De l’économie relationnelle à l’économie plurielle
p. 115-120
Texte intégral
1L’émergence du Système d’échange local (SEL) ou des réseaux d’échange (RE) dans de nombreux pays européens et d’outre-mer (en Australie, au Canada, en Angleterre, en France et aussi en Suisse) prend une tournure symbolique et devient le prototype de l’économie dissidente. Non sans raison, comme le démontrent les auteurs de l’article « Quand l’économie devient lien social » (dans le présent ouvrage) : ce système est né de l’initiative de la société civile, il se situe en marge de l’économie officielle et dominante, il est fondé sur le principe du don et de la réciprocité.
2Il nous semble cependant que l’analyse des auteurs devrait être poussée plus loin, aussi bien verticalement qu’horizontalement : verticalement, le SEL ne se borne pas à la réciprocité que suppose le don, au sens anthropologique du terme, mais il constitue le fondement même d’une économie interpersonnelle ; horizontalement, le SEL ne peut être conçu isolément, étant donné qu’il s’inscrit dans le contexte plus vaste qu’est le « tiers secteur » économique.
L’économie relationnelle
3Au premier abord, le SEL éveille l’espoir des chômeurs et des laissés-pour-compte de l’économie marchande qui espèrent sortir par ce biais de leur condition d’exclus. Le SEL institue une démarche dont l’essence est économique, puisqu’il s’agit de l’échange, sans recourir toutefois à la médiation du marché ni à la monnaie légale étant donné que ses membres utilisent d’autres étalons, comme par exemple le « grain de sel », le « pavé » ou le temps, pour mesurer la valeur des prestations ou des services, afin de « multilatéraliser » les échanges face à face. Mais ce système n’est pas seulement un pis-aller pour répondre aux problèmes lancinants du chômage ; il apparaît en effet aussi comme une réponse à la mondialisation de l’économie et à l’envahissement par l’économie marchande de toutes les sphères socio-économiques. Face à cette évolution, le SEL contribue, pour le moment modestement, à renforcer les réseaux économiques et le tissu social locaux.
4Dans le paysage économique et social actuel, comme le montre une recherche réalisée à Genève, le SEL constitue une innovation socio-économique entreprise par quelques personnes motivées, et que l’on ne peut pas analyser avec les outils traditionnels et réductionnistes des économistes1. Le bénéfice, l’argent, le gain, l’accumulation, l’intérêt individuel n’interviennent pas dans ce système, car les participants du SEL aspirent à autre chose : ils veulent (r)établir un lien interpersonnel avec leurs interlocuteurs, qui sont en même temps fournisseurs ou acheteurs de services ou d’objets. En d’autres termes, le SEL postule une nouvelle forme de relation économique, où « le lien constitue le bien », et qui remplace l’économie de marché où seul « le bien (matériel), la marchandise, établit le lien (anonyme et éphémère) »2. En voici un témoignage, paru dans Le Monde : « La "botte secrète" de Fanny (pour survivre), c’est le SEL de Guyancourt. En échange de services rendus (coiffure, cuisine, secrétariat...) aux autres adhérents, elle obtient des pavés, une monnaie fictive qui lui permet de se procurer produits et services divers au sein du SEL, d’économiser le prix d’une vidange ou d’une réparation de machine à laver, de s’offrir “un peu de superflu”. Une vraie chambre pour le petit. Un dîner d’anniversaire antillais. Même une location des vacances. »3
Retour à la « sociabilité primaire »
5Le SEL réintroduit la sociabilité primaire dans l’économie, celle des rapports de personne à personne, et l’oppose à la sociabilité secondaire où la marchandise et son utilité comptent plus que les personnes qui l’ont produite4. Le SEL donne dès lors à l’échange un contenu social que le marché impersonnel évacue. Il s’établit en parallèle au marché traditionnel, en répondant au besoin fondamental : la nécessité d’un échange humainement digne, convivial et solidaire, c’est-à-dire non marchand5. En d’autres termes, dans le cadre du SEL chacun devient producteur de « sens », pas seulement fournisseur d’objets ou de services. Mais dans l’optique du SEL, il n’est question ni de charité, ni de compassion. Chacun doit se prendre en main pour se mettre en relation avec autrui. Celui qui rend un service doit aussi accepter une contrepartie en produit ou en service, et inversement celui qui consomme les biens obtenus des autres doit aussi « rendre » un service, selon sa capacité, sa compétence et les besoins de ses interlocuteurs.
6Pour organiser le SEL, on ne repart pas de zéro. Les membres partagent des connaissances, des compétences, des produits qu’ils ont préalablement acquis. Par exemple, un professeur membre du SEL peut donner des cours, mais il n’est pas certain que les autres adhérents aient besoin précisément de ses connaissances. Dans ce cas, il est obligé de se « recycler » et d’imaginer un autre service auquel il trouve preneur, comme l’application pratique de ses connaissances biologiques dans le jardinage.
7Dans un monde dominé par l’économie de marché, un tel système constitue un défi et peut paraître comme un mouvement de sécession sociale. Certes, il provoque l’ironie ou le scepticisme des économistes qui n’arrivent pas à l’insérer dans les schémas rationnels auxquels ils sont habitués. Ils le traitent d’utopique, de marginal, d’informel, et estiment qu’il ne convient tout au plus qu’à la réinsertion d’un petit nombre d’exclus et n’est pas généralisable. Paradoxalement, le SEL a obtenu sa « reconnaissance officielle » au mois de novembre 1997, lorsque la Fédération du bâtiment et des travaux publics et la Chambre des artisans et des petites entreprises du bâtiment de l’Ariège ont intenté un procès à un membre du SEL qui avait réparé une toiture. Pour appuyer leur cause, les plaignants ont dénoncé la « perturbation des circuits économiques traditionnels » et estimé qu’il s’agit d’une « provocation formidable à tout notre système économique et social »6. Il faut admettre que ces paroles caractérisent bien le SEL, qui se situe effectivement en marge des circuits économiques et surtout monétaires. Mais cela ne saurait constituer un délit que dans une société où l’économie marchande règne sans partage.
8Nouvelle forme d’économie ? Bien au contraire, le SEL plonge ses racines dans une vie communautaire séculaire qui renaît aujourd’hui. Ce phénomène du SEL dépasse la phase utopique et cesse d’être marginal, alternatif ou informel. Cependant tout n’est pas résolu pour autant, le SEL connaît aussi ses limites. En effet, ce système ne remplace pas l’économie de marché ni la monnaie. Il ne substitue pas l’artisanat aux produits industriels et ne s’enferme pas dans l’autarcie. Le SEL ne peut survivre dans l’isolement : pour pouvoir vivre avec son époque et établir des échanges avec son environnement, il a besoin du marché, de l’argent et des biens industriels qui viennent « d’ailleurs ». En outre, il ne répond pas aux problèmes de la redistribution des richesses, de la survie matérielle, de la propriété, des allocations sociales. Enfin, la taille des SEL ne devrait pas dépasser quelques centaines de membres, car l’augmentation des effectifs entraîne une telle complexification des problèmes qu’ils deviennent impossibles à gérer, même avec l’aide de l’informatique. Il n’en demeure pas moins que le SEL montre la voie de la créativité, de l’expérimentation et de nouvelles formes d’organisation qui permettent de partager, de répartir équitablement les connaissances ainsi que le savoir-faire, et de mieux aménager le temps social. Aussi, pour surmonter ses limites, le SEL doit-il dépasser sa fonction de simple échange interpersonnel et viser à établir un lien organique avec l’allocation universelle.
Vers l’économie plurielle
9Pour mieux appréhender la notion de SEL, il convient de le mettre en perspective. Le SEL n’est qu’une brique d’une construction plus vaste, d’un nouveau secteur économique authentiquement dissident par rapport aux deux formes d’économie dominantes, celle du marché et celle de l’Etat. Il en existe plusieurs dénominations : l’économie solidaire, le « tiers secteur » ou « secteur quaternaire ». L’économie solidaire crée, par « hybridation », une zone intermédiaire entre l’économie marchande et non marchande, privée et publique, en établissant un partenariat entre les producteurs, les usagers, les autorités et les groupes communautaires7. Ce secteur en devenir a des contours encore flous. Pour Jean-Marc Ferry, il s’agit de « secteur d’activités non mécanisables, par définition, qui pourrait être en même temps un secteur de travail libre, et d’intégration sociale par des activités socialisantes par excellence : celles, manuelles, dans lesquelles le producteur peut se reconnaître dans son produit, celles, communicationnelles, où les individus nouent des relations communautaires dans des domaines associatifs variés, culturels, sociaux, sportifs, artistiques »8. Le SEL en fait partie, mais n’épuise pas, tant s’en faut, tous les critères.
10Le SEL apparaît comme une organisation socio-économique qui illustre que l’économique doit être conçu au pluriel et non au singulier. En effet, contrairement à ce que prétend la théorie économique dominante, l’économie de marché n’est pas le fondement même de toutes les activités économiques, et l’économie familiale ou domestique, l’économie informelle, l’économie sociale (coopératives, mutuelles), l’économie non marchande, l’économie souterraine ou encore l’économie clandestine sont autant de manifestations qui relèvent bien de l’économie. Néanmoins les économistes, et dans leur sillage les politiciens, préfèrent ignorer toute transaction qui ne transite pas par le marché officiel et qui n’est pas monétaire.
11Dans le contexte de l’économie plurielle, le SEL est une manifestation de l’économie solidaire qui s’appuie sur la participation des acteurs et sur la complémentarité entre l’économique et le social. L’économie solidaire tente d’établir des passerelles entre activités marchandes et non marchandes, formelles et informelles. Son application concrète suppose la multiplication d’expériences sociales sous forme de prestations fournies par des réseaux alternatifs, qui comprennent notamment les services de voisinage ou de proximité, les entreprises associatives, l’échange de services non monétaires et bien entendu le SEL.
12Cette démarche permet d’évoluer vers un nouveau contrat civique, fondé sur la concertation entre les divers partenaires. Elle met en place un système économique qui laisse aux citoyens l’initiative de prendre des décisions concernant l’organisation de leur travail et l’échange équitable de leurs produits. L’économie solidaire ne récuse pas la rationalité économique exprimée en termes monétaires et basée sur la rentabilité, le bénéfice ou le profit, pourvu que cette rationalité laisse un espace libre aux initiatives des citoyens. C’est bien là que réside le principal danger, dans la cohabitation, qui est difficile, mais pas impossible, comme le prouvent l’existence et la multiplication des SEL.
Notes de bas de page
1 Carlo Jelmini et Christine Schoeb, La crise, créatrice d’énergie, l’exemple des réseaux d’échange, Editions IES, Genève, 1996.
2 Le jeu de mots entre « lien » et « bien », qui revient souvent à propos du SEL, trouve son origine dans le livre de Bernard Cova, Au-delà du marché : quand le lien importe plus que le bien, L’Harmattan, Paris, 1995.
3 « Le commerce de l’occasion et le troc se développent très rapidement », Le Monde, 23 janvier 1998.
4 Alain Caillé, « Sortir de l’économie ? », in L’économie dévoilée, série Mutations, n° 159, Autrement, Paris, novembre 1995, pp. 177-189. Voir aussi l’ouvrage collectif Vers une économie plurielle, Syros, Paris, 1997 (avec la participation de Guy Aznar, Alain Caillé, Jean-Louis Laville, Jacques Robin, Roger Sue), p. 107.
5 L’économie non marchande se construit à partir des règles suivantes : non-appropriation, solidarité de fait, choix individuels en termes de contribution pour une quantité de biens ou de services choisis de commun accord. Cf. Christian Comeliau, « Le développement ne peut-il être que marchand ? », Informations et Commentaires, n° 76, juillet-septembre 1991.
6 Cf. Transversales, n° 48, novembre-décembre 1997, p. 2.
7 Bernard Eme et Jean-Louis Laville (éd.), Cohésion sociale et emploi, Desclée de Brouwer, Paris, 1994, p. 232.
8 Jean-Marc Ferry, L’Allocation universelle, pour un revenu de citoyenneté, Les Editions du Cerf, Paris, 1995, p. 104
Auteur
Economiste, professeur, IUED, Genève.
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