Le commerce équitable à la croisée des chemins
p. 155-161
Texte intégral
1A la fin des années 60 et au début des années 70 s’est développé un mouvement, marginal par son nombre, mais qui se révèle puissant dans son influence : le commerce équitable. En poussant la porte de certaines échoppes, on se trouvait dans un monde où fleuraient bon les épices, le thé et le café. Etait présenté un petit éventail d’artisanat, du gilet péruvien multicolore aux boîtes à tabac indiennes, sans oublier les calebasses gravées. La gamme de produits, certes étroite, attirait le client mû avant tout par une nouvelle forme de solidarité avec les producteurs du Sud. L’aspect sympathique et « anarchique » des Magasins du Monde était leur image de marque, image à laquelle les clients s’identifiaient. Le commerce équitable était, pour les précurseurs du mouvement, un outil concret d’information des citoyens sur le commerce mondial et sur ses effets de marginalisation des plus démunis : un symbole d’une meilleure pratique face au commerce dominant. Petit à petit, en offrant un meilleur accès aux produits du Sud et un revenu plus élevé à leurs producteurs (en supprimant les intermédiaires et en demandant un prix plus élevé aux consommateurs), le commerce équitable tente de créer une alternative au système commercial dominant.
2Au fil des ans, un vaste réseau de citoyens s’est constitué, les critères du commerce équitable ont été affinés et les relations de partenariat entre producteurs et distributeurs renforcées. La mobilisation de citoyens a permis l’émergence d’un important mouvement social visant à promouvoir l’idée d’un commerce plus juste. Aujourd’hui, on compte environ 3 000 magasins de commerce équitable dans plus de 18 pays européens, animés par plus de 50’000 bénévoles (seules 1 500 personnes sont rémunérées dans le mouvement, soit 3 % des militants). Mais le commerce équitable ne se borne pas à un simple rôle commercial, bien que sa gamme de produits alimentaires et artisanaux se soit diversifiée. Il est aussi une démarche éducative et politique qui mise sur la volonté de changement du consommateur. Par des campagnes d’information, le mouvement rend les consommateurs attentifs aux conditions de production, sur le commerce international, sur la détérioration des termes de l’échange, etc., et entend également contribuer à l’évolution des mentalités, notamment en ce qui concerne la notion de développement, la nécessité d’une plus grande solidarité, la définition et la mise en œuvre de critères éthiques et le rôle des femmes. Depuis quelques années, diverses campagnes de sensibilisation aux conditions de travail dans les pays du Sud1 ont été menées dans les pays occidentaux. Elles s’appuient, d’une part, sur la volonté des partenaires locaux (travailleurs et syndicats) de faire connaître leurs conditions de travail afin de les améliorer et, d’autre part, sur le relais d’associations dans les pays importateurs.
« Fair » trade, not aid
3Le commerce équitable cherche à construire des ponts entre les hommes par l’établissement d’un réseau original de relations transnationales. De nombreuses initiatives de commerce équitable sont nées afin de combattre la précarité dans le Sud basées sur le concept de l’échange et non pas de l’assistance. L’amélioration de la situation des plus pauvres peut se faire de manière durable par le biais du commerce dit équitable, en offrant aux producteurs marginalisés du Sud un accès aux marchés du Nord. Des facteurs économiques ou géographiques peuvent expliquer cette marginalisation, ou encore un manque d’expérience ou de ressources. Encourager les producteurs à jouer un rôle actif dans le développement de leur communauté et de leur région est l’objectif premier. Les partenaires du Sud doivent contribuer à la création d’emplois et à l’acquisition de moyens techniques supplémentaires afin de pouvoir transformer le produit sur place avant de l’exporter, et bénéficier ainsi de la plus-value sur le produit. Un équilibre doit également être trouvé entre la production destinée au marché local et celle pour l’exportation afin d’éviter une trop grande dépendance. Enfin, toute collectivité qui souhaite devenir un partenaire du commerce équitable doit encourager une participation démocratique et promouvoir l’amélioration de la condition de la femme ainsi que le respect des droits humains, des cultures indigènes et de l’environnement.
4Un certain nombre de critères caractérise le commerce équitable. L’achat direct aux petits producteurs, généralement organisés sur une base collective, permet d’éviter la spéculation provenant des intermédiaires. Le prix d’achat se veut « juste », c’est-à-dire qu’il doit permettre aux producteurs d’atteindre un niveau de vie décent. Les méthodes de production remplissent des critères écologiques et sociaux (salaire décent, encadrement social adéquat, accès à des centres de santé et de formation). Les producteurs peuvent bénéficier, s’ils le demandent, d’un préfinancement partiel de la production alimentaire ou artisanale, et ainsi éviter de s’endetter auprès d’usuriers. Les relations contractuelles entre partenaires du Nord et du Sud sont établies, dans la plupart des cas, sur le long terme et, si nécessaire, des avis ou une aide sont proposés dans le domaine du développement du produit, du financement, de l’organisation, de la formation et du management. Une information sur le fonctionnement du commerce international est également dispensée aux producteurs afin de leur apporter une meilleure connaissance des marchés mondiaux des produits les concernant. Réciproquement, les associations de commerce équitable garantissent aux consommateurs le respect de ces différents critères par un système de contrôle.
Le commerce équitable fait sont entrée dans les grandes surfaces
5Dans les années 90, les réseaux traditionnels de commerce équitable (Magasins du Monde et réseaux de distribution alternatifs) voient leur « monopole » ébranlé par l’apparition d’organisations de commerce équitable spécialisées dans la « labellisation ». En Europe, trois labels certifiant les critères du commerce équitable sont répartis sur différents marchés : Max Havelaar, Fair Trade Mark et Transfair2. Ces organisations de commerce équitable gèrent des registres internationaux de producteurs du Sud et des registres d’importateurs agréés au Nord, et favorisent leur mise en contact. Elles établissent des critères par produit, que chacun des partenaires s’engage à respecter. En échange du respect du cahier des charges et du paiement d’une redevance, les importateurs peuvent apposer sur leurs produits le label « équitable ». Cette formule permet au consommateur de trouver des produits répondant à d’exigeants critères environnementaux et sociaux dans ses lieux d’achat habituels.
Marginal, mais en progression constante
6Par l’obtention du label d’une organisation de commerce équitable, les distributeurs traditionnels (grandes surfaces alimentaires ou épiceries de quartier) proposent à leurs clients des produits « équitables ». Cette (r)évolution a eu une double conséquence : les débouchés pour les produits dits équitables se sont plus largement ouverts et leur accès a été facilité pour les consommateurs. Selon l’EFTA (European Fair Trade Association, ou Association européenne de commerce équitable), le mouvement du commerce équitable (réseau des Magasins du Monde et des organisations de labellisation de commerce équitable) permet l’importation de produits provenant de 800 groupes de producteurs du Sud représentant 800’000 familles. Comparativement à l’ensemble du commerce mondial, la part du commerce équitable est insignifiante, mais son importance grandit, ainsi que la diversité des produits répondant à ses critères. Certaines catégories de produits atteignent d’intéressantes parts de marché : 5 % du café et 10 % des bananes vendus en Suisse sont labellisés par Max Havelaar. En 1995, le commerce équitable au niveau européen est parvenu à un chiffre d’affaires de vente de détail de 250 millions de dollars, assurant un revenu à 5 millions de personnes dans les coopératives d’Afrique, d’Amérique latine et d’Asie. Le taux annuel moyen de croissance du chiffre d’affaires du commerce équitable s’élève à 5 %. En Suisse, la coopérative d’importation OS3 annonçait un chiffre d’affaires d’un million de francs suisses pour sa première année d’activité en 1978. Près de vingt ans plus tard, en 1997, Claro (qui a succédé à OS3) affiche un chiffre d’affaires de plus de 11 millions de francs.
7Le passage d’un réseau de distribution alternatif (coopératives d’importation de produits équitables et réseau de Magasins du Monde) à la labellisation de produits équitables vendus en grande surface (par exemple les produits labellisés Max Havelaar) ne s’est pas fait sans grincements de dents auprès des militants de la première heure. L’élargissement des débouchés pour des producteurs du Sud était souhaitable et souhaité, mais cette évolution signifie, de fait un changement radical de stratégie : il ne s’agit plus de créer des filières alternatives de distribution, mais de s’insérer dans le système traditionnel, si longtemps honni. Cette intégration a affecté deux éléments essentiels du commerce équitable : l’information auprès des consommateurs s’est amoindrie et le lobbying politique a disparu. D’une démarche globale (commercialisation de produits, information et lobby) voulue et assumée par les fondateurs de commerce équitable, l’introduction des labels a réduit le commerce équitable à une simple dimension commerciale quand il est pratiqué dans les circuits de distribution traditionnels.
8Les conséquences de cette évolution sont très profondes pour le mouvement du commerce équitable (Magasins du Monde), qui doit également faire face à de nouvelles exigences tant de la part des consommateurs que des partenaires du Sud : si les premiers fréquentent avec assiduité les Magasins du Monde, leurs exigences se sont faites plus vives quant à la diversité et à la qualité des produits ; quant aux seconds, ils formulent également des exigences auprès des réseaux de distribution alternatifs, réclamant notamment une meilleure promotion de leurs produits alimentaires ou de leur artisanat.
9Pour faire face à ces nouveaux défis, le commerce équitable s’est structuré au niveau européen. En 1990, 12 importateurs de commerce équitable ont créé une association, l’EFTA (mentionnée plus haut), représentant environ 60 % des importations équitables en Europe ; en juin 1997, les Magasins du Monde européens se sont regroupés au sein d’un réseau intitulé NEWS (Network of European Worldshops) ; enfin, en avril 1997 apparaît FLO International (Fair Trade Labelling Organization), qui rassemble les trois organisations de labellisation.
À la recherche d’un nouveau souffle
10Cet établissement d’une coordination au niveau européen doit permettre au mouvement de renforcer son efficacité commerciale et sa capacité de lobbying à l’encontre des décisions de l’Union européenne. Mais toute coordination implique des ajustements des positions de chacun et un apprentissage dans la communication. Le processus est en cours et passe notamment par une redéfinition des critères du commerce équitable. Cet exercice laisse apparaître deux tendances, apparemment contradictoires. La première, que nous appellerons « commerciale », vise à renforcer les aspects commerciaux des Magasins du Monde par la mise sur pied de stratégies de marketing – définition d’une image de marque forte (nom et logo), professionnalisation des vendeurs, uniformisation des présentations dans les magasins –, mais au détriment de la dimension politique forte défendue depuis toujours par le mouvement. Cette tendance est principalement le fait des représentants anglo-saxons et allemands du réseau européen des Magasins du Monde. Une autre partie du mouvement, groupant notamment les francophones (Suisse romande, France et Wallonie), tout en reconnaissant qu’il faut améliorer l’efficacité commerciale, veut avant tout définir un nouveau projet de société dont le but est la promotion d’une économie solidaire, dans laquelle s’inscrit la démarche du commerce équitable. Ce sont principalement les travaux de Jean-Louis Laville (1994) qui guident leur réflexion. La pensée centrale de Laville repose sur l’établissement de nouveaux rapports entre économie et société, réflexion qui s’inscrit dans la perspective d’une économie plurielle, dans laquelle on doit tenir compte non seulement de l’économie marchande, mais également de l’économie non marchande et de l’économie non monétaire.
11Ces dissensions sont notamment apparues lors du Congrès biennal des Magasins du Monde qui s’est tenu à Rome en mars 1998 et auquel participaient plus de 250 personnes impliquées dans le commerce équitable, tant au Nord qu’au Sud. Il est intéressant de souligner que les producteurs présents sont également divisés quant aux orientations générales du mouvement. Les producteurs indiens, par exemple, se sont montrés en faveur d’un renforcement de l’efficacité commerciale, alors que les Sud-Américains privilégient une approche plus politique dans la définition de nouveaux choix de société.
12Au niveau suisse, cette différence s’est aussi fait durement ressentir lors du difficile processus de restructuration qu’a vécu le mouvement du commerce équitable. En effet, 1997 aura marqué un tournant important dans la distribution du commerce équitable en Suisse puisqu’une société anonyme, Claro SA, a remplacé la coopérative d’importation OS3 fondée en 1977 par les œuvres d’entraide. Après l’introduction de produits Max Havelaar dans l’assortiment de grands distributeurs tels que la Migros et la Coop, la nécessité d’une restructuration s’est faite de plus en plus forte au sein des organisations du commerce équitable. La volonté initiale était de créer une organisation nationale afin de renforcer l’identité commune du mouvement, de rationaliser la distribution et de conquérir de nouvelles parts de marché. Lors d’une assemblée extraordinaire de la coopérative en février 1997, la transformation d’OS3 en Claro SA a été approuvée à la quasi-unanimité, l’Association romande des Magasins du Monde s’étant abstenue. L’exemple suisse témoigne de l’approche divergente des acteurs du commerce équitable tant au niveau européen que mondial : certains préconisent le maintien d’une dimension associative et politique du mouvement et souhaitent doter le commerce équitable de moyens de gestion plus conventionnels tandis que d’autres veulent un renforcement du marketing, une image de marque commune et la professionnalisation des ventes.
13En près de quarante ans, alors que l’idée du commerce équitable a fait son chemin – et des émules –, le mouvement traditionnel du commerce équitable se trouve confronté à la nécessité de trouver un nouveau souffle. D’une démarche essentiellement symbolique à ses débuts, le commerce équitable suscite des attentes importantes auprès des producteurs du Sud qui voient en lui une promesse de débouchés plus vastes. D’autre part, à l’heure de la mondialisation de l’économie sous les auspices de la nouvelle Organisation mondiale du commerce, un contre-pouvoir fort doit se mettre en place pour faire valoir des droits sociaux, économiques et environnementaux. Les deux approches, « commerciale » et « politique », sont donc complémentaires, et non pas contradictoires. Sans rien renier de ses objectifs de départ, le commerce équitable doit aujourd’hui relever de nouveaux défis.
Notes de bas de page
1 Dans les plantations d’ananas aux Philippines ou de fleurs en Amérique latine ainsi que dans les usines de chaussures de sport et de vêtements en Asie du Sud-Est.
2 Max Havelaar, introduit aux Pays-Bas en 1988, s’est ensuite étendu en Belgique (1990), en France, au Danemark et, depuis 1992, en Suisse. Fair Trade Mark certifie les produits en Irlande et au Royaume-Uni. Transfair (créé en 1993) se retrouve en Autriche, en Allemagne, en Italie et au Luxembourg et, hors de l’Europe, au Japon, aux Etats-Unis et au Canada.
Auteur
Politologue, chargée de recherche, IUED, Genève.
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