Réforme administrative en Inde : une révolution silencieuse
p. 209-215
Texte intégral
1Discuter de l’opportunité de la nouvelle gestion publique et pratiquer au quotidien l’administration indienne amène forcément à un questionnement sur l’applicabilité des mesures qui ont été prises dans certains pays du Nord. L’administration indienne comprend 20 millions de fonctionnaires si l’on inclut l’ensemble des agents du gouvernement central (4 millions), des fonctionnaires des Etats fédérés et des employés des entreprises publiques. Par contraste, le secteur privé organisé (industrie et services) emploie seulement 15 millions de personnes, tandis que des centaines de millions de personnes sont employées soit dans l’agriculture (souvent comme travailleurs agricoles), soit dans le secteur informel.
2Une différence frappante existe entre les grands corps de l’Etat, composés de hauts fonctionnaires de l’Indian Administrative Service (IAS), recrutés dans le cadre d’une très forte concurrence, très peu nombreux1, secondés par les fonctionnaires des services centraux, et la masse des fonctionnaires peu formés qui peuplent l’ensemble des services publics indiens.
3Au sommet de la hiérarchie administrative, une formation excellente est dispensée, rappelant celle de l’Ecole nationale d’administration en France. Pendant vingt-quatre mois, les futurs grands commis de l’Etat sont formés à la nouvelle gestion publique, qui reflète parfaitement les vues des plus hauts fonctionnaires. Les enjeux d’une réforme administrative sont très bien perçus à ce niveau, et les modules de formation prévoient des cours sur les grands problèmes de société aussi bien que des cours communs avec les grandes écoles de management, sur des sujets sensibles tels que le marché des capitaux et la gestion des services publics et des infrastructures. Pour les cadres spécialisés, de nombreux instituts assurent des fonctions spécifiques à l’intérieur des ministères du gouvernement central, en particulier en ce qui concerne les services de santé, d’éducation et de transports2.
4Cependant, plus on descend dans la hiérarchie, plus la formation devient difficile à mettre en place. Malgré des efforts de « formation des formateurs », d’éducation à distance, de formation permanente par modules, il faut constater qu’une bonne partie des fonctionnaires restent bien peu populaires : « l’administration de la routine », mal encadrée, mal formée, ne se préoccupe pas de la qualité du service public.
Perception de la fonction publique par les citoyens
5Malgré la reconnaissance du rôle central de l’Etat, de l’administration publique et des services publics, l’administration indienne est confrontée à des critiques toujours plus virulentes faisant état de sa très faible efficacité et d’une crédibilité largement érodée. Il règne au sein de l’opinion publique l’impression d’une « alliance maudite » entre politiciens, fonctionnaires, affairistes et criminels, comme cela a été démontré dans le rapport du comité Vohra3. En outre, les protestations se font toujours plus fortes contre le manque d’honnêteté, de transparence et d’accessibilité d’une administration travaillant pourtant sous contrôle démocratique. Ainsi, alors que de nombreux fonctionnaires démontrent chaque jour leurs capacités professionnelles, leur motivation et leur engagement en faveur des plus démunis, la grande majorité donne une image de fonctionnaires indifférents au public, procéduriers, lents, corrompus et n’ayant pas de comptes à rendre quant aux résultats de leur travail. Cet état de fait est aggravé par un système légal et réglementaire vieillot qui ralentit considérablement la prise de décision, en particulier en ce qui concerne les engagements financiers, les ordres de décaissement, les procédures d’appel d’offres et la création d’emplois. Par ailleurs, les associations de fonctionnaires se plaignent d’une démobilisation de leurs effectifs du fait du manque d’éléments motivants dans leur travail, de l’intrusion constante des pressions politiques à tous niveaux et d’un environnement de travail inadapté.
6Dans le courant des années 90, l’intervention des juges, de plus en plus présents face aux mesures prises par l’exécutif, est perçue comme un symptôme de l’incapacité de l’administration à assurer correctement les fonctions qui lui sont assignées et à maintenir une stricte conformité à la loi. Fait remarquable, ce sont les citoyens, seuls ou groupés en associations de plus en plus vigilantes, qui sont à l’origine de la montée en force du contrôle par les juges des actions politiques et de l’utilisation des fonds publics.
Un modèle international pour les principaux enjeux
7Les efforts les plus représentatifs en matière de réforme administrative ont été influencés par un certain nombre d’expériences étrangères, qui visaient à attribuer au gouvernement un rôle moins « régulateur » et plus « facilitateur » en réduisant et en concentrant les responsabilités de la puissance publique. Ces expériences ont également impliqué une simplification de la réglementation et des procédures, la décentralisation et la délégation de responsables, tandis que de gros efforts portaient sur la déréglementation des activités économiques et de l’investissement. Dans cette optique, un certain nombre de secteurs devaient donc être « libérés » de l’emprise publique à travers les privatisations, le partenariat public privé et de nouveaux mécanismes de fourniture de services.
8Les expériences étrangères retenues par le gouvernement indien ont également mis l’accent sur le rôle entrepreneurial de la puissance publique ; il s’agit alors de donner un prix à l’utilisation des infrastructures, d’établir des indicateurs de performances, d’évaluer les coûts et de faire le marketing des services publics. Les responsables indiens ont été particulièrement intéressés par l’idée que des services administratifs soient capables de fournir des services d’une façon opérationnelle, en équilibrant les revenus et les dépenses, en améliorant les systèmes de gestion financière et en maintenant une stabilité financière.
9Un certain nombre de pays ont été pris en exemple pour avoir su orienter les efforts vers une meilleure relation entre l’administration et l’usager. L’Inde s’appuie sur des cas tels que le Citizen’s Charter en Grande-Bretagne, le Clients’ Charter en Malaisie ou le Performance Pledge à Hong Kong.
10Enfin, les réformateurs indiens ont également considéré des pays qui ont introduit une réforme de l’ensemble de la fonction publique impliquant un strict contrôle des coûts et du volume du personnel et limitant tout recrutement. Même les postes de direction sont alors attribués sous forme de contrats renouvelables, une autonomie certaine est accordée pour recruter et licencier, et les rémunérations sont flexibles en fonction de la performance. Les plafonds de dépenses sont négociés service par service au lieu de faire l’objet d’une dotation financière globale émanant du Ministère des finances.
Mise en œuvre de la réforme administrative indienne
11Sur la base des exemples mentionnés, les tenants de la libéralisation et de la déréglementation de l’Etat indien se sont mis d’accord pour promouvoir, à partir de 1991, une série de mesures destinées à réviser les structures administratives. Les plus connues d’entre elles portaient sur la privatisation des services qui ont un potentiel marchand dans l’objectif de dégager l’Etat d’une série d’activités où son efficacité paraissait moindre que celle du secteur privé. Ainsi, par diverses formes de privatisation – restructurations, vente d’obligations et d’actions, contrats de concessions et de passation de marchés –, le gouvernement central est parvenu à se retirer d’un certain nombre de secteurs.
12Le gouvernement central indien a commencé par les réformes institutionnelles qui accompagnaient le mieux les réformes économiques, dans le dessein d’améliorer l’efficacité de la formulation et de l’exécution des politiques publiques. Il a poursuivi avec un grand effort pour redéfinir les fonctions de l’Etat aux niveaux central, régional et local : de nombreux programmes gouvernementaux ont été transférés aux Etats membres de l’Union, tandis que les 73e et 74e amendements constitutionnels sur la décentralisation ont été mis en œuvre. Cela a nécessité un transfert des ressources correspondant aux fonctions désormais assignées au niveau local. Enfin, des mesures ont été prises pour rendre l’administration plus efficace et plus ouverte aux besoins du public.
13D’autre part, dans un climat de crise politique grave, des moyens ont également été adoptés pour contrôler la corruption : des procès exemplaires, touchant de près des ministres et des élus de toutes tendances politiques, l’établissement d’agences d’inspection indépendantes (à l’image de ce qui a été fait à Hong Kong et Singapour) visaient à encourager une « vigilance préventive » et à mobiliser l’opinion publique.
14S’est également répandue l’idée d’un accès généralisé du public à l’information sur les règlements et les mesures prises par le gouvernement ; ce point constitue une base incontournable pour construire une « saine gestion ». Les législations du Canada, de l’Australie, de la Nouvelle-Zélande et des Etats-Unis ont servi de modèles. Dans le même sens, il apparaissait nécessaire d’introduire et de développer de nouvelles technologies de l’information adaptées aux nécessités de la participation et de l’aide au public, l’objectif étant une amélioration du service, une diminution de la paperasse et une efficacité accrue de la coordination entre institutions publiques.
15La mise en œuvre d’une telle politique implique une mobilisation massive de la population, une certaine confiance et, surtout, la coopération des fonctionnaires, qui devrait reposer sur un consensus et un engagement personnel de la hiérarchie politique dans l’ensemble de la réforme, cela sur une période de plusieurs années.
Réformes en perspective
16Trois objectifs ont été fixés au niveau politique : créer une administration plus proche des citoyens, améliorer l’information et la transparence, et renforcer la performance et l’intégrité des services administratifs.
17Le concept d’accountability n’est plus interprété d’une façon étroite comme la bonne exécution des tâches qui ont été assignées à l’intérieur d’une institution. Il traduit désormais aussi la recherche d’un contact avec les usagers, considérés comme les clients de ce service, ce qui implique également un renforcement des relations entre les hiérarchies administrative et politique. Les services les plus concernés, qui sont aussi les plus impopulaires, sont ceux qui délivrent des autorisations, assurent les transferts fonciers, établissent l’assiette de l’impôt et le perçoivent. Sont également concernés les services chargés de gérer les réponses aux appels d’offres, ceux qui traitent des achats publics et des ventes à prix subventionnés. Les premiers touchés par cette réforme sont les services fournis par les gouvernements locaux, les services sociaux chargés de l’aide aux personnes défavorisées, les grands projets gouvernementaux et les services offrant des prêts et des subventions, du fait des sommes énormes engagées, de leur réputation parfois douteuse et de leur poids politique.
18L’élimination de la corruption est bien sûr prioritaire et doit s’exercer au moyen des mesures suivantes : diminution du pouvoir discrétionnaire des ministres et des bureaucrates, réforme des procédures d’appels d’offres, lutte contre la circulation de l’argent noir et l’économie souterraine, réformes électorales, révision des liaisons entre le pouvoir économique privé et la vie publique. Tout cela favorise un consensus dans le public et crée une pression pour une mise en œuvre rapide de ces politiques.
19Un gros effort est fait pour renforcer le système permettant au public de porter plainte en cas d’abus de pouvoir, cela dans le cadre du transfert des ressources de pouvoir aux collectivités locales élues. On voit ainsi couramment aujourd’hui des fonctionnaires en charge des districts (collectors) visiter les villages (en s’annonçant à l’avance) et recevoir alors l’ensemble des griefs de la part des habitants, auxquels ils promettent une réponse avant leur prochaine visite. Parfois, ces visites permettent également de lancer une procédure accélérée pour permettre la réalisation rapide de travaux publics. Ce système connaît pourtant des limites et la question de la création d’un ombudsman (Lok ayukta) se pose désormais. En outre, un certain nombre de citizens’ charters ont été publiées par des ministères du gouvernement central, en particulier les services de l’impôt, de l’assurance vie, de la gestion urbaine de Delhi et des travaux publics. Ici encore, l’objectif est de permettre une réparation rapide et efficace des torts causés à des citoyens.
Vers une transformation profonde de la fonction publique ?
20La plupart des ministères du gouvernement central se sont lancés dans l’exercice périlleux d’une révision de l’ensemble de leurs lois et règlements. Une commission a été créée récemment afin de prendre en compte les propositions des chambres de commerce et les groupes de citoyens, l’objectif étant de simplifier les systèmes complexes d’autorisation et de réduire la lourdeur des inspections administratives de tous ordres.
21Tout aussi importante est la tentative de donner plus de poids aux groupes de citoyens grâce à une distribution directe des subventions et à la mise en œuvre et la gestion des services de proximité, en ville et à la campagne. Les écoles primaires, les dispensaires et les centres de santé pour femmes sont particulièrement concernés.
22Malheureusement, l’efficacité et la motivation des fonctionnaires sont souvent menacées du fait de signaux contradictoires émanant de la hiérarchie politique. La surcharge des fonctions, la contrainte de travail avec un ensemble de réglementations et de structures administratives qui demeurent peu flexibles finissent par user la bonne volonté, la morale et l’intégrité des employés publics. Une telle situation ne pourra être combattue qu’en obtenant non seulement un plein soutien des politiciens au pouvoir, mais encore un système d’évaluation des fonctionnaires et enfin des mesures exemplaires de répression de la corruption.
23Le tournant, pour les réformes au cœur de l’Etat, a été amorcé en 1991, en pleine libéralisation économique. Dans son effort pour réduire le déficit public, le gouvernement a pris des mesures d’une part de restriction des recrutements, et d’autre part de fermetures progressives – fondées sur un consensus politique – d’unités industrielles publiques résultant du rachat, dans les années 70 et 80, de « canards boiteux » (sick units), grandes entreprises privées sauvées de la faillite par l’intervention publique).
24Une « révolution silencieuse », sur laquelle aucune publicité n’est faite, se poursuit donc pour diminuer très progressivement le nombre de fonctionnaires, fondée sur une revue des fonctions du gouvernement. Elle signifie un effort à long terme, qui devra reposer sur un consensus entre partis politiques, fonctionnaires et personnel d’encadrement. Cette restructuration devra se faire en évitant de provoquer une paralysie des délicates réformes économiques en cours. Un tel exercice apparaît pour le moins périlleux, dans le présent contexte politique indien, alors que quatre premiers ministres se sont succédé en moins de trois ans et qu’il n’y a plus de parti possédant la majorité absolue au Parlement indien. En particulier, la lutte contre la corruption rencontre de très gros obstacles et ne semble guère progresser. Les plaintes augmentent en nombre, aussi bien contre la criminalisation de la politique que contre l’IAS, qui avait toujours été considéré comme nettement moins corrompu que les autres services administratifs. Pourtant, la montée de l’activisme citoyen (à travers, justement, l’action judiciaire ou la dénonciation dans les médias) et la prise de conscience populaire du caractère impératif de ces réformes constituent un gage de réussite à long terme.
Notes de bas de page
1 Ils sont recrutés au rythme de 150 par an dans les années 60, 100 par an dans les années 70, et à présent 70 par an, parmi plus de 100 000 candidats.
2 Ces formations spécialisées portent en fait sur l’ensemble des secteurs de l’Etat : comptabilité, audits, impôts, gestion des chemins de fer, poste, télécommunications...
3 Ce comité, chargé par le gouvernement d’enquêter sur les rôles de divers membres des sphères politique, administrative et sociale lors du procès intenté contre les pratiques de collusion entre administration et criminalité, a présenté son rapport (non publié) devant le Parlement indien.
Auteurs
Jusque récemment secrétaire adjoint, Department of Administrative Reforms and Public Grievances, Government of India.
Directrice adjointe chargée de la recherche ; chargée de cours, IUED, Genève.
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