Lorsque les évidences reposent sur des fictions
p. 133-139
Texte intégral
1Marie-Dominique Perrot : En tant que volontaire des Nations Unies, vous venez de passer 4 ans en République Centrafricaine. Pourriez-vous dégager quelques uns des traits saillants de cette expérience de coopération ?
2Honoré Kponton : Ce qui me frappe au premier chef, c’est la manière dont la problématique des besoins est traitée. En réalité, les besoins ne sont pas problématisés. Lorsque l’on énumère ce dont les populations ont besoin, l’accès à l’eau potable, les écoles, la santé, bref, le développement, qui oserait, sans se faire taxer de cynique, aller à l’encontre de ce “listing des besoins” ? Mais c’est là justement où se situe le mythe. Du fait que nous ne pouvons dénier aux éléments du listing leur nature de besoin, il en découle qu’automatiquement, l’obligation d’y répondre apparaît comme une évidence. A l’UNICEF, comme ailleurs, nous partons généralement d’une analyse de la situation afin de dégager les “besoins” de la population. Mais le chemin pour arriver à leur définition est déjà balisé, le parcours est tracé, il est incontournable. Quand bien même, on prétend faire l’analyse de la situation avec les populations.
3Pourriez-vous expliquer en quoi le parcours, comme vous dites, est balisé, ?
4Le mandat de l’UNICEF est la survie, la protection et développement de l’enfant, du couple mère-enfant, de la femme. C’est déjà un premier balisage. Partant toujours de cette triple prémisse - survie, protection, développement – il est normal que le premier besoin dont on crédite l’enfant soit la santé. Or qui dit santé, dit – entre autres – programme d’eau et d’assainissement, hydraulique villageoise. De même pour la femme, on part du besoin évident de santé pour arriver à celui d’éducation, dont on fait ensuite découler celui de l’alphabétisation. Le cadre des activités est ainsi posé d’emblée à travers ce regard sur les besoins, propre à l’organisation. On n’y peut rien. Le problème c’est que, même à ce niveau de base, le besoin est exprimé par les développeurs, c’est de nous qu’il émane, et certainement pas des populations. A partir de là, les techniciens du gouvernement cherchent à donner une couleur locale à ces besoins. Ils font référence au peuple, au pays, au sentiment national... Les technocrates ont recours à des subterfuges auprès des populations pour qu’elles adhèrent aux projets, aux programmes, définis par les besoins. Les expressions convenues sont dès lors celles de développement participatif, de développement communautaire, d’incitation à la participation, de développement durable, etc.
5Comment est mise en place, en marche, la participation ?
6Tous les programmes ont un volet IEC (information, éducation, communication), chargé d’assurer la mobilisation sociale. A l’aide des techniques de communication, l’organisation parvient à impliquer les populations, à les intéresser et à susciter leur adhésion à tel ou tel programme. Mais la participation n’a pas vraiment de contenu. Dans l’hydraulique villageoise, j’ai pu constater que les animateurs vont dans les villages et proposent aux populations de cotiser en vue d’obtenir le forage, le puits en question. C’est lorsque l’animateur a pu rassembler le maximum d’argent que l’on dit qu’il y a participation communautaire. J’estime que pour que celle-ci puisse véritablement exister, il devrait y avoir participation à la décision, à l’exécution du forage, au partage des bénéfices qui émanent du projet. Alors que sur le papier, la théorie de la participation prend en compte la dimension ethno-anthropologique de l’investissement des populations dans les activités, en réalité dans la pratique, la participation se borne à une cotisation effectuée auprès des populations.
7Comment les habitants du village en viennent-ils à accepter de cotiser ?
8Tous les programmes de développement communautaire ont un animateur formé, qui sait parler aux populations, qui sait les rassembler et qui leur posent le problème du jour. Toutefois, l’animateur peut rencontrer beaucoup de réticence. Les villageois se plaignent en disant : “Toutes sortes de gens nous proposent des choses différentes. Entendez-vous d’abord entre vous et puis venez nous voir”. Un des problèmes consiste dans le fait que plusieurs agences de développement parcourent de pays et ont toujours la seule et même cible, si bien que quelque part ces gens finissent par se sentir agressés et développent toute une série de résistances. On assiste à une prolifération de “mensonges”. Le village dit “oui”, puis “non”, et puis on ne sait plus si c’est oui ou non. S’ils acceptent le programme, cela ne signifie pas qu’ils faciliteront son exécution. Il faudrait analyser ces résistances en profondeur.
9Mais les populations finissent par adhérer au projet...
10Elles acceptent l’idée du puits. Il y a suffisamment de techniques d’animation pour assurer cette adhésion. Animation par comparaison avec ce qui se passe dans le village voisin : “Vous voyez dans le village d’à côté, ils ont déjà leur puits, les enfant boivent de l’eau potable, les maladies liées à l’eau sont en régression, etc.” Animation par témoignage. Les gens viennent d’un autre village pour persuader les autres du bien-fondé du programme. On rencontre toutefois des difficultés. Lorsque le village n’arrive pas à cotiser en raison de son manque de moyens. Dans ce cas-là, on le laisse à l’écart. Parfois, un village refuse le programme parce qu’il a été échaudé par une autre intervention. Il a perdu confiance. Ou bien, il y a des désaccord au sein du village, quant à la zone d’implantation du puits. Mais on arrive facilement à surmonter ces difficultés dans la discussion avec la population. Pour cela, il faut un bon animateur. Et n’oublions pas les médias étatiques, surtout la radio rurale, qui jouent un rôle important de confirmation des propos de l’animateur auprès des populations.
11Peut-on dire qu’aujourd’hui, les problèmes liés à l’eau ont trouvé leur solution en RCA ?
12Aujourd’hui, les fonds manquent pour le programme hydraulique. Il est vrai que la décennie de l’eau est passée et que les bailleurs de fond ne sont plus intéressés autant à l’eau, de ce fait-là. Et puis les fonds qui étaient disponibles ont servi surtout à des études et au renforcement des capacités nationales dans le domaine plutôt qu’à la multiplication des ateliers de forage sur le terrain. Je ne peux même pas appeler ceci des contradictions, c’est comme ça, car cela ne peut pas être autrement.
13Toujours est-il que pour le gouvernement la population a besoin d’eau potable, point. Pourtant, la République centrafricaine pourrait faire des envieux de par toute l’Afrique. Car voilà un pays dont les potentialités en eau sont énormes. On peut y faire 3 à 4 récoltes de maïs par année. Ce pays pourrait être le grenier de l’Afrique, de ce point de vue.
14Si les contradictions ne sont pas toujours visibles, serait-ce parce qu’elles sont occultées par des fictions qui s’imposent en tant qu’évidences ? Comment s’accommode-t-on de cette situation lorsque l’on travaille sur le terrain ?
15En effet, parce que notre agence travaille avec le gouvernement, la porte est ouverte à une situation que je qualifierais d’évanescente. Je m’explique. Le gouvernement, c’est quoi ? Pour nous, ce sont des départements ministériels avec leurs techniciens. Ces derniers se retrouvent avec l’UNICEF pour élaborer l’analyse de la situation. Et c’est à partir du document qu’ils auront produit que toutes les activités vont être menées. Or, le document tient déjà de la fiction. C’est le règne de la langue de bois, celui des phrases qui ne signifient rien, mais qui doivent absolument y figurer. Il serait intéressant de faire des analyses de contenu des documents de programme produits par les agences de développement. Dans tous les pays, on commence par cela, à l’analyse de la situation avant de passer au programme. C’est dans ce document que “la santé” s’introduit avec ses chiffres, vrais ou faux, là n’est pas la question ; l’hydraulique villageoise et le développement communautaire s’imposent avec leurs problèmes et leurs fantasmes. L’éducation arrive en compagnie de ses mythes, et cet ensemble se retrouve dans le même document. A partir de ce moment, on passe au programme qui est soumis aux hautes autorité de l’administration, au siège. Puis, le programme est accepté, avec son budget. Disons, un million de dollars. Très vite, nous sommes amenés à faire deux listes : le Cash Call Forward et le Supply Cash Forward. Ces deux listes font le compte, la première des per-diem, compensation, pour les agents de développement, les animateurs, les techniciens, etc. ; la seconde, des véhicules, du carburant, des vaccins, des médicaments, bref du matériel nécessaire au programme. Du million une fois passé par ces listes, combien parviendront effectivement aux populations ? Elles bénéficieront certes des prestations et des services. Mais les dollars eux-mêmes sont drainés au passage par les agents du gouvernement, puisque ce sont eux qui exécutent le programme sur le terrain. Le discours de l’agence est émaillé de formules incantatoires sur la survie, la protection et le développement de l’enfant, formules obligées et dont on attend des résultats, comme par magie.
16La force des évidences (celle en particulier des “besoins”), rend difficile, dans la pratique, le repérage de la fiction, la mise en lumière de cet espèce de leurre généralisé.
17Du côté du réel, qu’est ce que les gens attendent ? Comment s’y prendre pour faire participer les gens autrement qu’en les faisant cotiser ? Quel serait, selon vous, le domaine prioritaire dans lequel travailler ?
18Pour ce qui concerne la RCA, sans aucun doute, j’irai dans l’agriculture. Voici un pays où l’hydrométrie et l’hygrométrie sont extraordinaire, où les terres sont excellentes Mais malheureusement, l’outil aratoire est beaucoup trop élémentaire, sans aucune efficacité. La petite houe utilisée ne fait que gratter la surface du sol. Dans ce domaine, beaucoup de choses pourraient être faites pour permettre aux populations de produire ce qu’elles savent produire et de mettre à disposition ce qu’elles produisent.
19Est-ce qu’en commençant modestement par un changement technique de petite envergure, on aurait une chance de répondre aux besoins que les populations expriment ?
20Est-ce que des populations ont jamais exprimé des “besoins » ? Oui, et les “besoins” qu’elles expriment sont précisément ceux qu’on leur propose “d’exprimer”. Mais cette affaire d’outils aratoires, ça rentre dans quelque chose de plus interne, propre aux paysans, aux hommes et aux femmes, plus près du sol, dans tous les sens du terme. Et le jour où le paysan demandera à acquérir un outil performant, une daba burkinabé au lieu de la petite houe avec laquelle ils travaillent, certaines choses pourraient changer. Mais ils ne demandent pas à changer. Il y a eu beaucoup d’enquêtes. Curieusement, les résultats correspondent toujours à ce que l’on est prêt à, ou capable de leur “proposer”. Ils ne formulent pas de besoins de façon spontanée.
21Mais par exemple, l’accès à l’eau potable ne correspond-il pas un besoin formulé ?
22Non, ce “besoin” est exprimé par le ministère de l’hydraulique. Si je suis éducateur, je trouverai sur le terrain le besoin d’éducation. Si je suis hydrogéologue, je trouverai le besoin en eau et ainsi de suite. Chaque organisation amène ses propres besoins et les transforme en besoins des populations. Ce n’est pas très nouveau, mais c’est comme cela. Est-ce qu’il y aura quelque chose de nouveau d’ici 10 ans par exemple ? Les programmes seront-ils toujours les mêmes, habillés différemment ?
23Je ressens l’organisation comme tournant sur orbite, sans réel contact avec la planète réelle, la vie des gens. Le développeur a toujours peur d’entendre des réponses auxquelles il ne s’attend pas et qui ne correspondent pas à ce qu’il est en mesure d’apporter.
24Diriez-vous que l’approche des ONG se distingue de celle des Organisations internationales ? Y a-t-il aussi cette impression d’un engrenage qui tourne à vide ou est-ce différent ?
25La situation est quasiment la même, la lourdeur en moins. Je dois vous dire qu’à force de ne pas avoir de prise sur la réalité, on a parfois l’impression de devenir fou. C’est très dur, car il faut tout de même engager beaucoup d’effort pour réaliser quelque chose et souvent, quelque temps après, il ne reste plus rien. Parfois, un coopérant d’une ONG nous dit : “Ca marche, ça tourne, nous avons pu rassembler 50 paysans, on les a fait voyager, ils sont contents”. 3 semaines après, il n’y a plus rien. La bureaucratie a rapidement fait de les faire ressembler à toutes les autres. Et ceci même si ce sont des ONG locales. Je ne veux pas généraliser, mais c’est ce qui se passe en RCA.
26Les ONG veulent aussi vivre comme tout le monde. On y souffre également de la rhétorique du vide. Je connais une ONG qui s’occupe de la “sexualité responsable »...depuis des dizaines d’années !
27Est-ce que les gens dans les villages attendent quelque chose de ce remue-ménage international ou non-gouvernemental ? Quelles sont les retombées d’argent qui finalement arrivent à être recyclés, même hors programme, par ou au profit de la population ?
28En ce qui concerne l’UNICEF, toutes les actions menées, appuyées financièrement par lui, sont exécutées par le gouvernement. En tous cas, les gens dans les villages reçoivent, sans nécessairement l’attendre, une aide de ces différents programmes : ils guérissent de certaines maladies mais en contractent d’autres ; ils reçoivent une sorte d’éducation mais laissent échapper une partie de la tradition. C’est-à-dire qu’ils perdent une aisance, une familiarité, un attachement liés à leur cadre d’existence, au milieu bien déterminé dans lequel ils sont amenés à vivre.
29Une enquête a montré que plus de 60 % des jeunes entre 8 et 18 ans sont goitreux en raison de carence sévère en iode. Le gouvernement, appuyé par l’UNICEF, lance actuellement une vaste campagne de lutte contre les troubles dus à la carence en iode. Il y a encore de la contrebande de sel non iodé, mais les choses s’améliorent. Là aussi, on pourrait dire qu’il n’y avait pas demande explicite de la population, parce qu’elle ne savait pas à quoi s’en tenir. Mais pourquoi avoir tant attendu, pourquoi avoir laissé passer des décennies de “développement” pour attaquer ce problème de base absolu de la santé des gens, plus important que celui de l’eau, en tout cas en RCA ? C’est ce que m’ont demandé les femmes dans les villages. Comment a-t-on pu passer à côté de cette évidence, factuelle celle-ci, non-idéologique ?
Auteurs
Journaliste, chargé de communication et de l’information dans le cadre des programmes de l’UNICEF en République Centrafricaine
Politologue, chargée de cours, IUED, Genève (propos recueillis par)
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