Préparer l’après
p. 147-153
Texte intégral
1Il vous faut pardonner d’emblée le ton quelque peu autobiographique de cet article. Mais, après tout, cette rubrique s’appelle Paroles, et une parole vraie ne se comprend pas sans la vie qui la sous-tend. Par ailleurs, je crois que beaucoup s’accorderont à penser avec moi que l’option pour la dissidence, et d’abord la distance d’avec les normes sociales, trouve son origine dans un mal-être, une expérience de la marginalisation, très tôt éprouvée, voire depuis l’enfance. Ce pourrait être une raison de récuser l’objectivité de cette expérience, de la psychologiser, de ne lui accorder qu’une valeur individuelle. Je suis pourtant persuadé qu’elle ouvre à un universel, et ce, parce que la majeure partie de l’humanité se trouve dans de telles situations de marginalisation, si ce n’est d’exclusion ou de déréliction. Je me réjouirai donc aujourd’hui d’avoir vécu une souffrance qui, matériellement, est sans doute très en deçà de ce qu’on peut éprouver dans bien des pays du tiers-monde ou même de notre monde lui-même, mais qui m’a en tout cas permis de m’ouvrir à cette réalité d’un monde condamné à essayer de vivre en dehors de ce que les dominants considèrent comme la vie.
Comment on devient agronome
2L’Institut national agronomique de Paris, où je fis mes études de 1956 à 1959, distillait un ennui épouvantable, auquel je ne m’attendais guère, car mes « anciens » m’avaient plutôt doré la pilule. Le productivisme était une option indiscutable, et indiscutée. Je ne pouvais pas dire grand-chose ; je sentais bien que je n’étais pas d’accord, mais j’avais du mal à l’exprimer, par manque d’expérience et de références, et de plus devant des camarades qui avaient, pour la plupart, l’air d’être très heureux de se trouver là. Une chose dont au moins j’étais sûr, c’est que je ne voulais pour rien au monde consacrer ma vie, ni même la moindre de ses parties, à augmenter les rendements des pommes de terre ou de quelque autre culture que ce soit. Tandis que la plupart de mes camarades choisissaient des stages dans des exploitations agricoles très modernes, je fis le mien chez un petit paysan d’Auvergne aux prises avec la modernisation. Je devais le revoir vingt ans plus tard, ayant considérablement transformé et agrandi son domaine, mais pas plus riche, ni plus heureux ; obligé de suivre, voilà tout... Le seul qui, à l’Agro, parlât de la réalité humaine des paysans, de leur enracinement géographique et social –encore qu’à l’époque il fut joyeusement productiviste lui aussi – était René Dumont, une des rares personnes dont les cours suscitaient en moi un véritable intérêt et que je fus heureux de retrouver plus tard pour un travail commun1. Imaginez-vous qu’on ne touchait pas un mot de l’histoire rurale, si riche et passionnante, de la France, ni de Marc Bloch, ni de Gaston Roupnel ; je la découvris plus tard tout seul, avec des livres et beaucoup aussi avec la lecture des paysages, devenue depuis une passion que j’ai su, je crois, faire un peu partager (y compris, dans le train menant à Berne, à certain directeur de l’IUED !)... En somme, l’agriculteur moderne naissait tout armé des cervelles de nos technocrates ; il n’avait pas de passé, et l’expérience devait montrer bientôt qu’il n’avait pas d’avenir non plus.
3L’expérience auvergnate fut partagée, cet été-là, avec celle d’un voyage au Maroc. Logique qui me conduisit, quelques années plus tard en Afrique noire, dans un de ces « projets intégrés » qui fleurissaient à l’époque, puis au Maghreb, puis à nouveau en Afrique noire pour diverses missions, notamment pédagogiques. Le fruit de tout cela s’exprime en trois mots : la paysannerie assassinée, qui figurent dans le livre que nous écrivîmes, Albert Provent et moi, quelques années plus tard2. Tant il nous paraissait certain que les voies du « développement » laissaient pour compte le plus grand nombre. Bien sûr, nous eûmes droit aux risées des sages et aux sarcasmes des savants, mais aussi à une soixantaine de lettres de personnes intéressées, parmi lesquelles François Partant, avec qui je nouai quelques années plus tard une relation amicale et fructueuse, qui ne devait pas cesser avec sa mort, survenue en 1987, puisque l’association La Ligne d’Horizon, dont je fais partie, essaie de prolonger son effort de réflexion lucide sur les impasses du système et les alternatives...
Une recherche radicale
4Nous y voilà ! Il fallait penser, chercher, expérimenter. Illitch parlait de recherche radicale... Un retour en France d’une mission africaine m’en persuada. Comme le bus revenant de l’aéroport traversait une zone industrielle proche de Marseille, j’eus brusquement conscience de l’extrême fragilité de tout notre mode de développement... Entrer dans un institut de recherche était encore possible à l’époque pour quelqu’un qui n’avait pas fait carrière dans ce domaine, avec une liberté assez grande quant aux sujets d’investigation. Mon travail avec René Dumont m’avait donné l’occasion de rencontrer, dans le Midi de la France, des néoruraux, dont une partie installés dans l’agriculture, soucieux de recréer une vie rurale là où l’érosion du système l’avait détruite, et donc de faire venir à leur suite d’autres candidats. Voilà qui du moins semblait poser les bases d’une alternative économique et sociale. Avec un groupe d’entre eux nous concevions alors un train d’études, sur la production, les paysages, la démographie, susceptibles de donner des informations utiles à un développement de l’installation rurale. J’obtins moi-même l’autorisation de m’installer à la campagne, sur mon « chantier ». Nous discutions souvent avec François Partant, qui demeurait non loin de là, et se demandait à l’époque par quel moyen organisationnel il serait possible de soutenir les « alternatives ». Il disait aussi – car l’agriculture l’intéressait beaucoup, puisqu’elle subissait la première les chocs en retour des évolutions économiques – que dans un système capitaliste, l’agriculture ne devrait même pas exister, parce qu’elle rentabilise le capital moins que toute autre activité : si on la maintient malgré tout, c’est en raison de cette étrange et déplorable habitude que nous avons de manger !
5Travailler au maintien des activités condamnées dans une région elle-même condamnée, que pouvait-il y avoir de plus exaltant ! Je me persuadais à l’époque, non seulement au contact de François Partant, mais à partir des études que je réalisais3, que l’installation néorurale n’avait pas pour vocation d’être un palliatif social à la révolte ou au chômage, mais qu’elle avait une fonction économique éminente, celle de maintenir une main-d’œuvre dans des zones rurales tellement touchées par l’exode que la production elle-même s’en trouvait menacée. Naturellement, cela n’était pas « crédible » dans les milieux officiels : une revue « scientifique » refusa un article sur ce thème pourtant si important... Je fus amené à réagir publiquement à l’encontre d’un cadre supérieur de mon institut (promu depuis aux plus hautes fonctions), dans les termes suivants : « Il me paraît inacceptable que X invite les chercheurs à contribuer par leurs travaux à fourbir les armes de la guerre économique qui, comme il le dit fort justement, se cache derrière la crise. Il s’agit là en effet d’une option politique qu’aucun chercheur ne peut être contraint d’accepter pour des motifs scientifiques. La guerre économique, comme toute guerre, a ses vaincus. Ceux-ci sont aujourd’hui particulièrement nombreux et en nombre croissant : d’une part ceux qui, privés de terres, de travail ou de moyens de produire sont, dans les pays du tiers-monde, abonnés à la disette chronique. D’autre part, chez nous, les chômeurs dont le nombre va croissant, les agriculteurs acculés à la faillite dont l’effectif grandit [...]. La guerre économique ne vaut pas mieux que la guerre tout court. On a le droit de la haïr, autant que la guerre des armes à laquelle du reste elle conduit. Pour ma part, j’ai choisi mon camp, depuis longtemps, celui des vaincus, et mon parti, celui de la résistance. C’est à cette résistance que je consacre mes travaux de recherche qui ne sont pas pour autant moins “scientifiques” que ceux du parti adverse... » C’est ainsi que, sans l’avoir délibérément choisi, je fus amené d’une position marginale à une option dissidente...
De la recherche à l’action
6Une nouvelle étude démographique, réalisée en 1990 sur ma petite région, me persuada qu’il était temps de faire autre chose que des recherches : en effet, elle faisait apparaître que si le mouvement de migration se poursuivait en milieu rural à un rythme constant, il s’accompagnait désormais de chômage, plutôt d’ailleurs parmi ceux qui avaient tenté une aventure de création d’activité en milieu rural et qui avaient échoué que parmi les nouveaux arrivants. L’idée qui germa alors fut de permettre à des personnes en difficulté de créer leur activité, en s’appuyant d’une part sur une formation et une aide spécifiques, d’autre part sur l’expérience de personnes ayant déjà vécu une aventure d’installation dans le pays (et que nous appelons tuteurs). De la première idée à la réalisation, il fallut deux ans... dont les derniers six mois furent particulièrement actifs car, grâce à un crédit d’une association de développement régionale, nous avions pu recruter l’équipe de base puis la former en la mettant au travail. Soit dit en passant, une des choses qui manquent le plus pour la promotion de projets de ce type, ce sont les crédits d’ingénierie qui permettent de préparer une opération avant sa mise en œuvre. Dans ces six derniers mois, il fallut se mettre d’accord avec d’éventuels « tuteurs » pour le type d’assistance qu’on leur demandait ; trouver des crédits de fonctionnement et un local ; recruter les futurs stagiaires ; élaborer un programme de formation...
7Notre association ESPERE (Espace-emploi-ruralité) fonctionne maintenant depuis cinq ans. Elle a vu passer près de 200 personnes, dont une moitié pour des conseils ponctuels ; un quart sont engagées dans des situations professionnelles choisies et étudiées soigneusement ; un tiers sont sur la voie de projets ou simplement suivies. Il faut savoir que des projets professionnels ne peuvent pas toujours être préparés d’emblée avec des personnes ayant subi des années de chômage. Il est souvent nécessaire de régler d’abord la question de la stabilité du domicile, et parfois des problèmes de santé qui s’avèrent primordiaux. Certaines personnes même ne travailleront jamais plus au sens où on l’entend dans la société, de production d’un revenu monétaire. Mais nous les aidons à retrouver un maximum d’autonomie, ce qui implique du moins une activité productive et des relations de solidarité. En outre l’association met à la disposition des demandeurs des services classiques tels que photocopie ou frappe sur ordinateur, et organise des regroupements pour des formations courtes.
8Parmi nos premiers stagiaires, très peu se tournaient vers l’agriculture, pas même un cinquième : artisanat, accueil touristique ou sportif étaient les orientations premières – sans exclure, à quelques rares occasions, le salariat. Aussi est-ce avec étonnement que nous voyons maintenant un bon tiers des personnes que nous suivons de façon continue se diriger vers des projets agricoles. Il s’agit bien sûr d’une agriculture sur de petites surfaces (comme dans toute région désertifiée, il est paradoxalement difficile de trouver des terres disponibles, notamment à louer), qui s’oriente vers des productions spécialisées (plantes médicinales par exemple), ou d’une agriculture de proximité, cherchant à vendre au plus près des produits élaborés. Nous avons ainsi, dans le sud de l’Aude, des producteurs de fromage de chèvre, de légumes biologiques, de viande, de pain, à partir du blé cultivé sur place (qui eût pensé que le blé, éliminé au profit des régions d’Europe du Nord dès l’apparition du chemin de fer en 1857, puisse de nouveau se cultiver chez nous et faire vivre du monde !), qui font l’essentiel de leurs ventes auprès des habitants du pays.
9Nous avons aussi contribué à la naissance d’associations analogues à la nôtre dans deux départements voisins et restons constamment en contact avec elles, pour des prestations de formation entre nous, des réflexions communes, une information mutuelle sur les pièges que nous pouvons rencontrer... En dépit de cette évolution, nous sommes très au-dessous des besoins : nous n’écrêtons pas même la croissance annuelle du chômage rural dans les petites régions où nous sommes implantés. Il y aurait place dans chaque département du Midi, sans parler des autres, pour cinq ou six structures comme la nôtre. Inutile de dire que les crédits qu’il est possible de solliciter de la part des collectivités locales et de l’Europe sont loin du compte.
Dissidence ?
10Cette économie est-elle vraiment dissidente ? Il n’y a pas de doute que le fait de s’installer dans une région condamnée par l’évolution économique présente déjà un caractère de dissidence. On ne peut le choisir que pour d’autres valeurs que celles de l’économie dominante. Cela dit, les projets engagés ne sont pas nécessairement très originaux, ni du fait des choix de production, ni de par leur caractère communautaire. L’esprit de solidarité n’est pas consubstantiel à l’homme : il est constamment à rappeler ; il existe une tension dialectique entre une tendance à des projets individuels, qui pourraient devenir même concurrents, et une recherche de solidarité sans laquelle le plus grand nombre ne peut pas survivre dans les conditions qui sont les nôtres. A plus forte raison, ces projets engagés ne paraissent pas contribuer à hâter la fin du système, comme le préconisait notre ami François Partant... Dans un livre récent, Jeremy Rifkin4, appuyé par son préfacier, l’ancien ministre français Michel Rocard, conscient de la dérive du système vers de plus en plus de chômage et d’exclusion, préconise une société économique fondée sur un trépied, constitué par les entreprises classiques, les redistributions opérées par l’Etat, enfin l’économie sociale mise en œuvre principalement par le mouvement associatif. Pour François Partant au contraire, dont le livre, La fin du développement5, antérieur de treize ans, vient d’être réédité, le système actuel est condamné de par les retombées écologiques qu’il génère, mais aussi et surtout parce que, créant de plus en plus d’exclusion, il détruit la base sociale sans laquelle il ne peut progresser, et qui serait la condition de sa survie. Je suis plutôt porté à cette façon de voir. Nos expériences, actuellement marginales, seraient appelées à devenir essentielles. Notre SEL (Système d’échange local), qui amuse les foules aujourd’hui, pourrait devenir une des seules réalités économiques sérieuses ! Les exemples africains (ils sont beaucoup plus avancés que nous) révélés par Emmanuel N’Dione6 montrent la voie d’une économie possible dans cette planète des naufragés7 vers laquelle nous nous acheminons à plus ou moins brève échéance.
11En attendant, le récent mouvement des chômeurs de France, où enfin ils se prennent en charge eux-mêmes, avec une grande méfiance envers toute espèce de « récupération », me paraît un des rares événements politiques de ces dernières années et me remplit de joie. Instance de dialogue pour nos associations, il est l’indispensable contrepoids aux relations avec l’Administration. Enfin, en ce qui me concerne personnellement, le sentiment d’être aux premières loges du changement social me semble, avec le recul du temps, valoir largement le sacrifice de ce que l’on appelle une « carrière » – encore que, je l’avoue, ce n’ait pas été tout à fait évident de prime abord... Quant à la Recherche, je crains fort qu’elle ne fasse fausse route en s’intéressant majoritairement à ce qui fonctionne et à ce qui se voit, car ce n’est pas là que se prépare l’avenir. Mais ceci est une autre histoire.
Notes de bas de page
1 René Dumont et François de Ravignan, Nouveaux voyages dans les campagnes françaises, Seuil, Paris, 1977.
2 Albert Provent et François de Ravignan, Le nouvel ordre de la faim, Seuil, Paris, 1977.
3 François de Ravignan, L’avenir d’un désert, Atelier du Gué, Villelongue d’Aude, 1996.
4 Jeremy Rifkin, La fin du travail, La Découverte, Paris, 1996.
5 François Partant, La fin du développement, coll. poche Babel (réédition), Actes Sud - Léméac, 1997.
6 Emmanuel Seyni N’Dione, L’économie urbaine en Afrique – Le don et le recours, Karthala-Enda, Paris, 1994.
7 Serge Latouche, La planète des naufragés – Essai sur l’après-développement, La Découverte, Paris, 1991.
Auteur
Agro-économiste, administrateur du Carrefour international d’échanges de pratiques adaptées au développement (CIEPAD), administrateur de Espace – Emploi – Ruralité (ESPERE – association de chômeurs en milieu rural), Montazels.
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