Préalables à une théorie générale de l’échange
p. 17-40
Texte intégral
Remarques liminaires
1A l’origine, ce texte a été rédigé pour alimenter un débat interne à l’iued à propos de notre représentation de l’économique, et non pour être publié. En effet, dans un souci d’interdisciplinarité, il s’agissait de savoir si l’on pouvait identifier un terrain commun où puisse se dérouler un débat entre anthropologues et économistes. Pour le plaisir intellectuel de la controverse, sans doute, et pour éviter aussi que nous ne tenions des discours contradictoires sous prétexte d’enseigner des disciplines différentes. Mais il y a plus. En s’intéressant de plus en plus aux sociétés industrielles, l’anthropologie a contribué à les faire voir différemment en montrant notamment que le « grand partage » entre « nous » et « les autres » (c’est-à-dire entre les civilisés et les sauvages, la modernité et la tradition, les « développés » et les « sous-développés ») était sans fondement. Parallèlement, les profonds changements économiques de ces dernières années ont contribué à introduire dans les sociétés du Nord des pratiques que l’on croyait réservées à celles du Sud (réseaux de solidarité, systèmes d’échange local, économie souterraine ou « informelle », etc.). Cette double transformation, cognitive et pratique, de nos sociétés pose la question de savoir si la grille interprétative de la « science » économique est encore adéquate pour comprendre ce qui s’y passe. L’intention du débat est donc pratique : il s’agit de savoir dans quelle mesure l’anthropologie peut contribuer à élargir l’approche économique pour tenter 17 de construire une théorie générale de l’échange qui puisse rendre compte d’un nombre plus grand de phénomènes que ce n’est le cas lorsqu’on s’en tient au cadre défini par l’économie classique.
2Cette démarche paraîtra paradoxale. Alors que des voix de plus en plus nombreuses s’élèvent pour dénoncer la domination du champ des sciences sociales par la « science » économique, est-il bien judicieux de trouver, apparemment, de nouvelles raisons qui justifient cet empire ? Ne serait-il pas plus sage de « déséconomiciser » le monde, de soustraire l’explication des pratiques sociales à la logique économique dominante ? Plutôt que d’élargir le champ de l’économie, ne faut-il pas le limiter et l’empêcher de déborder sur celui d’autres disciplines ? Poser le débat en ces termes, c’est accepter implicitement que chaque discipline existe à côté des autres – comme les facultés dans l’université – et c’est accorder une importance excessive à la clôture dont chacune s’est progressivement entourée à partir du xviiie siècle. Or, la réalité sociale est bien différente et l’économique s’y trouve enchâssé, comme le montre Polanyi. Autrement dit, il faut commencer par prendre acte d’un certain nombre de pratiques (les transactions marchandes, le don et le contre-don, la dépense glorieuse, la redistribution, etc.) à partir desquelles se sont construites des théories. Alors que, comme on tentera de le montrer, ces pratiques sont le plus souvent « hybrides » – c’est-à-dire qu’elles se recoupent partiellement les unes les autres –, les théories s’efforcent au contraire de les distinguer par un travail de purification qui exclut le social afin de les constituer en objets de discours. Le cas le plus clair est celui de la « science » économique qui, en multipliant les hypothèses ad hoc, construit des modèles qui correspondent rarement à des référents observables dans la réalité sociale. En soi, cette démarche est légitime, mais elle conduit à réduire considérablement le champ d’observation et à en exclure de trop nombreuses pratiques.
3L’objectif consiste donc à réexaminer les pratiques concrètes et à montrer les relations qu’elles entretiennent entre elles pour critiquer les procédures de tri qui ont permis de fabriquer les théories. L’hypothèse est ainsi la suivante : si la « science » économique ne parvient à rendre compte que d’un nombre limité des échanges qui fondent la vie en société, c’est qu’elle procède à des « choix théoriques » qui annulent ou travestissent la réalité sociale et qu’il faut donc réintroduire dans la théorie ce qui en a été exclu. Ainsi, « élargir l’approche économique » en proposant une théorie générale de l’échange ne signifie en aucun cas considérer toutes les pratiques sociales à partir de la « science » économique mais, au contraire, changer ses présupposés, afin de conformer la théorie aux pratiques, plutôt que de continuer à faire l’inverse. Pour le dire plus simplement, il s’agit de conjoindre les acquis de la « science » économique avec ceux de l’anthropologie économique, afin d’embrasser la réalité sociale comme un tout.
4D’où un problème sémantique : comment désigner cette « nouvelle économie », mise en adéquation avec les multiples formes de l’échange et non plus confinée dans l’étude de celles que retient la « science » économique classique ? Un terme s’impose : la catallactique (du grec καταλλάσσω, qui signifie à la fois « échanger » et « réconcilier »). Mais, même grec, ce terme passera pour barbare...1 Voilà pourquoi on parlera plutôt de théorie générale de l’échange.
5On se gardera bien de prétendre proposer ici une approche originale car le débat est ancien. Il divise depuis longtemps ceux que l’on désigne sous le nom de « formalistes » et ceux qui se considèrent comme « substantivistes » ; il oppose les partisans de l’individualisme méthodologique et ceux qui se réclament d’une approche « holiste » ; il sépare aussi les utilitaristes et les antiutilitaristes, même si toutes ces étiquettes ne correspondent qu’imparfaitement aux divers enjeux de la controverse. Des premières remises en cause de la logique de l’homo oeconomicus par Malinowski ou Mauss, dans les années 20, jusqu’à la publication d’un ouvrage collectif au titre significatif, Pour une autre économie2, en passant par les travaux de Polanyi3, on n’en finirait pas de recenser les multiples tentatives visant à « repenser l’économie ». Tâche apparemment aussi impossible qu’indispensable ! Voilà pourquoi il faut poursuivre le débat, sans prétendre proposer l’ultime réponse qui y mettrait fin, mais pour nourrir la discusssion, entretenir l’interrogation, déstabiliser les positions que l’on croit acquises à cause de la lassitude provisoire de leurs adversaires.
6Enfin, parce que ce texte a été rédigé à la faveur de discussions et de controverses, il a paru intéressant d’en laisser subsister quelques traces pour indiquer les lieux des désaccords principaux et l’entrecroisement des critiques4. En effet, trouver un « terrain commun de débat » ne signifie pas partager un terrain d’entente. Tant s’en faut. On trouvera donc, ici et là, quelques remarques polémiques qui ne sont justifiées que par l’amitié et le respect portés aux « adversaires théoriques » ! Ce qui confère aussi à cet article un aspect provisoire et inachevé, et lui retire toute prétention à définir une quelconque doctrine censée proposer un programme de vérité. Ce qui constitue aussi une condition de la poursuite du dialogue.
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7Il apparaît de plus en plus clairement que la « science économique standard »5 est incapable de rendre compte des différentes formes d’échange qui –au Nord comme au Sud – caractérisent les relations entre les hommes ou entre les sociétés. Les économistes eux-mêmes le pressentent depuis longtemps. Qu’il suffise de rappeler l’ambition de François Perroux de construire une « économie générale » dès la fin des années 40, ou de renvoyer au fameux article de Dudley Seers sur « Les limites du cas particulier » qui, en 1963 déjà, démontrait pourquoi la science économique « normale » était inappropriée à la compréhension des phénomènes économiques du « tiers-monde »6. Cette insatisfaction est allée croissant et l’on ne cesse d’invoquer l’avènement d’un « autre paradigme » ou d’une « autre économie »7. L’ennui est que les solutions de rechange sont rarement concrètes ou que, lorsqu’elles le sont, elles se situent dans des mondes si différents du nôtre qu’elles ne résolvent rien8.
8Ces quelques rappels ne visent qu’à faire apparaître, à ceux qui en douteraient encore, le caractère partiel de l’économie classique et néoclassique qui ne veut considérer que les transactions liées à l’existence présumée d’un homo oeconomicus vivant dans la rareté et tenaillé par des « besoins » illimités. Tout se passe donc comme si cette croyance moderne réduisait le monde à la partie que l’on est capable d’apercevoir, comme si le film tourné en noir et blanc pouvait constituer la (pseudo)preuve que le monde est réellement dépourvu de couleurs. Plus fondamentalement, les « faits » sur lesquels la « science » économique se fonde sont construits à l’intérieur de la culture occidentale, si bien que ses présupposés ne peuvent prétendre à aucune validité transculturelle (ou universelle)9. C’est cette situation qu’il s’agit de dépasser en faisant admettre la non-universalité de la logique économique classique – qui ne décrit que des phénomènes limités – afin de mieux comprendre les multiples raisons de l’échange.
9Au moment où l’on ne parle que de l’apparent triomphe de l’économie de marché qui semble avoir tout soumis à sa logique et où l’on ne jure que par la mondialisation des échanges, il est temps de se rendre compte que d’autres pratiques subsistent et qu’elles sont loin d’être marginales, même dans les sociétés industrialisées. Si elles sont ignorées, c’est parce que les économistes ne savent pas comment les aborder, en vertu du vieil adage selon lequel on n’entend que les questions auxquelles on est en mesure de trouver une réponse. Comme s’il suffisait de supprimer les problèmes pour se donner l’impression de les avoir résolus.
Redéfinir l’économie à partir de l’échange
10Pour définir un concept sur des bases certaines, il faut revenir à la règle énoncée par Durkheim : « ne jamais prendre pour objet de recherches qu’un groupe de phénomènes préalablement définis par certains caractères extérieurs qui leur sont communs et comprendre dans la même recherche tous ceux qui répondent à cette définition »10. La démarche peut paraître simple et pourtant, c’est ici que commencent les difficultés ! En effet, il y a manifestement deux manières de procéder. La première consiste, en suivant la recommandation de Durkheim, à s’en tenir aux seules pratiques (les « caractères extérieurs »), sans en éliminer aucune, et en s’efforçant de saisir ce qui leur est commun. La seconde – qui est celle de la « science » économique normale — revient à poser des conditions préalables au choix des pratiques retenues en se fondant sur ce que l’on peut imaginer des motivations des acteurs ou des contraintes à l’intérieur desquelles ils agissent.
11Selon la première méthode et en appliquant donc la double consigne durkheimienne – concernant l’identification de caractères extérieurs et l’obligation de les inclure tous –, il faut se demander ce qui est commun à un ensemble de phénomènes tels que l’achat et la vente, l’échange de dons, le système d’assurances sociales, le vol, les services rendus, la dépense glorieuse (ou le potlatch), l’économie domestique, l’offre de services publics, etc.11 Or, dans tous ces cas, on constate que quelque chose circule, pour des raisons variables, certes, entre deux ou plusieurs personnes.
12Cette position centrale de l’échange dans la théorie n’a rien d’extravagant et ne fait que renouer avec les travaux des pères fondateurs de l’économique : qu’y a-t-il dans le Tableau économique de Quesnay, sinon une description de la circulation des biens produits par la terre et des revenus qu’ils procurent ? Comment ne pas voir que, chez Adam Smith, c’est l’échange qui caractérise l’homme et qui met en branle la division du travail ?12 Par là est affirmée la nature sociale de l’homme. Jusque-là, on devrait donc pouvoir compter sur un accord assez général de l’ensemble des économistes, à propos du caractère fondamental de l’échange13. Or il n’en est rien. Sans doute, les meilleurs d’entre eux admettent-ils que l’économique n’existe pas en dehors de l’existence sociale de l’homme et de l’échange. L’homme en effet ne saurait être considéré de manière solitaire à la manière de Robinson. Il faut être au moins deux pour échanger et, pour cela, il faut que chacun ait quelque chose à offrir à l’autre14. Mais cet apparent rapprochement entre la « science » économique et l’anthropologie tourne court parce que les économistes se hâtent d’opérer un tri entre les diverses formes de l’échange15 sous prétexte que toutes ne relèvent pas de leur « science ». Et comment distingue-t-on les unes des autres ? Parce que, répondent-ils, certaines font appel à la « rationalité économique » alors que d’autres n’y recourent pas.
13Ainsi, ce que les économistes avaient accordé en reconnaissant l’importance de l’échange, ils le reprennent en refusant de considérer ses multiples formes comme autant de pratiques sociales relevant du même regard économique. Lorsque les économistes disent accepter de redéfinir l’économique, il ne s’agit que d’une feinte, puisqu’ils prennent toujours soin de mettre dans la prémisse du raisonnement ce qu’ils veulent retrouver dans la conclusion. Un peu comme si l’on disait : « Je suis d’accord de reconnaître que tous les hommes sont égaux, à condition que l’on n’accorde la qualité d’hommes qu’aux gens de ma tribu »...
14Ce qui se cache derrière la rationalité économique, c’est bien entendu le postulat de la rareté16. Or, en accordant une importance aussi décisive à cette notion, on délivre de facto un certificat d’économie au Robinson calculateur qui n’a pas encore rencontré Vendredi : contrairement à ce qu’on avait prétendu, on minimise donc la dimension sociale de l’échange. Or, comment peut-on imaginer que l’histoire du naufragé puisse servir de fondement à l’économique alors que sa caractéristique principale, l’échange social, en est exclue ?17 Plus fondamentalement, l’hypothèse de la rareté a pour effet de détourner l’attention que l’on porte à la diversité des liens qui se créent (ou non) entre les hommes lors des échanges et de constituer les choses échangées en enjeu de l’échange. Ce que le présupposé de rareté cherche à justifier, c’est la raison de l’échange, qui serait limitée à l’intérêt que l’on porte à un objet précis, donc à l’envie, fondée sur un manque fondamental18. Que cela soit parfois le cas n’est guère discutable, mais s’agit-il de la seule raison imaginable ? Plus encore, est-il toujours possible d’isoler une seule et unique raison qui justifie l’échange ?
15Toute la question est de savoir si la rareté constitue une « donnée » inhérente à une quelconque « nature » humaine ou s’il s’agit d’une construction sociale. Pour l’anthropologie, la réponse est claire : l’histoire du sauvage luttant contre la rareté pour assurer sa (maigre) subsistance n’est qu’une fable sans fondement19. Certes, lorsque Sahlins décrit les sociétés sauvages comme des « sociétés d’abondance », il ne prétend pas qu’il s’agit de pays de Cocagne. Il veut simplement souligner que, bien qu’elles puissent traverser des périodes de disette, elles ne connaissent pas pour autant la misère, car l’organisation sociale est ainsi faite qu’on y produit en vue de l’optimum et non du maximum et qu’on y rend l’accumulation impossible. En effet, celui qui « capitalise » est toujours contraint de redistribuer, ne serait-ce que par crainte du « mauvais œil », c’est-à-dire de l’envie des autres. En effet, on ne désire pas un bien parce qu’il est intrinsèquement rare, mais un bien devient rare dès lors que tout le monde le désire20. Ainsi, lorsqu’on sait qu’il est possible de produire plus – mais qu’on s’y refuse collectivement – l’expérience de la rareté ne peut avoir lieu. Comment, par exemple, pourrais-je estimer que l’eau est rare tant que je n’utilise quotidiennement pour mon usage que la moitié de ce que contient mon bassin qui se remplit chaque nuit ? En revanche, la rareté s’installera à partir du moment où je chercherai à tirer un parti maximum de ma « ressource », peut-être pour la vendre à des tiers, ce qui m’obligera à vider chaque jour mon bassin et à me plaindre qu’il ne se remplisse pas assez vite21. Cela dit, que le « développement » réduise la fréquence de telles situations considérées comme « classiques » en anthropologie et que les Indiens d’Amazonie ou les Mélanésiens fassent aujourd’hui l’expérience de la rareté parce que l’on a « raréfié » leur espace en les enfermant dans des réserves, tout cela ne change rien à l’affaire : l’essentiel est de comprendre, d’une part, qu’il peut y avoir de la vie sociale, donc de l’échange, en dehors d’une situation de rareté et, d’autre part, que le présupposé de rareté ne peut apparaître dans la « science » économique (considérée comme « forme discursive ») qu’avec la multiplication des pratiques marchandes22.
16Sur ce point encore, le débat avec les économistes est difficile à mener. D’une part ils semblent tout disposés à reconnaître (modestement ?) que leur discipline ne concerne que certaines formes d’échange (liées à des situations de rareté), et ils s’empressent d’abandonner à l’anthropologie l’étude des formes d’échange non conformes à ce qu’ils ont défini comme la « rationalité économique ». Mais, dans le même temps, ils ont tendance à faire croire qu’il y a toujours « quelque chose d’économique » (au sens qu’ils donnent à ce terme) puisqu’il y a toujours une denrée nécessairement rare : le temps23. Puisque l’homme est mortel, le sauvage ne doit-il pas arbitrer entre le temps qu’il consacre à sa subsistance et celui qu’il passe à bavarder ou à écouter le chef lui raconter les mythes de la tribu ? Le moine – en théorie peu porté à maximiser ses gains – ne doit-il pas refréner son désir de prier pour vaquer aussi à des activités plus rémunératrices ? Ainsi, alors que tout à l’heure on feignait de croire que des sociétés entières – et de nombreuses formes d’échange – échappaient à la domination de la « science » économique, il faudrait maintenant admettre qu’elles y seraient toutes soumises puisque chacun ferait malgré tout de l’économie, comme M. Jourdain faisait de la prose : sans le savoir... D’un côté, les économistes prétendent que les sociétés sauvages, déjà trop souvent décrites comme sans histoire, sans écriture et sans Etat, seraient, en plus, « sans économie ». De l’autre, tout se passe comme si, par la magie de la généralisation du postulat de la rareté, la rationalité économique pouvait être repérée partout. Comme s’il suffisait qu’apparaisse un économiste pour que la « science » économique surgisse !24
17L’issue de la dispute est donc incertaine et les positions difficilement conciliables. En ce qui nous concerne, faire de l’échange la première caractéristique de l’économique est nécessaire pour l’ancrer fermement du côté des pratiques sociales et éviter d’inscrire son origine dans la logique individuelle du choix rationnel. Ensuite, comme on l’a dit ci-dessus, si l’on veut véritablement redéfinir l’économique, il faut que toutes les formes d’échange (observables) soient incluses dans cette définition (et non seulement celles qui relèvent de choix rationnels en situation de rareté), sinon on s’épargne l’effort d’une véritable redéfinition.
18Lorsque les économistes affirment « qu’il ne faut pas mettre de l’économie partout »25, ils ont mille fois raison, si c’est pour dire qu’il ne faut pas interpréter l’ensemble des pratiques sociales à partir de leur définition (limitée) de l’économique. En revanche, ils devraient méditer l’affirmation de Polanyi, pour qui l’économique est enchâssé dans les relations sociales. Si cela est vrai, alors il importe de remettre en question l’autonomisation de la « science » économique et d’élargir le champ de l’économique – ou, si l’on veut, construire une sorte de « métaéconomie » fondée sur une théorie générale de l’échange – en reconnaissant la multiplicité des logiques qui l’inspirent et les multiples objectifs qui peuvent être assignés aux diverses formes de l’échange, et cela afin d’enrichir la discipline et de lui conférer une « force explicative » plus grande que ce n’est le cas actuellement. On retrouve, par ce biais, la critique de Dudley Seers : si des circonstances exceptionnelles (caractérisées par un choix rationnel sous condition de rareté) ne peuvent prétendre expliquer la totalité des situations économiques et si de multiples transactions, bien réelles, échappent au « modèle », n’est-ce pas une raison suffisante pour chercher à l’élargir et à le complexifier ?
19Si donc l’échange constitue bien le caractère commun aux différents phénomènes identifiés jusqu’ici, cette caractéristique ne suffit pourtant pas à qualifier l’économique26. Car l’échange peut prendre, selon l’usage qui est fait des richesses, des formes différentes, auxquelles correspondent une série de logiques. C’est d’ailleurs ce qu’avait déjà montré Polanyi qui identifiait quatre « principes de comportement » : la réciprocité, fondée sur la symétrie des relations, la redistribution, qui repose sur la centralité d’une « institution » déterminée, l’« économie domestique » (ὀικουομίa), qu’Aristote définissait comme productrice de valeurs d’usage et qu’il opposait à la chrématistique (τò χρηµατιơτικόυ), tournée vers la recherche du gain, laquelle correspond, finalement, au principe du marché27. Et Polanyi de conclure en affirmant que « tous les systèmes qui nous sont connus jusqu’à la fin de la féodalité en Europe occidentale étaient organisés selon les principes soit de la réciprocité ou de la redistribution, soit de l’administration domestique, soit d’une combinaison des trois »28. A partir de ces observations – et sans préjuger du nombre de « principes » susceptibles de coexister aujourd’hui –, on pourrait donc définir l’économique comme la création et l’usage de richesses en fonction de diverses logiques sociales qui déterminent les formes de l’échange et permettent aux hommes de nouer — ou de dénouer — des liens, afin d’assurer leur subsistance (« livelihood »).
20On pourra bien entendu critiquer cette définition en faisant remarquer que la notion de « richesse » est ambiguë car il y a bien des manières d’être (socialement, intellectuellement, financièrement, etc.) riche (ou pauvre). Et pourtant, ce flou comporte des avantages : il évite de réduire l’objet des échanges aux simples « biens et services » retenus par la « science » économique, qui ne les définit comme tels que dans la mesure où ils s’échangent contre de l’argent. Comme le remarquait déjà Mauss, ce que les gens échangent, « ce n’est pas exclusivement des biens et des richesses, des meubles et des immeubles, des choses utiles économiquement. Ce sont avant tout des politesses, des festins, des rites, des services militaires, des femmes, des enfants, des fêtes, des foires »29. Faut-il ne retenir comme « économiques » que les biens utiles ? Mais qui pourra jamais définir ce qui est utile et ce qui ne l’est pas ?30 Par ailleurs, comment faire le tri entre ce qui est économique et ce qui ne l’est pas parmi les festins, les fêtes, les foires, voire les services militaires, les femmes et les politesses ? Dans chacune de ces pratiques en effet, ce qui est en jeu, c’est l’usage que l’on fait des richesses disponibles, et qui ne se limitent donc pas aux choses « utiles ». A la limite, il faudrait admettre que toute vie ne se maintient qu’au travers d’échanges (entre les hommes mais aussi avec l’environnement), ce dont une théorie générale devrait pouvoir tenir compte. On s’est néanmoins borné, dans ce texte, à n’évoquer que des pratiques observables et quantifiables avec l’objectif tactique d’ouvrir une brèche dans la représentation réductionniste de l’échange proposée par la « science » économique, déjà bien en peine de reconnaître tout ce qu’elle exclut de son champ !
Identifier les logiques sociales
21Ce serait avoir une bien triste conception de l’être humain que de penser qu’il n’est régi que par une unique motivation qui rendrait son comportement uniformément prévisible. Est-il vraiment besoin de souligner la complexité humaine, liée à l’inscription sociale et aux multiples stratégies qu’elle suscite pour assurer à chacun tantôt sa subsistance, tantôt sa reconnaissance sociale, tantôt sa sécurité matérielle ? Parce qu’il est un « animal social », l’être humain ne cesse d’échanger avec les autres31, mais non pas toujours pour les mêmes raisons, ni sur le même mode.
22On connaît la définition « canonique » proposée par Lionel Robbins, selon laquelle la « science » économique « étudie le comportement humain comme une relation entre une fin et des moyens rares qui ont des usages alternatifs »32. Or c’est cette affirmation qu’il faut retourner. En effet, outre le fait que cette définition renvoie implicitement à la robinsonade, le « choix » ne porte pas seulement sur l’usage de moyens disponibles en vue de poursuivre une seule fin, mais aussi sur les objectifs possibles (les « fins alternatives ») qui peuvent être atteints (parfois simultanément) à travers l’usage des richesses. Autrement dit, la question qui se pose n’est pas celle de savoir si mes « besoins » seront mieux satisfaits en achetant de la viande ou du poulet, mais bien de déterminer si je veux utiliser ce que je possède pour mon usage personnel et immédiat, pour me faire des amis, pour m’assurer la gloire, pour secourir un malheureux, ou pour combiner, dans certains cas, ces divers objectifs. Ce n’est pas sur la « chose » que porte la délibération, mais sur la manière dont elle va être échangée afin d’atteindre un but défini qui relève du lien social33.
23Cette idée n’est évidemment pas nouvelle... même pour les économistes ! On peut en retrouver l’intention – mais selon une thématisation différente –chez les économistes des « conventions »34. Selon cette école, les groupes sociaux établissent des « conventions » sur la base de « grandeurs » (c’est-à-dire de valeurs) qui assurent diverses formes de légitimité aux décisions collectives. Ces logiques seraient au nombre de six : la parenté, qui organise la cité domestique ; l’intérêt général, qui définit la cité civique ; l’efficacité, qui prévaut dans la cité industrielle ; la convoitise partagée de biens rares, qui caractérise la cité marchande ; l’honneur, qui préside à la cité de l’opinion ; et enfin les valeurs transcendantes (sainteté, génie créateur, imagination, etc.), qui sont au principe de la cité inspirée35. Cette classification recouvre partiellement celle qui est proposée ci-dessous et limite le rôle de la rareté, confinée à la « cité marchande ».
24Pour définir les limites du champ de l’économique, il convient donc d’identifier les différentes logiques sociales qui doivent être considérées comme également légitimes, et non exclusives les unes des autres. La précision est indispensable, car le « retournement » de la proposition de Lionel Robbins pourrait faire croire à l’existence de « fins alternatives », c’est-à-dire mutuellement incompatibles. Or il n’en est rien. Et c’est précisément cette superposition des logiques qui oblige à étendre le champ de l’économique en considérant la multiplicité de ses formes, réunies dans une théorie générale de l’échange.
25A ce point de l’argumentation, une remarque s’impose. Elle concerne la typologie qui suit et qui comporte cinq « formes économiques ». On peut sans doute discuter ce découpage ou en proposer d’autres36. Ce texte ne prétend nullement trancher la question. D’autant plus que les caractéristiques de chaque « forme » sont décrites de manière très sommaire. Par exemple, on pourrait considérer la « forme non marchande » comme un aspect, ou une extension, de la « forme marchande » puisque les économistes « classiques » appliquent leurs concepts non seulement aux échanges marchands mais aussi aux formes de redistribution ou aux biens publics qui ne sont susceptibles d’aucune appropriation privative37. On pourrait aussi admettre que la « logique d’autonomie » recoupe largement celle de la réciprocité et supprimer cette distinction. La question du nombre des formes qui pourraient entrer dans une théorie générale de l’économique ou de l’échange est donc secondaire. La typologie retenue ici a été construite à partir des travaux d’Aristote, de Mauss, de Polanyi et de Bataille, qui ont chacun mis en évidence l’existence de « logiques économiques » différentes. L’essentiel, une fois de plus, vise à montrer que la « science » économique ne concerne qu’une petite partie du champ et qu’une vision plus globale de l’ensemble des phénomènes économiques permettrait d’accroître la force explicative de la discipline... pour autant que celle-ci accepte de se renouveler ou de se redéfinir !
La forme marchande, fondée sur la logique du profit
26Il s’agit bien entendu de la forme la plus fréquemment étudiée, au moins par la « science économique normale ». La logique du profit qui la sous-tend ne peut se déployer qu’en fonction d’un régime de propriété privée qui permet l’accumulation dans une perspective de croissance indéfinie. Les échanges se produisent dans le cadre d’un marché où chacun cherche à maximiser son intérêt, et leur fluidité est rendue possible par le recours à la monnaie. Les prix se fixent grâce au mécanisme de la concurrence (ou de la rivalité) qui s’installe entre une multiplicité de coéchangistes solvables, et déterminent finalement l’allocation des ressources.
27Or cette logique du profit se combine parfois avec d’autres. D’abord avec la logique de redistribution (ou de la solidarité), qui caractérise la forme non marchande de l’économie, où l’allocation des ressources est arbitrée par une autre instance que le marché (économie publique notamment) et d’où l’appropriation privative est exclue. En effet, si celle-ci ne requiert pas une solvabilité individuelle, elle exige néanmoins la solvabilité collective pour couvrir les coûts et elle raisonne toujours dans le cadre de l’intérêt, même si celui-ci est collectif et non plus individuel. Enfin, de manière plus inattendue, la logique du profit n’est pas sans lien avec la forme oblative de l’économie (économie du don) fondée sur la réciprocité. Non pas à travers la forme pervertie des « cadeaux publicitaires », qui n’implique ni l’obligation de les recevoir ni celle de les rendre38, mais à travers – pour ne prendre qu’un exemple – ces opening gifts que constituent les repas d’affaires qui, d’une manière ou d’une autre, « obligent » les invités. « Mais il s’agit alors de dons intéressés ! », objectera-t-on. Sans doute, mais Mauss lui-même soulignait déjà le caractère « apparemment libre et gratuit et cependant contraint et intéressé de ces prestations », sorte de « mensonge social » qui recouvre l’intérêt économique39.
La forme non marchande, fondée sur la logique de la redistribution
28La forme non marchande de l’économie vise à satisfaire de manière simultanée et indivisible les besoins d’une collectivité d’agents économiques sans passer par le marché (c’est-à-dire par le système des prix), ce qui pose un problème politique de choix collectif et explique que les arbitrages soient le plus souvent confiés à la puissance publique40. Comme on l’a mentionné ci-dessus, la forme non marchande répond à une situation objective de solidarité (caractérisée par des mécanismes de répartition ou de redistribution à travers la socialisation des coûts) et s’applique à des biens et services dont tous peuvent également disposer sans qu’ils puissent être appropriés par personne41.
29Les liens avec la forme marchande de l’économie ont déjà été relevés puisque ces biens et services collectifs ont un coût, qui peut être calculé (par exemple en hiérarchisant les divers choix possibles) et qui doit être couvert par les ressources collectives (prélevées par l’impôt, les contributions des usagers, etc.). Mais la redistribution a également partie liée avec la forme oblative de l’économie si l’on y fait entrer, par exemple, les assurances sociales où chacun tour à tour donne, reçoit et rend. Et d’ailleurs, comment séparer totalement la redistribution du don ? A la fin de son essai, Mauss indiquait déjà combien les sociétés modernes continuaient de s’inspirer de l’une et de l’autre pour assurer le bonheur qu’il situait « dans le travail bien rythmé, en commun et solitaire alternativement, dans la richesse amassée puis redistribuée, dans le respect mutuel et la générosité réciproque que l’éducation enseigne »42. Enfin, les formes non marchandes ne se bornent pas à fournir à tous des biens et des services strictement utiles ; l’économie publique ne concerne pas que les écoles, les routes et les hôpitaux, mais aussi toutes sortes de prestations inutiles, « improductives », qui, du strict point de vue de la « rationalité économique » (dont la forme non marchande se réclame aussi, même si elle en modifie les critères), apparaissent comme des « gaspillages » : ainsi de l’entretien des armées, de la construction de musées ou de stades, et surtout de monuments publics, tels la tour Eiffel à Paris, le Jet d’eau à Genève où la colonne Trajane à Rome, qui relèvent de la forme glorieuse de l’économie, destinée à l’affirmation de soi, au rassemblement identitaire et à la manifestation du prestige collectif.
La forme domestique, fondée sur la logique de l’autonomie
30Il s’agit de l’ancienne « oikonomia » aristotélicienne, que l’on désigne aussi, mais sans doute improprement, par le terme d’« économie de subsistance », puisqu’elle ne permet pas simplement de subsister, mais bien de vivre. C’est aussi la forme la plus ancienne de la production des richesses et peut-être encore la plus répandue. Chaque maisonnée produit pour soi dans un souci d’autonomie (qui ne correspond pas nécessairement à l’autarcie). Parce qu’elle ne suppose ni monnaie ni marché, elle est en principe déconnectée de la forme marchande. Toutefois, dans les circonstances actuelles, l’isolement total du marché ne concerne plus guère que de rares communautés.
31En revanche, la forme domestique se combine aisément avec la forme oblative de l’économie. Non seulement parce que les prestations échangées entre les membres de la maisonnée s’effectuent sous la forme de dons et de contre-dons, mais aussi parce que des groupes entiers, ignorant la monnaie et le marché, peuvent (ou ont pu) assurer sur cette base leur « autonomie élargie ». De plus, on remarquera que la forme domestique s’accommode aussi bien de la redistribution, pour autant qu’il existe un « centre redistributeur » (équivalent de l’Etat dans la forme non marchande), incarné par le chef qui recueille les prestations qui lui sont faites pour les redistribuer sous forme d’invitations, de fêtes ou de festins43 ; d’où la fréquence d’un glissement vers la forme glorieuse de la dépense inutile mais prestigieuse.
La forme glorieuse, fondée sur la logique du prestige
32Largement décrite par l’anthropologie économique, de Boas à Bataille, et caractérisée par l’institution du potlatch, elle n’a cessé d’intriguer puisqu’elle paraît radicalement « antiéconomique » et qu’elle contredit le présupposé de rareté. En effet, comment expliquer que, même dans les sociétés apparemment les plus démunies, on mette tant de zèle à dilapider avec excès ? Or, la destruction spectaculaire de richesses qu’il a fallu amasser longuement afin de « se faire un nom » et « aplatir » son adversaire ne constitue-t-elle pas un cas particulier de l’échange ? Cette « part maudite » qu’il faut consumer constitue pourtant bien une forme d’usage de la richesse qui s’échange contre du prestige et de l’honneur, certes, mais qui entraîne aussi, plus tard un « gaspillage » renouvelé qui aura été lui-même longuement préparé. Si l’on veut exclure de l’échange les richesses consumées dans un potlatch parce qu’elles seraient « perdues » ou qu’elles seraient désormais « indisponibles » pour retourner dans le cycle de l’échange, il faut alors faire de même pour toutes les dépenses de luxe : la fête que l’on « donne » ou le bijou que l’on « offre » (et qui est dès lors, en principe, impropre à un nouvel échange44).
33Pour le « flambeur » comme pour le groupe social qui « dilapide » une fortune, l’objectif est bien toujours le même : s’acquérir du prestige, de la renommée et de la gloire loin de tout mobile mercantile. Forme spécifique, certes, mais qui n’est pas sans lien avec la forme oblative comme l’indiquent les exemples précédents : Thorstein Veblen a bien montré que l’ostentation d’une parure de perles au cou d’une jolie femme rehausse le prestige de celui qui la lui a offerte ! Mais la logique du prestige fait aussi bon ménage avec la forme non marchande de l’économie : comment affirmer l’identité collective sinon en annulant pour un temps la rationalité marchande, en décrétant un jour férié pour cause de fête nationale, en pavoisant les rues, en organisant des cérémonies, en faisant défiler les troupes sur les boulevards ? N’est-ce pas, dans une large mesure, la recherche du prestige qui a conduit les Etats-Unis à envoyer des hommes sur la lune (afin de l’emporter sur l’URSS qui avait surpris tout le monde en lançant le premier Spoutnik) ? Et que dire de la construction des cathédrales et des mosquées ?
34Il n’est pas étonnant que la perspective bataillenne laisse les économistes tout interdits à tel point qu’ils considèrent que les dépenses improductives constituent « la négation de l’économie et donc le dépassement par l’homme de la dimension économique »45. Cette réaction montre bien leur refus d’élargir la perspective économique et de reconnaître que l’économique est enchâssé dans toutes les relations sociales, même celles qui leur paraissent « non économiques ».
La forme oblative, fondée sur la logique de la réciprocité
35Donner, recevoir et rendre. Le don circule, non pas (seulement) de manière bilatérale, mais entre de multiples partenaires (réciprocité généralisée), entre lesquels il crée des liens qui se perpétuent, et prévient le conflit. « Fait social total », il concerne aussi bien l’économique, le politique, le religieux, le droit46, il s’impose à tous comme une triple obligation librement acceptée47 hors de laquelle il n’est point d’existence véritablement humaine. Impossible de faire ici le tour de ce cercle vertueux, ou gracieux, auquel des bibliothèques ont déjà été consacrées48. Ainsi, sans vouloir de quelque manière « définir le don » ni décrire ce que sa pratique « produit » socialement, on se bornera à quelques remarques strictement limitées au propos.
36Tout d’abord, on constatera que le don se situe au cœur de l’économique, non pas tant parce qu’il représenterait une « forme primitive » de l’échange, mais parce que la logique de la réciprocité est la seule que l’on puisse retrouver dans toutes les formes économiques qui ont été décrites jusqu’ici. Celles-ci, en effet, ne se réduisent pas à une juxtaposition d’espaces non connexes (ce qui serait le cas si chacune était « pure ») puisque chaque logique « déborde » sur – ou recouvre – certaines autres, alors que la réciprocité les implique toutes et assure l’unité du champ.
37Ouvrons ici une parenthèse. Cette « centralité » de la logique de la réciprocité – puisque celle-ci se retrouve dans toutes les autres formes économiques – pose la question de savoir s’il faut la concevoir comme une logique distincte ou si, au contraire, il ne convient pas d’en faire une sorte de « cadre général » de toutes les formes d’échange. En d’autres termes, on peut dire que tout échange participe de la réciprocité soit parce qu’on donne au concept une extension si grande qu’il peut s’appliquer à toutes les formes de transactions49, soit parce qu’on en fait le « noyau » de toutes les formes de l’échange (comme dans le schéma de la p. 31). Ce qui repose, une fois encore, la question du nombre des « formes économiques ». Parce que la « logique du don » comporte des caractéristiques spécifiques, nous lui avons fait une place à part. Mais le débat, sur ce point, reste ouvert.
38Sans revenir ici sur les remarques faites précédemment, il est facile de voir pourquoi et comment la forme oblative a partie liée avec la forme domestique, puisque à l’intérieur du groupe les échanges de richesses relèvent de la générosité. Lorsque prévaut la forme non marchande, on peut concevoir qu’une partie des richesses redistribuées apparaisse comme une série de dons et de contre-dons différés, ce qui est aussi le cas pour la forme glorieuse où les potlatchs doivent être rendus « par la force des choses ». En revanche, l’aveuglement produit par l’accoutumance aux présupposés de la « science » économique risque de limiter ou de faire méconnaître l’importance de la logique de la réciprocité pour la forme marchande. Au-delà des opening gifts évoqués ci-dessus – et qui sont effectivement marginaux –, il importe de comprendre que, contrairement aux apparences, le système marchand ne pourrait fonctionner s’il n’était constamment soutenu par la forme oblative de l’économie.
39On a en effet calculé que le don « représente dans la société française contemporaine une grandeur approximativement égale aux trois quarts du pib [et] que l’héritage, les dons monétaires entre les ménages, les cadeaux rituels ou spontanés au sein des ménages et entre eux, les “coups de main”, les dons d’organes et de sang... ne figurent pas dans cette évaluation »50. Si donc on estimait la totalité des échanges relevant de la forme oblative dans nos sociétés « marchandes », on obtiendrait un chiffre supérieur à celui du pib ! Or tout cela, nécessairement, alimente le marché et le soutient, tout en restant totalement occulté. Enfin, n’est-il pas légitime de penser que, si la vie reste vivable dans les sociétés dites marchandes, c’est... parce qu’elles ne sont pas complètement marchandes et que la réciprocité ne cesse d’y lier les hommes entre eux ?
40L’embarras qu’éprouvent les économistes pour saisir le don à l’aide de leurs outils conceptuels est significatif. Pourtant, le don est bien une forme d’échange, qui ne saurait se réduire à un « transfert sans contrepartie »51. De plus, il est onéreux, libre, calculable et parfois calculé, comme toute autre transaction marchande. Ce qui toutefois l’en différencie, c’est, d’une part, qu’il n’y a pas nécessairement d’équivalence entre le don et le contre-don (puisqu’il peut y avoir soit « crue du don »52, soit retour symbolique) et, de l’autre, que les objets donnés importent moins que le lien créé. Alors que, dans l’échange marchand, les deux partenaires estiment plus avantageuse la situation qui résulte de l’échange – et ne souhaitent donc pas revenir au statu quo ante –, l’économie du don laisse ouverte l’issue de l’échange du point de vue des gains individuels. En effet, le plus souvent, les partenaires ne se choisissent pas librement et la règle implicite interdit de s’offusquer de la valeur du contre-don reçu. Il convient donc de tenir compte du cadre institutionnel, rituellement organisé, lequel exclut la concurrence qui apparaît ainsi comme une condition essentielle de l’institution d’un marché53.
41Faut-il en conclure pour autant que le don serait « non économique » ? Et sur la base de quels critères ? Parce qu’il n’entrerait pas dans la logique de l’intérêt ? Mais Mauss ne dit-il pas expressément qu’il est à la fois intéressé et désintéressé ? Parce qu’il échapperait à la rareté (si l’on concède cette condition aux économistes...) ? Mais la générosité ne coûterait-elle rien à son auteur ? Plus fondamentalement, n’est-il pas tout à la fois étrange et scandaleux que les économistes ne puissent inclure dans leur discipline la forme paradigmatique de la réciprocité ? Et si cette tache aveugle du système qu’ils ont construit n’était que la marque de leur désintérêt pour le lien social lui-même54 et leur manque de confiance envers la bienveillance des hommes55 ? Enfin, pourquoi ne pas faire aussi l’hypothèse que les hommes puissent échanger par plaisir et non seulement par intérêt ?
Mais que font les économistes ?
42Imaginons un spécialiste des abeilles ou des fourmis qui estimerait que les connaissances qu’il a acquises sur ces « insectes sociaux »56 suffisent pour expliquer l’ensemble des relations humaines. Il passerait pour un monomaniaque réductionniste et serait immédiatement déconsidéré. Or les économistes – qui font exactement la même chose – échappent au ridicule. Il serait temps de se demander pourquoi ! Sans doute parce que les modèles qu’ils construisent, à partir d’une multitude d’hypothèses ad hoc, permettent effectivement de comprendre une partie de la réalité sociale. Mais, à partir de ces résultats – généralement confortés par une mise en forme mathématique qui leur confère une aura de scientificité –, les économistes sont confrontés à une alternative : soit ils décident d’extrapoler leurs connaissances à l’ensemble du champ57, au risque de méconnaître la spécificité des logiques, soit, par un coup de force méthodologique, ils déclarent « non économiques » les faits qui échappent à leur modèle58, et les conséquences sont tout aussi catastrophiques.
43Il convient donc de cesser de choisir entre les faits et les logiques. Encore une fois, les pratiques sociales sont hybrides et les multiples échanges qui les structurent entremêlent des logiques différentes. Dès lors, quel sens y a-t-il à ne retenir que les transactions marchandes et non marchandes59 – quelle que soit leur importance apparente dans les sociétés industrielles – pour construire ce qu’on appelle la « science » économique ? Pourquoi faire comme si la concurrence et le marché permettaient de tout expliquer, alors que les fusions et les concentrations d’entreprises laissent entrevoir l’émergence de la World Company qui abolira et la concurrence et le marché ? De quel droit ignorer les autres « variétés » de transactions et, surtout, pourquoi s’interdire de comprendre comment celles-ci se combinent les unes avec les autres si bien que la grille à travers laquelle on croit pouvoir les observer ne fait que les déformer ?60 Dès lors, si la « science économique normale » échoue à rendre compte de ce qui se passe au cœur des sociétés où elle est née, elle devient encore plus inutile pour appréhender les phénomènes qui se déroulent ailleurs.
44La tâche est si grande qu’on n’ose pas s’aventurer ici pour indiquer comment on pourrait l’entreprendre. Admettre son incompétence constitue une forme de courage plutôt que de lâcheté... On se bornera donc à quelques remarques en forme de questions :
45Si l’on admet ce cadre conceptuel et que l’on reconnaît l’existence d’une théorie générale de l’échange aux multiples formes et logiques, ne pourrait-on pas faire l’hypothèse que l’économie d’une nation ou d’une région sera d’autant plus forte qu’elle reposera sur un plus grand nombre de logiques et qu’à l’inverse elle sera d’autant plus fragile qu’elle n’en retiendra que quelques-unes ? Un tel renouvellement de la pensée économique permettrait-il d’apporter des solutions nouvelles aux problèmes qui se généralisent et qui concernent l’emploi, la pauvreté et l’exclusion ? Le nouveau « laboratoire » des économistes ne devrait-il pas être « délocalisé » dans les sociétés qui continuent de produire et d’utiliser leurs richesses selon des logiques multiples pour répondre à des objectifs diversifiés ?
46Plus fondamentalement encore, s’il est vrai que la logique de la réciprocité constitue la forme unificatrice de toutes les autres et qu’elle se trouve au centre du système, l’économique ne pourrait-il pas retrouver son ancienne ambition de procurer la prospérité et la paix ? Non plus en rêvant à l’institution d’un « doux commerce » qui débouche le plus souvent sur la concurrence, la rivalité et la guerre entraînées par la logique du profit, mais en stimulant les équilibres – toujours instables – qui caractérisent les échanges multipliés et incessants de dons et de contre-dons au nom de la générosité et de l’humanité ?
47Avant d’imaginer les conditions d’apparition d’une « économie dissidente », ne serait-il pas souhaitable de construire une théorie générale de l’échange ?
Notes de bas de page
1 Bien que de nombreux économistes l’aient déjà proposé : ainsi Whatley, Schumpeter, von Mises et, plus récemment, Buchanan. Cf. Karl Polanyi, Primitive, Archaic and Modem Economies (ed. by George Dalton), Anchor Books, New York, 1968, p. 121. (Cf. aussi la note 13 ci-dessous.)
2 Publié sous les auspices du mauss (Mouvement antiutilitariste dans les sciences sociales), La Découverte, Paris, 1994, 286 p.
3 II faut rappeler ici le texte fondateur de Karl Polanyi, La grande transformation – Aux origines politiques et économiques de notre temps, coll. Bibliothèque des sciences humaines, Gallimard, Paris, 1983 [1944], 419 p.
4 Je tiens à remercier mes collègues dont les critiques amicales m’ont permis d’amender les nombreuses versions de ce texte, et en particulier Christian Comeliau, Ousmane Dianor, Pape Diouf, Yvan Droz, Christophe Dunand, Andràs November et Marie-Dominique Perrot.
5 II existe certes une « théorie standard étendue », critique de l’équilibre général walrasien, et une théorie de la « rationalité limitée » (Herbert Simon), mais elles ne remettent pas en question les considérations qui suivent et qui concernent la théorie classique « orthodoxe ».
6 Dudley Seers, « The Limitations of the Special Case », Bulletin of the Oxford Institute of Economics and Statistics, 25 (2), May 1963, pp. 77-98.
7 Cf., par exemple, la troisième partie, intitulée « sortir de l’économie ? », de L’économie dévoilée : Du budget familial aux contraintes planétaires (Serge Latouche, dir.), coll. Mutations n° 159, Autrement, Paris, 1995. J’ai moi-même formulé des vœux semblables à la fin de mon ouvrage Le développement : Histoire d’une croyance occidentale. Presses de Sciences Po, Paris, 1996, pp. 378 et ss. Enfin, il faut signaler le remarquable ouvrage de Laurent Cordonnier (Coopération et réciprocité, coll. Sociologies, puf, Paris, 1997, 209 p.), dont je n’ai pris connaissance qu’après avoir rédigé l’essentiel de ce texte. D’une part, l’auteur montre que la théorie classique des agents mus par leur seul intérêt maximisateur ne contribue nullement à l’intérêt général et, de l’autre, il s’interroge, à partir d’une réflexion sur l’« échange archaïque », sur les conditions de la véritable coopération.
8 On se bornera ici à mentionner quelques études qui visent à montrer que les activités « économiques » sont indissociables des autres facettes de la sociabilité : Gustavo Esteva, Fiesta, Jenseits von Entwicklung, Hilfe und Politik, Brandes & Apsel, Frankfurt a. Main, 1992, 184 p. ; Gustavo Esteva, « Regenerating People’s Spaces », Alternatives, vol. xii, 1987, pp. 125-152 ; Gustavo Esteva and Nadhu S. Prakash, Grassroots Postmodernism : Remaking the Soil of Cultures, zed Books, London, 1998, 223 p. ; Emmanuel Seyni Ndione, Dynamique urbaine d’une société en grappe : Un cas, Dakar, coll. Environnement africain, enda, Dakar, 1987, 179 p. ; Emmanuel Seyni Ndione, Le don et le recours : Ressorts de l’économie urbaine, coll. Recherches populaires, enda, Dakar, 1992, 208 p. ; Majid Rahnema, « Swadhyaya : The Unknown, the Peaceful, the Silent yet Singing Revolution of India », ifda Dossier, nos 75-76, janvier-avril 1990, pp. 19-34 ; Majid Rahnema with Victoria Bawtree (eds), The Post-Development Reader, zed Books, London, 1997, 440 p. ; Gilbert Rist, Gustavo Esteva et Majid Rahnema, Le Nord perdu : Repères pour l’après-développement, coll. Forum du développement, Editions d’En Bas, Lausanne, 1992, 174 p. ; Alfredo L. de Romana, « L’économie autonome », Interculture, été-automne 1989, cahiers nos 104 et 105, 210 p.
9 Cf. Gilbert Rist, Le développement, op. cit., et aussi (Cultural Presuppositions of Economics », Culturelink, irmo, Zagreb, n° 20, November 1996, pp. 159-167.
10 Emile Durkheim, Les règles de la méthode sociologique, coll. Quadrige, puf, Paris, 1983 [1895], p. 35.
11 Il faut bien admettre que ce choix – parmi l’ensemble des pratiques sociales relevant de l’échange –repose sur le « concept vulgaire » d’échange économique, lequel, assure Durkheim, peut servir d’indicateur pour reconnaître « qu’il existe quelque part un ensemble de phénomènes qui sont réunis sous une même appellation et qui, par conséquent, doivent vraisemblablement avoir des caractères communs » (Les règles de la méthode, op. cit., p. 37). Même si la sphère des échanges inclut bien d’autres phénomènes, ceux qui ont été retenus ici sont suffisamment variés pour excéder le cadre limité de la « science » économique.
12 « On n’a jamais vu de chien faire de propos délibéré l’échange d’un os avec un autre chien. » Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, coll. Idées, Gallimard, Paris, 1976 [1776], p. 47.
13 On trouve une position semblable chez James M. Buchanan (Economics : Between Predictive Science and Moral Philosophy, Texas A&M University Press, 1987, pp. 26 et ss.), qui cherche à fonder l’économique sur l’échange et non sur le choix et qui préférerait parler de « catallactique » ou de « symbiotique », c’est-à-dire d’une forme d’association d’organismes dissemblables qui garantit leur intérêt mutuel. [Je remercie Christian Comeliau d’avoir attiré mon attention sur certaines convergences entre mon texte et celui de Buchanan.]
14 James M. Buchanan (op. cit., p. 27) remarque aussi que, tant qu’il est seul, Robinson se contente de faire des calculs pour fonder ses choix et qu’il ne commence vraiment à faire de l’« économique » ou de la « symbiotique » qu’après l’arrivée de Vendredi.
15 « [...] pour moi, tous les échanges ne relèvent pas (ou au moins ne relèvent pas principalement) de la rationalité économique, même si on ne limite pas celle-ci à sa conception marchande. » Christian Comeliau, Notes pour redéfinir l’économique, doc. de travail non publié, iued, Genève, décembre 1997, pp. 7-8.
16 « L’activité humaine présente un aspect économique lorsqu’il y a lutte contre la rareté. [...] La lutte contre la rareté est significative de l’activité économique de l’homme, soit que, comme Robinson Crusoé, il vive sur une île déserte où il doit effectuer des choix, soit qu’il fasse partie d’une collectivité dont chaque membre s’est spécialisé, c’est-à-dire concentre ses efforts sur une seule activité au profit de tous les autres, les ressources générales étant par voie d’échange réparties entre tous. » Raymond Barre, Economie politique, puf, Paris, 10e édition, 1975, t. I, pp. 13 et 15.
17 Comme le fait remarquer James M. Buchanan (op. cit., p. 27), « Robinson Crusoe, on his island before Friday arrives, makes decisions [...] This choice situation is not, however, an appropriate starting point for our discipline, even at the broadest conceptual level. »
18 Ce qui ouvre des perspectives psychanalytiques qui dépassent nos compétences. Notons toutefois que, d’un point de vue interculturel, dans d’autres traditions, par exemple le bouddhisme, le but de l’existence consiste à se libérer de cette insatisfaction fondamentale. Il s’agit de supprimer le manque, ou le désir, et non de l’exploiter pour multiplier les productions : nirvana signifie littéralement « extinction » des désirs et de l’illusion du moi. Cf. Serge Christophe Kolm, « Le bouddhisme et les “hommes économiques” », Bulletin du mauss, n° 6, 1983, pp. 52-83. La « science » économique, qui se prétend universelle, repose donc sur une vision de l’homme qui n’est pas universellement partagée.
19 Cf., par exemple, Marshall Sahlins, Age de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives, Gallimard, Paris, 1976 [1972], 409 p., et Jacques Lizot, « Economie primitive et subsistance », Libre, 1978, n° 4, pp. 69-113.
20 Laurent Cordonnier, op. cit., p. 145.
21 Cet exemple peut être vérifié ailleurs que dans les sociétés exotiques : en Valais, dans certaines communes, l’eau est (encore ?) distribuée sans compter !
22 Significativement, Samuelson remarque que « If an infinite amount of every good could be produced, or if human want were fully satisfied, it would then not matter if too much of a particular good were produced [...] There would be then no economic goods, i.e. no goods that are relatively scarce ; and there would hardly be any need for the study of economics or “economizing”. All goods would be free goods, the way pure air used to be » (Economics, McGraw-Hill, 9th edition, 1973, p. 18). Or, la double condition qu’il pose à l’existence de « biens économiques » (qu’ils n’existent pas en quantité infinie et que les « besoins » ne soient pas pleinement satisfaits) n’est pas nécessaire : il suffit que le système social impose la frugalité, que l’on renonce à croire que « plus, c’est mieux », que l’on cesse de penser qu’il faut sans cesse maximiser son avantage et que ces vilains défauts soient socialement sanctionnés.
23 « Il suffit de partir de la constatation banale, mais trop souvent négligée, que nous vivons dans un univers où, par définition, tout est rare. Pas seulement les ressources naturelles, les matières premières, l’énergie, l’argent... mais aussi le temps (la plus rare de toutes nos ressources car inextensible par nature), l’information (qui mobilise du temps, des efforts de recherche, de l’énergie), l’imagination, l’action, la décision. Dès lors que tout est rare (principe d’économicité), il y a nécessairement choix, et rien n’est gratuit. » Henri Lepage, Demain le libéralisme, coll. Pluriel, Le Livre de Poche, Paris, 1980, pp. 27-28.
24 Ce qui revient à la définition de l’économique de Jacob Viner : « Economics is what economists do. »
25 Christian Comeliau, Notes pour redéfinir..., doc. cité, p. 8.
26 Même si Buchanan paraît s’en satisfaire en estimant que les agents ont un comportement « économique » dès lors qu’ils échangent de manière libre et sans contrainte : « Economics is the study of the whole system of exchange relationships » (op. cit., p. 30).
27 Karl Polanyi, La grande transformation, op. cit., pp. 71 et ss. Cf. aussi Douglass C. North, « Le défi de Karl Polanyi : Le marché et les autres systèmes d’allocation des ressources », Guerre et paix entre les sciences : Disciplinanté, inter et transdisciplinarité (La Revue du mauss, n° 10), 2e semestre 1997 [1977], pp. 51-64.
28 Karl Polanyi, op. cit., p. 85.
29 Marcel Mauss, « Essai sur le don : Forme et raison de l’échange dans les sociétés archaïques », Sociologie et anthropologie, coll. Quadrige, puf, Paris, 1983 [1923-1924], p. 151. « En règle générale ce sont bien des actions que nous échangeons les unes contre les autres et non simplement des biens (ce qui peut correspondre au fait de donner telle chose contre telle autre, mais ne s’y limite pas). » Laurent Cordonnier, op. cit., p. 7.
30 Sans rouvrir ici l’immense débat consacré aux fondements de l’utile, on rappellera simplement la position de Georges Bataille, La part maudite, précédé de La notion de dépense, Editions de Minuit, Paris, 1967 [1933, 1948], p. 23 : « Il n’existe en effet aucun moyen correct, étant donné l’ensemble plus ou moins divergent des conceptions actuelles, qui permette de définir ce qui est utile aux hommes. »
31 « C’est l’échange qui constitue le phénomène primitif », Claude Lévi-Strauss, Préface à l’œuvre de Marcel Mauss, Sociologie et anthropologie, op. cit., p. xxxviii.
32 Lionel Robbins (Lord), The Nature and Significance of Economic Science, 1932, traduction française : Essai sur la nature et la signification de la science économique, Médicis, Paris, 1957.
33 Les économistes sont évidemment conscients du caractère tautologique d’une « science » qui ne peut prétendre à ce titre (et donc faire des prévisions) que « pour autant que les agents se comportent de façon économique », c’est-à-dire qu’ils « choisissent » toujours plus et non pas moins, etc. Comme le montre Buchanan, l’économie n’« explique » que les choix qui ne sont pas de vrais choix et elle ne se réfère qu’à un comportement qui n’est socialement pas dominant.
34 Cf. Luc Boltanski et Laurent Thévenot, De la justification : Les économies de la grandeur, coll. nrf Essais, Gallimard, Paris, 1991, 485 p.
35 Pour une présentation concise – et beaucoup plus accessible que l’ouvrage de référence dont le style est particulièrement dissuasif ! –, cf. « Agir en commun, entretien avec Luc Boltanski », Sciences humaines. Hors-série n° 5, mai-juin 1994, pp. 13-15.
36 Pour alimenter nos débats, Yvan Droz a rédigé un papier intitulé Economie générale et logiques sociales, dans lequel il réduit ce que j’appelle les « formes économiques » à trois : il identifie ainsi la logique marchande, la logique de l’honneur (de l’accomplissement de soi ou du prestige) et la logique du sens (qui correspond à la « part maudite » de Bataille). Il s’agit là de catégories partiellement différentes des miennes, utiles d’un point de vue heuristique, qui mériteraient une discussion qui dépasse malheureusement le cadre de cet article.
37 Le terme « non marchand » peut donner l’impression de ne s’appliquer qu’à des pratiques marginales. Or il n’en est rien puisque, dans la plupart des pays européens, les prélèvements obligatoires (ou ce qui en tient lieu) s’élèvent à près de la moitié du pib.
38 On pourrait mettre dans des catégories voisines les « dons de coopération au développement » qui, s’ils ne coûtent pas grand-chose parce que l’argent est le plus souvent dépensé au profit de l’économie du « donateur », sont néanmoins symboliquement rendus par une allégeance obligée à l’économie marchande, et aussi tout ce qui relève de la corruption et des pots-de-vin, sans oublier les « oscars » qui assurent la distribution des films, ou les Prix Nobel, qui assurent un prestige convertible en crédits de recherche.
39 Marcel Mauss, « Essai sur le don », op. cit., p. 147.
40 Cf. Christian Comeliau et Hugues Leclercq, Economie non marchande et développement, coll. Bibliothèque internationale des sciences du développement, Université catholique de Louvain, Louvain-la-Neuve, 1978, 368 p. ; ou encore : Christian Comeliau, « Le développement ne peut-il être que marchand ? », Informations et commentaires, n° 76, juillet-septembre 1991, pp. 31-39. Bien entendu, les quelques caractéristiques mentionnées ici mériteraient d’être approfondies, mais elles me paraissent suffisantes pour construire mon propos.
41 Christian Comeliau m’a fait remarquer que l’économie non marchande ne saurait se réduire à la redistribution et que ce terme était impropre pour qualifier l’installation d’un éclairage public, par exemple. Je maintiens toutefois le terme, non seulement parce qu’il a un sens bien précis en anthropologie économique, mais aussi parce que, de mon point de vue, l’éclairage public ne peut exister, en dernière analyse, que grâce à la redistribution fondée sur les prélèvements fiscaux.
42 Marcel Mauss, « Essai sur le don », op. cit., p. 279 (nos italiques). Par ailleurs, les convictions socialistes de Mauss l’on fait s’intéresser au phénomène coopératif et aux institutions de solidarité. Cf. Marcel Fournier, « Marcel Mauss, l’ethnologie et la politique : le don », Anthropologie et sociétés, vol. 19, nos 1-2, 1995, pp. 57-69 ; et aussi Marcel Mauss, Ecrits politiques (textes réunis et présentés par Marcel Fournier), Fayard, Paris, 1997, 816 p.
43 Cf. Karl Polanyi, La grande transformation, op. cit., pp. 71-86.
44 Cf. Arjun Appadurai (éd.), The Social Life of Things : Commodities in Cultural Perspective, Cambridge University Press, Cambridge, 1986, 329 p., où l’on montre que des marchandises (commodities) peuvent changer de statut : il y a des marchandises par destination (produites pour l’échange), par métamorphose (qui n’avaient pas été produites pour l’échange, tels les masques africains), par diversion (les reliques des saints), et des ex-marchandises (les bijoux de famille). Ainsi, les « biens affectifs » (l’amitié, l’amour, la reconnaissance sociale par exemple) ne peuvent être achetés sur le marché. En revanche, on peut tenter de se les procurer en offrant des cadeaux (achetés sur le marché !) à celui ou celle qui est susceptible de les fournir.
45 Christian Comeliau, Notes pour redéfinir..., doc. cité, p. 6.
46 Marcel Mauss, « Essai sur le don », op. cit., p. 274.
47 II faut insister sur cette apparente contradiction ou cette ambivalence mise en évidence par Mauss lui-même (cf. « Essai sur le don », op. cit., p. 287).
48 II est évidemment impossible de mentionner ici tous les travaux liés à l’« école » du mauss depuis 1982. On se bornera à signaler quelques textes qui, parmi de nombreux autres, soulignent la permanence du don dans les sociétés contemporaines : Jacques Godbout, en collaboration avec Alain Caillé, L’esprit du don, La Découverte, Paris, 1992, 345 p. ; Guy Nicolas, Du don rituel au sacrifice suprême, La Découverte, mauss, Paris, 1996, 174 p. ; Ahmet Insel, « La part du don : Esquisse d’évaluation », Ce que donner veut dire : Don et intérêt, La Découverte, mauss, Paris, 1993, pp. 221-234 ; Gérald Berthoud, « Le marché comme simulacre du don », La Revue du mauss, nos 11 et 12, 1997, pp. 72-89 et 79-96.
49 Telle est la position de Marshall Sahlins (Age de pierre..., op. cit., pp. 244 et ss.), qui propose un continuum qui s’étendrait, en fait, du don « gratuit » (réciprocité « généralisée ») au vol (réciprocité négative). Si l’idée est intéressante, la manière dont elle est présentée paraît arbitraire et la conceptualisation peu satisfaisante. Elle remonte probablement à Malinowski, que Mauss avait déjà critiqué en soulignant l’ambivalence du don.
50 Ahmet Insel, « La part du don : Esquisse d’évaluation », art. cité, p. 234.
51 Comme le prétend François Perroux dans un des rares textes « économiques » consacrés au don (« Le don, sa signification économique dans le capitalisme contemporain », Diogene, n° 6, 1954, pp. 3-26). Paradoxalement, en définissant le don comme un « transfert sans contrepartie », les économistes le classent dans la même catégorie que le vol !
52 Ce qui signifie que le contre-don est souvent – mais pas toujours – d’une valeur supérieure au don initial. En évitant l’équivalence, on oblige celui dont on était l’obligé afin de perpétuer le cycle du don.
53 Cf. Laurent Cordonnier (op. cit.. pp. 161 et ss.), qui propose une intéressante interprétation du passage de l’échange de dons à l’échange marchand à partir du dilemme du prisonnier pour expliquer le paradoxe de l’obligation et de la spontanéité du don. Sa conclusion est par ailleurs hautement significative : on ne saurait comprendre la règle « coopère pour que l’autre coopère » sans présupposer l’existence du lien social (pp. 196-197).
54 Puisque l’échange marchand, « donnant, donnant », a précisément pour objectif de rendre quittes les échangistes les uns envers les autres. Du même coup, le temps nécessaire au « retour » du contre-don est éliminé : le marché fonctionne toujours en « temps réel », c’est-à-dire en abolissant le temps.
55 « L’homme a presque continuellement besoin du secours de ses semblables, et c’est en vain qu’il l’attendrait de leur seule bienveillance. Il sera bien plus sûr de réussir s’il s’adresse à leur intérêt personnel [...] ». Adam Smith, op. cit., p. 48.
56 L’adjectif est bien évidemment abusif et relève d’un anthropocentrisme débridé.
57 On sait que la même erreur a été commise – à l’envers si l’on peut dire – par certains anthropologues, tel Boas, qui comparaient les Kwakiutl experts en potlatch à des spéculateurs en Bourse.
58 On trouvera un exemple récent de cette procédure dans un document de la Banque mondiale (Sociology, Anthropology and Development: An Annotated Bibliography of World Bank Publications, 1975-1993, ed. by Michael M. Cernea, Environmentally Sustainable Development Studies and Monographs Series Paper Nr 3, The World Bank, Washington D.C.) dont la préface commence ainsi: « The World Bank is widely perceived as an institution dominated by economists and economics. This view is frequently accompanied by a belief that the Bank is not concerned with noneconomic social science. » Donc, l’anthropologie est bien une « science non économique » et n’a rien à dire dans le domaine économique ! Pour modifier l’image de la Banque on aurait pu s’y prendre plus adroitement, mais les présupposés et les préjugés sont trop forts...
59 Au sens que donne Christian Comeliau à ce terme (et qui n’inclut pas l’ensemble de ce qui n’est pas marchand !).
60 Que dirait-on d’un botaniste qui ne fonderait son savoir que sur l’observation des fleurs rouges sous prétexte que celles-ci sont plus faciles à repérer ? Or, en élargissant sa perspective, il découvrirait non seulement qu’il existe d’autres fleurs, bleues ou jaunes par exemple (et non pas « non rouges » !), mais aussi qu’il existe de multiples plantes qui sont à la fois rouges et jaunes, rouges et bleues, voire rouges, bleues et jaunes !
Auteur
Politologue, professeur, IUED, Genève.
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