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A la recherche de la coopération dans les villes du Sud

p. 93-103

Note de l’auteur

L’auteur tient à remercier M. B. Girardin et Mme F. Lieberherr pour la relecture critique de cet article.


Texte intégral

1Alors que la majorité des habitants du monde habiteront en ville dans les premières années du xxième siècle, la dernière grande conférence des Nations Unies de cette décennie, en juin 1996, à Istanbul, porte sur l’habitat et l’aménagement urbain, et consacre la reconnaissance des villes comme acteurs à part entière du développement. Juste vision des choses donc : les citadins constituent déjà une écrasante majorité de la population latino-américaine, et ils apportent une part essentielle des gains de productivité en Afrique et en Asie. Pourtant, malgré une forte mobilisation des acteurs non gouvernementaux, Habitat II a bien du mal, dans sa phase préparatoire, à susciter un intérêt officiel de la part des Etats du Nord et rien ne montre, pour l’instant, que ces derniers s’engageront de façon plus nette sur le plan financier, dans les mois qui suivront la Conférence.

A la recherche de la ville dans les agences de coopération

2En effet, la plupart des agences de coopération demeurent prudentes, dans leurs projets et dans leur organisation, face à un secteur réputé coûteux et apparu tardivement dans le champ de leurs compétences. Tout se passe comme si elles ne voulaient en aucun cas encourager l’expansion des villes, sans considérer le fait que cette expansion se produira de toute façon. Alors que la coopération en milieu rural a dès le départ été clairement identifiée et justifiée, la coopération en milieu urbain reste mal reconnue, sujette à contestation à l’intérieur même des agences : le secteur urbain mérite-t-il vraiment d’exister ? Ne risque-t-on pas d’encourager encore la migration rurale-urbaine à travers des projets tournés spécifiquement vers la ville ? La plupart des documents internes aux agences, qui justifient les politiques urbaines par la nécessaire complémentarité avec les autres secteurs d’intervention (rural, santé, environnement...), sont en fait des instruments d’information et de propagande à l’attention du personnel interne aux agences elles-mêmes, avant de trouver leur utilité à l’extérieur auprès des médias et du public. A l’intérieur des agences, les Directions en place sont en général très marquées par la suprématie incontestée du secteur rural des années 1960 et 1970. Cette approche est souvent appuyée par des lobbies ruralistes, relayés par les partis au pouvoir. Par exemple, l’aide au secteur urbain aux Pays-Bas est restée marginale (dix fois moins importante que la promotion des femmes, pourtant mal reconnue aussi), aussi longtemps que les démocrates-chrétiens ont été installés au pouvoir. Ce ne sont donc pas des critères d’analyse objective de la situation dans les pays en développement, ou même les demandes des gouvernements de ces pays, qui sont déterminants, mais bien plutôt le positionnement du parti au pouvoir et des différents lobbies dans les pays du nord.

3Même dans celles des agences multilatérales qui ont joué un rôle pilote dans le lancement de projets en milieu urbain, les engagements financiers demeurent limités : alors que la Banque mondiale a clairement décidé que le développement urbain est une priorité, et qu’elle apparaît comme le leader incontesté en matière de politiques urbaines, ses engagements dans ce secteur ont été de 5 % dans la période 1988-93, et ne devraient pas dépasser 9 % du total dans la période quinquennale 1993-1998. Ceci alors que les prêts non concessionnels, s’adressant aux pays les plus prospères, constituent environ les deux tiers de ces financements.

4De même, les engagements du PNUD pour les activités urbaines varient entre 2,5 et 5 % au début des années 1990, alors que l’agriculture, la foresterie et la pêche bénéficient de plus de 20 % des engagements. Dans la quasi-totalité des autres agences, les engagements financiers destinés aux villes sont inférieurs à 5 % des montants de l’aide.

5Quelques agences ont, tardivement, créé un bureau sectoriel sur l’urbain, mais ce bureau souvent très léger (0,5 à 3 postes dans les agences bilatérales) n’est que rarement assis solidement et il est arrivé qu’il disparaisse du fait des restrictions de crédits, fréquentes depuis 1990. Quand les agences ont une cellule sectorielle sur l’urbain, il y a souvent des hésitations quant à son intégration dans un département social ou au contraire dans un service d’infrastructures. Ainsi, la nature même de l’intervention en milieu urbain fait l’objet d’incertitudes. Le développement urbain doit-il servir des objectifs sociaux ou économiques ? Ou bien, comme pour la coopération japonaise, l’aménagement urbain ne doit-il être vu que comme un ensemble d’infrastructures au service de l’appareil de production ? Certaines agences se tirent de ce mauvais procès en choisissant d’intervenir dans un domaine précis et spécialisé, et donc en créant un programme ciblé : les Pays-Bas (Spearhead Program on Urban Poverty), le Danemark (environnement urbain), l’Italie (eau), la Suisse (villes moyennes, gestion urbaine participative).

6Un certain nombre d’agences de coopération, et non des moindres, n’ont encore aucun personnel traitant spécifiquement des questions urbaines. C’est le cas, par exemple, de la Banque Africaine de Développement, de la Communauté Européenne, et des agences de coopération du Japon, de l’Australie, de la Suède ou de la Norvège. Le fait que ces agences n’aient pas de bureau spécialisé ne signifie pas qu’elles n’interviennent pas dans le champ spatial urbain, mais cela reflète l’absence de priorité sectorielle.

7Une dispersion des actions peut apparaître lorsque les compétences se partagent entre d’une part l’agence de coopération, dépendant le plus souvent du Ministère des Affaires Étrangères, et le Ministère de l’Équipement et/ou des Travaux Publics, qui mène souvent sa propre politique internationale, en obéissant plus ou moins aux priorités sectorielles et géographiques définies par les autorités en charge de la coopération. A cela s’ajoute, pour plusieurs pays européens et pour le Canada, la montée en puissance de la coopération décentralisée, qui donne aux collectivités territoriales la possibilité de créer leur propres programmes de coopération avec des villes ou des régions du Sud, avec des difficultés de coordination faciles à imaginer.

8Pour ces différentes raisons, il est aujourd’hui presque impossible de recenser les actions de coopération lancées dans le champ urbain par les pays occidentaux. L’OCDE aussi bien que la CEE ont essayé de s’attaquer à ce problème sous l’angle statistique. Le secteur urbain, apparu tardivement dans les priorités sectorielles des agences, garde un statut secondaire : dans la nomenclature des agences, les rubriques sont en général la santé, l’éducation, les infrastructures, la population, l’énergie, l’industrie, le développement rural et l’aide humanitaire, et le secteur urbain reste obstinément absent, ce qui traduit bien le fait qu’il n’y a pas de vision globale de la ville.

9Les tentatives faites pour analyser la composante urbaine des projets, ou même l’impact de ceux-ci sur les citadins, semblent vouées à l’échec. Dans l’ensemble des actions de coopération, depuis l’économie jusqu’à la culture, en passant par le politique, les questions foncières, l’éducation ou la santé, il y a toujours un résultat qui touche la ville, mais celle-ci n’apparaît pas dans ses composantes originales. En effet, de nombreux projets sectoriels (santé publique, éducation, environnement, promotion de la petite entreprise ou formation) se déroulent dans la ville, mais ne prétendent pas avoir un impact sur le fonctionnement même de celle-ci et sur les politiques urbaines. Il en résulte parfois des situations étranges, où différents projets financés par la même agence mais pas par le même département se déroulent au même moment dans la même ville en s’ignorant les uns les autres.

10Ainsi, les projets se déroulant en milieu urbain et visant à promouvoir les services de santé, les écoles, la micro-entreprise et la petite industrie ou les ressources énergétiques se trouvent totalement coupés de toute analyse de la gestion urbaine et du développement de la ville. Il en est de même, parfois de façon encore plus caricaturale, pour les projets de contrôle des naissances et pour les actions visant les femmes.

11L’un des problèmes que les agences ont le plus de mal à surmonter semble être de combiner des projets d’infrastructure (comme l’adduction d’eau, le ramassage des ordures, etc.) avec des projets à objectif socio-économique. Ainsi, très rares sont les exemples de projets de construction de logements à faible coût qui réalisent en même temps l’objectif de confier des lots aux micro-entreprises du quartier. La coordination entre projets, dont la complémentarité apparaît évidente et nécessaire sur le terrain, est très difficile dans les bureaux des administrateurs, au sein des agences de coopération ou lorsque plusieurs institutions du sud sont impliquées.

12Une caractéristique de la manière dont les agences de coopération (une minorité, d’ailleurs) définissent leurs stratégies dans le secteur urbain a été la variété des approches adoptées. Ainsi, l’habitat n’est pris en considération que dans l’action de la Banque mondiale, de la BID (Banque Interaméricaine de Développement), de USAID (coopération américaine) et des coopérations française, allemande et britannique. D’autres agences n’abordent que les infrastructures telles que ports, ponts ou aéroports (Japon, Suède, Finlande). Un autre groupe d’agences a concentré sa stratégie autour du développement régional (GTZ), des questions environnementales, telles que le ramassage des ordures ménagères ou l’eau (Italie, Grande-Bretagne, Pays-Bas et bien sûr les grandes banques de développement). Trop souvent, les vraies justifications à l’élaboration de ces priorités ne découlent pas d’une analyse de la demande venant des pays du sud ou des populations pauvres de ces pays. Elles sont la conséquence d’un rapport de force ou des équilibres internes propres aux pays du nord : ainsi en est-il du Housing Guarantee Program aux États-Unis, qui privilégie, avec des taux d’intérêt élevés, le financement privé du logement pour classes moyennes dans des pays appartenant à la zone d’influence politique américaine. C’est également le cas des services urbains marchands ou de la décentralisation pour le gouvernement français, vis-à-vis de ses partenaires d’Afrique de l’Ouest francophone. Peu d’agences ont explicitement concentré leurs objectifs sur la lutte contre la pauvreté urbaine. Seuls le Canada, les Pays-Bas, l’UNICEF et la Suisse développent des stratégies à long terme et des projets spécifiques dans ce sens. Cet endettement des actions a été constaté assez rapidement par la Banque mondiale et le CNUEH, à Nairobi, et ils ont voulu y remédier en tentant d’orienter la conception des programmes de coopération, à travers le Programme de Gestion Urbaine.

13Finalement, seules la Banque mondiale et la BID, puis, fort tardivement, la Banque Asiatique de Développement, ont adopté dans leurs projets une approche intégrée de l’aménagement urbain, et percevant la ville comme un ensemble de réseaux superposés mais complémentaires, alimentant les flux financiers, commerciaux, migratoires, ainsi que l’eau, les transports, les ordures ménagères etc. Ces institutions ont parfois une démarche “intégrative”, accueillant dans leurs projets des cofinancements, souvent bien inférieurs, provenant d’autres agences. Mais elles imposent également leur vision de la ville et les tyrannies des modalités de gestion peu souples.

14En conséquence, sur le terrain, c’est dans la phase de mise en œuvre que sont abandonnées les composantes les plus “intégratives” des projets, souvent les plus utiles aux habitants, mais qui sont aussi les plus difficiles à réaliser, car il faut du temps et beaucoup de présence pour entrer dans un processus de concertation. Ainsi en est-il des volets “lutte contre la pauvreté”, “promotion de la petite entreprise” ou “microcrédits” explicitement prévus dans de nombreux projets urbains. Peu de réalisations prennent au mot les recherches et surtout les discours des agences proclamant la nécessité de lier l’aménagement urbain et la promotion des entreprises privées locales. Dans les faits, les opérateurs nationaux et internationaux ont une structure beaucoup trop cloisonnée pour mettre en pratique des projets à objectifs multiples mais complémentaires, et qui viseraient par exemple à améliorer simultanément la desserte en services urbains, la santé économique des micro-entreprises et la collecte des impôts locaux.

15Cette dichotomie entre le discours largement diffusé sur la scène internationale et la réalité des actions oblige à reconsidérer l’origine du discours, c’est-à-dire la construction des concepts opérationnels au sein des agences.

A la recherche des concepts derrière les politiques publiques

16Le secteur urbain semble condamné à traîner avec lui un ensemble de termes mal explicités, utilisés de façon politique et dans les sens les plus divers. Il est inutile ici de revenir sur les débats qui ont fait long feu à propos du “secteur informel urbain”, du “développement urbain soutenable” ou “durable”, ou de la “crise urbaine”. Il ne sera traité ici que d’un “concept” apparu en 1992, la “governance.

17Urban governance est quasiment intraduisible, moins pour des raisons idiomatiques que parce que sa signification n’est pas claire : elle varie considérablement selon les chercheurs et les pays. En espagnol “governabilidad” met un accent très fort sur les intérêts du gouvernement à mettre en place ses politiques et le terme est donc considéré comme trop étroit. En français, le terme “gouvernance” est un anglicisme. “Saine gestion” renvoie à des techniques issues des milieux d’affaires, et ne rend pas compte des idées liées à l’intérêt général et à la construction du consensus qui sont en général associées à la governance. Dans le cadre de cet article nous conserverons donc le terme anglais, qui illustre d’ailleurs la langue dans laquelle se déroule l’essentiel du débat.

18Il convient donc de retrouver la filiation de ce terme, apparu soudain dans tous les programmes internationaux et dans toutes les réunions de bailleurs et de chercheurs. Il a été utilisé fort rarement dans la science politique britannique ou américaine jusqu’à très récemment. La governance devient, à partir de 1992, un leitmotiv de la Banque mondiale, qui vise ainsi, au niveau global, une “bonne gestion du développement”. Le “concept” (au sens où l’utilisent les opérateurs du développement) va rapidement être appliqué aux projets dans le secteur urbain : le relais est pris par le CNUEH, le Centre des Nations Unies pour les Établissements Humains. Le seul problème est que le vocabulaire, au départ, n’a pas été clarifié. Grosso modo, les indications données par la Banque mondiale quant à l’objectif de “good governance visent au respect des libertés publiques, à la sécurité des citoyens, à l’élaboration d’un cadre législatif et judiciaire respecté, à la décentralisation et à l’accès de tous à la démocratie. George et Sabelli (1995) rappellent à ce propos que l’organisation prônant ces règles ne les a pas toujours respectées sur le terrain, et qu’elle est souvent critiquée pour ses propres manquements à la transparence et à la démocratie interne.... Mais la dure réalité s’impose : alors qu’il n’est pas question de “governance dans les priorités du secteur urbain de la Banque mondiale pour les années 1990, publiées en 1991, au cours des années suivantes, désormais, le corps des professionnels du secteur urbain doit travailler sur la governance ou ne pas travailler.

19Mais personne ne s’entend sur la façon d’appliquer la governance à la ville : il y a les acceptions prescriptives du terme, selon lesquelles la good governance concernerait les méthodes de gouvernement, d’administration et de gestion, non seulement des villes mais aussi de l’ensemble de l’Etat. Fondamentalement, il s’agit là, pour les experts de la Banque aussi bien que pour les administrateurs français qui ont vécu la période coloniale en Afrique, d’influer sur le cœur de l’Etat, en redéfinissant son rôle et en le remodelant de l’intérieur : on aborde donc des sujets tels que l’exercice de la tutelle, le partage du pouvoir entre institutions, le recrutement des personnels des services publics, les modalités d’élaboration des politiques publiques et surtout l’organisation des finances publiques.

20D’autres considèrent que la governance met moins l’accent sur une formule d’organisation que sur la nécessaire légitimité de l’autorité intervenant dans le champ considéré, tant en termes de responsabilités que de capacité de réponse aux besoins des usagers. Dans ce sens, la governance doit s’appuyer obligatoirement sur la démocratisation et sur la décentralisation, pour permettre un renforcement des collectivités locales urbaines. Ainsi, pour Mac Auslan, il s’agit donc d’une approche “morale” : good governance implique que le gouvernement soit légitime. Il y a croyance dans l’existence bénéfique d’une machine étatique efficiente et effective. La légitimité est perçue comme existante dès qu’un gouvernement a été élu, mais les modalités de l’élection, le jeu des forces socio-économiques et le respect des libertés publiques au cours de l’élection (fair election) sont rarement discutés. Responsabilité, transparence, probité, équité, efficacité sont les mots-clés “des préalables à l’introduction d’une réforme, et c’est à partir de là que les réformes peuvent être acceptables de la part des citoyens” (Mac Auslan). Malheureusement, cette approche positionnant l’éthique comme préalable absolu peut prêter à sourire lorsqu’elle émane de chercheurs occidentaux appartenant à des pays certes démocratiques mais où la corruption guette les gouvernements locaux.

21Certains chercheurs voient la governance comme une façon d’aller au-delà de la dimension purement technique de la gestion urbaine, et d’y inclure problèmes sociaux et dimension politique. L’équipe de recherche de R. Stren, sous l’égide de la Ford Foundation, cherche ainsi, à travers l’analyse de la governance, à la distinguer de l’analyse classique sur le gouvernement, et à la décrire comme “les relations entre la société civile et l’Etat, entre les gouvernants et les gouvernés, dans le contexte de la globalisation économique, de l’ajustement structurel, de la démocratisation et de l’émergence de nouveaux acteurs sociaux et politiques. Ces phénomènes ont aujourd’hui d’importantes répercussions spatiales qui accusent la dualisation des villes, les difficultés d’accès au sol et de disposition d’infrastructures et de services et les distorsions des marchés urbains de l’emploi. D’un côté, les Etats nations délèguent à des municipalités étriquées des compétences plutôt que des moyens et surtout que du pouvoir. D’un autre côté surgissent par tous les pores de la ville les problèmes de pauvreté, d’inégalité, d’exclusion, de ségrégation et de violence. On en arrive ainsi à des manifestations extrêmes d’ingouvernabilité, quand cependant les villes sont gouvernées... ”

22En définitive, existe maintenant la situation paradoxale où ce ne sont plus les chercheurs et les hommes du terrain qui traduisent une réalité sociale en mutation pour apporter de nouveaux outils conceptuels aux agences de coopération, mais les chercheurs, telles les équipes financées par le Programme de Gestion Urbaine et la Ford Foundation, qui s’appliquent à justifier un outil de politique positionné sur le marché par le principal bailleur, et qui travaillent à lui donner plus de consistance.

23Suite au lancement du produit “governance, de nombreuses agences de coopération ont emboîté le pas dans la pratique de ce que George et Sabelli appellent “la conditionalité politique”, sans toutefois suivre toujours la Banque sur le terrain urbain, sauf en ce qui concerne la décentralisation. Qui ne serait d’accord avec l’idée qu’une plus grande transparence des décisions, une fiscalité plus équitable, des élections plus régulières et une meilleure circulation de l’information seront bénéfiques à la gestion urbaine ? Exactement comme la décentralisation, qui vise à une meilleure répartition des compétences et à un rapprochement des institutions vers le local, en direction des individus, les responsables de la coopération tombent d’accord sur l’importance de ce thème, au moins dans un premier temps. D’ailleurs certains bailleurs pratiquaient, telle la Scandinavie, ou prônaient, tel François Mitterand à La Baule, cette conditionalité politique avant même que l’on ne parle de “good governance.

24La Banque mondiale diffuse donc, fort bien, à travers des relais très efficaces que sont les sessions de formation, les séminaires de recherche et les commissions préparatoires des conférences internationales telles qu’Habitat II, ce discours “fer de lance” de la good governance, selon lequel les pays du sud n’ont pas seulement besoin d’être moins gouvernés, mais aussi d’être mieux gouvernés. Au-delà de l’élégance de la formule, la réforme de l’Etat paraît cependant bien difficile à mettre en œuvre, dans un contexte d’ajustement structurel et d’appauvrissement des populations et de l’ensemble des institutions publiques, et il en est exactement de même en ce qui concerne l’application de la governance au secteur urbain : il y a un coût à la décentralisation et à la good governance, que les agences et les responsables politiques ne sont pour l’instant pas prêts à payer. Comment imaginer que les collectivités territoriales puissent mettre en place des réformes qui bouleversent profondément les équilibres politiques, alors que, en Afrique de l’Ouest par exemple, les recettes de la fiscalité locale diminuent régulièrement depuis cinq ans, du fait de la crise qui touche les revenus des contribuables ?

25De façon surprenante de la part d’experts en financement, on ne trouve pas d’études évaluant le coût de l’accès à la good governance, ni au plan national, ni dans la ville. Par exemple, en ce qui concerne la décentralisation, qui n’est que l’un des volets de la good governance au niveau de la ville, sa mise en place implique non seulement la préparation des textes et règlements au plans national et local, mais surtout l’organisation des élections municipales et régionales, l’aide à l’installation des nouvelles mairies, le transfert des compétences aux nouvelles collectivités. D’autre part il convient de former des techniciens de l’aménagement urbain, d’initier les élus fraîchement sortis des urnes à leurs nouvelles fonctions, de créer un statut des personnels locaux et les institutions éducatives où les différentes branches de la gestion municipale sont enseignées. Sans parler des questions plus délicates, qui portent sur la réforme des structures financières, sur la mise au point d’outils simplifiés de fiscalité locale, de systèmes de contrôle financier et de formation des structures locales responsables de l’ordre public. Et il n’est pas encore question d’aborder des problèmes encore plus complexes mais combien urgents, qui relèvent de la gestion prévisionnelle, tels que la coordination entre institutions pour une meilleure gestion de l’environnement urbain, pour la prévention des catastrophes ou pour l’implantation et la promotion des industries. Quels sont les montants de l’aide consacrés à ces domaines ? Les quelques actions lancées avec des financements britanniques, français, suisses ou canadiens apparaissent encore bien limitées dans le temps et surtout dans l’espace. Les priorités restent tournées vers le secteur privé, et le cadre “anti- État” des programmes d’ajustement structurel n’incite en rien, et en fait s’oppose, au financement de la good governance. Même dans un cas porté par l’urgence comme celui du Rwanda, on connaît la difficulté à trouver des fonds pour construire et renforcer les collectivités territoriales et le système judiciaire.

26George et Sabelli voient donc la governance et les aides qui l’accompagnent comme une attaque dans le dernier bastion de l’indépendance des Etats : “L’effet et l’intention de l’ajustement ont été d’affaiblir l’Etat et de garantir la reprise en main de nombre de ses fonctions traditionnelles par des forces extérieures agissant au nom du marché mondial (...) La suite logique est maintenant de substituer un pouvoir supranational à l’autorité nationale sous la bannière de la governance (p. 183). Dans les Commissions préparatoires à la Conférence d’Habitat II, les grands pays du sud, rompus à l’exercice de la coopération, et d’ailleurs fort bien représentés dans les organisations internationales, ne s’y sont pas trompés : les représentants du Brésil et surtout de l’Inde se sont, avec une belle constance, opposés à ce que la “good governance apparaisse comme l’un des cinq thèmes prioritaires de la Conférence. L’opposition du représentant indien a fait fi des procédures diplomatiques courantes, jusqu’à ce que les organisateurs se trouvent obligés de répondre à ses exigences et remplacent “good governance par “gestion urbaine et décentralisation”, non sans souligner avec quelque mauvaise foi “que cela revient au même”.

27Au-delà de ces craintes d’ingérence de la part d’organisations internationales qui décident, puis modifient, leurs priorités et leurs politiques sectorielles en les imposant aux autres agences aussi bien qu’aux pays du sud, quelle est la démarche des citadins et des groupes d’action locaux ? La société civile est certes à l’origine d’exigences grandissantes qui ne sont pas formalisées par le terme “good governance, mais qui concernent plutôt une gestion équitable et partagée des services urbains, des gouvernements locaux clairement identifiés, une circulation des financements où les impôts versés correspondent à des services rendus. Nombreux sont les “citoyens moyens” qui aspirent (sans toujours, pour autant, construire une stratégie d’action) à ce que leur ville rende des comptes sur sa gestion, ouvre la discussion sur les priorités et soit transparente sur le coût des mesures à prendre. L’“accountability”, la responsabilité assumée par les institutions, est une valeur qui fait l’objet de revendications fréquentes de la part des habitants, des ONG, de la presse, mais qui parait bien difficile à traduire en projets. Le débat ne se situe donc pas seulement au niveau de l’Etat ou des agences étrangères, mais pose plutôt le problème de leurs instruments d’intervention et de leur marge d’action par rapport à la gestion locale.

28En observant les nombreuses actions qui se sont développées dans les villes du sud au cours des dix dernières années, on constate que des quartiers entiers se mobilisent pour lutter contre la corruption dans la fourniture des services (Bombay, Delhi), dans la revendication pour des élections locales (Brésil) ou pour la réalisation des promesses (Mexico après le tremblement de terre). Ils sont parvenus à créer les mécanismes de négociation et les procédures de définition des priorités qui permettent une gestion partagée, non pas de la ville, mais plutôt d’un quartier ou d’un service particulier. La tâche des chercheurs, des militants et d’autres “disséminateurs de l’information”, quel que soit leur statut institutionnel, est alors d’identifier ces exigences ou ces amorces d’organisation et de négociation dans la gestion de la ville, et d’imaginer et de proposer des modalités d’aménagement de la prise de décision qui tiennent compte de la demande locale. Être à l’écoute des citadins et des gouvernements locaux, traduire la réalité en termes concrets constitue la principale justification du rôle du chercheur, puisqu’il retrouve alors son rôle de diffusion des connaissances, de “pôle imaginatif” et d’interface devant les différents acteurs, y compris les agences de coopération.

29Les gouvernements locaux et les citadins ont, de façon inéluctable, le dernier mot face à la coopération. La meilleure governance possible est donc de rendre possible un affichage des politiques et des priorités accompagnant la prise de responsabilité politique sur le long terme, comme cela s’est passé en Indonésie par exemple, où les bailleurs ont pu choisir les volets de la politique urbaine qu’ils désiraient appuyer. Au-delà des effets de mode, les agences de coopération pourraient alors, de façon durable, participer à l’appui institutionnel, promouvoir des actions correspondant à la réalité de leurs capacités financières et surtout répondre à la demande sociale et politique des pays du Sud.

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