Cheminement bibliographique
p. 185-200
Texte intégral
1Les notes ci-dessous ne cherchent pas à présenter un panorama global de la littérature à partir de laquelle on peut aujourd’hui tenter de mettre en cause la théorie économique - l’entreprise serait démesurée - mais simplement à présenter quelques points de repère, et quelques exemples, pour suggérer la complexité et la diversité d’un tel questionnement. Elles abordent successivement certains éléments de constat, puis quelques suggestions pour une reconstruction.
Une utilisation biaisée du savoir économique
2Une lecture biaisée de l’histoire économique, basée principalement sur des mythes, des légendes, et non sur des faits, constitue une première façon de nous convaincre du bien-fondé de la théorie économique dominante, et de nous faire accepter les conséquences pratiques qui en découlent. Un des exemples flagrants d’utilisation à des fins politiques d’un soi-disant savoir économique, hérité de l’histoire, est celui du libre-échange. Dans son dernier livre, Paul Bairoch montre, arguments chiffrés à l’appui, combien l’histoire et les avantages présumés de celui-ci relèvent du mythe. Selon la légende, “le libre-échange est la règle, le protectionnisme l’exception”1. Cette interprétation de l’histoire est devenue, avec le temps, “un des dogmes de l’économie néo-classique”. Or “la vérité est que, dans l’histoire, le libre-échange est l’exception et le protectionnisme la règle”. En effet, une analyse détaillée des traités conclus entre les États montre que l’âge d’or du libéralisme a duré à peine 20 ans, entre 1860 et 1879. D’autre part, accuser le protectionnisme d’être une des causes de la crise de 1929 constitue un autre exemple d’interprétation erronée de l’histoire. En réalité, les années 1928 et 1929 virent une baisse générale des tarifs douaniers, et les mesures protectionnistes furent plutôt une conséquence de la crise.
3Si les effets réels des politiques libre-échangistes ou protectionnistes sont souvent occultés, non sans arrière-pensée, les objectifs de leurs adeptes ne le sont pas moins. Ainsi, au xixe siècle, le libre-échange fut la politique utilisée par la nation la plus industrialisée, l’Angleterre, pour conquérir de nouveaux marchés, tandis qu’aux États-Unis et dans les autres pays européens, des mesures protectionnistes permirent d’atteindre un niveau d’industrialisation comparable à l’Angleterre.
4La situation est-elle tellement différente aujourd’hui? Même si leur discours est parfois emprunt d’un certain évolutionnisme, comment ne pas comprendre le scepticisme de nombreux pays du tiers monde face à la bonne parole diffusée par les pays les plus puissants et les grandes institutions telles que l’Organisation mondiale du commerce, le Fonds monétaire international ou la Banque mondiale, qui continuent à présenter le libre-échange comme une loi naturelle, universelle, synonyme de paix entre les nations et de bien-être des populations. Pour Paul Bairoch, la leçon de l’histoire est sans ambiguïté: “l’ouverture [imposée] de ces économies [le “futur tiers monde”] fut l’une des premières causes de l’absence de développement au xixe siècle. On est même très en dessous de la réalité en parlant de non-développe-ment puisqu’il s’agit là d’un processus de désindustrialisation et de bouleversements des structures qui devait ultérieurement rendre le développement économique plus difficile”2.
5Pour forger un “système de croyance” qui force le dominé à accepter, de son plein gré, la volonté du dominant, ce qui est l’essence de la “violence symbolique”, les économistes orthodoxes utilisent une deuxième stratégie, celle du “mythe de scientificité”. Cette stratégie tient dans le raisonnement suivant.
6Premièrement, il convient de postuler que “l’économie, réduite à l’économie marchande, forme un objet séparé de la société”3. De la même façon que l’homme est confronté à des réalités physiques (comme la pesanteur) ou biologiques (comme la vieillesse), il doit aussi faire face à des réalités économiques. C’est ce que F. Fourquet appelle “l’illusion de l’objet”4.
7Une fois cet objet d’étude isolé de tout contexte historique, culturel, social et politique, il apparaît tout naturel d’avancer un second postulat, celui de l’existence d’une science dont les lois “propres, naturelles et autonomes”5 expliqueraient de façon déterministe les activités et les comportements dits “économiques”. Pour reprendre notre comparaison: de même que la science physique détient le monopole d’explication des phénomènes physiques, la science économique serait la seule à pouvoir appréhender la complexité des phénomènes économiques. Et donc, si l’homme est bien forcé de se soumettre à la loi de la pesanteur, il doit de la même façon se soumettre à la loi du marché.
8Ces deux postulats établis, et prenant appui sur le crédit infini dont dispose la “Science” auprès du commun des mortels6, ceux-ci sont mûrs pour avaler n’importe quelle couleuvre: l’ouverture des marchés, la flexibilité du travail, la course à la compétitivité, la croissance illimitée ou encore l’exploitation des ressources naturelles ne sont plus des objectifs à discuter, mais bien des mesures auxquelles il faut se plier, puisque la “Science” a dit qu’il en était ainsi. Le débat politique (qu’il prenne la forme d’une opposition droite-gauche, conservateurs-progressistes ou libéraux-protectionnistes) fait place à un débat d’ordre académique entre ceux qui détiennent les clés du savoir, de la raison, de la science, et ceux qui ignorent, qui s’obstinent à nier l’évidence en se cantonnant dans des positions idéologiques sans fondement scientifique.
9Bien sûr, de nombreux auteurs ont mis en évidence l’incohérence des postulats décrits ci-dessus. Selon F. Fourquet, J.-B. Say serait à l’origine de l’existence de “l’économie” en tant qu’“objet social autonome” (postulat 1). Or “cet objet n’existe pas! Ce qui existe, c’est un discours économique qui fabrique ses propres objets et qui finit par croire à l’existence extérieure de ces êtres fantastiques qu’il a lui-même engendrés”7.
10Alain caillé partage le même sentiment lorsqu’il affirme que “l’hypothèse de séparabilité du système économique par rapport au système social” a conduit l’économie politique dans une “impasse”8. L’économie, en tant qu’objet d’étude autonome, n’existant pas, les économistes ont été forcés de se lancer dans une entreprise impérialiste, au nom d’une méthode rationnelle présumée supérieure à toutes les autres.
11Le mythe de la scientificité de la science économique (postulat 2), fait aussi l’objet de nombreuses critiques, et on peut espérer qu’à l’avenir, “l’économie continuera à progresser mais à distance des sciences dures”9. Cependant, si certains milieux académiques commencent à prendre quelques distances vis-à-vis des sciences de la nature, et par conséquent à admettre les valeurs sous-jacentes à leurs outils d’analyse, les instances qui nous gouvernent ne leur ont pas toujours emboîté le pas. Il ne faut pas lire cinquante rapports de la Banque mondiale pour comprendre que les solutions proposées (le mot est faible), présentées comme le fruit de calculs et de raisonnements scientifiques, privilégient en réalité certaines valeurs et certains groupes d’intérêt. En réaction à cette prétention positiviste qui caractérise encore la majorité des économistes, une association créée récemment par un sociologue américain, Amitai Etzioni10, et composée essentiellement de sociologues et d’économistes “hétérodoxes”, a délibérément inscrit dans ses objectifs la dénonciation de la prétendue positivité de la science économique.
12Un des représentants de ce courant, Beat Bürgenmeier, estime que “des études apparemment objectives, libres de toute valeur, ont créé l’illusion de la discipline la plus scientifique des sciences sociales”11. Des concepts apparemment neutres, tels que “concurrence, performance, productivité et marché”12, révèlent cependant leur vrai visage d’outils au service d’une idéologie. Selon ces nouveaux “socio-économistes”, il est donc évident que “la suprématie du marché sur toute autre forme de régulation sociale n’a pas de fondement scientifique. Elle reste un postulat normatif”13. Si le marché n’est pas une loi de la nature mais une construction sociale, il est en effet compréhensible qu’il soit contrebalancé par d’autres formes de régulation.
13La question de la fonction éminemment politique que le mythe de scientificité permet à la théorie dominante de remplir ne date évidemment pas d’aujourd’hui. Pour ne citer qu’un seul parmi la myriade de livres qui ont souligné ce phénomène, signalons qu’en 1974 déjà, Jacques Attali et Marc Guillaume, dans la lignée des “radicaux” américains, dénonçaient la “subjectivité masquée” de la théorie économique, qui “tend à se transformer en légitimation du rapport de force existant dans la société”14. En transformant “les conflits à arbitrer en problèmes à résoudre”15, la science économique évacue tout débat politique.
14Une des grandes interrogations de l’époque concernait les “limites de la croissance”. Suite à la conférence de Stockholm et à la parution du fameux Rapport Meadows du Club de Rome, on aurait pu s’attendre à une complète remise en question de la théorie économique néo-classique, et à l’émergence d’un “nouveau paradigme” qui tiendrait enfin compte du deuxième principe de la thermodynamique16, et donc du caractère irréversible et entropique de tout processus économique. Certains économistes s’y sont appliqués, comme par exemple Nicholas Georgescu-Rœgen17 ou son plus célèbre disciple, Herman Daly18, mais leurs ouvrages ont été complètement ignorés par leurs collègues et leurs thèses radicales tuées dans l’œuf par les adeptes de la “théorie de l’internalisation”. Comme le soulignent Attali et Guillaume, cette dernière (qui défend l’idée du pollueur-payeur comme solution globale à tous les problèmes d’ordre écologique) est un cas typique d’extension de la “représentation a-conflictuelle de la société”19 à un nouveau domaine. Au service d’un groupe d’intérêt particulier, elle cache les “irrationalités fondamentales du développement du capitalisme et du socialisme d’État”20 et, en proposant quelques changements marginaux, elle évite toute remise en cause structurelle. “L’égoïsme “rationnel” que l’économie marchande a institutionnalisé dans les rapports entre les hommes s’étend aussi à leurs rapports avec la nature. Le vice a créé la maladie; pour guérir la maladie il faudrait généraliser le vice!”21
15L’évacuation du politique a aussi pour conséquence de transformer certains moyens en fins ultimes: c’est, entre autres idées, le message que tente de faire passer le groupe de Lisbonne, formé de personnalités de formations, de professions et d’horizons très variés, dans un livre qu’on aimerait voir sur toutes les tables de chevet des politiciens et grands patrons. S’ils reconnaissent d’emblée que “la concurrence est un outil puissant de la vie économique”22 et que “ce serait une erreur d’appréciation majeure que de voir dans ce livre un manifeste contre la concurrence”23, ils dénoncent par contre avec véhémence son changement de statut - de moyen elle devient une fin en soi - et sa généralisation à tous les domaines de la vie.
16Selon les auteurs, les limites de cette lutte fratricide sont tellement nombreuses qu’on est en droit de se demander si “la compétitivité est elle-même une idée compétitive”24. En effet, transformée en idéologie, elle implique automatiquement le sacrifice des intérêts des personnes les plus vulnérables; elle se base sur l’hypothèse d’une pluralité de producteurs, mais elle les tue les uns après les autres; elle “ramène la globalité de la condition et du développement humain et social aux perceptions, aux motivations et au comportement de l’“homo economicus” et de l’“homo competitor”25; elle consacre la primauté du court terme sur le long terme et celle de la machine sur l’homme; elle accentue les inégalités au sein des pays et entre eux; elle sape les efforts de coopération et d’intégration entre pays pauvres; enfin, elle contribue à la dégradation de l’environnement et vide la démocratie de sa substance.
17Outre la lecture biaisée de l’histoire et le mythe de la scientificité, un troisième instrument est utilisé par les économistes orthodoxes pour justifier les politiques qu’ils préconisent: la “fallacy of misplaced concreteness”, selon l’expression intraduisible de Whitehead reprise par H. Daly et J. Cobb. Celle-ci apparaît lorsque “les penseurs oublient le degré d’abstraction de leurs modèles et tirent des conclusions inadéquates sur la réalité concrète”26. Cette erreur serait particulièrement fréquente chez les économistes, qui oublient facilement que le monde réel n’est pas la simple somme d’individus à la recherche de leur intérêt sur un marché parfait; et les auteurs de faire remarquer que les physiciens, qui ont tant inspiré les économistes, oublient rarement qu’un kilo de plumes et un kilo de plomb ne tombent pas à la même vitesse dans la réalité. Certes, l’abstraction a permis à l’économie politique de faire des progrès considérables en tant que science académique, mais on est en droit de se demander dans quelle mesure les progrès de la science apportent des réponses à nos questions et nous fournissent des moyens de satisfaire nos besoins.
18Autrement dit, ce que dénoncent les auteurs, ce n’est pas tant l’abstraction en soi, mais plutôt la tendance des économistes à prendre leurs rêves pour la réalité et, ce faisant, à recommander des politiques destinées à rendre celle-ci plus proche du modèle. Nombre d’exemples appuient leur thèse: le marché tout d’abord, qui, sous prétexte de neutralité, contribue néanmoins à “l’épuisement du capital moral”27 de nos sociétés; le Produit National Brut ensuite, dont on a facilement tendance à oublier qu’il n’est qu’une mesure de certains aspects, marchands, du bien-être matériel, et que sa croissance n’est en aucun cas un objectif naturel de nos sociétés. Autre exemple typique de “misplaced concreteness” aux conséquences particulièrement désastreuses dans la réalité: l’homo economicus. Selon H. Daly et J. Cobb, les recommandations basées sur des modèles où seul le caractère utilitaire, égoïste, de l’homme est pris en compte, contribuent, dans les faits, à rendre l’homme plus égoïste et à détruire nos communautés. Enfin, l’environnement, supposé exploitable à l’infini dans les théories, est considéré comme tel dans la pratique, avec les dérives que l’on connaît.
19“Dévoiler l’économie”, montrer “l’envers du décor”, “éclairer et démystifier”28, c’est ce que tentent de faire quelques membres du MAUSS (Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales) dans un récent ouvrage dirigé par Serge Latouche. Parmi les mythes incriminés, signalons celui de “l’universalité” de l’approche économique. Le raisonnement à l’origine de ce mythe est sans faille: l’économie étudie les comportements rationnels et intéressés, et “comme aussi bien l’intérêt que la raison (...) sont universels, l’économie est universelle”29. Universelle, la physique l’est aussi. Mais le physicien “se cantonne à l’étude du monde tel qu’il est”, tandis que “la démarche de l’économiste, engagé dans la vie de la cité, est presque inévitablement normative”30. Ainsi, doté d’instruments universels, et au nom de l’intérêt général, notre physicien du social part à la chasse aux “imperfections” et aux “frottements” qui empêchent d’atteindre l’équilibre optimal31. Investi d’une mission civilisatrice, il “arrache à leur provincialisme ceux qui y sont encore attachés”32, en traquant aussi bien les corporatismes qui hantent nos sociétés “développées” que les traditions qui subsistent encore dans les sociétés “archaïques”.
20Faut-il en rire ou en pleurer? Assurément, René Passet a choisi d’en rire, en imaginant une “étrange planète” où “quelques individus ont inventé un jeu”, dont “ils ont fait une science (...) dans la perfection de laquelle ils entendent couler le réel,..”33. Ce meilleur des mondes serait peuplé d’individus uniformes, tant il est vrai que “le basset et le lévrier ne constituent que des déviances par rapport à l’idéal de chien”34. Mais comment harmoniser le réel et son modèle? “Puisque le parfait ne pouvait se parfaire (...) c’est le réel que l’on s’attachait à expurger, jour après jour, de ses imperfections”35. On commença par remplacer la “devise révolutionnaire ringarde” par celle de “liberté -égoïsme - rationalité”36. Sous les conseils de quelques génies de la rationalité, on élimina tous “les mouvements inutiles qui parasitent le travail”37 et l’on regretta de n’avoir pas connu plus tôt la perfection des temps modernes. Après les gestes, on s’attaqua aux esprits, dont on extirpa “les pensées absorbées par des opérations mentales désintéressées”38. Et l’on entra alors dans le cercle vertueux: plus les individus se consacraient à la poursuite de leur intérêt personnel, plus la réalité se rapprochait du modèle; “la véracité de la théorie (...) devenait du même coup irréfutable”39. Enfin, lorsque tous les individus eurent adopté, pour leur plus grand bonheur, le comportement prôné par leur nouvelle Bible, “un philosophe se leva et proclama qu’une époque aussi admirable marquait “la fin de l’Histoire”40.
21Si pour certains le couple “démocratie + économie de marché” constitue la solution finale vers laquelle tous les pays, et en particulier le tiers monde, devraient se diriger, pour d’autres, comme Alain Caillé, ce type de raisonnement est un nouvel exemple typique, et malheureusement tragique, de recommandation basée sur des hypothèses beaucoup trop simplistes. En effet, si l’on en vient à réduire tout homme, quels que soient sa culture et son environnement, à un homo œconomicus maximisant son intérêt, “la solution [au sous-développement] paraît simple. Elle tient toute entière dans le message suivant, que les Blancs développés seraient en droit d’adresser aux moins blancs moins développés: “Faites comme nous”41. Le problème, c’est que “les sociétés, contrairement au postulat économiste, ne sont pas d’abord et exclusivement des machines à produire (...) qui n’ont d’autres finalités que l’accroissement du bien-être matériel”42. Et l’on constate alors que “la puissance de l’Occident ne résulte pas tant de ce qu’il pille ou ce qu’il extorque que de ce qu’il donne”43. “Ce que la conquête coloniale détruit, ce n’est pas l’économie. Dans bien des cas, elle la crée. (...) Ce qu’elle détruit, ce sont les mécanismes subtils de production et de reproduction des sociétés traditionnelles et les symbolismes à travers lesquels leurs membres donnaient du sens à leur existence. Après l’anéantissement de leurs repères imaginaires traditionnels, la seule issue symbolique qui leur reste est celle de l’imitation des vainqueurs”44. Peut-on trouver plus bel exemple de “violence symbolique”?
Une nouvelle économie politique pour une autre économie ?
22Face à ce constat, que faire? Que modifier? “Le système économique, ou bien la manière de l’imaginer et de l’analyser? La réalité elle-même, ou bien la science économique? On l’aura deviné: les deux”, plaide Alain Caillé45. Et si les recettes font défaut, les idées abondent.
23Un rapide coup d’œil sur les propositions de réforme de la science économique permet de discerner deux grandes tendances: le retour des valeurs et du réalisme. Bien d’autres réformes sont évidemment proposées, mais j’aborderai ces deux axes à titre d’exemples.
24Pour que l’économie retrouve son statut originel de “savoir-faire politique utile à l’homme d’État”46, François Fourquet propose de partir sur de nouvelles bases: redéfinir l’objet de la science économique, à partir d’une nouvelle conception globale de la valeur, et inventer de nouveaux outils intellectuels capables d’appréhender le caractère politique de l’économie.
25“Une économie politique nouvelle suppose une volonté d’action, une prise de position (...) d’après une image de la “bonne économie”, c’est-à-dire conforme à certaines valeurs”47, car “ce n’est pas l’analyse scientifique et neutre de la réalité présente qui permet de prévoir l’avenir, c’est au contraire l’idéal d’une société à venir, l’idéal historique, qui détermine la connaissance de la société telle qu’elle est aujourd’hui”48. Cette économie politique sera nécessairement mondiale, avec pour quasi-sujet, non pas l’homo economicus rationnel, à la recherche de son intérêt particulier, mais l’humanité entière.
26Dans le même registre, Alain Caillé, ou encore les nouveaux “socio-économistes”, proposent de faire “sauter le verrou entre les jugements de fait et les jugements de valeur”49. Éviter à tout prix tout propos normatif est non seulement un leurre mais aussi une limite, car “aussitôt qu’elles méconnaissent leur vocation éthique, [les sciences sociales] ne savent plus ce qu’elles interrogent ni au nom de quoi”50. La reconnaissance de la nature éthique de l’économie implique de créer de nouveaux concepts, comme par exemple celui d’“efficacité globale”51, symbiose entre l’efficacité économique et l’équité, mesurée à la fois par le marché et par la démocratie. En plus d’un “retour de l’éthique” au sein même de l’économie52, les socio-économistes croient en la nécessité d’une approche complexe du comportement humain53 (en réaction au réductionnisme inhérent à l’homo economicus) et d’une orientation vers des politiques économiques concrètes.
27Cette approche complexe implique un renforcement des liens entre les disciplines; Alain Caillé propose de “superposer (...) au mouvement de parcellisation et d’atomisation du savoir un mouvement inverse de resynthétisation qui permettrait aux sciences sociales de faire retour vers leur origine commune, la philosophie politique”54.
28Aux savants économistes enfermés dans leur tour d’ivoire se substitueraient de véritables économistes philosophes, poursuit Hubert Brochier55. Deux tâches leur incomberaient. Tout d’abord, définir les grands principes moraux qui sont à la base de l’organisation de nos sociétés (utilitarisme, égalitarisme, droits de l’individu, ...)56; en second lieu, “éclairer concrètement les conséquences de l’adoption de tel ou tel principe”57. Et, citant Philippe van Parijs, il précise: “Le philosophe politique (ou l’économiste), dans cette perspective, n’a pas la mission d’un tribun ni celle d’un prophète [...]. Sa tâche est beaucoup plus modeste. Elle consiste à scruter inlassablement nos intuitions spontanées, ce qui, dans notre société, est bon et mauvais, admirable et intolérable - et à s’efforcer simplement de leur donner une formulation qui soit claire, cohérente, systématique”58.
29Second grand axe de réforme: le retour vers plus de réalisme. Toujours selon Hubert Brochier, il faut “revenir à un contenu descriptif fort”59, en évitant de “vouloir se placer d’emblée à un niveau de généralité universel”60. Le livre de Lester Thurow, La Maison Europe, superpuissance du xxie siècle61, serait un excellent exemple d’étude qui tient compte des particularismes et prouve le danger des généralisations abusives de l’économie orthodoxe. En effet, selon Thurow, la conception néo-classique de la firme, basée sur la maximisation du profit du propriétaire, est peu adaptée à l’entreprise japonaise, qui a plutôt pour objectif de maximiser la part de marché et la valeur ajoutée. Le raisonnement déductif, construit sur des hypothèses universelles, présente donc des limites qu’il convient de lever en accordant plus d’importance aux faits. À vrai dire, ce débat ressemble étrangement à celui qui opposa, en son temps, Schmoller, en tant que leader de l’école historique allemande, à Menger, un des artisans de la révolution marginaliste. L’issue en est connue: l’histoire économique devint une discipline à part entière, jouissant du monopole du recensement des faits mais confinée à un rôle marginal, et laissa le champ libre aux théoriciens néo-classiques. Aujourd’hui, comme le souligne J.-C. Asselain dans la postface du livre de Paul Bairoch, il apparaît nécessaire de mettre fin à cette querelle, et “d’associer étroitement l’établissement des faits (partie intégrante de la démarche scientifique et préalable à toute analyse) et leur interprétation”62.
30Pour forcer la théorie économique dominante à intégrer dans ses raisonnements des réalités tangibles et néanmoins en péril, telles la communauté ou l’environnement, H. Daly et J. Cobb proposent une autre stratégie, qui a fait ses preuves “in illo tempore”: la stratégie du “cheval de Troie”. H. Daly semble d’ailleurs l’appliquer à sa personne, lui qui a pénétré chaque jour, durant plusieurs années, une des citadelles les plus inexpugnables de l’orthodoxie, située au 1818 H Street NW à Washington, en espérant convaincre ses occupants des bienfaits de l’état stationnaire. Mais cette fois-ci, ce sont des concepts qui doivent pénétrer les lignes ennemies, afin de permettre une lente transformation de la chrématistique (“science de la production de richesses”) actuelle en une véritable oikonomia (“gestion de la maison”). En effet, pour mieux intégrer l’écologie et l’économie, pourquoi ne pas utiliser un nouveau concept comme la “charge utile” (carrying capacity) de l’environnement, qui obligerait les macro-économistes à penser en termes de deux optima: l’allocation et l’échelle optimales. Les micro-économistes sont devenus des champions pour trouver le niveau optimum d’une activité. “Mais étonnamment, quand les économistes passent de la micro à la macro-économie, on n’entend plus parler de niveau optimal!”63. Et pour contrer l’effritement continu des liens sociaux dans une économie de marché, pourquoi ne pas remplacer, dans tous les raisonnements, l’individu par la communauté, qui deviendrait en quelque sorte “l’unité de développement”. Mais “cette communauté n’existe pas, je ne l’ai jamais rencontrée” entend-t-on de l’autre côté du Channel. On pourrait rétorquer: Robinson Crusoë, enfant chéri de l’individualisme méthodologique, ne court pas les rues non plus.
31Quant à la transformation de la réalité, de la pratique économique, les pistes envisagées par les divers auteurs vont dans de nombreuses directions, avec des ambitions et des degrés de faisabilité très divers.
32Certains, comme Chantai Euzéby, proposent un libre-échange “organisé”, une flexibilité qualitative de la main-d’œuvre et la réduction du temps de travail64. D’autres rêvent de faire naître une économie “solidaire”, “tentative d’articulation inédite entre économies marchande, non marchande et non monétaire”65. D’autres encore voient à travers le dynamisme du secteur informel “un mécanisme de réenchassement de l’économique dans le social”66. Plus globalement, tous ces auteurs considèrent, pour reprendre la formule de B. Perret et G. Roustang, qu’il faut “endiguer l’économique”, c’est-à-dire empêcher sa logique de dominer ou de pénétrer toutes les facettes de la vie, et s’engager dans “la difficile recherche d’un équilibre entre l’économie, la culture et le politique”67.
33Enfin, certains se mettent à rêver, et à nous faire rêver. Ainsi, le groupe de Lisbonne lance un vibrant appel pour la constitution d’une “gouverne mondiale efficace”68. En effet, de même qu’au xixe siècle, les excès du capitalisme national avaient induit l’élaboration de “contrats sociaux nationaux”, aujourd’hui les excès du capitalisme mondial impliquent “d’établir une nouvelle génération de contrats sociaux internationaux”69 ayant pour objectifs la suppression des inégalités, la tolérance et le dialogue entre les cultures, la constitution d’un système de gouverne mondiale démocratique et la mise en œuvre du développement durable. Certes, conclut F. Fourquet, “la démocratie mondiale n’existe pas et n’est pas prête d’exister”, mais le rôle des intellectuels n’est-il pas de “l’évoquer avec énergie comme mythe régulateur”?70
Bibliographie
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Mythes et Paradoxes de l’histoire économique, Paris, La Découverte, 1994.
François FOURQUET
Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur, Paris, La Découverte, 1989, et aussi, “Une économie politique planétaire”, dans Pour une autre économie (Revue du Mauss, n°3), Paris, La Découverte, 1994, pp. 248-277.
Alain CAILLÉ
La démission des clercs, La crise des sciences sociales et l’oubli du politique. Paris, La Découverte, 1993.
Beat BÜRGENMEIER
La Socio-économie, Paris, Economica, 1994.
Jacques ATTALI et Marc GUILLAUME
L’antiéconomique, Paris, P.U.F., 1974.
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Limites à la compétitivité, Pour un nouveau contrat mondial, Paris, La Découverte, 1995.
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Serge LATOUCHE (éd.)
L’Économie dévoilée, du budget familial aux contraintes planétaires, Paris, Autrement, 1995.
René PASSET
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Alain CAILLÉ
Critique de la raison utilitaire, Manifeste du Mauss, Paris, La Découverte, 1988.
M.A.U.S.S.
Pour une autre économie, Paris, La Découverte, (Revue du Mauss n° 3), 1994.
Notes de bas de page
1 Paul Bairoch, Mythes et Paradoxes de l’histoire économique. Paris, La Découverte, 1994, p. 31.
2 Ibid., p. 234
3 François Fourquet, “Une économie politique planétaire”, in Pour une autre économie, (Revue du Mauss, n° 3), Paris, La Découverte, 1994, p. 255.
4 Ibid., p. 249.
5 Ibid., p. 255.
6 voir à ce propos les chapitres intitulés “Homo Technicus” et “Homo Scientificus” dans le livre de Pierre Thuillier, La grande implosion. Rapport sur l’effondrement de l’Occident 1999-2002, Paris, Fayard, 1995, dont Christian Comeliau fait un compte rendu dans le présent cahier.
7 François Fourquet, Richesse et puissance. Une généalogie de la valeur, Paris, La Découverte, 1989, p. 284.
8 Alain Caillé, La démission des clercs. La crise des sciences sociales et l’oubli du politique, Paris, La Découverte, 1993, p. 85.
9 Edmond Malinvaud, “L’économie s’est rapprochée des sciences dures, mouvement irréversible mais achevé”, pp. 9-17 in L’économie devient-elle une science dure? éd. par Antoine d’Autume et Jean Cartelier, Paris, Económica, 1995, p. 9.
10 auteur de The Moral Dimension: Towards A New Economics, New York, The Free Press, 1988.
11 Beat Burgenmeier, La Socio-économie, Paris, Economica, 1994, p. 13.
12 Ibid.
13 Ibid., p. 52.
14 Jacques Attali et Marc Guillaume, L’anti-économique, Paris, P.U.F., 1974, p. 12.
15 Ibid., p. 18.
16 Le “Deuxième Principe de la Thermodynamique, appelé aussi la Loi de l’Entropie (...) stipule que l’entropie (c’est-à-dire la quantité d’énergie liée) d’un système clos croît constamment ou que l’ordre d’un tel système se transforme continuellement en désordre”, Nicholas Georgescu-Roegen, La décroissance, entropie - écologie - économie, présenté et traduit par Jacques Grinevald et Ivo Rens, Paris, Éditions Sang de la Terre, 1995 (1ère éd. 1979), p. 58.
17 The Entropy Law and the Economic Process, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1971.
18 Steady-State Economics. The Economies of Biophysical Equilibrium and Moral Growth, San Francisco, W. H. Freeman, 1977.
19 J. Attali et M. Guillaume, op. cit., pp. 182-183.
20 Ibid., p. 197.
21 Ibid., p. 191.
22 Groupe de Lisbonne, Limites à la compétitivité. Pour un nouveau contrat mondial. Paris, La Découverte, 1995, p. 15.
23 Ibid.
24 Ibid., p. 166.
25 Ibid., p. 168.
26 Herman Daly et John Cobb Jr., For the Common Good, Redirecting the Economy Towards Community, the Environment and Sustainable Future, London, Greenprint, 1989, p. 36.
27 Ibid., p. 50.
28 Serge Latouche, “Introduction”, in L’Économie dévoilée. Du budget familial aux contraintes planétaires, éd. par S. Latouche, Paris, Autrement, 1995, p. 10.
29 Philippe d’Iribarne, “L’économie est-elle universelle?”, in L’Économie dévoilée, op. cit., p. 118.
30 Bernard Guerrien, “La théorie économique à votre portée”, in L’Économie dévoilée, op. cit., p.96.
31 Ibid., p. 87.
32 Philippe d’Iribame, op. cit., p. 125.
33 René Passet, Une économie de rêve, Paris, Calmann-Lévy, 1995, p. 8.
34 Ibid., p. 31.
35 Ibid., pp. 38-39.
36 Ibid., p. 38.
37 Ibid., p. 39.
38 Ibid., p. 41.
39 Ibid., p. 105.
40 Ibid., p. 44.
41 Alain Caillé, Critique de la raison utilitaire. Manifeste du Mauss, Paris, La Découverte, 1988, p. 77.
42 Ibid., pp. 77-78.
43 Ibid., p.78.
44 Ibid., pp. 78-79.
45 Alain Caillé, Bernard Guerrien et Ahmet Insel, “Pour une autre économie”, pp. 3-14, in Pour une autre économie, Paris, La Découverte, (Revue du Mauss n° 3), 1994, p. 3.
46 François Fourquet, 1994, op. cit., p. 249.
47 Ibid., p. 258.
48 Ibid.
49 Alain Caillé, 1993, op. cit., p. 66.
50 Alain Caillé, 1988, op. cit., p. 126.
51 Beat Burgenmeier, op. cit., p. 16.
52 Ibid., pp. 16-22.
53 voir en particulier A. Etzioni, op. cit.
54 Alain Caillé, 1993, op. cit., p. 69.
55 Hubert Brochier, “Pour un nouveau programme de recherches en économie”, in Pour une autre économie, op. cit., pp. 141-152.
56 Ibid., p. 149.
57 Ibid., p. 150.
58 Philippe van Parijs, Qu’est-ce qu’une société juste? Introduction à la pratique de la philosophie politique, Paris, Seuil, 1991, pp. 26-27.
59 Hubert Brochier, op. cit., p. 143.
60 Ibid., p. 144.
61 Paris, Calmann-Lévy, 1992.
62 Jean-Charles Asselain, “Faut-il défendre la croissance ouverte”, pp. 242-260, dans Paul Bairoch, op. cit.
63 H. Daly and J. Cobb, op. cit., p. 145.
64 “Trois propositions pour une nouvelle politique économique”, pp. 197-208, in Pour une autre économie, op. cit.
65 Jean-Louis Laville, “Entre marché et État, faire naître une économie solidaire”, pp. 209-234, in Pour une autre économie, op. cit., p. 230.
66 Jacques Charmes, “De l’économie traditionnelle à l’économie informelle”, pp. 144-159, in L’Économie dévoilée, op. cit., p. 152.
67 Bernard Perret et Guy Roustang, L’Économie contre la société. Affronter la crise de l’intégration sociale et culturelle, Paris, Seuil, 1993, p. 153.
68 Groupe de Lisbonne, op. cit., pp. 177-217.
69 Ibid., p. 28.
70 François Fourquet, 1994, op. cit., pp. 275-276.
Auteur
Doctorant, IUED, Genève
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