, comme dans le cas Cuba-Etats-Unis, au nom de la morale universelle et des droits de l’homme. Dans la mesure où les “droits de l’homme” sont justement une notion créée dans le Nord par une bourgeoisie triomphante, les inquiétudes et la précarisation des conditions de cette même bourgeoisie risquent de la conduire à réviser son “code d’honneur” ou à faire fi de ses beaux principes comme la liberté de voyager, d’établissement, le droit à l’aide sociale, etc. A cela les pays et groupes de pouvoir des régions les plus pauvres vont répondre par toutes sortes de pressions terroristes, de boycottage si c’est possible, de durcissement idéologique et religieux, de fanatisme dans tous les cas.
22Dans le Sud les milieux au pouvoir tenteront de garder leurs acquis socio-politiques, voire de les étendre au détriment de leurs propres pauvres, et se montreront complices des politiques anti-natalistes du Nord.
23Un troisième type de réaction face à la crise mondiale bio-écologique est celle des humanistes, ce terme étant utilisé ici dans un sens se rapprochant plus de l’humanisme chrétien responsable d’Emmanuel Mounier que de l’existentialisme individualiste de Sartre. Les humanistes sont des optimistes qui pensent qu’il faut avant tout préserver des équilibres sociaux, des statu quo. Ils ont profondément foi en l’Homme comme être exceptionnel et unique, qui se distingue ontologiquement des autres espèces végétales et animales, et a par conséquent, en tant que roseau pensant, des droits sur les autres espèces. Les problèmes qui se posent doivent être résolus en faisant appel à la raison de cet être exceptionnel, qui moyennant de bonnes explications, ne saurait faire autrement que de comprendre. La culture doit donc être développée, comprise comme éducation et formation aux valeurs humanistes de liberté, d’égalité et de fraternité. Cette philosophie somme toute classique (et française) “justifie” l’ingérence de par son contenu lui-même, considéré comme bon universellement. Elle peut aussi justifier l’ingérence écologique, notamment lorsque les bouleversements écologiques deviennent théoriquement dangereux pour l’équilibre social. Mais elle n’accorde pas trop d’importance aux déséquilibres écologiques fondamentaux, puisque la raison humaine saura rapidement corriger les erreurs, cette raison étant également répandue chez tous les individus quelle que soit leur culture. Il y a donc dans cette approche, de type Kouchnérienne, ou Ferriste23, une certaine volonté de nier la question des déséquilibres de fond (homme-ressources), sous prétexte que tout problème est mineur par rapport aux possibilités mentales que l’homme a de les résoudre. Il suffit “d’y aller”, et les sorties de ministres français à Sarajevo et au Rwanda s’apparentent aux prouesses d’un chevalier Baillard. Quant aux ressources, notamment énergétiques, il “n’y a qu’à” les augmenter, notamment grâce au nucléaire. Pour le reste, c’est-à-dire les problèmes urbains, alimentaires, sanitaires, de la délinquance, ils sont certes inquiétants, mais également maîtrisables par la planification. La variable démographique n’est pas considérée comme vraiment essentielle, sous prétexte que la France est “peu peuplée” (prétendait Michel Debré) et qu’ailleurs il existe encore des régions presque inhabitées. On ne se pose pas la question de savoir pourquoi elles sont ainsi dépeuplées.
24De fait l’intervention humaniste ne se fait que rarement au profit de tout le monde de manière socialement indifférenciée. Elle est forcément ciblée au profit d’un groupe qu’il s’agit de protéger parce qu’il est perçu comme menacé (la France soutenant les Hutus au Rwanda), et qu’en même temps l’on veut promouvoir politiquement. Aussi l’intervention humaniste se rap-proche-t-elle du darwinisme social, avec cependant un contenu social plus flou au profit de visées culturelles plus larges (un peuple, une ethnie).
Effets combinés explosifs
25Le néo-malthusianisme combiné au post-darwinisme dira que la régulation naturelle de l’espèce humaine viendra d’un double processus de limitation des ressources (nourriture, eau, espace) et d’apparition d’anciennes et de nouvelles maladies largement mortelles. L’urbanisation à outrance pousse à cette combinaison infernale. Nous savons par les essais faits en laboratoire avec des rats que tout surpeuplement progressif d’un milieu fermé, ou relativement fermé, produit chez une population animale des réactions déviantes, qui vont de l’agressivité exacerbée aux perversions sexuelles et à la guerre ouverte, en passant par toutes sortes d’autres réactions extrêmes, et naturellement à l’apparition de maladies infectieuses qui s’étendent rapidement. Les architectes américains se sont notamment fondés sur ces expériences pour essayer de concevoir des habitats intérieurs qui évitent les trop fortes tensions entre membres d’une famille. On n’a malheureusement jamais vraiment tenté de penser ce type de problème au niveau urbanistique, sauf pour les cités radieuses de Le Corbusier, mais où l’accent est mis plus sur l’accès vers l’extérieur physique (air, soleil, espace) que sur l’aménagement intérieur social. En outre les tendances “naturelles” à l’urbanisation massive, à la création de mégalopoles n’ont jamais été remises pratiquement en cause, sauf par les régimes communistes, qui ont essayé de stabiliser leurs populations rurales, mais avec des succès mitigés.
26De toute manière tout aménagement, toute urbanisation exclusive, fermée, bétonnée, coupée de la nature et économiquement pauvre ne peut qu’engendrer chez ses habitants des sentiments de frustration. Les plus beaux camps de réfugiés, les ghettos de New York, les banlieues françaises, la bande de Gaza, les rues de Calcutta ne seront jamais que des lieux de douleur, de regrets, et de culture de la haine et de la vengeance. L’hygiène se dégradant (les maladies infectieuses sont en recrudescence partout), la peste et le choléra sont réapparus dans le Sud.24 Ces deux vieux fléaux de l’Europe, avec la tuberculose et la syphilis, reviendront inévitablement aussi dans les pays du Nord, par la prolifération des ordures dans les quartiers pauvres des grandes villes, donc des rats, et ce sera La Peste.
27Dans ce contexte globalement déprimé, les guerres pour la survie seront très meurtrières, chaque groupe cherchant à s’en tirer au détriment des autres groupes.
28Ce scénario catastrophe a quelques risques de se produire, même s’il ne sera probablement jamais généralisé. Mais sa mise en échec globale demandera des efforts importants avant25 qu’il ne s’étende trop, donc des politiques de déconcentration urbaine, des dépenses d’hygiène (et non pas de santé) accrues, des transferts de population, un accroissement de la production. Cela ne sera pas suffisant dans l’optique malthusienne et darwinienne, et les interventions de sauvetage humanitaire resteront un modeste palliatif. Il n’y a dès lors plus qu’à s’attaquer au “vrai” problème de tous ces maux, la croissance des populations elle-même, puisque les autres politiques n’ont pas connu le succès escompté.
Le Caire ou la reconnaissance du droit d’ingérence démographique
29La Conférence du Caire de 1994 sur la démographie et le développement a marqué une rupture radicale par rapport au passé, car elle a consacré le droit d’un pays et même de l’humanité entière à la régulation quantitative de la population. Le débat sur la contraception a entraîné la défaite du Vatican et des intégristes musulmans, et surtout donné une base juridique internationale à tous les avorteurs et ligateurs de trompe en puissance. Toutes ces ONG du Nord soucieuses de limitation des naissances pourront maintenant se targuer du principe de “reproductive health care”26 pour conseiller et financer les hôpitaux du Tiers Monde dans leurs interventions stérilisantes directes, et entreprendre de vastes campagnes contraceptives.
30Mais les Etats pourront aussi peu à peu utiliser l’argument démographique comme conditionnalité de leur aide. Les crédits seront ventilés selon l’évolution des taux de fécondité et de natalité et des efforts entrepris pour les faire baisser.
31L’ingérence démographique se fondera aussi sur les arguments écologiques, à savoir la préservation des ressources rares comme la terre et l’eau, et sur l’argument économique, l’amélioration du bien-être pour tous, c’est-à-dire pour ceux qui restent.
32Il aura donc fallu près de trente ans de lutte pour que le Nord WASP27 impose son point de vue qui est celui de la préservation de ses propres intérêts de groupe humain riche et dominateur. Ayant fait reconnaître la nécessité de s’appuyer prioritairement sur le paradigme de l’ingérence démographique, il peut maintenant passer à la pratique de cette ingérence, pour maintenir son propre niveau de vie. Les programmes de plusieurs fondations américaines sont déjà réorientés vers le contrôle des naissances, le planning familial et l’éducation sexuelle des jeunes filles.28
33Sera-ce suffisant pour arrêter la croissance exponentielle de la population du Sud ? Sera-ce surtout un moyen d’arrêter les guerres entre groupes humains et pays, pour faire baisser le fanatisme et la violence ? N’est-ce pas trop tard ? Toutes ces questions seront celles de demain. Il n’est pas très utile de vouloir y répondre de manière prospective, car il n’y a pas de mécanismes de régulation uniques et automatiques. Ce n’est pas parce que le taux démographique a chuté fortement au Québec depuis les années 1960 que le Québec est moins nationaliste. L’Iran fondamentaliste a fait baisser son taux de fécondité de 1 point. La démographie ne peut tout expliquer, quel que soit l’angle sous lequel on se place, malthusien, darwinien ou humaniste. En l’occurrence la seule conviction que l’on peut avoir après la Conférence du Caire, c’est que le Nord s’apprête à maîtriser la variable démographique, mais qu’en ce qui concerne la préservation durable des ressources l’après Rio ne connaît rien d’aussi radical. Les forêts continuent d’être allègrement défrichées, la biodiversité est surtout utilisée pour les laboratoires pharmaceutiques, les Etats-Unis et d’autres pays ne veulent pas taxer les émissions de gaz de voiture, bref le Nord ne veut pas changer de mode de vie ni de modèle de consommation. Il table sur son vieillissement interne (piètre perspective) et sur le containment du Sud grâce à l’impeachment démographique. Pari douteux, pour le moins.
Notes de bas de page
1 Je dédie ce court essai à la mémoire de mon père, qui a su me rendre prudent face à des hypothèses non vérifiables.
2 Dumont, René et Rosier, Bernard, Nous allons à la famine, Paris, Le seuil, 1966.
3 Börgtrom, Georg, Too many. A Study of Earth’s Biological Limitations, New York, MacMillan, 1969, 368 p.
4 Commoner, Barry, La pauvreté du pouvoir. L’énergie et la crise économique, Paris, PUF, 1980, 176 p. ; Sachs, Ignacy, Stratégies de l’écodéveloppement, Paris, Les Editions ouvrières, 1980, 140 p. Les dates de parution des livres principaux de ces auteurs sont postérieurs à l’élaboration de leurs théories, surtout pour les éditions françaises.
5 Appelé le “Rapport Meadows”. Meadows D., Donella H., Dennis L., Randers, Jorgen, Behrens, William W. III, The Limits to Growth. A Report for the Club of Rome’s Project on the Predicament of Mankind, New York, Potomac Associates, 1972, 205 p. La traduction française a le titre plus significatif de “Halte à la croissance” (Fayard). Il faut aussi signaler le rôle important d'un ouvrage comme La bombe P de Paul R. Ehrlich (Les Amis de la terre, Paris, J’ai lu, 1972) qui chiffrait le nombre de Terriens à 7 milliards en l'an 2000. Le compte y sera sans doute presque.
6 Cet état d'équilibre global est caractérisé par trois principes: 1. Les taux de natalité et de mortalité sont équilibrés et l'investissement nouveau est égal au taux de dépréciation des installations. 2. Tous les taux d'input – naissances, décès, investissement et dépréciation – sont maintenus au minimum possible. 3. Les niveaux de capital et de population et le ratio des deux sont fixés selon les valeurs de la société. Ils peuvent être ajustés en fonction du progrès technique (pp. 173-174 The Limits of Growth, op. cit.).
7 Pearson, Lester B. (sous la direction de), Vers une action commune pour le développement du tiers monde, Rapport de la Commission d'étude du développement international, Paris, Denoël, 1969, 512 p.
8 Brandt, Willy (sous la direction de), Nord-Sud: un programme de survie, Rapport de la Commission indépendante sur les problèmes de développement international, sous la présidence de Willy Brandt, Paris, Gallimard, 1980, 343 p.
9 En Indonésie, le plus grand pays musulman du monde avec 189 millions d'habitants, le taux de croissance est tombé entre 1970 et 1994 de 2,5% à 1,51%. Le succès du programme de planning familial a sans doute quelque chose à voir avec le régime fort du général Suharto qui n'a pas cédé aux pressions fondamentalistes. Aux Philippines, pays catholique d'Asie où l'Eglise a imposé ses vues, le taux de croissance est encore de 1,93%.
10 Jean Fourastié était pourtant conscient dès le début des années 1960 qu'il y avait un optimum théorique de population. Il écrivait en 1972 dans la postface à son livre Les 40000 Heures (Paris, Médiations, 1972, seconde édition): “Ce qui est capital, c’est que, actuellement, et sans doute pour une assez longue période, il n’y a plus de mécanisme automatique et naturel qui limite la croissance démographique des hommes. Celle-ci doit être contrôlée par l’homme même, c’est-à-dire par des décisions politiques” (pp. 249-250).
11 Gilbert Rist, Fabrizio Sabelli et al., Il était une fois le développement... collection “Forum du développement” Lausanne, Editions d’en bas, 1986 ; Serge Latouche, Faut-il refuser le développement, Paris, 1986.
12 Pascal Bruckner, Le sanglot de l’homme blanc, Paris, Le Seuil, 1983, 310 p. ; Jean-Claude Rufin, L’empire et les nouveaux barbares, Paris, J.- Cl. Lattès, 349 p.
13 Brigitte Erler, L’aide qui tue. Le récit de ma dernière mission d’aide au développement, Lausanne, Editions d’en bas, 1987.
14 Arghiri Emmanuel, Technologie appropriée ou technologie sous-développée ? Paris, P.U.F, IRM, 1981, 200 p.
15 E.-F. Schumacher, Small is beautiful, a study of economics as if people mattered, London, Abacus, 1974, 255 p.
16 Claude Auroi, La diversité biologique, la vie en péril, Genève, Georg Editeur, 1992, 126 p.
17 Jeremy Legget (ed.), Global Warming, the Greenpeace Report, Oxford-New York, Oxford University Press, 1990, 554 p.
18 Stephan Schmidheiny, Changer de cap : réconcilier le développement de l’entreprise et la protection de l’environnement, Paris, Denoël, 1992, 392 p.
19 Paul Ekins, “Sustainable development and the economic growth debate”, Roundtable, University of Geneva, Oktober 17-18, 1991.
20 Cette notion doit être utilisée avec précaution et dans le sens originaire du géographe allemand Friedrich Qatsel (La géographie politique, les concepts fondamentaux, Paris, Fayard, 1987, 220 p.), un espace géographique suffisant pour qu’un groupe humain survive décemment au niveau technologique et organisationnel existant. Sa connotation national-socialiste d’espace naturel “d’expansion” du peuple allemand n’est évidemment pas celle que nous lui donnons.
21 Nous n’entrerons pas ici dans une discussion sur le socio-biologisme, bien qu’il y ait dans le socio-biologisme des éléments d’analyse pertinents. Les solutions eugéniques ne sont pas forcément les conclusions logiques de cette théorie, qui n’est pas une stratégie d’action. Les théories eugéniques modernes sont bien plutôt le fait du moralisme et fondamentalisme d’essence protestante, virulent aux Etats-Unis et qui a aussi marqué fortement le mouvement féministe.
22 J.C. Rufin, L’empire et les nouveaux barbares, Paris, op. cit.
23 Luc Ferry dans Le nouvel ordre écologique (Paris, Grasset, 1992, 275 p.) traite les écologiste purs et durs de fascistes et fait état notamment de soi-disant filiations ou connivences entre le fascisme allemand et les mouvements de protection de la nature. Cette thèse totalement exagérée est cependant extrêmement pernicieuse car elle conforte le ronronnement des humanistes et intellectuels français qui persistent à ne se battre que sur le front des droits de l’homme, comme Bernard-Henry Lévy, et non sur les droits de l’homme et de la nature.
24 Le choléra a fait des milliers de morts au Pérou en 1991, la peste est réapparue en Inde. Le choléra menace l’Albanie et d’autres pays à conditions d’hygiène insuffisantes.
25 Les coups (par coup) de la nouvelle aide humanitaire du type Kouchner, corps de catastrophe ou corps expéditionnaire français au Rwanda sont les preuves de la non-existence ou de l’échec de politiques de développement cohérentes et planifiées à long terme. Le drame du Rwanda est le résultat d’un mélange de natalisme catholique béat et naïf et de géopolitique française aberrante.
26 Nouveau concept difficilement traduisible en français. Littéralement : “soins de santé de la reproduction”.
27 WASP : White Anglo-Saxon Protestant, le sommet de la hiérarchie sociale aux Etats-Unis.
28 Un cas de changement de programme de financement de ce type est arrivé au Pérou. Le responsable d’une ONG a été averti qu’il allait recevoir des fonds d’une fondation américaine pour des programmes éducatifs et sociaux liés à la maîtrise démographique, mais par ailleurs les fonds qu’il devait recevoir pour son programme de développement rural ont été brutalement coupés, sans explication.
Auteur
Professeur, IUED, Genève
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