Controverse à propos de coopération internationale et de "good urban governance"
p. 113-116
Texte intégral
1A la recherche de la cohérence institutionnelle et conceptuelle dans le domaine du développement urbain, les observateurs les plus avertis comme Isabelle Milbert semblent s’inquiéter1. Pourtant, les responsables des grandes agences ne manquent pas de chiffres et d’analyses ; les chercheurs en produisent depuis longtemps. Par exemple, Pierre Bungener2, fondateur de l’IUED, avait ouvert à Genève un enseignement pluridisciplinaire sur la ville “Urbanisation et développement” dès la fin des années 1960, avec la collaboration de Christine Josso. Les étudiants, africains en particulier, avaient alors la surprise non seulement de participer à l’analyse de la pathologie urbaine, mais aussi d’entendre des propos iconoclastes à l’époque sur la ville créatrice de richesse, sur les mouvements urbains porteurs d’avenir et sur la coopération internationale dans le domaine urbain.
2Les responsables des grandes agences de coopération internationales, ceux qui ont le pouvoir de traduire une politique en programmes concrets, n’ont pas tenu compte des éclairages dissidents. L’orthodoxie consistait à promouvoir l’organisation du monde rural et à ralentir la promotion des quartiers des villes. Isabelle Milbert a parlé de “lobbies ruralistes”. Le pouvoir était aux mains des ruralistes et ce sont les “urbains” qui essayaient péniblement de faire entendre un point de vue plus global sur l’ensemble d’une nation, en agissant comme un lobby très peu puissant. Est-ce parce que, dans bien des pays européens, la plupart des premiers coopérants étaient d’origine rurale et catholique ? Leur représentation de la ville tenait à la fois du camp de réfugié et du lieu de perdition. L’impérialisme et les lois du marché n’avaient pas encore corrompu les communautés rurales : Défendons-les, il est encore temps ! Animons-les !
3Les points de vue ont un peu changé au début des années 1990. Les hommes de pouvoir et les quelques femmes tolérées ne sont plus uniquement issus des premiers groupes de coopérants. Il y a de plus en plus de technocrates, de plus en plus de responsables d’origine urbaine (et souvent protestante). Pourtant, si l’on analyse les flux de la coopération bilatérale, la situation ne change pas vite. Les coopérants de la première heure ont perdu une partie de leur influence et les meilleurs d’entre eux ont bien élargi leur champ de vision et d’analyse. Certains sont parvenus à concilier leur idéal communautaire avec leur intérêt pour la ville en travaillant avec des associations d’artisans, du secteur non structuré de préférence, ou avec des groupements d’intérêt d’habitants d’un quartier. D’autres ont cherché la cohérence conceptuelle en prônant le soutien prioritaire aux activités de production. Peu importe qu’elles soient situées en zone rurale ou urbaine, l’important étant d’être “réaliste”. Les producteurs vont enfin être libérés par leur travail et par le marché ! De jeunes néo-libéraux en acier trempé rejoignent les analyses des protocommunautaires inoxydables. La cohérence conceptuelle semble à portée de projet.
4Alors survient la crise des finances publiques des pays industrialisés. En même temps, l’explosion médiatico-humanitaire crée d’énormes besoins financiers nouveaux. L’effondrement de l’URSS et les demandes légitimes des nouvelles démocraties européennes mobilisent des crédits considérables, avec un taux de retour probable très élevé. Ceci amène, par exemple, le président de la Commission des finances d’une vieille démocratie fédérale européenne à déclarer : “Le Tiers-Monde peut attendre”. Au mieux, les crédits publics se stabilisent. En tout état de cause, il convient de financer les nouvelles croisades humanitaires et les nouveaux programmes à l’Est dans la même enveloppe financière. Les villes du Tiers-Monde n’ont pas de chance. Elles pourront attendre longtemps.
5Isabelle Milbert a cherché en vain dans les grandes agences les équipes traitant spécifiquement des questions urbaines. Ce n’est pas étonnant : il ne faut pas gaspiller du personnel pour mettre en œuvre des politiques sans en avoir les moyens. Ainsi, il ne reste plus à ces développeurs-là qu’à frapper à la porte des grandes sociétés de travaux publics ou de distribution de l’eau.
6Pourtant, Isabelle Milbert ne devrait pas se décourager, car la cohérence institutionnelle et conceptuelle en matière de coopération internationale dans le domaine urbain existe bel et bien. Elle l’a cherchée dans les grandes agences et elle ne l’a pas trouvée. Elle a essayé de suivre la piste de la “governance” en réduisant le concept général de “good governance” à l’“urban governance”. Elle aurait dû aller plus loin dans l’analyse des pratiques de la “bonne gestion du développement urbain”. Elle aurait alors rencontré une certaine cohérence et des gens, du Nord comme du Sud qui mettent leurs aspirations en commun pour entreprendre des programmes de coopération urbaine. Certes, il ne s’agit pas de très grands programmes, et ils ne sont pas toujours stratégiquement significatifs. Mais cependant, ces programmes répondent à la demande sociale. Souvent, il s’agit d’organisations temporaires, associations d’usagers de services publics, groupements d’habitants d’une “colonie”, communautés de ressortissants d’une même région habitant un même quartier, de “communautés de base” de l’église catholique, de communautés de fidèles de toutes dénominations, en peu de mots, d“‘opérateurs amateurs”, mais directement concernés par les problèmes du pas de leur porte. Travaillant avec eux, les “professionnels des secteurs urbains” dont parle Isabelle Milbert sont à la fois du Nord et du Sud. Ils sont employés par les municipalités, les partis, les syndicats ou les églises, intégristes autant que libératrices. Ils sont employés par des organisations non gouvernementales, des universités ou des municipalités du Nord. Ils disposent de cadres conceptuels assez élaborés et mal connus. Beaucoup d’organismes et de pouvoirs locaux du Nord se réfèrent par exemple à la Charte de Berlin3. Celle-ci a été élaborée de façon lente et collective par des concepteurs issus de la “pratique ambiguë” de la coopération internationale, comme disait Pierre Bungener.
7Alors que leurs ancêtres ruralistes faisaient de l’“animation rurale”, les nouveaux acteurs du développement urbain pratiquent le “plaidoyer pour les droits”, l“‘advocacy”. Au lieu de se référer aux gourous francophones des années 1960, ils se réclament parfois de gourous anglophones. Nombre d’entre eux appliquent les concepts d’Alinsky et de ses “Rules for radicals”4, basés sur ses activités avec des communautés urbaines des années trente et quarante aux États-Unis. Les animateurs urbains qui luttent contre la sclérose civique font de l’Alinsky, souvent sans le savoir. Est-il possible de concevoir une bonne gestion urbaine sans que les citoyens n’exercent régulièrement leur droit de regard et même leur droit de participer aux affaires concrètes de la Cité ?
8Les mouvements urbains sont constitués de citoyens qui ne sont pas toujours d’efficaces producteurs, mais qui aspirent à vivre dans une ville dont ils maîtrisent le devenir. Ils ont besoin d’appui et, pour cela, ils sont prêts à faire des alliances tactiques avec les intervenants de la coopération internationale sans craindre les conditionalités de l’aide. Ils demandent un soutien solidaire des citoyens et des institutions des villes du Nord qui partagent leur vision de l’avenir urbain.
9Enfin, il est facile d’écrire “Personne ne s’entend sur la façon d’appliquer la governance à la ville”. Cela donne l’impression que les acteurs du développement urbain agissent dans la confusion et l’improvisation. Pour ma part, je connais beaucoup de gens du Nord et du Sud qui pratiquent ensemble la bonne gestion urbaine, de façon réfléchie et dans le respect de l’autre. L’IUED travaille en Haïti, au Mexique, au Guatemala, avec des associations qui revendiquent, qui prennent en charge et qui gèrent les activités en collaboration avec des municipalités. Aurait-il fallu attendre que les grandes agences adoptent des politiques cohérentes et affectent des ressources conséquentes pour traduire leurs belles paroles en programme ?
Notes de bas de page
1 Voir l’article d’Isabelle Milbert ci-dessus “A la recherche de la coopération dans les villes du Sud”, p. 93.
2 Pierre Bungener, Le développement insensé, itinéraires pour un combat, L’âge d’homme, Lausanne, 1978.
3 Charte de Berlin et programme d’action, Berlin, octobre 1992, Initiatives locales en faveur d’un développement durable, Towns and Development, BP 85615, NL 2508CH, La Haye, Pays-Bas.
4 Saul Alinsky, Rules for radicals: a practical primer for realistic radicals, Vintage Books, New York, 1972. Traduction française : Saul Alinsky, Manuel de l’animateur social, Editions du Seuil, Collection Points, Paris, 1978. Ruth Dreifuss écrivait à propos de cet ouvrage : “Il devrait accompagner chaque coopérant sur le terrain”. EntM’icklung/Développement, DDA, Berne, n° 4, 1979, p. 45
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Impasses et promesses
Ce livre est cité par
- (1997) A lire. Bulletin de l’APAD. DOI: 10.4000/apad.594
Impasses et promesses
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