Changer d’échelle pour changer de monde
p. 105-111
Texte intégral
1Je sors d’un séminaire (à l’Université catholique de Louvain) au titre accrocheur : “Le développement durable : du local au global”. J’y suis intervenu pour dire que “Le Développement étant de la m...”1 il avait assez duré ! J’ajoutai que mon intervention n’était pas la parade d’un vulgaire histrion, mais le propos d’un amateur d’histoire et d’épistémologie.
2La philosophie d’abord : à force de lui donner trente six sens, un mot comme “développement” finit soit par ne plus en avoir du tout soit par en avoir un dont la généralité, même heuristique, représente, plus qu’un lieu commun, un non-lieu tout court. Quoiqu’il en soit des épithètes dont on l’affuble, de l’endogène au durable en passant par l’éco-, le développement est une généralisation. En élaguant ce qu’ils imaginent n’être que des aspects accidentels puisque relevant de niveaux conjoncturels ou concrets, les théoriciens imaginent pouvoir mettre le doigt sur la réalité essentielle des choses superficielles. Mais le tout est de savoir si la réalité fait figure d’un artichaut ou d’un oignon. Dans le premier cas, en enlevant les feuilles on arrive enfin au cœur du phénomène là où dans le second la fuite en avant vers un noyau dur se révèle n’être qu’une chimère. De l’existence empirique des divinités particulières, l’une qui voit d’un mauvais œil le vol là où sa voisine se focalise sur le viol, on conclut, au-delà d’une catégorie globale de dieux “omnivisive”, à l’omniscience de Dieu. Mais, à part le fait qu’on a oublié d’expliquer l’essentiel, à savoir pourquoi telle divinité se préoccupe de la sexualité là où telle autre ne s’occupe que de la propriété, la profondeur d’un terme comme omniscience pourrait n’être qu’apparente, induite par le caractère abstrait de son emballage lexique. Philosophiquement parlant, le meilleur moyen d’éviter l’ambiguïté des abstractions de ce genre (dont le “développement”) serait d’épouser de près l’irréductible idiosyncrasie de l’empirique. Chaque cas étant un cas à part, on ne les étudie pas pour aboutir à la quintessence dont ils ne seraient que des avatars accidentels.
3Ensuite l’histoire : quand - du moins de notre avis - c’est le singulier qui est substantiel, qui s’en éloigne se rapproche non pas de l’essentiel, mais de l’accidentel. Or, le seul développement que le monde ait effectivement connu a pris pied dans une Révolution Industrielle qui devait son décollage à la libération d’une main-d’œuvre d’origine rurale, rendue possible par la quantité impressionnante de crottins produits par le nombre tout aussi impressionnant de chevaux en Angleterre aux xviii siècle2. En outre, si ce développement-là a fini au Nord par profiter à la progéniture de ceux qui en ont payé le prix fort en descendant dans les mines à dix ans ou en réduisant leur espérance de vie dans les filatures, au Sud les enfants et les filles continuent à casquer, non pas pour tous mais pour qu’une toute petite minorité (nous-mêmes inclus) puisse se développer encore. De toute façon, le développement entrant en crise structurelle dans son lieu d’origine, son caractère intrinsèquement immonde ne saurait tarder à éclater aux yeux de tout le monde.
4En attendant, si cela ne crève pas encore les yeux, c’est en partie à cause d’un discours qui a recours de manière peu critique aux métaphores non pas “vives”3, mais mortes, du spatial. Paradoxalement, en la matière, certains théologiens se sont montrés plus conscients des enjeux que des idéologues4 laïques. Les théistes, en effet, se sont souvent laissés piéger par leur Imaginaire d’un Très-Haut condamnant les pécheurs aux enfers (ad inferos). Mais, à proprement parler, l’Être Suprême étant partout, Il se (re)trouve, en fait, nulle part. D’où un effort de la part des croyants avertis pour spiritualiser l’espace théologique. Par contre, et malheureusement, pas mal d’écodéveloppementalistes n’arrivent même pas à sociologiser le spatial. Emportés par leur foi anthropogénétique, ils aplanissent d’office tous les degrés qui, aux yeux du sociologue, séparent les différents niveaux de réalités sociales plus ou moins irréductibles entre eux. Le “small” n’ayant plus le monopole du “beautiful”, les militants ont pensé, à juste titre, qu’il fallait mieux structurer le méso pour faire face au macro. Pas de salut sans fédération. Les petits doivent négocier avec les grands en front uni. C’est ce que les anglo-saxons appellent “scaling-up” : augmenter les échelles de grandeur. Les ONG modestes doivent s’unir dans des organisations massives. Fini le saupoudrage anarchique de miniprojets tous azimuts, vive les programmes d’action concertés.
5N’étant pas pour, le sociologue n’a rien contre ce genre de restructuration d’un système d’action. Ce qui le laisse rêveur, néanmoins, c’est que, inféodés à un imaginaire spatial, les principaux acteurs semblent ignorer qu’en sociologie, à l’encontre de ce qui se passe en topologie, on ne change pas d’échelle sans changer de monde. Se servir d’une carte à plus grande échelle ou employer une loupe pour agrandir un lieu, ne modifie en rien les données de base. Mais, sociologiquement, plus ça change plus ce n’est pas du tout la même chose. “Two’s company, three’s a crowd” dit le proverbe.
6N’étant pas à un paradoxe près, un schéma spatial pourrait illustrer la radicalité des ruptures de continuité qui, en principe, ont lieu dès qu’on traverse des seuils sociologiquement critiques.
7D’un côté, en A, on a un modèle évolutif. Les débuts étant difficiles à déceler, nous avons démarré le processus un peu en amont d’un point zéro supposé. Prenons n’importe quel phénomène - ça peut être l’homme, la médecine ou le milieu ONG. Selon ce premier modèle, en grandissant, la réalité ne fait que croître, ne fait que réaliser des potentialités qui étaient incluses dans la forme initiale. Lucy ayant il y a deux millions et demi d’années foncièrement la même nature que nous, tant l’avortement que l’euthanasie lui était interdits comme ils le sont pour nous. Depuis Hippocrate, foncièrement la même médecine scientifique n’a fait qu’éclore et s’épanouir. Elle finira par remplir la Terre, laissant derrière elle des branches mortes telles que la sorcellerie africaine ou l’homéopathie européenne, tout en intégrant l’essentiel des pratiques d’autres philosophies médicales (la technique de l’acupuncture, mais sans les chinoiseries du genre Ying versus Yang ; les agents actifs des plantes ayurvediques, mais sans le folklore hindou). De même les mouvements ONG, selon ce modèle, peuvent grandir tout en restant identiques à eux-mêmes. Semper idem, semper fidelis. A l’instar des homuncules de la gynécologie baroque, ils enflent mais ne se métamorphosent pas. Comme des ballons, en gonflant ils ne se transforment pas.
8N’entrons pas plus avant ici dans une sociologie de la reconnaissance de ce modèle. On ne choisit pas un modèle en l’air. Nul choix n’est innocent, mais articule les intérêts indissociables du lieu où un acteur se trouve. Les métaphores spatiales conviennent tout aussi admirablement que spontanément aux hiérarchies hégémoniques. On ne peut pas organiser les gens sans images organiques. Si un Lénine de sa marginalité exilée opérait et opinait selon le modèle révolutionnaire (notre B) une fois établi au Kremlin il ne voulait plus entendre parler de changements radicaux. Staline, dans sa fameuse lettre sur la linguistique, allait exclure toute évolution explosive en communauté communiste. Et puisque nous parlons du Kremlin, parlons aussi d’un autre haut lieu hiérarchique, le Vatican. L’Église de Rome, en sortant des catacombes, quitte son lieu d’origine (et donc son identité initiale de secte minuscule et messianico-millénariste, en tout semblable sociologiquement parlant aux Mormons, aux Témoins et Yehovah et autres Enfants de Dieu de nos jours) traverse à la fois les siècles et les espaces socio-économiques, pour se retrouver aujourd’hui tout aussi intransigeante et intolérante à l’endroit des nouveaux mouvements religieux que ne le furent à son égard les autorités cléricales et civiles de Jérusalem. Un trait des traités ecclésiologiques nous rappelle opportunément que notre modèle peut se lire en descendant tout aussi bien qu’en ascendant. Il y a un “scaling down” et un “scaling up”, une réduction comme un agrandissement d’échelle. En effet, le Pape s’attend à pouvoir contempler son Église telle quelle dans la moindre petite communauté de base - exactement comme un chauffeur de locomotive qui retrouve dans un Marklin le plus petit détail de l’original.
9De l’autre côté, un modèle révolutionnaire. Le phénomène de départ, montant en grade, se transforme littéralement, c’est-à-dire prend une toute autre forme, au fur et à mesure qu’il monte d’échelle sociologique. C’est l’eau qui s’évapore en chauffant. C’est la PME qui devient une multinationale. C’est l’université qui de simple corporation d’intellectuels sans lieu fixe devient un campus ayant son corps académique à demeure. C’est le mouvement coopératif qui quitte Rochdale pour devenir responsable d’une chaîne de supermarchés tout aussi inféodée aux lois du marché que n’importe quelle autre rivale capitaliste. Les années passent et en passant introduisent des années-lumière entre le point de départ et le point d’arrivée.
10Ce processus est normal. Qui grandit et se structure sociologiquement se doit de passer par des seuils critiques. A chaque passage, en plus des acquis et des avantages, ses coûts cachés et ses effets pervers. Le sociologue ne nie pas l’existence de phénomènes de masse qui se produisent sans hiérarchie durable ni stratification définitive. Il y a des bandes de poisson ou d’oiseaux qui virevoltent comme un seul homme. A côté des petits peuples comme les Yanomami qui ont refusé tout pouvoir politique, il y en a des grands comme les Nuer qui ont réussi à réduire le poids décisif du pouvoir au fur et à mesure qu’on s’éloigne des chefs de familles locaux. En s’appuyant sur la sociologie des sectes, M. Douglas5 a fait état de certains mouvements écologiques qui, tout en faisant preuve de capacités mobilisatrices certaines, ont su résister au piège d’une centralisation hiérarchique.
11Mais, en règle générale, la dure loi de la sociologie veut que tout mouvement social qui prend de l’ampleur prend chemin faisant des allures différentes. Le sociologue ne voit pas a priori pourquoi le mouvement ONG dans son évolution d’ensemble échapperait à la norme. Si les Chrétiens, si les universitaires, si les entrepreneurs en changeant d’échelle ont changé, sociologiquement, de monde sociologique, comment les Ongistes sauraient-ils rester égaux à eux-mêmes ? Au Nord puisqu’il y a encore quelque chose qui ressemble à un gouvernement, le non-gouvernemental peut, à la limite, prétendre, en s’organisant au-delà du local, à ne pas payer le prix fort du global. Mais, en Afrique, où le centre a implosé comme à la fin de l’empire romain, comment est-ce possible d’éviter que les ONG, en remplissant le vide, ne deviennent à l’instar de l’Église en Occident, non pas un État dans l’État, mais l’État tout court ? Je ne cherche pas à jouer le prophète, mais seulement à souligner qu’en toute hypothèse de cause, il n’y a pas un seul et unique problème d’un local univoque qui doit se positionner en force à l’égard d’un global universel, mais autant de problèmes “local versus global” qu’il y a de situations distinctes. En dépit du singulier d’usage, la mondialisation représente-t-elle un phénomène monolithique ? Et même à supposer que les données sur la globalisation soient à sens aussi substantiel qu’unique, ce qu’on en fait ne changerait-il pas de fond en comble selon qu’on les voit d’en bas, d’en haut ou d’à-côté ? Au niveau villageois, les intérêts des notables étaient loin de coïncider avec ceux de la base. En quoi les propos et les projets des autorités appelées à administrer le Village Global convergeraient-ils davantage avec un pluralisme planétaire, fait au bas mot d’intentionnalités populaires et d’interpellations prophétiques ? Les Peuples n’ayant jamais trouvé que leurs comptes étaient bien gérés par les élus de leurs Nations respectives on ne voit pas pourquoi les Terriens feraient plus confiance à une élite internationale. Et un gouvernement mondial saurait-il satisfaire tout le monde au point de pouvoir conjurer la contestation prophétique d’ONG planétairement périphériques ? Que serait un monde enfin mondialisé sinon un monde immonde ?
12Ma femme, écologiste à ses heures, m’a convaincu de l’utilité de planter un arbre à papillon (buddleia davidii) dans notre jardin. A mon grand étonnement, les papillons ont répondu présent. A l’université, mes collègues scientifiques, environnementalistes de haut de vol, me parlent de l’effet papillon. Tout étant dans tout, le battement des ailes de mes papillons contribuerait au réchauffement climatique. Mais, même s’ils m’avaient convaincu, je ne vois pas ce que j’aurais pu ou dû faire en conséquence. Si j’ai fini par réparer le trou dans le trottoir, je vois mal comment je pourrais boucher le trou d’ozone. La qualité se vit, la quantité se voit. C’est toute la différence entre le local et le global, une différence qui ne peut pas être comblée par un simple changement d’échelle.
Notes de bas de page
1 C’est le titre que j’ai donné à un article paru dans Rencontres (n° 4 1995), une revue de “haute vulgarisation que j’édite pour Overseas Missions Secrétariat, une ONG de développement fondée, entre autres par moi-même, en 1980 C’est dire qu’il est possible de réconcilier une critique radicale et un réalisme activiste.
2 Je ne plaide évidement pas pour une explication monocausale d’un phénomène dont l’identité monolithique est plus construite que constatée. Mon intention, en soulignant la singularité incompressible des processus historiques, est de faire un simple rappel à l’ordre nominaliste des choses.
3 Selon P. Ricoeur l’innovation sémantique passe par l’impertinence d’une image inédit. Mais, la réédition lassante d’une métaphore interpellante finit par émousser son impact (La métaphore vive, Paris, Seuil, 1975).
4 C’est un paradoxe : un paradigme qui a gagné pignon sur rue se prend beaucoup plus au sérieux que des rivaux que sa réussite a relégué à la périphérie d’un sociohistorique donné. La sécularisation du Christianisme fait que des théologiens ne risquent plus grand chose en se montrant radicaux. Mais, la sacralisation du Développement rend l’expression du moindre soupçon à son égard suspecte d’hérésie aux yeux des clercs gestionnaires du Progrès. Dieu est mort, vive le Développement ! La Culture abhorre le vide autant sinon plus que la Nature et une Culture sans son clergé haut placé au centre relèverait du miracle anarchique dont rêve un Ellul.
5 Avec A. Wildavsky, Risk and Culture: an essay on the selection of technological and environmental dangers, Berkeley, University of California Press, 1982.
Auteur
Anthropologue, professeur à l’Université Catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, Belgique.
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