L’économie politique et l’immoralité de la puissance
Propos recueillis par Christian Comeliau
p. 161-174
Texte intégral
1La leçon Inaugurale que vous avez donnée à l’Institut d’études du développement, à Genève, en octobre 1995, vient enrichir considérablement le débat, abordé depuis plusieurs années, sur les études de développement et sur la place de l’économie dans ces études. Mais le titre que vous avez souhaité donner à cette leçon, “Refonder” l’économie politique, ne contient pas le mot développement. Vous avez même évoqué la tautologie que constitue, pour vous, le terme d’économie politique du développement. Peut-être rejoignez-vous ainsi l’une de nos préoccupations, qui est de ne pas limiter les études de développement à l’espace géographique du Sud, ou du tiers monde, où elles ont été traditionnellement confinées : les problèmes actuels des pays de l’Est en transition, et sans doute tout autant de ceux du Nord, sont manifestement des questions de développement. Mais il faudrait alors préciser ce qui fait la spécificité — et la légitimité scientifique -d’une discipline aussi globale et ambitieuse. Comment situez-vous votre apport dans cette réflexion ?
2L’idée de spécialiser l’économie politique en différentes branches, dont l’une pourrait être l’économie du développement, a finalement provoqué beaucoup de confusion. L’intention première des pères fondateurs de l’économie politique était d’examiner les contraintes institutionnelles qui s’opposaient à l’accroissement de la prospérité des nations et du bien-être des hommes. C’est en ce sens que, parler d’économie du développement est tautologique ; dangereux aussi, car cette expression implique l’existence de son contraire, une économie du sous-développement. On peut montrer, bien sûr, que certains agencements institutionnels ne favorisent pas le développement. Encore que l’anthropologie montre que chaque société trouve - en fonction de ses données démographiques, ce qui est fondamental - une sorte d’optimum de circulation des richesses.
3Or, la réflexion économique est partie d’Occident, à mon sens parce que c’est en Occident que se sont produites les premières grandes ruptures démographiques. Cette réflexion a donné lieu à deux grandes thèses opposées, celle de Malthus et celle de Jean-Baptiste Say. Mais si l’on tient compte de ce “miracle” économique européen et du leader-ship de l’Europe dans le développement, on comprend mal pourquoi la problématique de la révolution industrielle a été écartée du champ de la réflexion économique sur le développement. C’est pourquoi je pense que l’anthropologie a joué un rôle pervers dans l’économie du développement en se concentrant sur les économies non industrialisées, alors qu’elle aurait dû justement proposer une approche globale qui soit utile sur le plan épistémologique pour réfléchir aux mécanismes du changement socio-économique dans tout pays, quel que soit son niveau d’industrialisation.
4On va revenir sur l’anthropologie. Il n’empêche que le développement tel qu’il s’est produit en Occident n’est pas n’importe quel développement : il présente des caractéristiques bien spécifiques, notamment parce qu’il prône un productivisme qui s’assigne comme objectif la croissance indéfinie des quantités produites. Dès lors, l’économie du développement ne doit-elle pas se donner pour but principal l’analyse de ce modèle dominant de développement, qui est issu de la révolution industrielle, qui n’est pas le seul possible, et qui présente un certain nombre de dysfonctionnements ?
5Cette approche aurait au moins l’avantage de restaurer l’unité de problématique dans l’analyse du développement : elle a d’ailleurs correspondu à l’un des courants de pensée critique durant les années d’essor de la théorie du développement. L’Europe de la fin du xviiie siècle ressemblait au tiers monde d’aujourd’hui. Mais on n’a pas suffisamment tenu compte de la croissance et de la transition démographiques : la transition démographique et le passage vers un système d’expansion économique, par le capitalisme ou par le socialisme, ont été rendus possibles en Europe par l’émigration de millions de gens. Les théories du développement à la Rostow sont ainsi d’une pauvreté intellectuelle extraordinaire, et sont d’ailleurs aujourd’hui récusées par leurs auteurs.
6Mais, plus profondément, c’est la pensée de Hegel et de Weber qu’il faut remettre en question dans l’ensemble de cette analyse : le substrat des théories du développement, c’est l’idée hégélienne des sociétés évoluant inéluctablement dans une direction déterminée, qui est celle de la maîtrise des sociétés par elles-mêmes, et l’idée weberienne de l’accomplissement de la rationalité. Alors que les choses sont en réalité tellement plus complexes... Ainsi des origines de la révolution industrielle, tellement discutées par les historiens et tellement peu enseignées aux étudiants en développement. Quelques rares économistes se sont rendus compte du caractère exceptionnel de l’expérience européenne : Jacques Austruy, par exemple, avec le “scandale du développement”, et Paul Baran dans ses travaux les plus récents.
7... et Dudley Seers, bien sûr, avec “The limits of the special case”. Mais n’y a-t-il pas un nouveau risque d’économicisme à vouloir recréer une nouvelle approche de synthèse du développement – une synthèse politique et morale – autour de l’économie politique ? Ce risque n’est-il pas aggravé par l’emprise croissante de la globalisation, qui est à la fois économique, sociale et culturlle ?
8Je ne crois pas. Le problème vient plutôt de ce que les néo-libéraux actuels sont des économistes fondamentalistes, qui pensent que les lois du marché sont scientifiques, inéluctables et règlent tout. Comme d’ailleurs la lutte des classes pour les marxistes, et le développement historique pour Hegel. De tels schémas sont dangeureux parce qu’ils perdent de vue l’homme au profit de la prétendue rationalité de “lois” que l’on aurait découvertes. Je ne demande pas que l’économie devienne une science totale, je dis seulement que l’économie d’aujourd’hui est totalement déconnectée par rapport à la réalité sociale.
9Nous sommes bien d’accord sur ce point.
10L’instrument mathématique achève de donner l’illusion scientiste à l’économie. Celle-ci a perdu son âme et sa raison d’être parce qu’elle s’est séparée de deux autres approches indispensables : l’approche juridique et institutionnelle d’un côté, l’approche morale et éthique de l’autre. Voyez les pays en transition à l’Est : comment y installer une économie de marché saine sans connaître en profondeur les règles du droit ainsi que les procédures juridiques et institutionnelles instituant un capitalisme qui ne soit pas un capitalisme sauvage, prédateur et mafieux ? Ces règles du droit se rattachant elles-mêmes, bien entendu, à un système de valeurs.
11Je reviens sur le danger d’économicisme. La réflexion sur le progrès social, au sens du Siècle des lumières, peut-elle être centrée sur la création de richesses, voire sur la production de marchandises ? Que deviennent, dans ces perspectives, les nouvelles dimensions de la responsabilité collective, au sens que lui donne Hans Jonas ?
12Cette objection est réelle, je l’admets. Mais elle se réfère à l’économie de Malthus, Smith ou Ricardo. Si l’on remonte plus avant, vers Locke et les juristes du droit naturel, leur conception du progrès social n’est pas celle de l’accroissement de la richesse ; leur préoccupation est de faire de l’individu non pas le sujet d’un roi absolutiste, mais un citoyen capable de se prendre lui-même en mains. C’est l’utopie, au sens de Thomas More et de Bacon ; Locke veut sortir l’homme de son extrême dénuement. Problématique très moderne...
13Avant l’utilitarisme.
14Bien entendu. Le mariage le plus malheureux de l’économie n’est pas avec l’anthropologie mais avec la psychologie sociale utilitariste, ce qui revient à une sorte de perversion de l’intention. D’où la nécessité de revenir au droit naturel, avant le Siècle des lumières. Mais si l’on prend Voltaire ou Montesquieu eux-mêmes, leur préoccupation était d’empêcher l’oppression et non pas l’accroissement indéfini des richesses ; ils pensaient cependant - est-ce exact ? - qu’un royaume prospère permettait d’atténuer l’oppression, dans la mesure où le prélèvement fiscal s’opérait sur une richesse plus grande.
15Peut-on donner un sens moderne à ces termes, et affirmer que l’objet de l’économie politique aujourd’hui n’est pas d’accroître indéfiniment les richesses, mais bien d’empêcher l’oppression ?
16Oui, mais celle des réseaux de puissance économique et des réseaux d’information, qui est de moins en moins visible.
17C’est-à-dire l’oppression d’une globalisation qui n ‘est plus seulement économique et financière, mais aussi culturelle, et donc celle d’un système de valeurs ?
18Il y a une logique de progrès technique qui échappe au contrôle institutionnel classique de l’État-Nation, une logique des firmes multinationales, une logique de la transmission télématique de données. Au Nord comme au Sud l’État paraît archaïque, désarmé devant l’avancée technologique, en pleine déliquescence. À l’image de la déliquescence de la féodalité et de la monarchie, mises en cause par les débuts de l’industrialisation et les transformations sociales rapides et brutales qui en résultaient, avant les grandes révolutions européennes. Nous sommes dans une crise de la même importance, et ce ne sont ni les pseudo-lois du marché, ni les marchés financiers, ni le libre-échange qui vont la résoudre.
19Je voudrais revenir à votre attaque contre l’anthropologie, que vous avez formulée lors de votre leçon inaugurale. Ce que vous critiquez, en réalité, c’est le recours à l’anthropologie pour analyser les “mentalités” prétendument opposées au développement ?
20Exactement. Cette attitude m’a toujours choqué, révulsé, peut-être parce que je suis un oriental : je me suis senti “scannérisé” par l’Occident comme un animal spécifique. Les structures de l’homme ne sont pas fondamentalement différentes, mais le malaise vient de ce que l’Occident s’est donné une représentation illusoire de lui-même, comme totalement rationnel et sans aucune dimension différente, comme le sacré ou le don. D’où cette conception de l’économie ; d’où le regard sur les autres sociétés “précapitalistes” ou “préindustrielles” n’ayant pas encore atteint le stade de la rationalité occidentale ; d’où aussi l’image de mentalités “sous-développées”.
21L’anthropologie devrait ainsi s’étendre à l’étude des sociétés occidentales. Mais lorsque la Pléiade a publié son Ethnologie régionale, elle a vainement cherché des auteurs qui acceptent de rédiger un chapitre sur les sociétés européennes contemporaines.
22Le malaise est encore accru par la disparition des “terroirs”, c’est-à-dire de collectivités de dimension réduite, capables de définir leur identité par rapport à la terre, notamment agricole, et de reconstituer sur cette base l’authenticité des relations sociales.
23Allons donc au-delà de l’anthropologie, et même de la formule un peu usée de l’interdisciplinarité. Vous plaidez en faveur d’une approche s’inspirant davantage de l’histoire, et vous l’utilisez d’ailleurs remarquablement dans vos travaux. Mais qu’est-ce que cela veut dire exactement ? De quelle approche historique s’agit-il ?
24Il n’y a pas de véritables “sciences humaines”. Pour reconstruire l’économie, nous avons besoin d’une réflexion philosophique, et donc de la connaissance de l’histoire de l’humanité.
25Mais la connaissance de l’histoire ne se confond pas avec la philosophie de l’histoire. L’analyse de la révolution industrielle ne définit pas nécessairement une philosophie de la révolution industrielle.
26Non, mais la connaissance de l’évolution des sociétés dans leur complexité permet de raffiner un système de valeurs, et de refonder une utopie de l’institutionnel pour que l’homme se sente mieux. C’est ce que nous avons perdu : nous avons besoin d’un renouveau éthique parce que nous n’avons plus de système philosophique rationalisant un système de valeurs et permettant de bâtir un système institutionnel qui emporte la conviction des gens. Les historiens travaillent de leur côté, et nous consommons passivement beaucoup de livres d’histoire qui nous offrent une évasion du monde réel et non un meilleur enracinement. De l’autre côté, érigées en instrument à part et sans recul historique, la sociologie, l’anthropologie, la psychologie sociale, l’analyse du développement, n’ont plus aucun sens ; elles ne sont qu’analyse éphémère privilégiant l’instant, exactement comme l’analyse d’un marché à un moment donné conduit à montrer une photo au lieu d’un film ; mais l’on vous dit “voilà comment il faut vous ajuster”, sans vous dire ni pourquoi il faut le faire, ni pourquoi vous devez en être convaincu.
27Y a-t-il quelque part, aujourd’hui, une grande réflexion sur la philosophie de l’histoire ?
28Je ne crois pas. Depuis Hegel, l’Occident n’a plus rien produit dans ce domaine. Il s’en est d’ailleurs tenu à Hegel plus qu’à Kant ; mais Kant avait totalement rationalisé les impératifs moraux, et aujourd’hui tout cela s’effondre parce que la seule rationalité proposée est celle des marchés et non plus celle d’impératifs moraux transcendantaux. La loi du marché est devenue métaphysique ; on ne peut pas davantage lutter contre elle que contre Dieu, et il n’y a donc plus d’alternative au marché et à la globalisation. Le marxisme, dans ses aspects les plus primitifs, débouchait sur le même type de conclusion métaphysique.
29Comment en est-on arrivé là ? Faut-il y voir un résultat du mécanisme du marché lui-même, qui privilégie l’instant ?
30La généalogie de cette évolution est très complexe. L’Occident a cru pouvoir se passer du sacré, grâce au progrès technique, et faire de l’homme un être totalement rationnel maîtrisant tous les processus. Des néo-classiques aux néo-libéraux, cette rationalité s’est incarnée dans la notion abstraite de marché, qui s’est emparée aujourd’hui d’une grande partie des élites. L’effondrement de l’URSS est apparu ainsi comme la victoire du bien sur le mal. Le dogme est devenu immuable, et tout ce qui est déviant par rapport au dogme est dangereux pour la société. Demain il y aura peut-être des hôpitaux psychiatriques pour ceux qui s’opposent aux lois du marché ou voudraient les voir fonctionner différemment. En fait, le sacré n’a pas disparu dans la structure du fonctionnement de la pensée humaine ; même s’il en sécularise l’expression, l’esprit humain continue de fonctionner selon un schéma sacré du bien et du mal. On en est resté aux guerres de religion - l’histoire, encore une fois, qui présente moins de ruptures dramatiques qu’on ne le pense - et le marché est ainsi une rédemption offerte aux pays de l’Est, comme l’industrie lourde ou l’industrialisation accélérée ont été des recettes pour guérir rapidement du sous-développement.
31Et tout cela débouche sur “la fin de l’histoire”.
32Victoire posthume du marxisme, dont on répète les erreurs.
33Vous insistez sur le juridique et l’institutionnel, pas seulement sur l’éthique, et vous évoquez la nécessité de l’État de droit économique. Mais n’est-il pas urgent d’élargir cette notion au niveau international ? Nous n ‘avons à ce niveau ni cadre institutionnel, ni même réflexion en profondeur. Une personnalité suisse de premier plan a récemment proposé la privatisation de l’Organisation mondiale du commerce, comme si tout enjeu public était absent de la scène internationale. Un peu comme l’État-Nation du xixe siècle, désarmé devant l’industrialisation. Mais nous n’avons encore pratiquement rien reconstruit.
34C’est clair. Notre problème majeur est celui d’administrer et de contrôler collectivement des réseaux, ceux d’Internet, des firmes multinationales, et la logique du marché répandue par les universités américaines et intériorisée par les élites du monde entier. Toute la contestation éthique actuelle - du groupe de business ethics à l’américaine au mouvement islamiste violent, en passant par ces juges italiens ou français qui luttent courageusement contre la corruption - témoigne d’un fait : la société se défend. Mon plaidoyer pour le droit vient aussi, bien sûr, du fait que je suis originaire d’un pays et d’une région à l’égard desquels le droit international a servi d’instrument d’oppression : depuis le début de la colonisation on n’est pas sorti de ce système de deux poids, deux mesures.
35Mais le droit est toujours une création humaine, et donc le produit d’un rapport de forces.
36Depuis les premiers juristes du droit naturel en Espagne et en Hollande au xvie siècle, jusqu’à la Société des Nations et l’Organisation des Nations Unies, le droit international moderne s’est cependant voulu comme un dépassement de ces rapports de forces, et il a voulu instaurer des règles d’équité internationale. Le problème vient de ce que le bloc culturel qui a mis ces règles en place les a lui-même enfreintes constamment. Le dernier exemple est celui de la guerre du Golfe : il eut été plus honnête de parler de mise au pas d’un dictateur qui avait défié la plus grande puissance du monde, mais on a parlé de guerre du droit. C’était faire du droit une farce.
37La colonisation elle-même ne s’était-elle pas donnée des alibis éthiques et juridiques ?
38Les grands blocs culturels s’étaient donnés des règles lorsqu’ils se faisaient la guerre : mais la colonisation s’est faite, au nom du prosélytisme et même parfois de la lutte contre l’esclavage, de la manière la plus sauvage. Condorcet et Montesquieu se sont-ils vraiment battus contre l’esclavage sur le terrain ? Aujourd’hui nous avons un droit international, mais celui-ci est utilisé à des fins de puissance plutôt qu’à des fins de régulation, ce qui constitue un appel constant à l’immoralité. Avec son association “Le droit contre la raison d’État”, Olivier Russbach plaide aujourd’hui pour une mobilisation des citoyens afin de ne pas laisser le respect des règles du droit international à la responsabilité (et à la manipulation) des seules bureaucraties d’État.
39Mais la prise de conscience des citoyens - la conscientisation, comme disait Nkrumah - constitue un programme d’action immense...
40Certes, mais c’est une question d’éducation. Nos programmes d’éducation enseignent des quantités de choses aux enfants, mais ils n’en font pas des citoyens capables de comprendre le monde industriel ou post-industriel dans lequel nous vivons, et d’acquérir les bases techniques minimales pour contrôler les ingénieurs qui, dès lors, décident seuls. Entre formation littéraire et formation scientifique, c’est la seconde, aujourd’hui, qui confère la puissance. L’ingénieur peut d’ailleurs se donner en un an une formation complémentaire en “gestion” ; mais l’économiste, qui se réfugie dans les modèles économétriques, ne peut acquérir une formation d’ingénieur, et demeure incapable de contester les calculs de rentabilité que les ingénieurs lui opposent.
41On peut généraliser ce constat à celui du rôle dominant de l’expert dans les décisions politiques (ce n ‘est pas seulement l’ingénieur, ce peut être le médecin, le financier, ou tout détenteur d’un savoir technique spécialisé et opératoire). Faut-il lier à ce rôle dominant l’émergence de l’immoralité, ou tout au moins l’absence de toute dimension morale, qui résulte de la seule prise en considération des coûts techniques ?
42Il y a une véritable immoralité, c’est celle de la puissance elle-même. C’est contre elle que luttaient les pères fondateurs de l’économie politique, du droit naturel et du droit des gens. C’est elle qui explique l’effondrement des valeurs du “libéralisme”, au sens noble qu’avait ce terme au Siècle des lumières. La réflexion éthique renaît cependant aujourd’hui, mais de manière encore éclatée.
43On ne peut cependant agir comme si le pouvoir de l’expert n’était pas réel. Un objectif politique ou éthique qui ignorerait les contraintes techniques ne peut que s’effondrer, de même d’ailleurs qu’un programme technocratique dépourvu de dimension politique et éthique finit aussi par s’effondrer. Les instances politiques et techniques étant ainsi condamnées à la collaboration, le problème central de l’élaboration des politiques de développement n’est-il pas de mettre sur pied des formes de dialogue qui permettent cette collaboration, tout en assurant le contrôle social des experts ?
44Je ne vois pas les choses de cette manière. D’abord, le technique ne s’effondre pas, mais il produit de plus en plus d’effets pervers, d’exclusion, et donc de contestation et de refus ; mais ceux-ci sont taxés d’“irrationnels” par la technocratie et les marchés. Mais surtout, il s’agit moins de dialogue que d’un système de formation différent, qui supprimera cette dichotomie entre experts et politiques.
45Cette proposition me paraît totalement utopique. Dans le système technique extrêmement sophistiqué où nous sommes, tout le monde ne peut devenir expert, et l’on aura donc toujours besoin du recours à l’expertise. Voyez le domaine du nucléaire... Et il faudrait aussi pouvoir contrôler les médecins, et les financiers, et tous les autres.
46Le système de formation devrait justement permettre d’acquérir les bases minimales pour se spécialiser dans le contrôle des techniciens. Il n’est pas nécessaire de devenir un superingénieur atomiste pour cela ; mais je ne vois pas pourquoi, au bout de seize années d’études, on ne serait pas capable de comprendre comment fonctionne l’énergie atomique, ou une puce électronique, ou encore un câble optique, et quelles sont les composantes des coûts de ces produits. On continue d’enseigner la physique et la chimie comme au début du siècle, malgré la disponibilité de supports techniques bien plus adaptés ; ou encore, on crée des sections économiques et sociales où l’on répète tous les clichés de la science économique ou de l’idéologie politique du moment au lieu d’enseigner les grands événements économiques qui façonnent l’évolution des sociétés. Les élèves des hautes écoles ont une préparation purement mathématique et passent deux ans seulement à l’école ; ce qu’ils savent faire ensuite, ils l’ont appris sur le tas. En Allemagne et au Japon, il n’y a pas cette rupture entre le savoir “noble” des mandarins et celui des ouvriers ; les cadres de maîtrise sont associés beaucoup plus étroitement aux décisions internes des entreprises. Il faut révolutionner l’enseignement complètement, à partir de la base.
47Sans doute, mais la révolution de l’enseignement ne suffira pas. Il faudra encore un système de débat et de contrôle à divers niveaux, et en particulier dans les entreprises et dans les appareils de décisions politiques. Il faudra aussi se donner des moyens d’analyse plus approfondis des événements : va-t-on continuer, par exemple, à se contenter de mesures d’urgence face à la multiplication des inondations alors que celles-ci ont manifestement des causes humaines, donc prévisibles à long terme ?
48Nous revenons ainsi à la crise de l’État-Nation et à l’inadaptation de ses moyens de contrôle à l’évolution technique. On retrouve d’ailleurs le même phénomène au niveau européen : le citoyen se sent dépassé, non concerné, et dès lors il refuse ou il idéalise (“sans la monnaie unique, point de salut”). La démocratie qui a fonctionné du xixe siècle jusqu’à la IVe République ne fonctionne plus. Où sont les ingénieurs parmi les parlementaires, et s’il y en a, pourquoi n’interviennent-ils jamais à propos des choix nucléaires, des politiques d’environnement, de l’économie du travail, de l’économie du développement ? Il faut imaginer de nouveaux modes de contrôle et de nouveaux lieux de négociation, dans les entreprises et dans les multinationales notamment.
49Je voudrais aborder un dernier ordre de questions, plus directement lié à notre travail d’économistes. Nous venons de discuter l’inadaptation de notre appareil institutionnel. Mais nous sommes également enfermés dans un appareil conceptuel hérité du passé. Les critiques se multiplient contre le mécanicisme de ces concepts et contre leur inadaptation à l’analyse des phénomènes du vivant ; contre le biais du marché en faveur du court terme, puisque le système des prix échoue à prendre en considération les dimensions de la longue période ; contre la rupture entre la micro et la macro-économie ; contre l’incapacité de la théorie économique dominante à se dégager de ses présupposés marchands et à proposer une approche rigoureuse de l’économie collective ; et ainsi de suite. Quelles orientations de renouvellement préconisez-vous pour la théorie économique ? Quelles sont, selon vous, les tâches les plus urgentes à entreprendre en vue de ce renouvellement ?
50Je voudrais commencer par rappeler deux facteurs de paralysie de la réflexion économique. C’est d’abord l’illusion mathématique et économétrique. C’est ensuite l’illusion des lois du marché, supposées réaliser la perfection de la rationalité humaine.
51Quant à la macro-économie, elle a d’abord perdu son support spatial et sa délimitation, avec la mondialisation et la réduction d’importance du territoire national. Une multinationale est un espace macro plus important que bien des États. Dans ce cadre nouveau, on manque de repères, et la référence unique aux lois du marché peut devenir irréaliste et absurde. De ce point de vue, le monétarisme et son obsession de la lutte contre l’inflation constituent une dégénérescence totale dans l’irrationalité. La référence constante à la seule masse monétaire se compare à la pratique des Romains consultant les entrailles de poulets avant de faire la guerre. On vient seulement de remarquer que les taux d’intérêt réels élevés créaient des revenus sans contrepartie, et qu’ils entretenaient donc l’inflation qu’ils étaient supposés combattre : le système est absurde. La hantise de l’inflation en Europe est héritée de la République de Weimar, certes ; mais on peut se demander ce qui a permis de considérer Paul Volker comme un financier génial, après qu’il eût totalement déréglé l’économie américaine et l’économie mondiale... Quant à la France, ne ferait-elle pas mieux de se donner un objectif de stabilisation des finances publiques à dix ans, quitte à garder un déficit budgétaire de 5 % dans l’immédiat, plutôt que de s’obliger à revenir à tout prix à 3 % pour 1999 ? C’est aussi, bien sûr, le drame des programmes d’ajustement structurel dans les pays du tiers monde, contraints de ramener un déficit de 15 % à 6 ou 7 % en deux ans, sous prétexte que c’est la durée des crédits stand-by du Fond monétaire.
52Comment sortir du monétarisme ? Comment transformer cette critique en propositions positives ?
53Je crois qu’il faut avant tout accepter d’identifier nos problèmes majeurs. Refuser l’exclusion est essentiel ; c’est d’ailleurs la même problématique aujourd’hui en Occident, dans les pays de l’Est et dans le tiers monde (où l’on a mis si longtemps à comprendre que c’était la modernité qui créait l’exclusion, et non la société préindustrielle ou sous-développée). Pour cela, il faut d’abord se donner des moyens financiers : au nom de la solidarité et de la stabilité de l’ensemble du corps social, les riches doivent payer pour les plus pauvres. À partir de là, on peut planifier une sortie de l’exclusion, en remettant les gens dans des terroirs, en les encourageant à se les réapproprier, à y recréer de véritables communautés.
54Nous revenons à la démographie - dont nous avons vu qu’elle était à la source de la réflexion économique - et à la répartition spatiale de la population. En Occident, il y a certes stagnation démographique, mais le déséquilibre vient de la concentration spatiale de cette population dans des centres urbains. Cette concentration fait des ravages encore bien plus dramatiques dans le tiers monde, évidemment, qui ne dispose pas des moyens suffisants pour en combattre les conséquences. Une redistribution de la population vers les campagnes, devenues désert humain, à travers une fiscalité incitative et dynamique, permettrait un changement des formes de production et la création de nombreux emplois, même s’il ne s’agit plus d’emplois industriels salariés. Cette redistribution serait aujourd’hui d’autant plus envisageable que l’économie mondiale se réorganise en réseaux.
55Les propositions politiques que l’on entend aujourd’hui sont assez différentes : les responsables politiques nous parlent seulement de relancer la consommation de marchandises, d’acheter plus de voitures...
56Oui, on veut même taxer l’épargne pour faire consommer davantage. Mais ce n’est plus ce que les gens veulent : ils expriment des besoins d’identité, de terroir, de sécurité économique. C’est dans de telles communautés qu’il faut développer l’économie de réseaux, grâce aux moyens de la télématique, et non dans les grandes concentrations urbaines.
57Avons-nous besoin d’une théorie économique différente dans cette perspective ? Quelles en seraient les tâches prioritaires ?
58Repenser les problèmes de répartition spatiale et de fonctionnement spatial des économies. Repenser l’ensemble des problèmes de la solidarité sociale, et notamment ceux de la fiscalité et des dimensions financières de la fiscalité : il ne s’agit pas de spolier les nantis, mais de leur faire comprendre que l’économie de marché telle qu’elle est conçue et appliquée aujourd’hui n’assurera pas l’avenir de leurs petits-enfants.
59Mais les tâches ne se limitent pas à une approche correctrice de type social. Il faut aussi, me semble-t-il, viser une transformation des critères des décisions économiques eux-mêmes, en particulier celui de la rentabilité privée et celui de la compétitivité internationale. Sans cette transformation, l’approche de ce qu’on appelle aujourd’hui le développement social risque d’être un tonneau des Danaïdes, et un échec gigantesque.
60Je suis bien d’accord. La compétitivité fait partie de la théologie de l’économie de marché ; la déspatialisation a renforcé le mythe, alors qu’aujourd’hui le progrès peut naître partout. Mais nous avons, nous économistes non-conformistes, un énorme problème de ce point de vue. Nous passons notre temps à montrer l’absurdité du système dominant, à combattre son agression, à prouver que nous ne sommes ni fous ni archaïques, et nous n’avons plus le temps ni l’énergie intellectuelle nécessaires pour construire et proposer autre chose.
61J’ai souvent constaté que le progressisme en économie consistait à démontrer des choses qui sont évidentes pour tout le monde sauf pour la majorité des économistes.
62Il faut admettre en outre que nous, économistes, connaissons très mal le fonctionnement technique du monde moderne et que, lorsque nous proposons des solutions alternatives, nous sommes incapables de répondre aux objections des ingénieurs : c’est ainsi que s’est enlisé, par exemple, le débat sur le thème small is beautiful, et que les marxistes sont passés dans le camp des multinationales. Nous voici ramenés à la question de l’enseignement et de la formation que nous devons donner à nos enfants...
Auteur
Historien et économiste, Paris
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996