De l’utopie globalitaire à l’utopie locale
Le retour du social dans l’économie
p. 139-143
Texte intégral
1Nous vivons dans un monde violent. Peu importe que la réalité dépasse la fiction et que sa représentation symbolique y contribue par une projection sociale autosuggestive. La question centrale qui se pose à nous au niveau planétaire, c’est de savoir par quel moyen, par quelle politique, nous parvenons à réduire cette violence. Pour pouvoir répondre à cette question, il faudrait d’abord se mettre d’accord sur ses causes et favoriser l’analyse au détriment de la rhétorique.
2Que cette rhétorique soit devenue plus bruyante après l’effondrement des systèmes d’économie planifiée dans la plupart des pays de l’Est, et qu’elle se serve de la grammaire universelle des marchés efficients n’est guère étonnant : cette rhétorique risque de s’avérer n’être qu’un simple effet de mode ne cachant que temporairement un désarroi profond des hommes face aux nouveaux besoins de la régulation sociale.
3Ces besoins se font de plus en plus pressants dans les domaines sociaux et écologiques. Dans le domaine social, il s’agit d’éviter les fractures que des situations discriminatoires peuvent provoquer. Le fait qu’il y ait de nombreuses inégalités de par le monde nous invite à ne pas abandonner la recherche de réponses à la “question sociale”. Cette question peut être définie comme “une aporie fondamentale sur laquelle une société expérimente l’énigme de sa cohésion sociale et tente de conjurer le risque de sa fracture. Elle est un défi qui interroge, remet en question la capacité d’une société à exister comme un ensemble lié par des relations d’interdépendance”1.
4Dans le domaine de la protection de l’environnement, il s’agit d’éviter d’atteindre le point de non-retour, qui peut être la conséquence soit de l’extension du modèle occidental de croissance économique à l’échelle planétaire, soit de l’explosion démographique2. Les deux phénomènes sont liés et il est peu probable qu’on puisse simplement attendre que la croissance économique fasse baisser la pression démographique (suivant ainsi l’expérience occidentale). D’autres facteurs plus culturels, tels que le statut et l’éducation des femmes dans le monde, pourraient contribuer à éviter des processus irréversibles.
5Ce n’est donc pas par hasard que le concept du développement durable se réfère à la fois aux dimensions économiques, sociales et écologiques des activités humaines à l’échelle planétaire. Toute tentative de définir le développement en termes exclusivement économiques est d’emblée vouée à l’échec.
6Le mérite de l’article de Jean-Philippe Peemans réside justement dans le fait qu’il apporte beaucoup d’arguments qui militent en faveur d’approches interdisciplinaires et qu’il réserve une attention toute particulière à la dimension locale de toute action. Cependant sa démarche est limitée dans la mesure où toute critique de l’analyse des problèmes de développement pris sous le seul angle économique, aussi pertinente qu’elle soit, ne constitue pas encore une explication alternative.
7Or, dans l’optique du développement durable, le cri de guerre d’une mondialisation des marchés concurrentiels peut aujourd’hui déjà être interprété comme une simple fuite en avant, devant la mise en place de nouvelles formes de régulation sociale ; afin que rien ne se modifie, l’homme devrait apprendre à s’adapter de plus en plus rapidement aux changements profonds mais répétitifs que seules les forces naturelles de l’économie lui imposent sur le plan mondial.
8En sciences économiques et sociales, nous savons que cela n’est pas vrai. Nous savons que le marché est une construction sociale3 et qu’il est tributaire des changements institutionnels voulus par l’homme. L’existence de comportements économiques immuables conférant une autonomie à l’économie par rapport au social reste une hypothèse dans des modèles qui suivent une logique déductive et qui ne se retrouvent pas de manière absolue dans les pratiques sociales. Par conséquent, il est illusoire d’y fonder une action. C’est la principale raison pour laquelle toute politique, et en particulier dans le domaine du développement, reste du domaine du normatif. Elle s’explique plus par le désir des économistes de jouer les “conseillers du prince” que par la rigueur d’une analyse d’inspiration positiviste.
9Cette affirmation soulève au moins deux problèmes. L’un se réfère au rôle idéologique de la théorie économique dominante et se nourrit d’une controverse méthodologique sur les critères scientifiques retenus ; l’autre a trait au lien entre les sphères économiques et politiques.
10La sociologie économique, au début du siècle déjà, accusait la théorie économique néo-classique de cautionner une idéologie au service d’un égocentrisme culturel de l’Occident et de détenir, par sa prétendue rigueur scientifique, le rôle d’alibi pour faire admettre le discours des dirigeants par les dirigés à l’échelle internationale. Cette discipline insistait surtout sur l’interaction entre les institutions sociales et le comportement humain et condamnait toute idée de comportement immuable issu de la seule rationalité économique. Elle rappelait également que toute action collective ne peut être comprise seulement comme une somme d’actions individuelles.
11Or, en proposant un système de décisions collectives décentralisées par le marché, l’économie néo-classique se présentait également comme la théorie capable de préserver au mieux la liberté individuelle. Peu importe qu’elle reste muette sur les conditions initiales qui doivent prévaloir pour que les choix économiques puissent librement s’exprimer, cette théorie se sentait capable de défendre l’autonomie de l’économie par rapport au social et à l’environnement naturel, tous deux étant traités comme des externalités du marché. Son rôle idéologique résidait dans le fait que les entreprises, notamment celles qui opéraient mondialement, y voyaient une justification pour leur propre autonomie, justification qui semble d’ailleurs se confirmer dans leur pratique des affaires en raison de l’absence d’une régulation économique efficace sur le plan mondial.
12Il est intéressant de noter que Jean-Philippe Peemans cherche également à légitimer une action basée sur le respect individuel, mais son argumentation est radicalement différente. Au lieu de suivre la démarche néo-classique, il suit un raisonnement d’essence plus politique qui se sert de toutes les formes très diversifiées de communauté et de démocratie locales, maintenues en vie par des individus entreprenants. D’un côté on retrouve un raisonnement abstrait et déductif par “le haut”, de l’autre on observe une argumentation inductive et de terrain, par “le bas”. Sa thèse centrale est finalement que toute politique de développement d’“en bas” serait non seulement plus prometteuse, mais qu’elle aurait d’autant plus de succès qu’elle ne pourrait être perturbée par “le haut”... Peemans s’inspire donc d’une supériorité méthodologique d’une démarche inductive pour soutenir sa thèse. À notre avis, cette supériorité affirmée reste, surtout dans le domaine du développement, plus que jamais fictive.
13En effet, les sciences économiques et sociales sont, depuis longtemps, amenées à reconnaître qu’elles manquent de critères scientifiques faisant l’unanimité. Malgré les apparences, le débat méthodologique est aujourd’hui plus que jamais ouvert. Le succès de l’école marginaliste par rapport à l’école institutionnelle allemande de la fin du xixe siècle s’érode de plus en plus.
14Le recours à une seule méthode ne se justifie plus, ne serait-ce que pour la simple raison que les sciences économiques et sociales sont justement caractérisées par leur dimension normative qui leur confère une perspective à la fois temporelle et culturelle du fonctionnement économique de nos sociétés4. Si cette perspective ne peut être ignorée, même en la déclarant, une fois de plus, comme externe au marché, il faut veiller à ce que les sciences économiques et sociales rendent visibles les jugements de valeurs sur lesquels elles s’appuient. Sinon elles continueront à être soupçonnées, comme le fait Peemans un peu trop exclusivement pour les seules sciences économiques, d’être au service d’une idéologie.
15Toute politique de développement, même si elle n’est conçue que pour corriger des échecs de marché en cherchant à internaliser des effets externes, a besoin de politique, et celle-ci est, à son tour, exposée à des défaillances. Ces défaillances s’observent à tous les niveaux où sont prises les décisions collectives. Peu importe donc si l’instance de régulation se situe au niveau supranational, national ou encore local, la politique la mieux intentionnée qui soit risque toujours d’être détournée de son objectif initial.
16Cela est vrai pour les politiques d’ajustement des organisations internationales assorties des conditions d’équilibre macro-économiques, comme pour les politiques de développement des États lorsque leur rôle n’est interprété que comme un simple instrument d’enrichissement de ceux qui se considèrent comme l’élite du pays. Qu’est-ce qui est finalement plus violent ? Une conditionalité imposée par “les réseaux transnationaux de pouvoir” ou une inflation galopante, consécutive à l’illusion monétaire d’une élite qui impose une érosion du pouvoir d’achat à tous ceux qui ne peuvent pas immuniser leurs avoirs, notamment par des placements à l’étranger ? Dans les deux cas de figure, nous sommes confrontés à des échecs dans les mécanismes de décision collective et il nous manque un critère d’appréciation “objectif” pour savoir si un échec de marché équivaut ou non à un échec de politique.
17Quelle que soit la politique de développement, elle a besoin d’un vecteur qui incorpore le bien public. Si l’acteur continue à être l’État-Nation, puisqu’il semble être la seule force fédératrice reconnue pour des valeurs communément partagées, il se heurte non seulement à des organisations sociales basées sur la notion de communauté, mais également à son modèle occidental transposé dans le tiers monde dans un contexte culturel différent.
18Est-ce que ces obstacles, observés parallèlement à des défaillances de gouvernement, sont suffisants pour placer l’action avant tout sur le plan local ? Compte tenu de nombreuses interdépendances complexes, cette stratégie de développement risque d’être trop courte et le dilemme des pays en voie de développement reste entier. Ce dilemme consiste à subir, malgré leurs conditions culturelles diversifiées et fondamentalement différentes, les conséquences de la modernité. Ils partagent donc avec l’Occident, souvent contre leur gré, le malaise que nous ressentons tous de manière croissante. Comme le remarque Charles Taylor5, le défi consiste dès lors à concilier plusieurs mécanismes de décision collective, tous indispensables pour promouvoir une société libre et prospère, mais qui peuvent se gêner mutuellement. Ces mécanismes concernent l’allocation optimale des ressources productives, la planification étatique, la couverture des besoins collectifs les plus élémentaires, la protection des droits de l’homme, ainsi que des institutions démocratiques efficaces et leur contrôle. Lever ce défi sans violence dépasse dès lors et de loin la seule capacité des “acteurs oubliés”.
Notes de bas de page
1 R. Castel, 1995, Les métamorphoses de la question sociale. Une chronique du salariat, Paris, Fayard.
2 P. & A. Ehrlich, 1990, The Population Explosion, London, Hutchison.
3 M. Granovetter, 1991, “The Social Construction of Economic Institution”, in A. Etzioni, P. L. Lawrence, ed. Socio Economies, Toward a New Synthesis, M. E. Sharpe, New York, Inc. Armonk.
4 R. Swedberg, 1994, Une histoire de la sociologie économique, Paris, Desclée de Brower.
5 Ch. Taylor, 1991, The Malaise of Modernity, Concord, Anansi Press.
Auteur
Economiste, professeur, doyen de la faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève
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