De l’homo oeconomicus à l’homo situs
p. 83-100
Texte intégral
Ne désespère pas, même si la recherche dure longtemps.
Muhammad Ibn Bachîr
Un tableau à trois entrées
1Cet article vise à contribuer à la réflexion quant à l’existence supposée d’une « économie de la dissidence ». Il se présente en trois parties.
2Dans la première, un regard s’inspirant de la « longue durée » (Fernand Braudel) devrait permettre au lecteur de saisir les relations « cachées » entre représentations mentales et « développement » économique. En effet, au nom de sa prétendue scientificité, le paradigme de la pensée économique a toujours censuré l’histoire et par là même les singularités qui ont présidé à sa propre naissance. Or, la civilisation matérielle du capitalisme n’est pas née du néant. Elle résulte d’une longue maturation qui a débouché sur un changement profond des mentalités des pays aujourd’hui « développés ». Cette culture a institué une volonté de puissance – conséquente aux « prouesses scientifiques, technologiques et industrielles » – qui se manifeste à travers la domination de la nature et de l’univers.
3La « science économique » qui s’est installée aux commandes de la civilisation globale d’aujourd’hui est une science particulière, fruit d’une certaine vision du monde et de l’homme. Elle donne lieu à des choix et à des modèles de société qui ne répondent pas aux attentes des populations, tant celles du Sud que du Nord de la planète, puisqu’ils débouchent sur le chômage, la pauvreté, les exclusions, la destruction des écosystèmes et des systèmes sociaux et symboliques, les violences, les migrations forcées, etc. Face à ces désordres multiples, la distanciation critique est devenue indispensable et, espérons-le, inéluctable.
4C’est dans cette perspective que s’inscrivent les arguments développés dans la seconde phase de ce travail de réflexion sur les limites du discours économique dominant. Il s’agit en fait de tirer des enseignements à partir d’un certain nombre d’expériences d’« économies formelles » et d’« économies informelles » dans les pays du Maghreb afin de consolider la notion d’« économie de la dissidence ».
5Enfin, dans une troisième partie, les résultats de cet exercice sont décryptés grâce à une démarche qui fait appel aux sites symboliques. La mise en évidence de l’existence de ces sites symboliques d’appartenance démontre la nécessité de revenir aux territoires imaginaires des acteurs en situation. La démarche en question propose de recycler les apports de la théorie des conventions et des institutions, tout en les encastrant dans un nouveau paradigme en émergence, celui de l’homo situs, irréductible au déterminisme scientifique classique et à l’utilitarisme de la pensée moderne. C’est donc un pari sur une postmodernité tolérante et variée dans ses expressions humaines, propre à éviter le (trop) fameux « choc des civilisations » de Samuel Huntington !
Un préalable anthropologique à la pensée « économique » rebelle
6Les préjugés ont une force insoupçonnée. Ils ont pour caractéristique de compromettre la communication interculturelle. Le « visage mathématique » de la science économique engendre des préjugés et des présupposés analogues à ceux propres au « développement ». Le programme de la science économique tourne autour d’une même et unique conception de l’homme, issue du « complexe mythique de l’accumulation et de la maîtrise » (H. Zaoual, 1989). Cette conception exclut la diversité des situations et des représentations qu’ont les hommes du monde, de leurs mondes. Le « bonheur humain » y est réglé sur l’« horloge du productivisme et du profit » dont les limites et les méfaits, socio-économiques et écologiques sont aujourd’hui évidents.
7En effet, les expériences des sociétés du Sud permettent d’interroger, grâce à un effet d’éclairage en retour, les fondements de la « culture des Lumières » de l’Occident moderne. Dès la Renaissance italienne et surtout avec le xviiie siècle, les bases de la civilisation « industrielle », animée par le désir d’exploiter et de dominer la nature et l’homme, étaient posées. C’est dire que le profit, avant d’être une catégorie économique, est un projet de société. Ce dernier a trouvé dans le capitalisme sa forme économique achevée et indépassable, pour autant que nous conservions la même définition du progrès humain, celle admise depuis deux siècles, et aussi longtemps que nous chausserons les mêmes lunettes culturelles et conceptuelles. Certes, cette culture des Lumières occidentales a libéré, en Europe, l’homme des anciens régimes mais, poussée à l’extrême, elle met aujourd’hui en danger sa condition d’homme en le livrant à l’« ivresse de la concurrence et de la technologie ». La créature se retourne contre le créateur. L’homme moderne ne maîtrise plus sa propre maîtrise et il perd ses anciens repères. L’application aveugle des sciences et des techniques crée des zones d’ombre et menace la survie de l’humanité. Victime de l’alliance entre la science et le marché, toute personne exclue, qui ne peut plus s’appuyer sur ses traditions locales ni intégrer la « modernité parachutée par la mégamachine », pourrait déclarer : « Vos Lumières sont, aujourd’hui, nos ténèbres communes ! »
8Les injonctions contradictoires du « progrès » sont au cœur de la « mythologie programmée de la société moderne » (M.-D. Perrot, G. Rist, E Sabelli, 1992).
9A la suite de l’extension coloniale et du « développement », cette civilisation matérielle tend à s’imposer à l’échelle planétaire, sans pour autant entraîner exactement les mêmes effets partout dans le monde. Son universalité réside en ce qu’elle tend à détruire la diversité des écosystèmes et à désarçonner les autres modes de vie. Elle laisse dans son sillage un vertige planétaire, un bouleversement des repères aussi bien dans les sociétés dites avancées que dans celles de l’hémisphère Sud. Il s’agit, en fait, d’une véritable crise de civilisation.
10Cependant, en dépit de son hégémonie, la civilisation matérielle « mondiale », son imaginaire, ses modèles d’organisation sociale, de production et de pensée se heurtent, dans les faits, à des résistances de toute nature. Celles-ci corrigent in situ les défaillances des pratiques et des institutions formelles du « développement » (ou de la mondialisation) et indiquent implicitement d’autres voies pour la résolution des problèmes de société en situation. A partir de leurs propres contextes, les acteurs sociaux comblent les « trous noirs » que sont le chômage, l’exclusion, la pauvreté, les exodes et les migrations désordonnées, les frustrations et les déchéances sociales, l’anomie, que les pratiques dominantes du « développement » ou de la mondialisation abandonnent derrière elles. Ces « trous noirs » sont investis par des microdynamismes locaux, phénomènes d’auto-organisation autonomes qui sont partie prenante des processus qualifiés parfois d’informels par la pensée instituée. Ils prolifèrent, sous des formes multiples, non seulement dans les pays du Sud mais aussi, aujourd’hui, dans les vieux pays industrialisés en mal de restructuration (irruption du tiers secteur, montée des identités et des logiques de territoire, retour aux patrimoines locaux et aux produits du terroir, petites économies informelles de banlieue, « mafieuses » ou non, etc.). La grande société industrielle devient elle aussi une mosaïque de situations qui échappe largement aux procédures paradigmatiques de l’économie de marché standard et des politiques publiques classiques.
11Malgré ces anomalies, la vieille pensée économique héritée des fondateurs reste, pour l’essentiel, égale à elle-même. Tout paradigme repose sur des croyances, et en cela les théories économiques n’y échappent pas. Les pesanteurs de ces croyances combattent, à travers les institutions dominantes, toute intuition ou toute innovation intellectuelle susceptible de déstabiliser leur interprétation des pratiques des acteurs. C’est une manière d’écarter le « doute scientifique ».
12Il est logique que la « science normale », au sens de T. Kuhn (1983), combatte la pensée rebelle. Et c’est ce défi que tentent de relever aujourd’hui les formes de pensée qui s’ouvrent sur une recomposition critique des « sciences éclatées ». Celles-ci sont les héritières de l’épistémologie parcellaire qui découpe l’« Homme » en « tranches » pour en faire l’objet de disciplines coupées les unes des autres. A ce traitement parcellaire de l’humain s’oppose une véritable prise en compte de la pluralité des sens implicites des pratiques des acteurs qui, à chaque fois, en s’appuyant sur leurs propres histoires, leurs mémoires et leurs conceptions de vie, façonnent les conditions concrètes de leur existence. C’est donc dans une perspective « de déconstruction et de reconstruction » que s’inscrira nécessairement toute pensée relative à l’économie dissidente ». Nous tentons de le montrer ici en recourant à la notion de sites symboliques d’appartenance et à celle d’homo situs.
13Afin de progresser dans le cadrage théorique de 1’« économie de la dissidence », il est opportun de confronter les résultats théoriques, issus d’observations des pratiques du « développement » dans les pays du Sud avec les débats actuels qui secouent le savoir économique dans les vieux pays industrialisés. Cet exercice est utile dans la mesure où les éclairages croisés enrichissent la recherche à la quête d’un nouveau paradigme, et cela malgré la relativité des contextes. En effet, la notion d’une « économie dissidente » peut se construire sur la base de quelques grands principes, sans pour autant renoncer à la flexibilité dont elle doit, impérativement, faire preuve. C’est à quoi s’emploie la démarche des sites dans son domaine d’émergence qui est l’économie du « développement ». Certains de ses résultats s’avèrent applicables aussi aux pratiques des acteurs des pays « développés » (H. Zaoual, 1998, La nouvelle économie des territoires).
Économies et sociétés maghrébines : une mise en perspective sitologique
La myopie des macromodèles : les leçons d’une « erreur » féconde
14Les enseignements de la démarche par les sites (H. Zaoual, 1994) trouvent leur source dans les échecs des projets et des modèles de « développement », d’une part, et, d’autre part, dans l’observation des pratiques relevant de ce que l’on appelle communément les « économies informelles » des pays de l’hémisphère Sud. Cette double entrée est nécessaire pour élucider les énigmes scientifiques auxquelles est confrontée la pensée vigile de l’économie dissidente en matière de changement social.
15Le « développement », au-delà de la panoplie de ses macromodèles, s’est apparenté, le plus souvent, à un débouché au profit du club fermé des grandes puissances économiques de ce monde. A l’imposition coloniale s’est substituée une « régulation par le développement » à laquelle ont adhéré les élites du tiers-monde. Les effets de cette « régulation » sont globalement désastreux, à l’exception des expériences asiatiques de « développement » dont les réussites restent, cependant, mitigées au vu des dernières crises boursières.
16De façon générale, les élites des pays du Sud ont tout importé, y compris la pensée des problèmes de leurs sociétés respectives : « du discours clés en tête à l’usine clés en main ». Ce processus poussé à l’extrême a transformé le « développement » en un pur marché de dupes dont le corollaire a été un surendettement des peuples du Sud. A l’évidence, les élites du tiers-monde font figure, dans le circuit économique du « développement », de classes stériles. Dans le « tableau économique mondial », l’industrie du « développement » a concentré la capacité conceptuelle et le pouvoir de l’innovation dans les pays pourvoyeurs de « développement », tandis que les élites stériles se sont retrouvées à la tête d’économies formelles de rente (P. Hugon, 1993). Cette fonction de digestion ne peut se maintenir qu’avec des marchés de matières premières florissants (le pétrole en a été un exemple), des aides extérieures, des rentes géopolitiques, une démographie en deçà des capacités redistributives des rentes, des activités industrielles de sous-traitance dominées par les firmes multinationales quand cela est possible, etc. Le changement de l’une ou de plusieurs de ces conditions conduit inéluctablement à des instabilités, voire à des explosions de tout ordre. Ces perturbations remettent en cause, dans les faits et dans la théorie, nos habitudes de penser et d’agir dans le domaine des relations Nord-Sud. Cependant, les mutations et les ruptures auxquelles nous assistons demeurent indéchiffrables si nous utilisons nos lunettes conceptuelles habituelles. L’« impuissance d’interprétation » est omniprésente face à l’évolution de nombreuses aires géographiques du monde actuel. Le monde arabe, ce « vieux marchand décadent », et l’Afrique subsaharienne, meurtrie par des conflits « ethniques » et des interventions extérieures sans fin, en sont des exemples. Tentons donc d’en asseoir un bilan pour mieux ouvrir notre analyse à de « nouvelles interprétations » en phase avec la situation. Dans le cas du monde arabe et de l’Afrique subsaharienne, l’hypothèse du « développement comme débouché » des économies capitalistes du Nord semble vérifiée.
17En effet, les études statistiques portant sur le monde arabe et l’Afrique subsaharienne sont assez suggestives quant au caractère rentier de la plupart des économies officielles de ces aires géographiques. Sans même sortir du paradigme panéconomique, il est à noter que la monoexportation de produits primaires reste prédominante dans leur commerce extérieur. Les recettes extérieures de nombreux pays de ces régions dépendent encore fortement d’un ou deux produits, parfois trois. En conséquence, ces économies sont soumises à de grandes instabilités (S. Calabre, 1995, 1997). Tout se passe comme si les programmes de « développement » ont appuyé et même renforcé ces régions du monde dans les spécialisations internationales héritées du colonialisme.
18Même l’Algérie, qui a appliqué l’un des plus grands programmes d’industrialisation durant plus de deux décennies (1962-1989), dépend encore à plus de 90 % de ses exportations d’hydrocarbures. Cette politique a accru sa dépendance alimentaire et a traumatisé sa population. L’application systématique du « modèle des industries industrialisantes » (G. Destanne de Bernis, 1968) a coupé la société algérienne de ses traditions et de ses terroirs agricoles, sans pour autant lui garantir l’accès à un « véritable développement industriel », diversifié et innovateur. Le retournement de la conjoncture pétrolière combiné avec la poussée démographique a dévoilé, en grandeur nature, les limites des pratiques du « développement transposé ». Avec l’épuisement de la rente pétrolière, « le roi est nu ». A la lueur de cette expérience nationale, tout se passe comme si une modernisation hâtive accroissait le vide social et précipitait la société dans l’anomie la plus totale. Ce mécanisme produit ses effets en raison directe avec la vitesse d’une modernisation irréfléchie. On le constate avec l’exemple de la bureaucratie algérienne, qui gère une technocratie sans technologie.
19Autrement dit, comme le montre l’exemple algérien, l’ampleur des investissements industriels ne garantit pas le « développement » d’un pays. Ce paradoxe remet en cause, à la racine, la conception économique et « industrialiste » du « développement » et, par voie de conséquence, toutes les catégories économiques dont nous usons en matière de « développement ». Ce dernier semble donc irréductible à ses manifestations apparentes comme l’industrie, les équipements, les machines, la technologie, les capitaux, etc. En enfermant leurs modèles dans ces épiphénomènes, les économistes et les technocrates du « développement » passent sous silence les « ressorts invisibles » de ce processus d’évolution économique qu’ont connu les grands pays industrialisés. Et, du même coup, ils écartent totalement les singularités de chaque contexte en termes d’histoire, de culture, d’institutions, de croyances et de parcours. Un recours abusif aux lois du marché ne résoudra pas les paradoxes de l’économie du « développement » dans la mesure où leur propension à produire du « développement » dépend à son tour, des particularités des contextes dans lesquels ces lois s’exercent. De ce point de vue, on ne peut pas écarter l’idée que les « régularités économiques » d’une société donnée sont des « constructions sociales ». Ce qui conduit, en toute logique, à nuancer le caractère révolutionnaire de l’expression « économie dissidente », ou à lui préférer la formule de « sociétés dissidentes ». Pour le moment, poursuivons notre exercice de « déconstruction » du discours dominant.
20Les pratiques du « développement » contribuent au bout du compte à engendrer le désarroi, à provoquer l’éclatement du lien social et à grever les capacités de régénération des sociétés locales. Ce désordre symbolique et « économique » devient imparable lorsque les recettes tirées des ressources naturelles exploitées avec des équipements importés (l’intelligence du dehors) chutent sur les marchés mondiaux et que « l’informel régulateur urbain » est absent. Pour le cas algérien, le retour aveugle à des traditions perdues, une sorte de mimétisme du passé, résulte de cet ensemble de télescopages entre les effets dévastateurs du modèle et une société qui ne peut même plus vivre de l’illusion d’un modèle que la rente pétrolière permettait de maintenir. Dans ces conditions, le FIS (Front islamique du salut) n’est donc pas tombé du ciel. Il est, en partie, le fils de cette industrialisation truquée et des illusions perdues de l’Algérie qui se voulait « la Prusse du Maghreb » dans les années 60 et 70.
21Contrairement à l’Algérie, les pays voisins comme le Maroc et la Tunisie ont encore une marge de manœuvre sans pour autant échapper totalement à la théorie de la destruction par le « développement » mimétique décrite ci-dessus. De prime abord il faut noter que leurs économies formelles nationales ont des structures relativement plus diversifiées que l’économie algérienne hyperspécialisée dans les hydrocarbures. L’absence du pétrole y est une bénédiction ( !) et les hausses des prix du phosphate et de ses dérivés n’ont été, heureusement, qu’exceptionnelles (de 1975 à 1978). Les incertitudes de ce type de rente ont contribué à miser sur une pluralité de secteurs d’activités. A cela il faut ajouter la permanence et le renouvellement des activités artisanales et un important potentiel de microactivités informelles de type productif.
22Cette variété permet d’atténuer la « casse » qu’introduisent les projets de « développement » parachutés, d’autant plus qu’un pays comme le Maroc, malgré ses grandes potentialités, a connu une modernisation très lente. C’est cette attitude favorable à un changement à dose homéopathique, sans volontarisme particulier, qui permet au Maroc de ne pas connaître l’ampleur du problème algérien. Les surplus dégagés durant les années 60 et 70 n’ont pas été orientés vers des programmes d’industrialisation de grande ampleur comme ce fut le cas en l’Algérie. Selon les thèses de la gauche marocaine acquise au modèle algérien, la « bourgeoisie compradore » gaspillait le surplus au lieu de l’investir dans l’industrialisation (entendue comme industries lourdes clés en main) tous azimuts du pays. Cette attitude, « irrationnelle » et « antiprogressiste » selon les conceptions « tiers-mondistes » de l’époque, permet au Maroc d’aujourd’hui d’avoir encore des réserves de toutes sortes par rapport aux désordres qu’introduit une modernisation mal assimilée. Par certains aspects, le Maroc « profond » est resté lui-même dans ses structures symboliques, sociales et économiques. Des régions entières continuent d’avoir leurs économies de subsistance enchâssées dans de multiples traditions locales, ce qui a permis du même coup une atténuation des processus d’exode rural et une sauvegarde des savoir-faire agricoles.
23Cependant, ces marges de manœuvre décrites ici sont aussi victimes d’une érosion liée à l’évolution générale du pays : une scolarisation sans issue professionnelle, une urbanisation croissante, une transition démographique qui n’a pas produit encore tous ses effets, une fermeture des flux migratoires vers l’Europe, une bureaucratie corrompue qui tient encore à ses privilèges malgré les récentes directives gouvernementales, les impacts socioculturels aliénants des fenêtres qu’ouvrent les nouvelles technologies de communication comme les antennes paraboliques, une jeunesse urbaine diplômée plus revendicatrice, etc.
24C’est donc une course contre la montre qui s’annonce afin d’esquiver la contagion de l’anomie, la « maladie algérienne ». C’est ce que semblent refléter les réformes institutionnelles qui sont menées, à l’heure actuelle, au Maroc (démocratisation et décentralisation).
25Mais la face cachée de ces appréciations, c’est aussi l’arrêt brutal du recrutement dans la fonction publique, qui touche de plein fouet les jeunes diplômés et non diplômés des grandes villes, et dont le nombre ne cesse d’augmenter. Ni le secteur privé marocain ni le capital étranger ne semblent capables d’endiguer les vagues successives des demandeurs d’emplois réellement attractifs, d’où les risques d’une déstabilisation à l’algérienne si des mesures concrètes ne sont pas prises sur le front de l’emploi. Dans certaines conditions, les mêmes causes entraînent les mêmes effets : délinquance, frustrations, violence et extrémisme religieux ainsi qu’une relecture mal comprise des traditions religieuses et culturelles locales. Le Maroc évolue-t-il, avec une vitesse réduite par rapport à la Tunisie et surtout à l’Algérie, vers le vide ?
26Quant aux réformes démocratiques, elles ne peuvent donner des effets durables que si les acteurs y adhèrent en profondeur. L’expérience en cours montre que de nombreux protagonistes de gauche ou de droite ou chefs de clan interprètent la réforme démocratique comme l’ouverture d’un nouveau marché pour leur ambition personnelle, familiale ou tribale. Après le marché du « développement » (expression empruntée à F.R. Mahieu et à M. Koulibaly), c’est le marché de la démocratie ! Ce qui montre, une fois de plus, que comme pour le « développement », les institutions ont besoin de faire l’objet d’une démarche réfléchie capable de mixer, de manière à chaque fois originale, les apports extérieurs et les contenus cognitifs des traditions et des modes d’organisation locaux. C’est ce mixage qui est au cœur des processus informels souvent négligés et pouvant servir de laboratoires pour les alternatives en général. Toute modernité sans tradition demeure virtuelle. Et c’est ce qu’enseigne l’observation minutieuse sur le terrain des processus informels (E. N’Dione, 1992).
Les processus « informels » : des expériences à méditer (une vue par le bas)
27Au sein de l’expérience marocaine, nous avons déjà eu l’occasion d’analyser le dynamisme économique de certains groupes humains, comme celui des Soussis (H. Zaoual, 1990), ou le mode de fonctionnement spécifique des institutions endogènes, comme celle de la Hisba et des réseaux confrériques au Maghreb (H. Zaoual, 1992). Les conclusions de ces études démontrent, une fois de plus, que la réussite économique ou les modes d’organisation des groupes humains sont irréductibles aux modèles importés.
28Reprenons l’expérience décrite des Soussis et examinons-la avec les lunettes de la méthode des sites que nous avons forgée ex post (H. Zaoual, 1994 et 1996). Le Maroc profond est le pays le plus « berbère » parmi ceux du Grand Maghreb (Maroc, Mauritanie, Algérie, Tunisie et Libye), et pour cause, c’est le pays le plus à l’ouest de cet Occident du monde arabo-musulman. L’influence de ce dernier s’est mélangée avec les anciennes cultures héritées de la période ante-islamique. Ce qui n’empêche pas que les cultures endogènes demeurent vivaces souterrainement. Le patrimoine national étant varié, sa composante berbère est à son tour multiple, dans la mesure où elle se structure autour de nombreuses ethnies berbères composées elles-mêmes d’une myriade de confédérations de tribus dont les pourtours fluctuent au gré des reliefs et des histoires locales et nationale. Avec l’héritage francophone, le Maroc possède ainsi une personnalité de base composite qui le met en situation de pays carrefour, un atout à valoriser à l’aide d’une théorie qui saurait faire preuve de discernement.
29Notre attention, en tant qu’économiste de formation, s’est portée sur les Soussis. Ces derniers sont originaires du Sud marocain, région dont la capitale provinciale est Agadir et qui se situe entre le désert et les riches plaines du Maroc du Nord-Ouest où le climat est plus clément. De manière générale, le Sous présente un climat semi-désertique. Les ressources et la démographie y ont toujours joué à cache-cache en trouvant une régulation séculaire dans des migrations vers le nord du Maroc. Une des activités favorites des Soussis est la pratique du commerce. Les racines de cette « psychologie économique » remontent à la nuit des temps et semblent s’expliquer par une éthique austère héritée des ancêtres et de l’écosystème de l’aire géographique d’origine. Aujourd’hui, la plupart des circuits de distribution font l’objet de leur monopole de fait. L’exemple le plus classique est celui de l’épicerie. N’oublions pas que le mot Agadir veut dire « magasin » (en berbère du Sud marocain), c’est-à-dire un lieu où l’on cache des réserves pour faire face aux aléas climatiques. L’esprit d’économie est déjà implanté dans le site d’origine.
30Dans notre article paru en langue anglaise (1990), il est à noter que les Soussis, sur la base du modèle de la « culture néotribale d’entreprise » de l’épicerie, déploient, aujourd’hui, une réussite incontestée dans de nombreux secteurs d’activités de l’économie urbaine (transports, hôtellerie, restauration, minoterie, immobilier, matériaux de construction, etc.). L’intérêt de cette expérience ethnoéconomique a été de montrer que cette population réussit là où les diplômés urbains des grandes écoles de commerce échouent le plus souvent. En effet, l’examen du dynamisme commercial soussi dévoile que leur économie fonctionne en réseau et n’est pas victime de la pratique des « paquets du développement mimétique ». La solidarité de groupe y est forte, donc l’autofinancement de l’expansion des sites commerciaux assurée. De même, la fixation des réseaux commerciaux soussis dans les espaces urbains ne détruit pas les liens avec les sites d’origine de l’arrière-pays, dans la mesure où les affaires sont gérées de manière rotative par les membres de la confrérie tribale. Les allers et retours entre les « greffes urbaines » et les villages sont institués et régulés en fonction des cycles saisonniers. Cet attachement aux sites natifs fait partie intégrante du fonctionnement global du réseau et garantit la perpétuation des moteurs symboliques de la réussite économique. Le site natif est donc un lieu « quasi sacré » dans l’imaginaire des Soussis. C’est de là qu’ils tirent la théologie à suivre : être argase, ce qui veut dire en berbère un « homme responsable qui sait ce qu’il fait », un « homme debout ».
31Tout ce système fonctionne donc à l’aide de l’ancrage dans les valeurs et les traditions des tribus auxquelles appartiennent les acteurs en question. Ces derniers ont généralement fait peu ou pas d’études. Après avoir baigné dans l’atmosphère du site symbolique d’origine (apprentissage des normes sociales, cohésion tribale, passage à l’école coranique du village, étude des grands versets de la religion musulmane, initiation au calcul élémentaire), les cadets, candidats à la migration, sont formés au « sens du commerce » par les aînés qui leur transmettent les idéaux de la réussite : l’éthique de l’effort et une distance critique par rapport aux « valeurs urbaines » jugées décadentes. Le « Soussi moyen » est ainsi « programmé » par son site d’appartenance en vue de réussir dans les affaires, faute de quoi il sera banni par la communauté. Nous avons affaire ici à une sorte de « tribalisme moteur ».
32En conséquence, ce système de valeurs et de normes communautaires motive l’individu soussi en profondeur et éloigne le spectre de la faillite commerciale. Le site incite et suscite des comportements individuels et collectifs en phase avec sa vision du monde. Le site soussi se construit et évolue à la faveur d’une espèce de « prophétie autoréalisante » du groupe. L’argent qui circule dans les grappes du réseau est un « argent chaud » (M. Lelart, 1990) qui porte l’empreinte du sens collectif émanant du site symbolique d’appartenance. C’est un argent qui a une « odeur », celle du site qui le fructifie par l’effort et l’éthique du groupe. C’est dans cette ambiance que les acteurs soussis sont socialisés dès leur jeune âge. Le site de croyances en question est constamment réinterprété en fonction des évolutions des besoins des espaces urbains et de celles des sites natifs. Ces métamorphoses s’effectuent tout en sauvegardant l’éthique et la mémoire historique tribales. C’est ainsi que la modernisation des organisations du réseau soussi se fait de manière sélective, du moins dans ce qu’un gestionnaire qualifierait de « ressources humaines ». Les supermarchés ou les grands magasins de produits électroniques gérés par les Soussis n’entament pas la manière dont ils réinterprètent, au sein d’un monde en mutation, leurs systèmes de valeurs et leurs modes d’organisation et de gestion. Le site change dans ses manifestations apparentes sans pour autant être déconnecté totalement de ses racines historiques, ce qui assure à l’économie d’ambiance soussie une « stabilité des repères collectifs dans le changement ».
33L’un des piliers de ces modes d’organisation économique qui allient à la fois la « tradition » et la « modernité », ou le changement, est constitué par la croyance collective quant aux bienfaits que procure toute attitude conforme à l’éthique du « droit chemin » – agharras agharras en berbère – dont dépend la croissance du potentiel économique du groupe, qui maintient la transparence des transactions, la confiance et la cohésion du groupe et une bonne image extérieure, attractive pour la clientèle. L’esprit du site veille sur les agissements des uns et des autres. Cette « veille éthique » est telle que chaque acteur soussi a pour premier souci de répondre en pratique aux critères moraux de la notoriété définie par la « commune humanité » (expression empruntée à L. Thévenot, 1998) du site soussi, ce qui comprime les marges de manœuvre d’un éventuel opportunisme dans l’organisation. Ce fait est observable dans l’expérience soussie, dans celle des tontines africaines et, de manière plus générale, dans les organisations que la pensée dominante qualifie d’« informelles ». La méconnaissance de ces modes d’organisation sociale et économique et de leur socle éthique conduit trop souvent au mépris.
34En d’autres termes, le site, de par ses croyances et ses normes de conduite, fait la chasse à ce que les économistes des institutions (O. Williamson, 1994) appellent le « passager clandestin », celui qui cherche à profiter des bienfaits de l’organisation en échappant à ses contraintes et à la convention d’effort du groupe. Ici, le site joue le rôle d’« expert collectif » dans les processus d’auto-organisation. Les acteurs du site « endogénéisent » les aléas afin de les maîtriser et pour cela font appel aux valeurs du site. Ils réduisent ainsi les « frais de transaction » de l’organisation soussie dans un monde qui lui est étranger, donc aléatoire.
35En somme, le site a ses propres priorités et modes de cohésion ; il obéit à un ordre spontané, non parachuté de l’extérieur à travers un plan ou un projet construit a priori. C’est peut-être là que la méthode des sites renoue, bizarrement, avec certains aspects (uniquement) de la pensée de F.A. von Hayek, en l’occurrence sa position anticonstructiviste. Car le constructivisme libéral, walrasien ou autre, est un destructeur théorique de civilisations dans la mesure où l’on y postule des modèles d’évolution plaqués sur un milieu, sans en connaître les « pratiques et penchants intimes », fruits d’une expérience historique donnée. Il n’y a pas de « trajectoire sans histoire », fût-elle économique ou technologique.
36Le knowing by doing hayekien nous semble donc indispensable pour une meilleure connaissance des subtilités des sites car chacun d’eux, comme le suggère le principe de singularité de chaque site dans notre démarche, a sa propre vision du monde et, par conséquent, des modes de réaction et d’évolution particuliers. A ce niveau, la perspective sitologique peut s’interpréter comme une espèce de « libéralisme anthropologique » : il n’y a pas de modèle unique, toutes les sociétés humaines doivent se libérer de la conception économique désincarnée et choisir leurs propres avenirs en fonction de leurs propres expériences et des valeurs qu’elles estiment prioritaires. En conséquence, il s’agit de renoncer aux a priori relatifs à la notion de progrès d’une part, et aux manières de le réaliser dans les faits, d’autre part. D’ailleurs, la diversité organisationnelle est devenue une donnée pour la théorie des organisations (E. Friedberg, 1993 ; P. DTribarne, 1993). La variété barre la route à l’uniformité. Elle semble s’inscrire dans la nature des choses. Si l’on veut qu’une émancipation soit réussie, il ne faut ni généralisation (myopie des abstractions généralisantes), ni dictature (imposition d’une solution à un problème, en l’absence d’une libre participation des acteurs).
37Comme le montre l’expérience décrite ici, les incertitudes auxquelles se heurte la théorie dominante du marché économique se retrouvent ainsi réduites, grâce à des « facteurs non économiques » dont l’essence est supposée traditionnelle. Autrement dit, le site joue le rôle de réducteur de ce que les économistes appellent les « asymétries d’informations ». Dans cette « économie de la confiance », force est bien de constater que les traditions ne sont pas antinomiques avec les innovations ou avec la « modernité » en général, quand bien même la pensée ordinaire persiste à croire le contraire.
38En réalité, toutes les pratiques des acteurs dans les pays du Sud qui réussissent dans un domaine donné, et en dehors des institutions de « développement », obéissent au « principe du mélange raisonné et harmonieux » tel qu’il transparaît à travers l’expérience commerciale des Soussis. C’est pour cette raison que la démarche des sites repose sur un ensemble de principes qui respecte les croyances des acteurs, en d’autres termes leurs conceptions du monde. Ce n’est qu’à partir d’elles que l’on peut déchiffrer leurs pratiques, ainsi que leurs propres manières d’adopter un changement quelconque. Il y a donc une variété infinie dans les manières qu’ont les organisations humaines de s’ouvrir et de se fermer au monde extérieur (local, régional, national et mondial, et tout cela est enchevêtré). Cette complexité – qui attire l’attention de nombreux auteurs –suggère une « modestie scientifique ». La devise de la pédagogie des sites pourrait s’exprimer ainsi : accompagner sans imposer (H. Zaoual, 1994).
39La dimension herméneutique est au centre de la méthode des sites. Comme l’écrit F. Affergan (1988, p. 23), « l’Autre, ni posé ni présupposé, ne peut dès lors apparaître, dans la relation anthropologique, que comme une durée qui surgit par strates s’emboîtant les unes dans les autres, selon le principe phénoménologique et sans fin définitive : traces, pistes, signes, indices, emblèmes avant la rencontre ; [...] le sens venant suturer les deux moments de la relation. » L’auteur précise que « [...] le marqueur se comporte comme un révélateur pragmatique des mentalités, et plus comme un qualificateur que comme un quantificateur, dans la mesure où il respecte les variables de ce qu’il indique » (1988, p. 33). Ce qui rejoint parfaitement le sens que nous donnons au concept de site dans la mesure où il fonctionne comme un organisme social producteur de sens. C’est ce sens qui qualifie, en permanence, les actes et les liens entre les individus lui appartenant ainsi que le monde physique et les objets qui y circulent. Ces dimensions ne sont pas d’un accès facile car le sens d’un lieu est « faufilant » et ne peut être perceptible qu’instantanément au travers des tourbillons dont le site est le théâtre. Cela rend la communication interculturelle difficile et met en lumière les embûches de la théorie sociale, surtout celle propre à l’économie politique qui, face à la complexité, cède à elle-même et voit le même partout. On a alors affaire à un « regard [qui] se regarde dans le regard de l’Autre à l’infini. L’Autre est d’abord aperçu dans un espace inconnu, dans un ailleurs inaccessible, et non dans un réseau culturel déjà sémantisé » (F. Affergan, 1988, p. 35). Or les « cases africaines » ou les « tentes berbères » ne sont pas vides ! Tout « lieu humain » a sa propre vision du monde.
40En somme, le site est, avant tout, une entité immatérielle qui imprègne localement les faits et gestes des « sitiens », les tenants du site. Ce cadrage inductif, dynamique et transversal remet radicalement en cause les fondements de la science économique, bâtie sur le réductionnisme et l’autonomie de son champ d’investigation. En l’adoptant, l’« économie de la dissidence » peut déstabiliser le paradigme dominant sur son propre terrain et esquisser les contours de concepts nouveaux et de pratiques originales.
L’« homo situs » à l’assaut de l’« homo oeconomicus » : quels apports pour l’économie de la dissidence ?
41Les innombrables constats d’échec du « développement » et l’inventaire des souffrances des victimes seront vains si nous ne faisons pas un effort de cadrage théorique. Un amas de faits et de descriptions d’expériences ne constitue pas une grille de lecture cohérente, propre à offrir les repères et les concepts essentiels pour le déchiffrage des contextes d’action. C’est une des faiblesses du mouvement des organisations non gouvernementales qui agissent sur le terrain et qui s’interrogent actuellement sur ce que nous réserve le phénomène de la mondialisation. La situation appelle, en toute logique, des interprétations renouvelées. Le combat contre l’« horreur économique » ambiante est donc aussi conceptuel, car c’est la théorie qui détermine l’objet d’observation. L’abstraction « critique et réfléchie » permet de faire l’économie de certaines erreurs. Savoir ce que l’on ne peut ou ne doit pas faire constitue déjà un progrès dans la lutte contre le fondamentalisme et le fatalisme technocratique.
42Pour ce faire, le besoin d’un discours différent de celui – standard – du « développement » et de la mondialisation est pressant car le verbe est puissance. Deux concepts de la pensée dominante méritent un examen critique : le marché et l’homo oeconomicus. C’est à eux que s’accroche la persuasion du discours dominant. Sans eux, ce dernier est déstabilisé.
43Au sein de la pensée économique contemporaine dont la diversité endogène est importante, l’Ecole française des conventions a apporté des critiques pertinentes (Revue économique, 1989). La mise en évidence de l’incomplétude du marché dans le déchiffrage des transactions est, en effet, utile pour détruire le caractère monodisciplinaire de la conception standard et du même coup l’individualisme outrancier de sa méthode d’approche du comportement des individus en situation. Cette nouvelle perspective réintroduit le collectif sous forme de normes et de conventions dans un territoire des sciences sociales qui semblait définitivement acquis à l’individualisme méthodologique.
44En d’autres termes, le paradigme du marché tous azimuts ramène l’état de nature d’un système économique à un simple jeu de fonctions individuelles qui sont censées refléter, en tout temps et en tout lieu, les mêmes motivations, celles de l’homo oeconomicus, individu désincarné, égoïste, calculateur, rationnel. La brèche ouverte par l’économie des conventions dans ce modèle déterministe vient renforcer celle d’Herbert Simon (Prix Nobel d’économie, 1978) lorsqu’il avait introduit l’hypothèse de la rationalité limitée (H. Simon, 1983), qui stipule que l’agent économique est dans l’impossibilité de détenir l’ensemble des informations nécessaires à une décision qui serait totalement rationnelle. Un tel aveu marque le début de la décomposition du modèle déterministe en économie.
45Par ailleurs, il est devenu aujourd’hui évident que la poursuite des objectifs du programme de l’homo oeconomicus par les acteurs est ruineuse pour l’économie elle-même, dans la mesure où elle s’accompagne d’un jeu sans fin de maximisation des gains qui détruit les ressorts collectifs de la prospérité. Le climat de suspicion se généralisant, les échanges économiques deviennent poreux et incertains. Cela ouvre la porte au déclin des affaires et à une économie de type « casino » dont la vitalité est purement virtuelle.
46Tout semble donc indiquer que le marché tel qu’il est appréhendé par la théorie dominante ne tient pas debout tout seul en l’absence d’institutions qui viennent en tempérer la « logique froide ». Sans la confiance, le marché se défait de lui-même. Il est dans l’incapacité congénitale de combattre les incertitudes qui l’assaillent. C’est pour cette raison que les économistes redécouvrent dans la myriade des « marchés concrets » le rôle substantiel et dynamique des entités sociales et collectives : réseaux, partenariat, coopération, etc.
47En raison de la grande diversité des forces du social, il est illusoire de croire à la pertinence d’un univers économique qui fonctionnerait, séparé du reste des sociétés humaines, avec des lois quasi automatiques. La « pureté économique » est une invention d’économiste. Pour les économistes « classiques », le modèle a raison, quitte à négliger la réalité observable. Or, en fin de compte, la « rigueur des modèles » conduit à l’ignorance des contextes réels et à la non-prise en compte des acteurs sociaux. Pourtant, même sur le plan de la théorie économique, ce « réductionnisme aveugle » est condamnable. L’expérience montre, en contradiction avec le modèle, que l’économie d’un lieu donné, pour être efficace, a toujours besoin de ce qu’elle n’est pas, du moins au regard du découpage disciplinaire institué. Reprenons l’exemple du marché pour illustrer nos propos.
48En effet, tout se passe comme si le marché, pour fonctionner sur un « bon régime », avait besoin de ce que l’analyse économique, pour être une science pure et dure, a toujours cherché à exclure de son territoire intellectuel : l’influence du social. Mais l’observation des faits confirme que le calculable a besoin de l’incalculable ! Ainsi, les faits observables, tant dans les pays du Nord que dans les pays de l’hémisphère Sud, montrent que les acteurs locaux s’appuient sur des règles sociales implicites ou explicites dans leurs actions quotidiennes, qu’elles soient économiques ou non. Et ces règles ne s’inscrivent pas dans une simple perspective de type utilitariste ; elles reflètent l’ensemble des contingences de la situation. Derrière les règles et les conventions qui servent de repères aux actions se profilent les sites de croyances et l’ensemble des itinéraires historiques des populations d’acteurs concernés.
49En conséquence, les économistes qui, certes, tiennent compte des effets institutionnels dans le déchiffrage des comportements individuels et collectifs tout en voulant maintenir le paradigme de l’utilitarisme et du calcul ne vont pas jusqu’au bout de leur raisonnement (A. Orléan, 1997). Et c’est là qu’apparaît la pertinence de la démarche des sites, dans la mesure où elle ne sépare pas les pratiques des acteurs d’avec leurs croyances les plus intimes. Les systèmes de représentations des acteurs renvoient à une réinterprétation dynamique des valeurs et des normes de leurs sites respectifs. Ces derniers n’échappent aucunement aux imaginaires locaux, donc au sens que les acteurs donnent à leur monde. Ce qui laisse entrevoir une variété infinie de contextes, singuliers et imbriqués, dans lesquels seule la notion de « rationalité située » de la méthode des sites est plausible. Il s’agit donc d’une « économie sensée » qui intègre le jugement de valeur des acteurs en situation. Du coup, le verrou de la dichotomie positiviste jugements de valeur/jugements de fait saute, et toutes les approches qui se voulaient scientifiques – au sens d’une séparation entre croyances d’un côté et « réalités » de l’autre – se révèlent pour ce qu’elles sont : de pures fictions.
50Comme le montrent l’expérience soussie et, de manière encore plus convaincante, les travaux faits sur le terrain par Emmanuel N’Dione et son groupe de recherche (ENDA-GRAF), un Africain qui adopterait le modèle de l’individu néoclassique de la pensée économique dominante ne survivrait pas. Et c’est pour toutes les raisons décrites ici que les projets, petits et grands, du « développement » échouent. Tel qu’il est introduit, le « développement » finit par être une « carrosserie sans moteur », car il se fait sans pouvoir mobiliser les potentiels humains des sociétés concernées.
51Dans ces conditions, l’individu concret ne peut aucunement répondre totalement et constamment aux canons de l’homo oeconomicus tels que la pensée de la science économique occidentale les a formulés et, en outre, le modèle en question n’est pas pertinent dans ses sites d’origine. Cette erreur paradigmatique semble donc universelle. En conséquence, l’« expertise » du Nord auprès du Sud ressemble de plus en plus à un amas de théories, de concepts et de recettes obsolètes sous toutes les latitudes.
Humaniser l’économique
52En somme, à y regarder de près, l’homme en situation conjugue une pluralité d’impératifs dont la nature est incalculable. Cette richesse empirique fait voler en éclats toute modélisation qui se veut pure et déterministe, L’homo situs auquel nous aboutissons dans nos recherches est un concept flexible qui vise à ramasser dans l’abstrait la diversité des situations ainsi que l’hétérogénéité de leur contenu. Par essence, cette notion n’est pas déterministe dans la mesure où elle accepte l’indétermination inhérente aux comportements humains et pour cause, car dans les faits l’homo situs est varié et variable, d’où le principe de prudence et de tolérance de la démarche des sites1. C’est l’acteur, et non le chercheur ou l’expert, qui détient la clé de la résolution des énigmes posées.
Notes de bas de page
1 Pour un essai de formalisation de la notion d’homo situs, voir B. Kherdjemil (1998).
Auteur
Maître de conférence en économie, directeur du laboratoire Groupe de recherche sur les économies locales GREL, Université du Littoral Côte d’Opale, Dunkerque.
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