Bricolage et identité : l’exemplarité du laboratoire helvétique
p. 98-109
Texte intégral
Une étrange union
1On entend parfois parler « d’identité bricolée ». Certaines personnes disent même : « Voilà l’identité que je me suis bricolée ». Pour le niveau collectif, il arrive aussi que l’on souligne « le bricolage des identités régionales et nationales ». Et, de plus en plus, lorsqu’on évoque la nécessité d’identités nouvelles, on sent poindre cette question ou ce doute : y a-t-il aujourd’hui d’autres identités possibles que bricolées ? Les deux mots de bricolage et d’identité semblent donc faire bon ménage. Mais on se demande si ce n’est pas là un effet de mode, car le rapprochement des deux termes a de quoi surprendre. En effet, sous le mot identité se dévoilent des connotations de profondeur, de vérité, d’essentiel du soi individuel ou collectif. L’identité, malgré ou avec tous ses masques, est censée dire vraiment qui l’on est et suggère que, sous l’identité de surface, s’en cache une autre, authentique, qui exprimerait l’unité et la définition de l’être. A l’inverse, le mot de bricolage suggère le dessus, le superficiel, l’artifice, le composite, l’hétérogène et la légèreté. Le terme désigne des processus de fabrication, de montage, de manipulation et même de « traficotage » de matériaux hétéroclites. Comment dès lors peut-on parler sérieusement d’identité bricolée si ce n’est pour suggérer un type d’identité dépravée, surfaite, surajoutée, illusoire et donc nécessairement éphémère ? Pour les gens sérieux, lorsqu’on veut approcher l’identité essentielle, individuelle et collective, il semble bien qu’il faille abandonner ce terme léger de bricolage qui vaut pour les salons intellectuels et les médias mais non pour la recherche fondamentale.
2Pourtant la modernité occidentale offre maints exemples de ce couple étrange, elle qui n’a cessé de détruire des identités traditionnelles et d’aménager ensuite des restes de ces destructions pour produire des identités nouvelles. En poussant plus avant la réflexion, on peut même se demander si ce n’est pas le propre de la modernité que de n’avoir ou de ne vouloir que des identités bricolées. Cette forme de civilisation se définit par une incessante marche en avant et ne peut qu’agencer des bouts ou des morceaux pour produire des identités transitoires. A l’observation, certains bricolages identitaires sont d’une solidité étonnante. Ils peuvent durer de façon inattendue et, au moment où ils paraissent définitivement usés, c’est encore vers eux que l’on se tourne pour trouver les recettes du renouvellement. Ceux qui s’insurgent contre la superficialité des identités bricolées s’acheminent vers des bricolages lorsqu’ils veulent définir des identités autoritaires, fondamentales ou intégristes. Tout se passe comme si l’on ne sortait du bricolage que pour d’autres bricolages, et cela souligne bien le mariage possible entre bricolage et identité. Mais cela requiert une démonstration rigoureuse avec un bon terrain d’observation.
L’exemplarité helvétique
3Parmi tant d’autres bons terrains à travers le monde sur ce sujet, la Suisse offre un excellent terrain d’observation. La raison principale tient au fait qu’elle suggère elle-même, sans se l’avouer explicitement, le lien du bricolage et de l’identité. En effet, au travers d’un interminable examen de conscience, la Suisse ne cesse de tenir un double langage identitaire, déchiré entre une suggestion de bricolage léger et une affirmation d’identité solide. Dans le premier cas, s’expriment tous les doutes sur l’existence même d’une identité suisse, sur la fragilité extrême de cette identité problématique, sur l’acte de volonté qui a défini le modèle auquel il ne faut porter atteinte car il pourrait se briser irrémédiablement, modèle ou chef-d’œuvre identitaire dont on n’est même pas certain qu’il existe réellement. Dans le second cas, la Suisse affirme une identité solide, profonde, vraie, traduisant un esprit suisse et une âme suisse. Cette Suisse-là tient aux liens des villes et du pays profond. Elle est ouverte sur l’avenir mais solidement amarrée aux Alpes, faisant preuve d’une modernité audacieuse s’appuyant sur des traditions bien établies.
4La Suisse existe-t-elle ou n’existe-t-elle pas ? La perfection helvétique n’est-elle qu’une construction illusoire ou correspond-elle à une essence vraie ? Le paradis suisse n’est-il qu’une supercherie ou traduit-il un réel chef-d’œuvre ? Le fait même que l’on puisse se poser ces questions suggère très exactement ceci : l’analyste de l’identité helvétique est placé devant une maquette ou un modèle réduit si parfaitement bricolé qu’il lui paraît plus vrai que nature. Devant ce modèle réduit, il lui appartient de comprendre comment la définition de l’identité s’est faite par et à travers le bricolage de ce modèle si vrai et si illusoire, si parfait et si fragile, si plein d’existence visible et si peu porteur d’être profond. Ce presque rien si parfaitement accompli, c’est cela le lien du bricolage et de l’identité. Et la Suisse permet de le comprendre à travers le niveau même où elle a excellemment défini son identité : sa visibilité. Pour comprendre l’identité suisse, il faut voir le pays, et quand on va au-delà ou en dessous de ce paysage de surface, on saisit qu’il existe ici une visibilité bricolée si parfaite qu’elle exprime, résume et extériorise tous les autres niveaux d’identité. Regarder la Suisse comme une machinerie optique, c’est observer son indépassable perfection si proche de la vacuité et du non-être. Cette perfection, aujourd’hui comme hier, tout le monde l’envie et la dénonce. Car elle est le miroir tragique et farceur de l’identité, résultat bricolé d’un processus historique complexe par lequel la Suisse témoigne qu’elle est une invention de l’imaginaire occidental tout entier.
Bricolage de la nature
5La « révélation » de la Suisse moderne, au xviiie siècle, dans ce qu’on a appelé l’helvétisme, s’est opérée à travers une nature à laquelle ce pays pouvait s’identifier. Mais cette intuition première, qui allait intégrer les matériaux identitaires de l’ancienne Confédération, appelle immédiatement un bricolage pour fonctionner pleinement. Voici donc le fait fondateur : la fameuse découverte de la nature est également bricolage de la nature, sans quoi la nature n’aurait pu agir comme mythe de la modernité. Ce fait est propre à tout l’Occident et l’on peut, en partie tout au moins, présenter l’invention de la Suisse et des Alpes comme l’un des hauts lieux de la découverte occidentale de la nature. Résumons l’essentiel de cette découverte autrement que comme une admirable contemplation gratuite du siècle des Lumières. Le xviiie siècle permet une affirmation spectaculaire du sujet prométhéen propre à la modernité. Un extraordinaire processus d’individualisation s’accomplit, par lequel le sujet individuel et collectif se proclame maître de soi, du monde et de la société. Ce sujet se promet toutes les conquêtes possibles que vont réaliser la Révolution française et la Révolution industrielle. Face à lui, ce sujet naissant s’invente une nature, sorte d’englobant cosmique, de paradigme scientifique et de principe éthique. Cette nature lui sert tout à la fois de dieu, de principe matriciel et d’espace de domination. Il se passe donc cette contradiction : le sujet prométhéen conquiert la nature-paradis qui lui sert de mythe fondateur. Par cette conquête, la nature va être progressivement mise en restes et donc détruite comme mythe. Il importe dès lors de bricoler des restes pour refaire sans cesse le mythe de la nature intacte.
6Le cas de la Suisse et des Alpes illustre à merveille ce processus général. Au xviiie siècle, la montagne n’est pas toute la nature mais elle en est l’un des monuments éminents. Comme dans un laboratoire exemplaire, on y voit s’enchaîner ces trois moments qui produisent la nature comme sens : énoncer le mythe du paradis ; conquérir et détruire le paradis ; bricoler des restes pour refaire le paradis. L’énoncé du mythe s’opère dans les villes. Il se présente comme un récit dramatique qui s’ouvre sur le constat d’une décadence urbaine due à la rivalité, la compétition, l’artifice, la richesse, le règne des passions. Cette décadence de l’Ancien Régime appelle une régénération. Et la régénération est possible si l’on sort dans la nature et monte dans la montagne où l’on découvre l’âge d’or paradisiaque propre au peuple des bergers, parce qu’ici la nature est principe de civilisation. A la transparence de la communauté primitive répond la splendeur de la nature qui grandit au fur et à mesure qu’on gravit le sommet. Et du sommet, regardant les étrangers au loin, on comprend l’inestimable privilège du chez-soi et les possibilités d’une patrie-paradis au pied des montagnes. Il ne reste qu’à descendre dans la jungle des villes pour entreprendre la double régénération de soi et de la société.
7Deuxième moment : l’énoncé du mythe va provoquer la conquête. L’Occident moderne n’a pu découvrir la nature-paradis qu’en la conquérant, et la montagne a été l’un des meilleurs terrains de cette conquête. Ici se dévoile pleinement comment le sujet prométhéen traite la nature dès les débuts de la découverte : il entretient avec elle ces liens contradictoires de savoir, théâtre, nourriture, jeu, sacré et consommation. Et au travers de ces attitudes, il n’a de cesse que de détruire la nature pour mieux se l’incorporer. Par le savoir, c’est-à-dire la conquête scientifique et technique ; par le théâtre, c’est-à-dire la naissance du tourisme ; par la nourriture, c’est-à-dire la recherche de l’énergie, de l’air, et de la santé en montagne ; par le jeu, c’est-à-dire les débuts de l’alpinisme ; par le sacré, c’est-à-dire la quête de la régénération spirituelle dans les hauteurs ; par la consommation qui provoque usure et renouvellement incessant de ces attitudes. Ainsi, la nature et la montagne commencent à être mises en restes. Il ne reste plus dès lors, en attendant les foules envahissantes, qu’à bricoler les restes pour produire du paradis. Où trouve-t-on les premiers bricolages des restes qui, plus que des réparations, sont encore des célébrations joyeuses de la nature et de la montagne ?
8On peut dire qu’au xviiie siècle le bricolage demeure largement programmatique et symbolique au niveau des œuvres. Et s’il fallait citer une grande œuvre conquérante qui a été l’inspiratrice de tant de bricolages matériels, ce serait la Grande Encyclopédie de Diderot et d’Alembert. A travers textes et planches, on a ici l’étonnante synthèse du sujet conquérant de la modernité qui se bricole le dessein et les dessins parfaits d’un monde naturel, rural et artisanal qui va bientôt disparaître. Mais les bricolages de la nature au xviiie siècle ne sont pas qu’immatériels. Dans les cabinets de curiosités, dans les maisons aux champs, dans les parcs des aristocrates et des grands bourgeois, on bricole des miniatures matérielles de temples, de ruines, de fermes, de bergeries, de hameaux, de chalets suisses, de tombeaux, de montagnes, de petits lacs, de cascades et de toutes sorte de bricolages « naturels ». Dans ces matérialisations de l’imaginaire, grâce aux fêtes de la nature vécues comme des rites de régénération, on exprime un monde paradisiaque qui, dans la réalité, commence déjà à se perdre. C’est dans ces inventions aristocratiques et bourgeoises qu’il faut chercher l’ancêtre de nos « Disneylands » des xixe et xxe siècles, qui ne sont que la démocratisation des mythes matérialisés dont la grande bourgeoisie européenne a été la première réalisatrice.
Maquettes de la patrie
9Au xixe siècle, la conquête de la nature et de la montagne prend une dimension insoupçonnée par la rencontre de deux mouvements : la formation de la société touristique et la modernisation de la montagne par les villes. Le tourisme fait des Alpes le « terrain de jeu de l’Europe », selon l’expression de Leslie Stephen. En profondeur, cela veut dire que la montagne constitue un champ au sens sociologique où des acteurs multiples viendront en dominants et dominés se distinguer, se hiérarchiser, se classer, se combattre, s’unir, se mettre à mort. Acteurs, spectateurs, simples voyageurs, snobs du voyage, grimpeurs moyens, grimpeurs de haute voltige : à tous la montagne donne des ressources exceptionnelles. Elle s’offre même comme deuxième mythe face à celui de la nature-paradis : celui de la performance, du sommet à conquérir et à « faire tomber », où les sujets prométhéens pensent de façon ludique poursuivre leur impitoyable rivalité sociale d’en bas.
10A l’expansion touristique il convient d’ajouter la modernisation de la montagne voulue par les villes. Les Etats, les Eglises, les écoles ne veulent plus d’une population « arriérée » (l’autre versant du bon sauvage) et veulent moderniser par tous les moyens : instruction, éducation, hygiène, technologie, habillement, bonnes manières, sports modernes. Ainsi fleurissent hôtels, cabanes, sanatoriums, maisons modernes, routes, trains de montagne, équipements de toutes sortes, nouveaux moyens de transports.
11Cette double conquête touristico-modernisatrice accélère la mise en restes de l’ancienne montagne. La vieille civilisation montagnarde, symbole au xviiie siècle de l’âge d’or, tombe peu à peu en lambeaux et commence ainsi un long processus de mise en restes. Objets des paysans et des artisans, architectures vernaculaires, pratiques religieuses, rites pagano-chrétiens, contes, légendes, mythes, dialectes, costumes, manières d’être, paysages, chemins : tout entre peu à peu en mépris ou en désuétude, sous la double action des citadins porteurs du « progrès » et des notables indigènes acculturés.
12A coté d’eux, des écrivains, des artistes, des préhistoriens, des ethnologues, des simples voyageurs, des musées naissants, tentent de conserver sous forme d’écrits, de dessins, d’estampes, de témoins directs même, les traces de cet ancien monde en décomposition. Et ces traces vont puissamment servir lorsque les villes modernisatrices vont à nouveau bricoler les restes pour produire le mythe de la montagne-paradis aux cotés de la montagne conquise selon le double mouvement du prométhéisme urbain. Ainsi, tout au long du xixe siècle, par les fêtes, Festspiele, commémorations, fêtes de lutte, fêtes de chant, fêtes de tir, fêtes des costumes, fêtes des vignerons, expositions régionales, cantonales, nationales, on va réaliser toutes sortes de bricolages où l’on fait revivre le mythe d’une vieille nature, d’une vieille montagne et d’un vieux pays que l’on fabrique en agençant des restes sélectionnés. Ainsi sont réalisés des cortèges, des défilés, des théâtres, des chansons, des fresques, des architectures, des objets qui cherchent à produire du vieux authentique. Et la fabrication des villages suisses dans les Expositions nationales montre bien ce que peut faire le bricolage qui, partant d’éléments hétéroclites, arrive à produire des modèles réduits plus vrais que nature, plus parfaits que les vrais villages.
13C’est à l’occasion de ces bricolages et de ces fêtes qu’est à nouveau énoncé, par les acteurs mêmes de la modernisation, de la Révolution industrielle et du « progrès », le mythe de la montagne-paradis. Mais, au cours du xixe siècle, ce mythe renvoie de moins en moins à la grande nature universelle des Encyclopédistes. Il annonce de plus en plus la nature-patrie due au mouvement des nationalités, que l’on observe dans tous les pays européens. Il s’est alors passé comme une nationalisation ou une « suissisation » de la nature. Si l’identité promue par le xviiie siècle reposait sur un sujet conquérant et adorateur de la nature, celle du siècle suivant a célébré la mission de l’agent modernisateur grâce à la science, la technologie, l’instruction et l’adepte fervent de la montagne fondatrice de patrie pour laquelle on a bricolé les restes devant soi. Le village suisse des Expositions nationales permet de lire de façon exemplaire, dans le bricolage matériel, le bricolage de l’identité nouvelle où le conquérant du futur célèbre la patrie grâce à la vieille montagne et à la vieille campagne recomposées. Cette identité participant des symboles de la Révolution industrielle et du néo-vieux-village peut s’énoncer ainsi : le sujet prométhéen, privé, séparé et disjoint de sa société par l’économie nouvelle, se donne ici une communauté ouverte ; dans une temporalité accélérée et infinie, il trouve une intemporalité et une fixité ; dans la mort menaçante, il recourt à une pérennité ; dans l’étrangeté, l’altérité et le déracinement, il rencontre au village-patrie une image commune ; dans la stratification et le nouveau pouvoir, il peut proclamer l’égalité d’une société sans classes ; dans le secret né des nouvelles formes de domination, il se donne une transparence paternelle et maternelle comme dans une seule famille ; dans un univers inintelligible, il reconstitue une nature intacte et intelligible ; dans l’avenir anarchique, il s’invente un ordre ; dans la pensée de rendement et de développement, il réinvestit une symbolique de gratuité, de sens et d’entraide. La terre-nature, devenue sous la forme du village suisse bricolé la terre-patrie, s’offre ainsi comme mythe refondateur d’une identité fortement modernisatrice et mobilisable par les nouvelles forces productives. L’archaïsme bricolé sert puissamment d’avant-garde tout en donnant l’impression d’une résistance nostalgique fidèle au passé.
Bricolage d’un pays tout entier
14Les bricolages identitaires que l’on vient d’observer s’opèrent dans les villes. Au début de ce siècle, ces bricolages cessent d’être uniquement des mythes matérialisés urbains pour devenir des modèles que l’on va imposer au pays tout entier. Défenseurs citadins du patrimoine et de la nature, promoteurs d’une esthétique nationale, concepteurs du « vrai » paysage suisse, penseurs du village suisse « authentique », tous ont imposé une politique tendant à produire une visibilité helvétique conforme au mythe bricolé de la nature, de la campagne et de la montagne. Durant deux siècles on a ainsi testé dans les villes des modèles réduits qui vont devenir chair vivante de la patrie jusque dans le dernier des hameaux reculés. Mais il faut comprendre ici que cette acculturation d’un modèle citadin de la campagne et de la montagne aurait été impossible s’il n’y avait pas eu chez les campagnards et les montagnards eux-mêmes un mouvement endogène les préparant à intérioriser les normes extérieures de leur « vraie » identité. Ce mouvement endogène concerne le même processus anthropocentrique que l’on a repéré au xviiie siècle dans les villes et qui invente le sujet et la nature dans un avènement généralisé de la modernité. Et l’extraordinaire richesse du laboratoire villageois consiste à autoriser une lecture de ce double avènement au niveau du peuple lui-même.
15Il se produit une individualisation villageoise et privée grâce à la pénétration de la société globale, à la division du travail, à l’adoption d’un nouveau système professionnel, à la formation de strates et de classes nouvelles, à l’invention de la vie privée distincte de la vie communautaire, à la confection d’un nouvel environnement architectural et technique. Cette individualisation villageoise et privée invente à son tour un nouveau village moderne, avec une architecture moderne, un urbanisme moderne, une esthétique moderne, une sociabilité moderne et une mentalité moderne. Mais, comme cela s’est passé pour les villes, le sujet prométhéen se donne ici également une nature qui lui sert de mythe. Cette nature, il se la fait en bricolant un nouveau vieux village en contrepoint du village moderne. Pour ce bricolage d’un village néo-archaïque, il n’a qu’à puiser dans les restes de l’ancienne économie agricole et des anciennes communautés, dans les restes du cycle saisonnier avec ses fêtes et ses rituels, dans les restes de la culture avec ses dialectes, ses légendes et ses récits, dans les restes de ses objets et de sa vieille architecture vernaculaire. Mais ici le sujet villageois moderne bricole ses propres restes selon des normes et des modèles qui viennent de la ville. Il produit son identité ancienne en reproduisant les impositions urbaines qui lui indiquent des façons à lui de se bricoler comme un vrai village suisse. Ce modèle citadin contient une systémique où chaque village suisse doit reproduire, à sa façon apparemment unique, le vrai village suisse tel que les villes l’ont bricolé avant les indigènes eux-mêmes, tel qu’elles l’ont pensé dans la diversité du pays, chaque fois différent et chaque fois identique.
16Grâce à des subsides et des subventions, grâce aussi au succès touristique, grâce à des concours du plus « beau » village, le résultat est surprenant. Peu à peu la Suisse du xxe siècle se transforme en un vaste archipel villageois avec des villes bien sûr, mais dont la plupart se définissent comme de grands villages. Cet archipel villageois produit un style que l’on peut désigner comme la « civilisation du joli ». Une Suisse sort de la nature et de la montagne comme une gigantesque crèche de Noël qui possède la perfection et l’irréalité d’une carte postale. Rien dans la visibilité de ce pays n’a échappé au bricolage généralisé qui, avec des restes hétérogènes décontextualisés, produit des œuvres plus vraies que le modèle d’origine puisque le bricolage l’a déjà réalisé virtuellement. Forêts, prairies, chemins, murs, bûchers, tas de fumier, mazots, vieux objets mis aux façades, objets souvenirs, petit lacs, cascades, postes d’observation, chalets à poubelles, chalets servant de boîte à lettres, jardins, rocailles, parcs, cimetières enjolivés... tout sert de décor à une vue sur la haute montagne qui, à son tour, sert d’encadrement au bricolage. Et la « vraie vie des vrais indigènes », dans cette vaste machine optique, est elle-même bricolée au travers de coutumes, rites, cérémonies, manières, contes, légendes, chants et musique. Tout paraît ancien mais tout se dévoile comme néo-vieux, car la fidélité aux ancêtres, ici, a été bricolée comme partout dans ce monde pour produire de la « vraie » tradition. Le succès dont cette Suisse-là est l’objet chez les visiteurs étrangers, les copies qu’on en fait hors de ses frontières, montre bien qu’elle réalise une attente de l’imaginaire occidental.
17En ce moment même, des néo-bricolages se multiplient un peu partout. On bricole toutes sortes de modernisations avec toutes sortes d’archaïsations. On métisse des réalisations indigènes avec des emprunts faits au monde entier. Des restes culturels, plus récents que les « beaux » restes campagnards et montagnards, sont bricolés à leur tour pour produire un néo-vieux ludique, éphémère et « techno ». Et lorsqu’on est privé de restes authentiques, on les produit grâce à une très performante technologie de production des restes. Sous la pression d’acteurs apparemment en conflit, tels que les promoteurs immobiliers, les aménagistes, les écologistes, les indigènes néo-environne-mentalistes, les publicistes, les responsables du marketing touristique et les patriotes nostalgiques, on est sur le point de produire un vaste Disneyland helvético-alpin grandeur nature. Cette réalisation est dénoncée par certains comme une trahison et revendiquée par d’autres comme un atout économique. Ceux-ci imaginent un nouvel Hong-Kong des affaires coiffé par le plus grand Disneyland du monde que serait une Suisse logée dans une vaste bretelle d’autoroute. Ce nouveau Disneyland agirait tout à la fois comme écologie, résistance patriotique, enracinement citoyen et image de marque terriblement performante sur le plan commercial. Ce retour bricolé au terroir et aux produits du pays permettrait d’affronter harmonieusement la mondialisation.
Bilan et perspectives
18L’analyse qui vient d’être esquissée concerne apparemment un seul niveau de la réalité helvétique : sa visibilité. On peut objecter qu’il s’agit là du niveau le plus extérieur qui ne concerne pas ou qui ne se confond pas avec les autres aspects de l’identité suisse. On dira même : « Comment pouvez-vous confondre la Suisse, pays par excellence du secret et du caché, à cette chose extérieure superficielle ? ». Et l’on dira ensuite : « Comment osez-vous démontrer la validité actuelle de ce modèle identitaire de perfection au moment où la Suisse attaquée de l’extérieur et méprisée à l’intérieur traverse l’une des plus graves crises identitaires de son histoire moderne et croit de moins en moins à son « exemplarité » ?
19On peut répondre tout d’abord que la fabrication d’une visibilité extérieure aussi achevée n’a pu se produire que parce que toutes les forces profondes du pays se sont actualisées ici. On ne peut se bricoler extérieurement si parfaitement que si ailleurs on se bricole aussi de façon parfaite. Et l’on pourrait montrer facilement que la visibilité helvétique est la traduction d’autres bricolages concernant les institutions, le fédéralisme, la paix confessionnelle, la coexistence ethnique, la diversité générale et la neutralité. Tout se passe en Suisse comme si l’on avait voulu montrer et exhiber le soi profond qui se bricole également lui-même par cette mise en paysage. On comprendra dès lors que, prétendant se faire voir aussi parfaitement, on puisse se tenir caché et secret. Ce n’est pas que l’on soit pervers ou que l’on camoufle ses mauvaises actions. C’est que l’on adhère à la croyance générale que la vraie Suisse est celle qui se donne à voir dans sa visibilité, comme dans son fédéralisme, comme dans sa neutralité. Dès lors, ses mauvaises actions, on ne peut les accepter que comme des marginalités ou des manquements à la perfection, à moins qu’on ne les considère comme des attaques injustifiées de l’extérieur.
20Toutes ces raisons expliquent pourquoi le bricolage de l’identité suisse a duré si longtemps. C’est qu’il se prêtait à toutes sortes d’actualisations servant aussi bien les moments d’ouverture que les moments de repli comme celui du réduit alpin durant la dernière guerre. Et, aujourd’hui encore, partisans et adversaires de l’Europe partagent le même credo en la perfection de l’identité bricolée, les uns invoquant cette perfection pour dire que nous ne risquerions rien à entrer dans l’Europe ; les autres se demandant ce que nous pourrions bien aller faire dans l’Europe puisque nous sommes si parfaits chez nous.
21Bien évidemment, il vient un moment où les bricolages s’usent à force d’agencer les mêmes restes. La Suisse traverse actuellement l’un de ces moments d’usure et de fatigue de son bricolage identitaire. La crise est d’autant plus grande qu’à l’extérieur du pays on ne fait plus de cadeaux à l’exemplarité helvétique. Mais regardons bien ! Ceux qui, à l’intérieur, rêvent d’une nouvelle Suisse, en arrivent presque toujours à proposer un néo-bricolage qui ressemble comme un frère à celui que l’on veut remplacer. Et ceux qui, à l’extérieur, nous attaquent avec raison, le font souvent avec d’autant plus de force qu’ils nous avaient eux-mêmes envié la perfection bricolée où ils croient maintenant dénoncer notre hypocrisie. Il faudra un vrai séisme pour briser le carcan autoritaire et insignifiant d’un bricolage si parfait d’identité. Ce séisme devra être d’autant plus fort que partout dans le monde on bricole « à la suisse » tous les restes possibles. On ne sort peut-être jamais de cette situation parce que l’identité, en sa profondeur désirée, n’est probablement qu’un bricolage sans cesse réajusté. Mais cela, c’est une autre histoire.
Auteur
Sociologue, conservateur du département Europe du Musée d’ethnographie, Genève
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