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L’ailleurs, miroir d’ici

p. 137-140


Texte intégral

1Je fais face au miroir de ma salle de bain. En passant, le regard habituel scrute « l’objet » : les cheveux (bien en place), les favoris (à niveau), le blanc des yeux est clair (pas de traces des cauchemars de la nuit), et cette légère protubérance sur la joue droite... Le personnage est une ombre colorée de moi ; docile, il va jusqu’à paraître identique à l’image mentale que j’ai de mon apparence : lui, c’est moi. Comment en suis-je arrivé à m’identifier à cette réalité virtuelle ? Par le leurre de l’adéquation entre le temps de l’image et celui que je produis et vis ? Sous l’influence d’un milieu tout entier fait d’objets qui me contraint à me traiter, me manier, me produire comme objet et désir d’objet ? Il n’est de virtuel que l’objet.

2Acte deux. Toujours face au miroir. J’inverse le rapport. Je me ressens physiquement présent et me donne ouvert au regard de mon reflet. Observant en retrait, je me laisse voir, je suis vu. Une présence étrange prend place devant moi. Je suis scruté jusqu’au fond de l’âme par des yeux qui ne peuvent quitter leur objet. Un trouble, une gêne... Dans ce regard que je sais minéral passent des sens muets, des émotions furtives, des expressions que je ne reconnais pas. Un étranger a usurpé mon visage, le prenant pour masque. Ses yeux sont animés d’une vie que je ne sens plus mienne. Le regard étranger devient insoutenable. Je baisse les yeux, défait par mon propre reflet. Je ne supporte pas d’être un objet. Ici s’ouvre un abîme insondable : la liberté infinie de se recréer.

3Devant l’ordinateur, face à l’écran, un autre miroir. Ce n’est pas de la machine à écrire, à calculer, à dessiner dont j’ai besoin, ni des listes, ni des « données ». Ce soir, j’ouvre une fenêtre sur le « monde » : je vais « surfer sur Internet ».

4Aux commandes de la machine, je me soumets à son ordre, de proche en proche, aux innombrables systèmes reliés par un même langage, par le protocole. Le cérémonial va déployer, pour un oui, pour un non, les plis et replis d’un monde parallèle. La vitesse de propagation des impulsions du clavier me met à un clic de partout, ouvre ma conscience à l’échelle de la planète, pour un instant.

5Un équilibriste sur un fil nourri par le courant avance d’intensité en intensité dans l’opposition des forces d’attraction et de répulsion par déséquilibres successifs. Le fil, ancré entre machine et esprit, passe par le serveur de mon fournisseur de connexion et se propage en stolons, tentacules d’une anémone de mer dans le liquide amniotique d’un monde-culture. Un promeneur solitaire dans la nuit frémissante du centre d’une grande métropole attend que tout arrive et aussitôt disparaisse.

6Le corps électrique du cybermonde me libère de mon corps physique ; pensée en apesanteur sujette à tous les vertiges de puissance que procure concentration, vitesse et ubiquité. Ailleurs, c’est toujours ici, un peu plus tard.

7Je vais là où quelque chose passe, par l’autoroute que trace l’engin de recherche ou par le chemin hypertexte de l’écrevisse, selon l’humeur. Ainsi se compose une histoire, un livre d’images-textes qui comme les mythes est une affaire immédiate d’oralité, une grande oreille à l’écoute profonde.

8Et les rencontres ? Humaines, parfois. J’examine la liste des participants à un forum. Tiens, voici le nom d’un dieu grec. L’Olympe serait-il « branché » ? Pseudo. L’organigramme des mythologies est un réseau de qualités personnifiées, de sens possibles. A l’instant même où j’allais prier le dieu de venir me rejoindre dans un salon cyber privé, une fenêtre s’ouvre sur mon écran qui m’invite au dialogue. Où êtes-vous ? me demande-t-on. Question grossière ! Aucune envie de descendre sur terre, de réintégrer le nom et l’endroit que j’ai quitté : je passe, et vais cliquer ailleurs.

9Je suis à la recherche d’un personnage qui répondrait à celui que je projette pour inventer à quatre mains un jeu de vérité révélant ce que l’armure habituelle de mon et de son identité nous interdit de signifier dans la vie de tous les jours. L’anonymat et la distance supposée donnent la possibilité de me réinventer avec la complicité de l’autre. « Tu as d’autant plus à m’apprendre que tu m’es étranger ». L’écran me protège, me permet de faire face sans peur au miroir qu’est l’autre.

10Je quitte un monde de contraintes pour un autre fait de possibilités ouvertes à moindre prix. Le virtuel est le nom moderne de l’imagination qui fuit la condition humaine. Le virtuel est un simulacre qui m’économise l’effort du changement réel, un mensonge qui, l’ayant paré et amusé, laisse le moi intact.

11Mon système nerveux fait interface avec celui d’un autre. Des flux qui ont leurs racines dans des réalités très distinctes, très lointaines, nous parcourent immédiats, instantanés, solidaires. Le monde virtuel est la rencontre de volontés et de sensibilités réelles qui s’unissent par dessus les frontières et les censures des communautés et des Etats pour agir sur la vie.

12Plus il y a communication, plus la valorisation de l’individu devient essentielle. D’un monde orienté, dirigé par les objets, je passe au cybermonde qui, orienté par les relations, préfigure une réalité où le sujet trouve son identité fécondée en prenant le risque de l’autre. Le monde connecté devient un « nous » où chaque moi est au centre. Ceux qui ne sont pas connectés sont les exclus habituels, privés de la parole, de la culture, des ressources, du pouvoir que prodigue la société ; ils sont hors ce jeu-là mais non hors du monde réel. Ils gardent un monde ouvert aux autistes de la possession.

13Nous sommes interconnectés par nos gènes, par l’eau et l’air qui circulent à travers tous les corps, par les courants de pensées et de croyances, par les documents écrits et parlés... La proximité se raccourcit, le monde se rétrécit, et les esprits s’émeuvent. Le sentiment de territorialité est battu en brèche. Tout est flux. Et parce qu’impersonnel souvent, tout semble faux, synonyme de virtuel.

14Pourquoi un tel engouement pour Internet (après le téléphone, la vidéo et la télécopie) ? Est-ce le vide laissé par l’affaiblissement des grands rêves de grande solidarité que l’on cherche à combler ? Réponse habituelle qui surgit lorsque les jeux semblent déjà faits : laissons la technique nous dire où nous allons puisque nous ne savons plus le décider. Mesure comptable des problèmes qui nous unissent et nous embrouillent, la globalisation n’est-elle que le prolongement de l’esprit de conquête impériale, un appétit féroce de tout résoudre d’un coup en conquérant le temps puisque l’espace semble manquer ?

15Par ses fonctions pratiques, Internet permet à celui qui est connecté de s’offrir l’accès à tous, tout en se mettant hors d’atteinte de la réciproque. Recevoir sans nécessairement donner.

16Mais au-delà de ses fonctionnalités, le réseau sécrète un mode de pensée et de relations, de vie, qui s’autogénère à la mesure de l’inventivité des participants. Comme le personnage principal de « Solaris », le film d’Andreï Tarkovski, une entité génitrice qui modèle les corps et les esprits des humains à sa portée. Réflecteur et déflecteur des regards, un immense miroir parabolique enveloppe la planète, construit une image générique de l’humanité. Sur la scène d’une multitude d’écrans vient se jouer ce que le monde devient : un labyrinthe de possibilités, de réalités en paravents chinois, une uniformisation en cul-de-sac peut-être ou le projet d’un univers à créer solidairement.

17D’une part, une affirmation croissante des individus ; de l’autre, une solidarité de façade ; partout une accélération qui réduit le temps de la réflexion. Avec cette facilité irrépressible d’inventer de nouveaux modes de relation, l’information cérébrale a trouvé son champ d’expression le plus large. Aux dépens de la sensibilité ? La globalisation dans le domaine de l’information semble mordre sur le champ plus intime et personnel où se cultivent les qualités qui distinguent l’homme de la machine. Après le temps nécessaire à son apprentissage, ce nouvel outil sera-t-il maîtrisé et mis au service de plus de liberté ? Tenons-nous prêts pour un nouveau passage à travers le miroir.

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