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Je résiste, donc j’existe

p. 139-145


Texte intégral

La vie devient résistance au pouvoir quand le pouvoir prend pour objet la vie.
Gilles Deleuze

Préambule : dix mors pour tout dire

1En une dizaine de mots on peut tout dire, même lorsque l’on s’exprime sur un sujet aussi complexe que celui de la résistance ou de la dissidence. Une « théorie implicite » de l’économie dissidente se trouve ainsi résumée dans cet aphorisme de Deleuze. La référence à la vie nous conduit à quitter le monde des formalisations prétendument explicatives – celles qui caractérisent le discours économique actuellement dominant, par exemple – et à laisser notre pensée flirter avec des figures humaines à l’œuvre dans la production de sens ou, mieux encore, dans l’intelligence des relations sociales. Cette référence à la vie nous oblige à modifier le regard que nous portons d’ordinaire sur les problèmes de société. Nos yeux, habitués à scruter les horizons brumeux des abstractions conceptuelles, vont dès lors se poser sur des personnes réelles, sur « des gens de peu »1, sur des « acteurs méconnus de l’histoire »2, sur des femmes et des hommes « sans qualité »3, bref, sur des personnes ayant en commun un projet implicite : celui de résister en silence mais de manière efficace à la violence qu’exerce sur eux le pouvoir en place.

2Mais interrogeons-nous d’abord sur la signification de la deuxième partie de la phrase de Gilles Deleuze. Que veut dire « quand le pouvoir prend pour objet la vie » ? Quels acteurs, quelles institutions désigne-t-on par le mot « pouvoir » ? Une chose est certaine : de nos jours seuls des esprits très peu sensibles au mouvement de l’histoire oseraient montrer du doigt l’Etat et voir dans cette vénérable institution, attendrissante et décadente à la fois, une véritable menace pour la vie. En revanche, il est certain que n’importe quel citoyen sans nom – Monsieur Tout-le-Monde – qui se retrouverait soudainement sur le pavé avec 5 000 camarades à la suite d’un plan d’assainissement budgétaire préconisé « au plus haut niveau » de son entreprise aurait pour réflexe immédiat d’interroger l’instance qui a forgé son identité citoyenne, l’Etat en l’occurrence. C’est vers lui que le citoyen sans nom se tourne spontanément (mais pour combien de temps ?) afin de tenter de sauvegarder ces biens symboliques, si importants pour lui, que l’on appelle ses « droits ».

Citoyen sans nom cherche identité

3En effet, le citoyen sans nom avait jusqu’à tout récemment cru à la pérennité de certaines conquêtes sociales, à l’acquisition durable et même définitive d’un nombre considérable d’avantages inhérents à sa condition de « démocrate » – la possibilité de faire soigner gratuitement ou presque son corps malade ou son esprit perturbé, la quasi-certitude que ses enfants auraient sans difficulté occupé une place convenable dans la société, le sentiment que la loi du plus fort, celle qui caractérise l’état sauvage et la société barbare, n’aurait jamais pu l’emporter sur celle du respect du droit. Avant l’effondrement de sa vie pour cause de chômage, ce même citoyen avait constamment entretenu l’illusion qu’une plus grande maîtrise technique du monde aurait non seulement produit davantage de richesse mais aussi une répartition plus équitable de celle-ci et que son existence quotidienne comme celle de ses camarades les plus « vulnérables » en auraient tiré profit. Suivant cette même logique, il avait pensé que l’Etat aurait continué d’incarner le pouvoir politique et que, par conséquent, le statut de citoyen lui aurait permis d’exercer dans l’avenir, comme ce fut le cas dans le passé, quelques-unes des prérogatives qui lui étaient propres, comme celle de participer, fût-ce de manière indirecte ou seulement symbolique, c’est-à-dire par le vote, à l’élaboration de décisions significatives sur le plan politique. Cette sensation d’être associé de près ou de loin à des décisions qui concernent tout le monde avait entretenu chez le citoyen sans nom la conscience d’exister en dehors du cercle restreint de sa famille et de ses amis proches. Exister, c’est-à-dire être reconnu par d’autres en tant qu’être agissant et socialement responsable ; exister tout simplement en tant que membre de la société tout entière.

4Au fond ce qui l’avait rassuré au long de sa vie, c’était avant tout la conscience que sa parole était inscrite quelque part dans ce magnifique livre sans commencement ni fin qui s’appelle Histoire. Et maintenant, c’est sans doute cette idée étrange d’avoir appartenu à une communauté invisible d’êtres humains capables d’expression politique qui le soulageait. Cela rendait sa crise moins aiguë. Une crise qui n’avait été par ailleurs déclenchée ni par le fait d’être au chômage pour la première fois, ni par la crainte de faire bientôt partie de la tribu des exclus ou de celle des sans domicile fixe. Une sorte de révélation l’avait profondément perturbé. Comme dans un film d’Eisenstein, il avait vu une foule immense de miséreux, la plupart d’entre eux étaient des vieux et des femmes, marcher en se traînant dans une lande déserte, des vies déportées vers des ailleurs inconnus. Dans cette scène tragique, les délégués du pouvoir, les sbires, étaient étrangement absents. En apparence, il s’agissait d’un sacrifice collectif sans sacrificateur. En apparence toujours, il aurait pu s’agir d’un exode causé par – qui sait ? – une catastrophe naturelle. Eh bien non. Pour le citoyen sans nom, ce tableau d’un réalisme terrifiant représentait clairement la violence du pouvoir telle qu’elle s’exprimait dans sa société. Des millions d’individus à la dérive dans un no man’s land offraient l’image version contemporaine des trois institutions qui pendant des siècles ont eu pour mission de surveiller et de punir : l’hospice, l’asile et la prison. Le nombre extrêmement élevé de ces internés en plein air ne s’expliquait autrement, à ses yeux, que par la nature de la faute commise : ils étaient tous accusés du délit d’inutilité sociale caractérisée, momentanée ou définitive. Le marché avait perçu en ces improductifs avérés une grave menace pour l’ordre économique. De la « graisse » à éliminer pour les esprits enclins aux métaphores « poétiques », des « éléments perturbateurs du processus de baisse tendancielle de la productivité économique » pour les « génies » de l’analyse fonctionnelle en économie politique.

5Le citoyen sans nom croyait savoir enfin comment sortir de sa crise : « Quand le pouvoir prend pour objet la vie », se dit-il un jour, « mieux vaut le cacher quelque part. » De cette pensée qui lui rappelait vaguement les proverbes de son grand-père, il était fier. Il ne lui restait qu’à la transformer en programme d’action. Le lendemain, le citoyen sans nom entra en dissidence.

Une pratique : la résistance par l’esquive

6Mais que veut dire « dissidence » aujourd’hui, après la chute du mur de Berlin ? Après la fin du « socialisme réel » ? Un parti pris facile et ouvertement déclaré ? Une prise de position, un acte de protestation diffusé par les médias ? Rien de tout cela !

7Quand la vie elle-même devient résistance, l’indignation apparaît comme une pratique quelque peu dérisoire ; elle s’apparente à un objet de luxe auquel on n’ose pas goûter et que parfois on méprise ; une sorte de rite médiatique nécessaire à la socialisation éthique des consommateurs d’images, une conduite théâtralisée destinée à rendre crédible, légitime, voire réelle, une opinion publique de plus en plus déconnectée des institutions qui caractérisent la société démocratique. Quand la vie devient résistance, la parole est remplacée par des actes quotidiens qui contestent le pouvoir en place ; actes tactiquement ordonnés4 sans être pour autant guidés par la perspective d’un véritable projet de changement politique ; pratiques sociales véhiculant du sens sans que celui-ci ne soit prédéterminé par des visées stratégiques émanant d’une quelconque autorité : art de faire sans dire, art d’agir sans la permission octroyée par un pouvoir formellement constitué.

8Ainsi, quand la vie devient résistance, la politique se fait discrète et l’action lucide. Puisque l’adversaire est très puissant, l’esquive apparaît comme la seule tactique possible. Car impensable est la confrontation avec des institutions qui se nourrissent du marché mondial, inutile la revendication face à des organismes publics qui avouent sans cesse leur impuissance ou leur désarroi économique, stupide la protestation violente quand l’issue de la négociation est à la fois prévisible et toujours la même : « un compromis jugé par les uns et par les autres comme acceptable aux yeux de l’opinion publique ». La résistance par l’esquive – on pourrait ainsi définir la dissidence – apparaît comme un dernier recours tactique, un choix vital lorsque la loi s’efface devant la norme5, lorsque le droit ne peut plus être évoqué face aux multiples pouvoirs de régulation de la vie sociale et individuelle, lorsque l’intérêt supérieur des marchés l’emporte sur celui des individus qui luttent tout simplement pour survivre. C’est ce qui fait dire à Michel Foucault qu’« une société normalisatrice est l’effet d’une technologie de pouvoir centrée sur la vie »6.

9La dissidence est le fruit de la prise de conscience d’une opération de conditionnement idéologique extrêmement efficace qui vise l’accomplissement d’un double travail : celui de la normalisation des esprits et celui de la naturalisation des croyances. Les religions monothéistes ont adopté cette même procédure à l’égard de leurs fidèles : d’une part brandir la menace d’une sanction qui frappe toute forme de déviance par rapport à la norme, d’autre part produire et imposer la représentation d’un individu totalement impuissant face aux lois dites « naturelles ».

10C’est ainsi que l’état d’exception économique, par exemple – déclaré depuis le début des années 80 –, devient, paradoxalement, durable et que sa persistance justifie le sacrifice que l’on demande aux victimes plus ou moins désignées d’avance, les « faibles » destinés à devenir des losers, les perdants du grand jeu économique planétaire.

11Enfin, pour que l’état d’exception apparaisse durable, quoi de plus logique que de représenter par un acte d’autorité une situation insoutenable comme « naturelle » ? That is the way it is ou « c’est cela, un point c’est tout » pourrait être la devise du pays qui prétend détenir le leadership culturel et politique de la planète. Tout se passe comme si chaque individu qui se trouve en état de détresse pour des raisons économiques recevait de ces « slogans » la traduction suivante : « N’oublie pas que le processus de normalisation néolibérale est toujours en cours de consolidation. Sache qu’il ne s’agit nullement d’un projet économique ni d’un projet de société ; ne crois pas ceux qui disent que la loi des marchés est une pure construction idéologique. Elle n’est pas plus idéologique que ne l’est la loi de la gravitation universelle. Car l’homme naît libre, la société est perfectible à l’infini et le marché n’est que l’expression et la concrétisation à la fois de cette liberté et de cette aspiration humaine au bonheur. La normalisation n’est par conséquent que l’accomplissement d’un dessein naturel. La vie t’appartient. A toi donc de t’en charger. A toi d’en assumer la gestion de la manière la plus rationnelle possible. »

12Dans ce message, il y a, implicite, la représentation d’une condition humaine calquée sur le modèle de l’entreprise. Implicite aussi, l’idée que la liberté individuelle se confond avec l’esprit d’entreprendre et que par conséquent « naturelle » est la perspective de la fin de la condition de salarié-dépendant-assisté-assuré-protégé.

13A ce sujet, on pourrait émettre l’hypothèse d’une utilisation paradoxale et apparemment contradictoire d’un tel message de la part de ceux qui entrent dans l’esprit de la dissidence : « Je rejette son contenu dogmatique (le marché est naturel) mais je fais mienne sa dimension existentielle (je suis le gestionnaire exclusif de ma vie). C’est ainsi que la conversion des croyants en hérétiques n’empêche pas de saisir l’opportunité offerte par la valorisation du choix autonome. Si je suis le seul maître de mon existence, j’exige le respect de mon choix, fût-il celui de l’insoumission aux contraintes du marché ou même de la méfiance à l’égard des « vérités » économiques partagées par les puissants et les « experts ». C’est ainsi que si je peux accepter de vendre beaucoup de choses, je renonce cependant à mettre ma vie sur le marché du travail, comme si celle-ci était de même nature qu’un tas de pommes de terre. Je veux qu’elle reste un domaine réservé, protégé, extra commercium, disaient les Romains. Cela devient possible au sein du réseau appelé « Système d’échange local », par exemple.

14Quand beaucoup de femmes et d’hommes renoncent à la confrontation avec le pouvoir et s’accordent à jouer le jeu de l’autonomie, quand ils s’aperçoivent que l’ordre néolibéral a produit lui-même la faille dans laquelle il est possible de s’insinuer, quand, dans un lieu, la situation devient favorable à l’organisation d’un réseau d’entraide et de solidarité, nous voyons apparaître des phénomènes d’économie dissidente : un monde à part, invisible dans un contexte où règne, souveraine, la logique de la compétition, de l’exploitation humaine et de la misère. « L’ordre effectif des choses est justement ce que les tactiques "populaires" détournent à des fins propres », écrit Michel de Certeau, « sans l’illusion qu’il va changer de sitôt. Alors qu’il est exploité par un pouvoir dominant, ou simplement dénié par un discours idéologique, ici l’ordre est joué par un art. Dans l’institution à servir s’insinuent ainsi un style d’échanges sociaux, un style d’inventions techniques et un style de résistance morale, c’est-à-dire une économie du "don" (des générosités à charge de revanche), une esthétique de « coups » (opérations d’artistes) et une éthique de la ténacité (mille manières de refuser à l’ordre établi le statut de loi, de sens ou de fatalité). »7

In fine : delle utopie piccole piccole

15« Papa, raconte-moi une histoire avant de dormir. » Les enfants le savent... sans le savoir. Qu’ils soient adultes ou jeunes, au fond, les êtres humains ne peuvent se passer de croire sans voir. Les enfants savent aussi que pour que l’histoire soit intéressante, elle doit être imaginaire, imaginante. Or, le « réel » est désormais devenu assourdissant. Son bavardage, fait de nouvelles, d’informations, de statistiques et de sondages, est devenu à la fois insupportable et incontournable. Les faits sont là, les circonstances et les données aussi. Voulez-vous savoir ce qu’il faut penser ? Regardez la réalité à l’aide de l’information. Découvrez l’événement « couvert » par les professionnels de la légende au quotidien (du latin legenda, c’est-à-dire « ce qu’il faut lire »). Les faits sont cités et recités sans cesse pour que le désir d’événements s’investisse dans une réalité promue au rang d’information socialement nécessaire, destinée à son tour à devenir « opinion ». Les citoyens sans nom, transfuges de l’économie en voie de globalisation accélérée, n’ont plus besoin de ces simulacres.

16Tout porte à penser que jour après jour, les espaces sociaux de la dissidence sont en train de fabriquer chacun leur mémoire, peut-être sont-ils déjà en train d’écrire leur propre passé pour nourrir leurs rêves d’avenir ?

17Enfin, les fissures d’une doctrine devenue incroyable parce que mortifère laissent entrevoir une pluralité de mondes fascinants parce que mobilisateurs, surprenants parce que totalement inconcevables, possibles parce que désirables, plausibles parce que nécessaires, ce sont les « utopies minuscules », multitude d’« utopies minuscules », « tante, tante utopie piccole, piccole ».

Notes de bas de page

1 Cf. Pierre Sansot, Les gens de peu, coll. Sociologie d’aujourd’hui, PUF, Paris, 1994.

2 Cf. Michel de Certeau, L’absent de l’histoire, Marne, Paris, 1973.

3 Cf. Robert Musil, L’homme sans qualité, Seuil, Paris, 1956.

4 Cf. Pierre Bourdieu, Le sens pratique, Minuit, Paris, 1980.

5 Cf. Michel Foucault, Histoire de la sexualité, tome I, La volonté de savoir, Gallimard, Paris, 1976.

6 Michel Foucault, ibidem, p. 190.

7 Michel de Certeau, L’invention du quotidien : arts de faire, UGE, Paris, 1980, p. 71.

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