La gestion publique au service du marché
p. 91-124
Texte intégral
Introduction
1Il est incontestable qu’au cours de ces vingt dernières années, une profonde remise en question des rapports entre Etat et marché a eu lieu dans la plupart des pays1. Dès lors, il est inévitable que de nouvelles approches de la gestion publique soient présentées et qu’universités, instituts de management public, entreprises de consulting (généralement spécialisées dans la gestion d’entreprise), politiciens et administrations publiques elles-mêmes proposent des méthodes nouvelles pour assurer la gestion de l’interface Etat-société.
2L’analyse des caractéristiques et des conséquences de ces deux mouvements n’est pas chose aisée tant les intérêts en jeu sont puissants, ce qui aboutit bien souvent à mêler, dans le discours sur les nouvelles approches en management public, description de la réalité, propositions de réforme pragmatiques, analyses scientifiques et biais idéologiques. Les écrits des adeptes du courant dit du new public management (ci-après NPM) ou nouvelle gestion publique (ci-après NGP) n’échappent généralement pas à cette confusion. Certes, l’apparition d’approches nouvelles prétendant se substituer aux anciennes et constituer ainsi le nouveau paradigme dominant n’est pas un phénomène nouveau dans l’histoire du développement de la réflexion sur la gestion des organisations modernes, pas plus que la virulence de la critique adressée aux approches anciennes2.
3Ce qui est par contre nouveau, c’est l’incapacité de la plupart des adeptes de la NGP à accepter la critique et à admettre d’autres solutions pour les problèmes de la gestion publique, ce qui se traduit dans le caractère totalitaire de leur attitude à l’égard de ceux qui osent à peine émettre des doutes quant à la validité de la NGP. Les critiques sont immédiatement rejetées de façon sommaire : soit on considère qu’ils n’ont rien compris à la NGP (ce qui en fait des incompétents) ; soit on les présente comme des personnes attachées à un système de gestion publique bureaucratique, peu démocratique, gaspilleur, inefficace et inefficient, fonctionnant essentiellement au profit d’une caste de bureaucrates et de catégories d’individus privilégiés, bénéficiaires des largesses de l’Etat-providence. Et qui voudrait prêter attention à des incompétents ou à de vieux conservateurs rétrogrades ?
4Au fond, cette attitude est bien compréhensible. Ceux qui ont la certitude d’être les dépositaires d’une vérité absolue, d’être en quelque sorte investis d’une mission de droit divin, sont amenés presque inévitablement à ne tolérer aucune opinion dissidente. Il n’en reste pas moins qu’une telle attitude est tout simplement insupportable et mérite qu’on la dénonce avec fermeté, et même sur un ton polémique. C’est ce que je ferai dans un premier temps, en montrant qu’il n’existe pas, sur le plan scientifique, un nouveau paradigme de la gestion publique, tant les approches présentées sous le couvert de la NGP sont diverses, voire contradictoires, et n’arrivent pas à supplanter, malgré un langage triomphant et messianique, une gestion de la chose publique fondée sur une approche webérienne et keynésienne3.
5Mais cela ne suffit bien évidemment pas. Il faut d’une part identifier ce qui constitue le commun dénominateur (car il y en a un) qui donne cohérence à ces différences et, d’autre part, il faut pousser les adeptes de la NGP, ou du moins les gouvernements qui l’ont mise en pratique ou qui envisagent de le faire, à en évaluer sérieusement les réalisations. C’est le moins que l’on puisse exiger de la part de ceux qui fondent une grande partie de leurs propositions de réforme sur une évaluation (à mon sens partielle et erronée) de la gestion webérienne et keynésienne de l’Etat. C’est ce que je ferai dans un deuxième temps, en apportant les éléments critiques de preuve déjà disponibles et en proposant une stratégie d’évaluation de la NGP pour l’avenir.
6Avant d’aller plus loin, j’aimerais préciser une fois pour toutes que je suis, et depuis fort longtemps, profondément attaché à une amélioration de l’action de l’Etat, aussi bien en termes d’efficacité (atteindre les buts fixés par la politique et concrétisés dans des instruments législatifs) qu’en termes d’efficience (atteindre ces buts au moindre coût et sans gaspiller l’argent du contribuable). Sur la base de ce que l’on sait du fonctionnement des organisations, il est par ailleurs évident qu’une politique permanente d’évaluation et de réforme devrait constituer l’une des préoccupations fondamentales des responsables de n’importe quelle organisation, publique ou privée. Ainsi, s’il est vrai que la NGP ne peut constituer une vérité absolue, il est tout aussi vrai qu’elle pose aussi, à sa façon, les mêmes questions fondamentales pertinentes pour la gestion des collectivités publiques, posées depuis fort longtemps par plusieurs générations de chercheurs. Ces questions portent sur l’efficacité et l’efficience de l’action de l’Etat. Encore faut-il s’entendre sur le sens de ces mots4. Mais même dans la perspective et le sens étroit adoptés par la plupart des adeptes de la NGP, les questions qu’ils soulèvent méritent une réponse ou en tout cas la mise en œuvre d’une stratégie organisationnelle et de recherche qui permette de les affronter, même de façon provisoire et lacunaire.
7Pourtant, il faut bien reconnaître que ces questions ne sont pas nouvelles. Sans remonter trop loin dans le temps, on peut dire que la question de l’efficacité et de l’efficience de l’action de l’Etat a été au centre des préoccupations de gouvernants et de théoriciens de la gestion publique depuis au moins une centaine d’années5. Ce qui est nouveau, c’est le contexte dans lequel elles se posent aujourd’hui et dont les adeptes de la NGP tirent très adroitement parti. Il s’agit tout d’abord du déficit des comptes des collectivités publiques découlant d’un déséquilibre structurel entre recettes et dépenses, celui-ci étant en partie lié à l’accroissement des dépenses sociales résultant principalement de phénomènes de société tels que le vieillissement de la population, l’explosion des besoins et donc des coûts de santé, l’apparition du chômage de longue durée ainsi que l’apparition (ou la réapparition) d’un sous-prolétariat en emploi (mais dont le revenu ne suffit pas à le placer au-dessus du seuil de pauvreté et qui nécessite donc l’aide de l’Etat ou de collectivités privées)6. A cela viennent s’ajouter les coûts de différentes formes de pollution et de nuisances7, sans compter les coûts d’infrastructures, dont les Etats ont été les premiers bailleurs de fonds, ainsi que d’autres prestations des Etats en faveur de l’économie de marché. Ensuite, la mondialisation de l’économie. Et enfin, précédant et soutenant les solutions proposées pour faire face aux problèmes liés aux deux facteurs précédents, le renouveau de la pensée libérale.
8Que ces circonstances posent aux Etats et aux organisations internationales de graves problèmes d’efficacité et d’efficience, comme le soutiennent les adeptes de la NGP, nul ne le conteste. En effet, l’inconvénient avec la NPG, ce ne sont pas les questions qu’elle pose, mais les réponses qu’elle entend leur donner.
Le « new public management » ou l’introuvable nouveau paradigme de la gestion publique
9Dans un ouvrage consacré aux problèmes actuels de la gestion du budget de la Confédération suisse, j’avais salué l’apparition de la NGP en Suisse dans les termes suivants : « Le courant du new public management a donné lieu en Suisse à un débat fort intéressant où convergent les espoirs de la droite et de la gauche (à l’exception de l’extrême gauche) de maîtriser la gestion du secteur public qui semble avoir échappé à tout contrôle ; les premiers y voyant, vraisemblablement, la démonstration « scientifique » de la thèse du « moins d’Etat », les seconds la planche de salut [...] providentielle de l’Etat-providence » (Urio et Merckx, 1996, p. 14). Cette convergence (un nouveau consensus ?) entre la droite et une certaine gauche avait de quoi surprendre un observateur peu attentif au développement du discours de la gauche « managériale » au cours de ces dernières années. Toutefois, lorsque l’on sait que c’est l’organe de l’intelligentsia de la gauche « managériale » qui a diffusé en Suisse romande la bonne nouvelle de la NGP, cette convergence devient moins surprenante8. Pourtant, elle est le signe d’une certaine, comment dire, élasticité de la NGP, celle-ci pouvant être prisée aussi bien par Domaine public que par Entreprise romande (l’organe officiel de la Fédération romande des syndicats patronaux, édité à Genève).
10En effet, la première difficulté que l’on rencontre lorsque l’on tente de rendre compte de la NGP consiste dans le caractère fuyant, multiforme et incomplet de la définition qu’en donnent plusieurs de ses adeptes. Cette particularité prend plusieurs facettes. En effet, certains commencent par dire ce que la NGP n’est pas, ou pour le moins ils assortissent immédiatement leur définition de la NGP avec une déclaration de ce qu’il n’est pas. Ainsi du rédacteur responsable de Domaine public : « La nouvelle gestion publique propose un ensemble de principes et de méthodes [...] qui visent à améliorer l’efficacité de l’Etat en adaptant mieux l’offre de services publics aux besoins des usagers. Ces principes et méthodes ne découlent pas d’une idéologie néolibérale qui tenterait d’imposer les lois du marché à la sphère publique. Ils résultent plutôt d’expériences réalisées dans de nombreuses collectivités locales et nationales. Point là de modèle préfabriqué à appliquer mécaniquement, mais une démarche à concrétiser en fonction des besoins propres de chaque collectivité, de son histoire, de sa culture politique, de ses institutions » (Jean-Daniel Delley, 1997). Donc, point de filiation idéologique néolibérale (certains adeptes de la NPG réfutent toute filiation idéologique), mais un ensemble de principes et de méthodes pouvant (et devant) s’appliquer à toutes sortes de réalités. (Remarquons au passage que l’application non mécanique d’un modèle est une banalité qu’aucun théoricien ou praticien de l’organisation ne se donnerait la peine de mentionner, tant elle va de soi.)
11Mais en matière d’élasticité pour définir la NGP, on peut faire mieux. Ainsi, un collaborateur d’une des grandes entreprises de consulting spécialisées dans la NGP a pu écrire récemment que « le NPM en tant que tel n’existe pas ! 11 n’y a pas de modèle unique de NPM. Il s’agit plutôt d’un mélange de concepts et de pratiques qui se sont développés dans différents pays de l’OCDE [...] présentant un certain nombre de similitudes » (Mônks, 1997). Et plus loin : « Il paraît donc que plusieurs modèles « hybrides » du NPM existent, combinant et pondérant les différentes orientations de manière variée. » Par ailleurs, cet auteur admet que « le NPM trouve son inspiration dans la pensée économique néoclassique et sa préférence pour les mécanismes de marché » mais il considère qu’il serait « erroné de vouloir assimiler le NPM à une application non différenciée des préceptes du néolibéralisme ». Donc ici aussi, application différenciée, mais au moins on admet qu’il s’agit de mettre en œuvre les préceptes du néolibéralisme9.
12Ces tentatives de définition de la NGP (que l’on pourrait multiplier à souhait) ont de quoi surprendre, mais elles ont au moins le mérite de mettre en évidence les références récurrentes (même si on constate des contradictions entre auteurs) : pragmatisme avec ou sans référence idéologique, grande variété de conceptions et d’applications, souci d’efficacité et d’efficience, meilleure adaptation de l’offre de services publics aux besoins de la population, transposition de méthodes de gestion du secteur privé au secteur public. Cela appelle plusieurs remarques.
13Tout d’abord je suis persuadé que la référence à une idéologie n’est pas en soi un défaut. Bien au contraire, je considère qu’il est impossible de faire l’économie d’une conception idéologique, surtout lorsque des principes, préceptes ou autres prescriptions de caractère pragmatique ou technique sont proposés pour résoudre des problèmes, présentant certes des implications managériales, financières, techniques, administratives, etc., mais devant en définitive avoir un impact sur les individus, les groupes, les catégories sociales et les collectivités, autrement dit sur l’homme. Dans ce contexte, il est humainement compréhensible que les auteurs se situant notoirement à gauche hésitent, voire refusent, de reconnaître l’évidente filiation néolibérale de la NGP, car cela ferait désordre dans leur discours. Il en va de même pour les entreprises de consulting (voir toutefois ci-dessus la citation de l’article de Mönks), car il s’agit généralement de vendre un produit (l’expertise en gestion publique) à des mandants potentiels peu friands de références idéologiques, mais plus facilement séduits par des approches pragmatiques. Il est par contre assez surprenant que des universitaires tombent aussi facilement dans le même travers. Il est en effet bien connu dans toutes les disciplines des sciences de l’homme que les systèmes de valeurs, de croyances – bref, les idéologies – constituent l’un des fondements les plus puissants de l’action individuelle et collective et qu’ils confèrent son véritable sens à l’application de principes, de préceptes ou de techniques de management. Il n’y a pas de pratique sans idéologie.
14Aussi je peux difficilement comprendre que ceux qui proposent de mettre en œuvre les enseignements d’auteurs aussi brillants que Friedrich von Hayek ou Milton Friedman, puissent renier cette paternité, comme s’il s’agissait d’éviter à tout prix d’avouer avoir contracté une maladie honteuse par voie héréditaire (pour les néolibéraux) ou suite à un malencontreux rapport occasionnel (pour la gauche « managériale »). Il est incontestable que le renouveau de la pensée libérale a fortement influencé la réflexion des adeptes de la NGP, que cela plaise ou non. Ce n’est pas une maladie honteuse. Alors, pourquoi ne pas reconnaître ses pères ? Pour plaire à tout le monde ? A la droite comme à la gauche ?
15Mais il y a pire. Aucune référence n’est faite dans la plupart des écrits des adeptes de la NGP aux valeurs fondamentales d’une société comme la nôtre et aux conflits de valeurs qui la traversent ; les seules valeurs explicitement mentionnées sont celles des « 3 E » (Economie, Efficacité, Efficience) typiques de la NGP (voir p. ex. Buschor, 1994). Est-ce que les adeptes de la NGP considéreraient que nous sommes arrivés (enfin ?) à la fin de l’histoire ? A la fin des idéologies ? Ou plus exactement qu’il n’y aurait plus que les valeurs des « 3 E » ? Et que la finalité du politique serait donc réduite à la mise en œuvre des valeurs d’économie, d’efficacité et d’efficience ? Sans référence à des valeurs fondamentales (et non instrumentales, comme c’est le cas pour les « 3 E »), comment procéder au choix des priorités, entreprise qui, comme le savent tous ceux qui s’y sont sérieusement attaqués, ne peut être réglée que par une approche qui se fonde non seulement sur le simple calcul économique, mais aussi et surtout sur des considérations politiques, voire idéologiques ? De plus, c’est justement sur le choix des priorités (aussi bien en matière de dépenses – donc d’économies possibles – que de recettes) que porte le débat politique. Bien que la NGP ne soit d’aucune utilité pour aider les responsables politiques à faire ces choix, ses adeptes persistent à nous dire : adoptez la NGP et tout le reste ira bien comme par enchantement. La foi remplace une analyse véritablement globale de la situation du pays et de sa position internationale, sans parler de vérification empirique. Mais il doit s’agir ici d’une « globalisation » dont le sens échappe très certainement aux adeptes de la NGP.
Le « new public management » ou lorsque le citoyen cède le pas au client
16Il faut toutefois signaler que même dans la mouvance du libéralisme, certaines voix se sont élevée pour tempérer l’euphorie néolibérale. En me limitant à la Suisse, je ne peux m’empêcher de saluer la clairvoyance de Jean-François Leuba qui, dans un remarquable article écrit alors qu’il était président du Conseil national, fait très opportunément la distinction entre libéralisme économique et libéralisme politique : « Le libéralisme politique, tel que nous le comprenons en Suisse et dans le canton de Vaud, a toujours mis l’Etat au service de l’homme, et non l’inverse, qui est le propre du totalitarisme. De même, l’économie est au service de l’homme, et non l’inverse, qui est le propre du capitalisme sauvage. On a souvent dit qu’il y avait deux ailes dans la pensée libérale : l’aile humaniste et l’aile économique. Mais les deux se retrouveront sans doute, pour rappeler qu’on ne saurait, même dans le monde de la globalisation, sacrifier l’homme au seul profit. »10 On peut facilement souscrire à de tels propos. Ce qui est malheureusement vrai, c’est que dans la pratique, le mouvement libéral est dominé actuellement à l’échelle de la planète par l’aile économique et que la NGP, comme je le montrerai par la suite, en est le fer de lance. C’est en effet le marché qui, avec la NGP, devient le lieu privilégié des interactions sociales, en réduisant considérablement l’espace du champ politique et en reléguant le rôle de l’Etat à celui de garant d’un marché enfin libéré de toutes les entraves étatiques11. Ce processus exigeait nécessairement un changement d’acteur : le citoyen (acteur privilégié d’un système politique démocratique) cède le pas au client, acteur « roi » du marché. Comment cela est-il possible ?
17Nous avons vu, avec la définition de Jean-Daniel Delley, citée plus haut, que la NGP vise à « améliorer l’efficacité de l’Etat en adaptant mieux l’offre de services publics aux besoins des usagers ». Pour réaliser cet objectif, la NGP propose l’une de ses innovations les plus surprenantes dans le domaine des rapports entre autorités publiques et individus, en substituant au concept de citoyen celui de client. On réduit ainsi le rôle de l’individu, membre d’une collectivité publique, à celui d’un acheteur de produits sur une multitude de marchés séparés les uns des autres. On détruit ainsi la figure démocratique de l’individu-citoyen, porteur d’un ensemble de droits et de devoirs que la collectivité (c’est-à-dire l’ensemble des citoyens) lui a attribués à travers le processus politique. C’est la participation des citoyens (égaux entre eux) à la création d’un Etat de droit (qui s’impose à tous et à chacun) qui est typique de l’activité politique dans un Etat démocratique, et non pas l’acquisition de biens et de services sur différents marchés, en fonction du pouvoir d’achat de chacun (différent d’un citoyen à l’autre, en fonction de sa position dans la sphère économique). En balayant les concepts de citoyen et de citoyenneté, les adeptes de la NGP en arrivent à adopter l’un des principes du néolibéralisme, la flexibilisation du travail (qui se traduit inévitablement par une fragilisation de la condition du travailleur) et à oublier, comme le rappelle opportunément Pierre de Senarclens (1997), que « la citoyenneté moderne a été construite sur la protection des travailleurs. Elle ne résistera pas à un monde dépourvu de frontières, où les pouvoirs politiques devraient se plier aux conditions des entreprises et des marchés financiers ».
Le « new public management » ou les conséquences inéluctables de la mondialisation de l’économie
18Dans ce contexte, il est assez pathétique de prétendre que la NGP rapproche le citoyen-client du pouvoir. Ce type d’affirmation, venant de la part de personnes qui utilisent la globalisation de l’économie pour justifier l’adoption de la NGP, a en effet de quoi surprendre lorsque l’on sait (comme le soulignent d’ailleurs à juste titre les adeptes de la NGP) que les décisions fondamentales qui orientent tout le vivre en société dépendent aujourd’hui de plus en plus des décisions prises par de grands ensembles économiques et par des organisations économiques internationales sur lesquelles les citoyens et les collectivités locales n’ont pratiquement aucune influence. A quoi bon (re)donner du pouvoir aux citoyens de Carouge, Oensingen ou Viganello, si l’essentiel se décide à l’échelle mondiale ? C’est à ce niveau-là (celui de l’OMC, de l’OCDE, du FMI, de la Banque mondiale, de l’Union européenne, etc.) qu’il faut redonner du pouvoir au citoyen, et non pas seulement au niveau local12.
19Cela nous amène tout naturellement à apprécier l’utilisation de l’argument de la globalisation de l’économie pour imposer l’application des principes du new public management. Il n’est pas question ici de rendre compte du débat sur la globalisation. Il nous suffira de remarquer que l’expression « mondialisation du capital » nous paraît mieux correspondre à la réalité, même si la crise asiatique qui s’est développée depuis juillet 1997 peut être interprétée comme la face financière d’une crise de surproduction (voir dans ce sens Chesnais, 1997 ; 1998). En effet, le fait marquant, qui domine la restructuration de l’économie sur le plan mondial, est bel et bien la libéralisation de la circulation du capital, qui, dans un souci de rentabilité (généralement à court terme), pousse les investisseurs à déplacer le capital là où le travail est le moins cher (s’il s’agit d’investir dans des processus productifs) et/ou là où le rendement est le plus élevé (s’il s’agit d’investissements purement spéculatifs)13. Il n’est pas question ici d’apprécier les conséquences, pourtant bien connues, de ces mouvements aussi bien dans les pays en voie de développement que dans les pays développés. Il est par contre important de souligner que la plupart des adeptes de la NPG présentent la mondialisation comme un événement bénéfique et inéluctable et, surtout, contre lequel les Etats ne peuvent faire autre chose que de s’adapter – bien entendu en adoptant les préceptes de la NGP.
20La crise asiatique a toutefois semé le doute auprès de plusieurs observateurs et responsables quant aux bénéfices d’une large et rapide libéralisation de l’économie mondiale. Dans ce contexte, il est assez piquant de constater que le pays qui, pour le moment en tout cas, résiste le mieux à la crise est celui qui est le moins intégré au système économique international et le moins libéralisé sur le plan intérieur : la République populaire de Chine14.
21N’y aurait-il pas d’autres possibilités que de s’adapter aux exigences de la finance internationale ? Ne pourrait-on pas envisager, comme le font certains, un empowerment du politique à l’échelle mondiale, qui redonne à la démocratie et aux citoyens le rôle qui leur revient là où se décident les destinées de l’humanité ?15
Le « new public management » ou l’art du marketing en gestion publique
22Avant de passer à l’analyse de l’essence même de la NGP, qu’il nous soit permis de conclure cette partie par quelques remarques sur la terminologie utilisée par les adeptes. On assiste depuis quelques années à ce que l’on pourrait appeler un déferlement de mots magiques dont on se demande si la plupart de ceux qui les utilisent en ont bien saisi la portée, ou si, plus vraisemblablement, ils nous les servent parce qu’ils sont bien dans l’air du temps (voir p. ex. Michael Hammer, un des auteurs les plus cités dans ce contexte, in : Hammer and Champy, 1993).
« New public management » ou « deregulation, privatization and marketization »?
23Le terme même de new public management ne dit pratiquement rien de son contenu. On a vu que certains de ses prophètes en arrivent même à dire qu’il n’existe pas en tant que tel et qu’il peut assumer différentes formes. Il n’en reste pas moins que le terme NPM véhicule l’idée magique de la nouveauté, très prisée dans un monde où il faut sans cesse innover, améliorer la qualité et la performance, au risque de ne pas être compétitif. Remarquons à ce propos que l’un des auteurs qui a analysé l’essence même du NPM, et qui n’hésite pas à parler de l’idéologie du NPM, utilise en lieu et place du sigle NPM celui de DPM, sigle beaucoup plus riche en information sur la vraie nature du NPM car D signifie dérégulation, P privatisation et M « markétisation » (qu’on me pardonne cet affreux néologisme qui a le mérite de rendre très bien les intentions de l’auteur, Jan-Erik Lane, 1997, pp. 1-16). Mais le passage du NPM au DPM révèle au grand jour l’essence même de la nouvelle gestion publique, et il devient alors difficile d’affirmer que le NPM peut assumer des formes fondamentalement différentes... Je reviendrai sur ces aspects dans la dernière partie de cet article.
Débureaucratiser ?
24En outre, les adeptes de la NGP utilisent toutes sortes de formules chocs telles que réinventer, re-engeneering (sans traduction), repenser, débureaucratiser, déréglementer, décentraliser. Toutes les six, mais plus particulièrement les trois premières, témoignent très bien de l’obsession des adeptes de la NGP pour la nouveauté. Les trois dernières traduisent en outre autant d’illusions qu’il s’agit d’expliciter.
25Tout d’abord débureaucratiser. S’il s’agit d’atténuer et de corriger les effets des dysfonctions qui apparaissent inévitablement dans le fonctionnement des bureaucraties, on ne peut qu’être d’accord. Mais l’effet de nouveauté est pratiquement nul puisqu’on s’occupe de ces problèmes depuis au moins les années 3016. De plus, depuis les années 60, Michel Crozier (1964) a bien mis en évidence le fait que les dysfonctions font partie du fonctionnement normal des bureaucraties, et que celles-ci corrigent leurs dysfonctions en renforçant les traits organisationnels de type bureaucratique qui en sont la cause, de telle sorte qu’il faut s’attendre à l’apparition de nouvelles dysfonctions à l’avenir, et ainsi de suite. C’est ce qu’il a appelé le cercle vicieux bureaucratique.
26Par ailleurs, depuis un siècle, Max Weber (1971) a émis l’hypothèse, partiellement confirmée et jamais démentie, que la bureaucratie ne peut disparaître qu’avec la disparition de la société dont elle est le support. En effet, il démontre de façon convaincante, à travers toute une série d’analyses historiques, que les organisations quasi bureaucratiques qui ont existé dans des sociétés aussi diverses que la Chine impériale et l’Egypte des pharaons n’ont disparu qu’avec la disparition de la société correspondante tout entière. C’est que l’analyse webérienne est fondée sur l’hypothèse que les différentes composantes d’une société (on dirait aujourd’hui : ses sous-systèmes) sont inévitablement liées les unes aux autres par une certaine cohérence. A partir de cette hypothèse, Weber démontre que la bureaucratie est la forme typique qu’assument toutes les organisations (publiques et privées) dans une société comme la nôtre, dominée par un processus de rationalisation qui donne cohérence à l’ensemble sociétal17 : l’existence d’une économie rationnelle (de marché ou planifiée), fondée sur le calcul et la maximisation de la prévisibilité des comportements et donc sur la réduction de l’incertitude, exige en face d’elle un Etat et une bureaucratie publique également rationnels (c’est-à-dire prévisibles), chargés de mettre en œuvre un droit rationnel (calculable, prévisible). La remise en question radicale de la forme d’organisation bureaucratique implique donc une remise en question radicale de l’organisation de l’ensemble de notre société, et non un simple exercice d’ingénierie organisationnelle au niveau des Etats-nations, auquel se livrent la plupart des adeptes de la NGP. De plus, comme la hiérarchie qui se manifeste dans les organisations n’est qu’un cas particulier d’application du principe général de hiérarchisation opérant dans l’ensemble de notre société, il y a là une difficulté supplémentaire qu’un processus de dé-bureaucratisation appliqué au seul secteur public aurait de la peine à surmonter.
27Enfin, l’analyse webérienne du pouvoir nous éclaire sur un autre point fondamental au cœur du débat sur la NGP. Dans la structure du type idéal de pouvoir légal-rationnel18, où l’Etat se dote d’une administration de type bureaucratique, celle-ci est totalement sous le contrôle du pouvoir politique. Mais lorsque Weber analyse, grâce à sa typologie, la réalité des systèmes politiques contemporains de type légal-rationnel, il découvre que la bureaucratie d’Etat a tendance à se soustraire au pouvoir politique grâce à son savoir spécialisé, à la position stratégique qu’elle occupe au sein de la société, ainsi qu’à la pratique du secret. De ce fait, à la limite, la bureaucratie pourrait exercer elle-même le pouvoir. Dans ce contexte, le seul contre-pouvoir capable de contrebalancer le pouvoir de la bureaucratie d’Etat ne peut venir, selon Weber, que d’autres bureaucraties, et plus particulièrement des bureaucraties du secteur privé. En effet, elles aussi fonctionnent sur la base de règles formelles et techniques, se structurant en bureaux hiérarchisés, engageant des collaborateurs possédant un savoir spécialisé, et pratiquant le secret.
28Reste à savoir si les bureaucraties privées occupent aujourd’hui une position stratégique au sein de notre société et si parallèlement les bureaucraties des Etats-nations ont perdu leur position stratégique. C’est justement ce que mettent en évidence les adeptes de la NGP avec l’argument de la mondialisation de l’économie. La perte de pouvoir des Etats-nations a laissé le champ libre à des acteurs économiques (multinationales et organisations économiques internationales) qui agissent à l’échelle de la planète, très largement à l’abri du contrôle démocratique, ne reconnaissant que le contrôle du marché, et poussant les Etats à se déposséder de ce qui leur reste encore de souveraineté dans la sphère économique (voir p. ex. Kenichi, 1995, et l’exemple récent du traité de l’Accord multilatéral sur l’investissement, cité en note 1).
29La conclusion est très claire. Contrairement à la prétention des tenants de la NGP, qui soutiennent que son adoption par les Etats-nations (dans leur tentative de s’adapter au processus bénéfique et inéluctable de la mondialisation) mettra fin à l’emprise de la bureaucratie, nous constatons que le processus de bureaucratisation atteint son apogée à l’échelle de la planète. Il est d’autant plus enraciné qu’il est renforcé par une application particulière du principe hiérarchique, qui tend à subordonner le politique à l’économie et à sa rationalité. Il va sans dire qu’une société fondée essentiellement sur l’idéologie selon laquelle l’accomplissement de l’homme passe avant tout par la possession d’une quantité croissante de biens et de services, produits de façon optimale par le marché, constitue un environnement culturel très propice à l’établissement et au maintien de l’hégémonie des bureaucraties constituées par les agents économiques internationaux. On voit mal dans ce contexte comment ce processus pourrait être arrêté si les Etats ne se mettent pas d’accord pour redonner le pouvoir à leurs citoyens, en mettant sur pied un système démocratique à l’échelle mondiale qui permette un vrai débat sur les choix fondamentaux auxquels tous les citoyens (et non seulement une petite élite) sont aujourd’hui confrontés.
Déréglementer ?
30La déréglementation est un cas particulier de débureaucratisation, étant donné, comme nous l’avons déjà signalé, qu’une gestion bureaucratique a nécessairement recours à des règles formelles19. Le sens que les adeptes de la NGP donnent à ce terme est à mettre en rapport avec le principe de liberté, seul capable de valoriser les forces créatrices de l’homme, notamment dans la sphère économique et, par transposition, dans n’importe quelle autre domaine d’activité20. Il en est ainsi dans le domaine des échanges internationaux (nous venons de le voir), dans la sphère du marché intérieur ainsi que, par transposition, dans la gestion de la chose publique, notamment dans le fonctionnement de l’Etat. Après ce que nous avons dit de la débureaucratisation, il nous suffira ici de signaler trois aspects fondamentaux de la déréglementation.
31Tout d’abord les règles qui régissant le comportement des fonctionnaires sont généralement destinées à mettre en œuvre quelques grands principes de l’Etat de droit, dont je mentionnerai ici simplement ceux de la légalité et de l’égalité de traitement. Toute latitude trop grande laissée au fonctionnaire dans l’application du droit à des cas particuliers ouvre objectivement la voie à la prise en considération d’éléments subjectifs qui risquent de violer les principes susmentionnés21.
32En outre, une grande partie de la législation, notamment dans les domaines du social et de la protection de l’environnement, a été mise en place pour pallier les déficiences du marché et les comportements, jugés irresponsables, d’acteurs économiques. Déréglementer dans ces domaines équivaudrait à laisser le champ libre à la résurgence de comportements jugés à un moment donné inacceptables, et à les considérer comme admissibles par pur souci de rentabilité économique et/ou pour soutenir la compétitivité des acteurs économiques concernés.
33Enfin, la déréglementation peut, comme n’importe quel autre arrangement organisationnel, provoquer l’apparition de dysfonctions, qui nécessitent un retour à la réglementation précédemment abolie, ou à la mise en place de nouvelles réglementations, qui risquent d’être encore plus fournies et tracassières que les précédentes. La privatisation de nombreuses entreprises publiques en Angleterre (gaz, électricité, transports, télécommunications, etc.) a nécessité la mise en place d’agences de régulation et de contrôle, ainsi qu’un ensemble d’indicateurs pour mesurer les prestations fournies, dont on peut se demander si en définitive ils ne contribuent pas à rendre la gestion de ces secteurs plus difficile, moins efficiente et plus bureaucratique qu’elle ne l’était lorsqu’elle était gérée à l’intérieur de structures hiérarchiques traditionnelles.
Décentraliser ?
34Tout comme la déréglementation, la décentralisation peut être considérée comme un cas particulier de débureaucratisation. En effet, l’une des caractéristiques de la bureaucratie, la hiérarchisation des bureaux, comporte souvent l’existence de nombreux échelons hiérarchiques. Les principales conséquences en sont d’une part que l’information circule lentement tout en étant susceptible d’être utilisée dans le cadre de stratégies de fonctionnaires ou de bureaux qui la déforment et/ou la retiennent en fonction d’intérêts particuliers et, d’autre part, que les subordonnés, trop éloignés du centre de décision, sont démotivés. D’après les analyses de Michel Crozier, l’éloignement du centre de décision, qui a pour fonction de renforcer l’impersonnalité des normes, peut donner lieu également à l’apparition de dysfonctions qui mettent en péril la capacité de l’organisation d’accomplir ses missions de façon satisfaisante. Il n’est donc pas étonnant que la décentralisation fasse également partie de l’arsenal du marketing de la NGP.
35La décentralisation peut prendre deux formes. Tout d’abord la délégation de tâches publiques à des organismes privés, qui peut s’effectuer soit par une privatisation pure et simple (avec ou sans contrôle de l’Etat), soit par des contrats de prestations (avec ou sans mise à concours) impliquant nécessairement une plus grande responsabilité des unités décentralisées, ainsi qu’un contrôle de la part de l’Etat. Deuxièmement, la décentralisation peut se faire à l’intérieur même du secteur public, en s’appuyant sur un contrat de prestations conclu entre le ministère et une agence, dotée d’une mission clairement définie (avec des standards quantitatifs et qualitatifs qu’elle doit satisfaire), d’une large autonomie et d’un budget-cadre. Nous reviendrons sur les difficultés d’une telle stratégie de gestion. Pour l’instant, il suffit de signaler, comme pour la débureaucratisation et la déréglementation, que la décentralisation ne pourra jamais supprimer tout trait hiérarchique et réglementaire, autrement dit tout aspect bureaucratique dans la gestion d’une organisation publique ou privée. Un minimum de centralisation est en effet nécessaire à la gestion des organisations de type bureaucratique qui dominent tous les domaines d’activités de nos sociétés. D’autre part, une décentralisation excessive risque de provoquer l’apparition de nouvelles dysfonctions, dont il suffit ici de signaler les problèmes accrus pour la coordination des différentes activités de l’Etat, ce qui constitue à l’heure actuelle l’une des tâches les plus difficiles à réaliser dans le secteur public. Tout ce que l’on peut faire, c’est d’en atténuer les aspects négatifs, c’est-à-dire les dysfonctions dues à la centralisation.
36En conclusion, prétendre révolutionner la gestion publique en débureaucratisant, en déréglementant et en décentralisant est très certainement une bonne stratégie pour vendre un produit sur le marché de l’expertise en gestion à l’heure actuelle, mais qui risque de se révéler à terme comme une mission impossible dont on aura de la peine à justifier l’échec, tant la NGP est riche en promesses messianiques. Au fond lorsque l’on discute sérieusement avec quelques adeptes de la NGP, on se rend compte qu’il s’agit ni plus ni moins que de trouver, à tâtons, des solutions partielles, provisoires et incertaines à des problèmes classiques de gestion, ou d’introduire des éléments techniques (telle la comptabilité analytique) permettant de rendre la gestion technique plus agile et/ou transparente. Mais alors, pourquoi sortir un langage grandiloquent et truffé de mots plus gros que le produit que l’on est effectivement en mesure de mettre sur le marché ?
37S’il ne s’agissait que de cela, il n’y aurait pas de problèmes de compréhension entre adeptes de la NGP et autres observateurs de la gestion publique qui sont eux aussi préoccupés par des considérations d’efficience, mais qui sont également, et même davantage, attentifs au respect des règles fondamentaies d’un Etat de droit, de la démocratie et donc de la primauté de l’ensemble des citoyens sur toute autre instance élitaire, aussi compétente soit elle. Malheureusement, pour la plupart des adeptes de la NGP il s’agit bien au contraire de mettre en œuvre tout un programme fondé sur une rationalité et une stratégie cohérentes, dont, il faut bien le dire, on se garde trop souvent de définir toutes les dimensions et les conséquences. Il s’agit donc d’expliciter l’essence même de la NGP et faire en sorte que le lecteur puisse se forger sa propre opinion. C’est ce que je ferai dans la dernière partie de cet article.
Le « new public management » en quelques principes (ou proverbes ?)
38Les tenants de la NGP partent généralement d’une analyse des dysfonctionnements internes de l’Etat, d’une évaluation des entraves que le développement de l’intervention de l’Etat fait peser de plus en plus sur le marché, ainsi que d’une prise en considération des conséquences de la mondialisation de l’économie et plus particulièrement des marchés financiers. La mondialisation exige une rationalisation de l’activité des entreprises dans le sens d’une plus grande efficience, faute de quoi elles seront acculées à la faillite ou au transfert de leurs activités dans des pays où les coûts de production du même produit sont plus bas (salaires, contributions patronales aux assurances sociales, fiscalité notamment). La conséquence sera dans les deux cas une diminution des postes de travail dans les pays concernés.
39Or, que se passe-t-il dans les pays développés ? L’efficience des entreprises est mise en péril par l’activité que les Etats ont développée depuis un siècle, et surtout depuis la Seconde Guerre mondiale. Trois aspects de cette politique sont plus particulièrement mis en évidence : réglementations excessives, gonflement de l’appareil administratif, démesure et irrationalité de l’Etat-providence22. Ces trois caractéristiques du rôle de l’Etat ont pour conséquence d’augmenter considérablement le coût de fonctionnement de l’Etat : d’une part, il faut payer les salaires d’un nombre croissant de fonctionnaires ; d’autre part, il faut pouvoir verser les allocations au titre de la sécurité sociale. De plus, les contributions des employeurs au financement de la sécurité sociale et l’obligation de respecter toutes sortes de réglementations (p. ex. pour la protection de l’environnement ou la santé publique) contribuent à augmenter les coûts de production.
40Il s’en est suivi pour la société une augmentation de la fiscalité, qui frappe non seulement les personnes physiques, mais aussi et surtout les entreprises, ce qui rend d’autant plus difficile leur position sur le marché. Au niveau de la gestion des finances de l’Etat, cette politique a montré ses limites lorsqu’il s’est avéré impossible d’augmenter les entrées en fonction de l’évolution des dépenses. Comme ces dernières sont très souvent inscrites dans des instruments législatifs qu’il est difficile de changer sans le consentement du peuple ou de ses représentants, voilà que s’instaure le cercle vicieux des déficits annuels persistants, débouchant sur une augmentation de l’endettement public. Une partie croissante des dépenses de l’Etat n’est plus dès lors utilisée pour accomplir des activités, mais pour payer les intérêts de la dette.
41Cette analyse, il faut bien le dire, n’est pas très éloignée de la réalité. C’est une description assez correcte de ce qui existe. Pourtant, à partir de là, on pourrait envisager plusieurs réponses possibles. Les adeptes de la NGP n’en donnent qu’une : s’adapter au marché. Les remèdes proposés coulent alors de source : déréglementer, flexibiliser le marché du travail (car c’est le seul facteur sur lequel on peut encore faire des économies), diminuer les dépenses de l’Etat en privatisant les activités rentables (ou même celles qui ne le sont pas à coup sûr, mais en faisant intervenir l’Etat en cas de difficultés), en diminuant les dépenses de sécurité sociale et donc les prélèvements y relatifs, notamment ceux à la charge des entreprises, diminuer les prestations de l’assurance chômage (montant des allocations et durée de la couverture) dans le but de pousser les chômeurs à accepter un travail. Il n’y a rien de surprenant dans tout cela, lorsque l’on sait que le principe fondamental de la NGP est l’efficience économique.
42Il est réjouissant que plusieurs auteurs se soient livré à des analyses qui nous aident, directement ou indirectement, à déterminer la vraie nature de la NGP23. Voici ce que nous avons retenu de ces analyses.
Le principe d’efficience économique est le concept fondamental qui donne cohérence à la stratégie de réforme de la NGP et dont tous les autres principes dépendent logiquement. Il est fondé, d’une part, sur le postulat de rationalité économique utilisé pour expliquer le comportement des acteurs sociaux dans toutes les sphères d’activité, et, d’autre part, sur le postulat d’après lequel le marché est le meilleur moyen pour optimaliser la production et la distribution de la richesse. Le rôle de l’Etat, comme on l’a déjà vu avec Milton Friedman, est limité au maintien des conditions-cadres nécessaires au fonctionnement du marché, et ce dernier renvoie à son tour aux concepts de concurrence et de compétitivité. S’il en est ainsi, alors le meilleur moyen pour améliorer la gestion de la chose publique consiste à « markétiser » l’Etat, autrement dit à déréglementer les marchés, à privatiser les activités étatiques qui ne relèvent pas des fonctions de soutien au marché ou, à défaut, à introduire, au moins partiellement, des éléments de marché dans la gestion de la chose publique au moyen de la passation de contrats de prestations avec des entités privées ou publiques. Les principes suivants servent en fait à renforcer et/ou à faciliter la mise en œuvre du principe d’efficience économique.
Le deuxième principe est celui de la séparation entre décisions stratégiques et décisions opérationnelles. Malgré la nouveauté de la terminologie en gestion publique, cette formulation, empruntée directement au management des entreprises, n’est autre chose qu’une reprise de l’ancienne théorie de la séparation entre politique et administration, avancée par Woodrow Wilson (1887) et reformulée par Herbert Simon (1945, chap. 3, pp. 45-60). Ce principe renforce la tendance en faveur de la privatisation et des contrats de prestations en ce qu’il prétend démontrer qu’il est possible de gérer de façon optimale la production de certains services, même lorsque la privatisation ne peut être complète du fait que l’Etat, bien qu’il n’assure plus lui-même la production de ces services, souhaite garder au minimum une fonction de surveillance ou de contrôle de cette production. Il en découlerait une économie évidente dans les deux cas de figure envisagés. En cas de privatisation de secteurs que l’Etat souhaite garder sous surveillance24, l’économie résulterait de la diminution du nombre de fonctionnaires ainsi que de la meilleure efficience des entreprises privées chargées de la production du service concerné. En cas de contrats de prestations, l’économie résulterait du fait que les entités (publiques ou privées) bénéficiaires du contrat seraient amenées à améliorer leur efficience. En effet, dans les cas où elles sont soumises à la concurrence en phase de soumission (competitive tendering)25, elles se trouveraient en situation de marché et seraient donc « naturellement » poussées à diminuer les coûts de production (à quantité et qualité égales) ; dans les cas où l’Etat s’adresse directement à un pourvoyeur unique, l’amélioration de l’efficience résulterait du fait que ces entités seraient libérées des rigidités de la gestion bureaucratique propre aux services publics, notamment en ce qui concerne la gestion du personnel.
Le principe de décentralisation vient tout naturellement renforcer les deux principes précédents, en ce qu’il encourage la poussée vers les privatisations et les contrats de prestations, qui peuvent être considérés comme des formes particulières de décentralisation. En outre, la décentralisation présente également l’avantage d’une plus grande motivation qui favoriserait l’esprit d’entreprise des employés des unités décentralisées, du fait qu’elles seraient au bénéfice d’une plus grande autonomie.
Ces trois premiers principes sont ensuite soutenus par ce que les tenants de la NGP appellent l’orientation de l’activité étatique en fonction des résultats et donc de la satisfaction du client, plutôt qu ‘en fonction du respect des procédures. Le marché, qui pousse les pourvoyeurs de services à produire au moindre coût et en satisfaisant les attentes des clients en matière de qualité, est le garant d’une gestion optimale des ressources. Dans ce contexte, privatisations, contrats de prestations et décentralisation apparaissent comme des techniques de gestion rapprochant l’Etat de ses clients, comme cela se passe pour les entreprises du secteur privé. C’est donc le client qui devient la référence privilégiée de la NGP et non plus le citoyen.
Mais comme la mise en œuvre de cette nouvelle gestion publique se fait dans un contexte particulier, déjà signalé, caractérisé par les déficits persistants et l’augmentation de la dette publique qui en est la conséquence, ainsi que par l’impossibilité d’augmenter les rentrées fiscales, l’application du principe d’efficience est nécessairement biaisée par une nouvelle donne : la nécessité d’équilibrer le budget de l’Etat, qui ne peut être satisfaite que par une politique systématique d’économies. C’est l’essence même du slogan de la version américaine de la NGP : la National Performance Review a été lancée en 1993 sous le titre A Government That Works Better, and Costs Less (Gore, 1993). La mise en œuvre de ce principe conduit tout naturellement aux deux principes suivants :
La primauté du contrôle financier, et
La généralisation des audits et de l’évaluation des performances (application du slogan value for money), ce qui implique la définition de standards qualitatifs et quantitatifs.
Etant donné les trois principes précédents, il était inévitable d’opérer dans la gestion de la chose publique un transfert de pouvoir en faveur des gestionnaires et au détriment des professionnels (p. ex. des médecins dans les hôpitaux)26.
La primauté du marché se traduit de façon plus dramatique dans un domaine particulier, car elle concerne ici directement les hommes et les femmes : la dérégulation du marché du travail.
Cependant, comme les organisations syndicales peuvent constituer un obstacle à la mise en œuvre du principe précédent, ce dernier doit être soutenu par un dixième principe : la marginalisation des syndicats. Cela se traduit inévitablement par une révision des lois régissant les relations de travail, qui réduit considérablement les droits syndicaux, comme cela a été fait dans les deux pays qui ont mis en œuvre de la façon la plus systématique le projet de la nouvelle gestion publique : le Royaume-Uni et la Nouvelle-Zélande.
43Comment ces principes se traduisent-ils dans la réalité ? C’est ce que nous allons voir dans la dernière partie de cet article, en prenant en considération dans un premier temps les principales difficultés d’ordre technique, puis en apportant quelques éléments mettant en évidence les conséquences « globales » de la NGP pour les sociétés dans lesquelles elle a été appliquée de façon systématique depuis un certain nombre d’années.
Le « new public management » en action : les difficultés techniques
44La première difficulté d’ordre technique réside dans le fait que le marché n’existe pas toujours. Les défaillances du marché étant bien connues27, bornons-nous à rappeler, avec Paul Krugman, que les marchés ne sont pas magiques et que vouloir à tout prix imposer le recours au marché par simple choix idéologique risque d’aboutir à des solutions moins satisfaisantes que celles proposées par une gestion publique traditionnelle28. Cela ne signifie évidemment pas que le recours au marché ne doit être envisagé dans aucun cas. Le marché, tel qu’il est généralement présenté par les libéraux (anciens et nouveaux), est en fait un type idéal, au même titre que la bureaucratie webérienne. Dans la réalité, il n’y a pas de marché parfait, pas plus que de bureaucratie parfaite. Il faut donc évaluer soigneusement dans tous les cas quels sont les avantages et les inconvénients de ces deux possibilités de gestion publique, ainsi que leurs éventuelles coexistence et collaboration, et choisir la solution qui donne les plus grandes garanties d’efficience et de respect de la volonté de l’ensemble des citoyens, autrement dit des valeurs démocratiques.
45La deuxième difficulté technique réside dans la séparation entre décisions stratégiques et décisions opérationnelles. Nous avons déjà signalé qu’il s’agit d’un rêve vieux d’au moins cent ans, qui a donné lieu aux Etats-Unis à une longue série de tentatives s’étant toutes soldées par des échecs, et dont la National Performance Review n’est que le dernier épisode29. Le problème fondamental vient de ce que les objectifs des politiques publiques se définissent et redéfinissent constamment tout au long du processus législatif, y compris dans la phase opérationnelle de la mise en œuvre, et que de ce fait les politiciens seraient bien avisés de ne pas en perdre le contrôle.
46Certes, on pourra soutenir qu’il suffit de mettre en place des instances de contrôle comme cela est envisagé pour les contrats de prestations ou pour les secteurs privatisés ou les agences décentralisées, soumis à la surveillance des organes régulateurs ou de contrôle. A cela on peut opposer deux objections. Tout d’abord l’expérience anglaise montre qu’il est difficile de contrôler de l’extérieur des secteurs très complexes et à haute technicité, comme c’est le cas pour la plupart des secteurs privatisés. A tel point que certains observateurs anglo-saxons n’hésitent pas à signaler ce qu’ils appellent la « capture » du contrôleur par le contrôlé, le premier, qui dépend pour son information du second étant petit à petit amené à partager les critères d’évaluation de ce dernier (voir p. ex. Parkin and King, 1995, pp. 550-556; Rosembloom, 1998, pp. 417-418, 425 et 439; Kettl, 1993, chap. 2, pp. 21-40).
47D’autre part, la mise en place d’instances de contrôle entraîne des coûts qui n’existent pas dans un système bureaucratique classique hiérarchisé : il s’agit des coûts de transaction. La passation d’un contrat, le contrôle des prestations fournies, la renégociation éventuelle d’une partie ou de l’ensemble du contrat, impliquent des coûts dont il faut tenir compte lorsque l’on compare la NGP avec la gestion traditionnelle30.
48En outre, et ceci constitue une troisième difficulté, les techniques de gestion de la NGP posent de sérieux problèmes en matière de responsabilité démocratique. La grande autonomie laissée aux gestionnaires, les difficultés de contrôle déjà signalées, la déréglementation des procédures dans le but de renforcer le sens des responsabilités des agents et de les inciter à faire preuve d’esprit d’initiative – et donc à prendre des risques (comme dans les entreprises privées) – posent de façon dramatique la question de la responsabilité. Tout d’abord il y a un danger accru de violation des grands principes du droit administratif. De plus, comme le montre clairement Ronald Moe (1994), cette autonomie risque de déboucher sur un éclatement de l’action de l’Etat en une série d’agences indépendantes les unes des autres, ce qui rendra difficile l’activité de coordination et contribuera à atténuer dangereusement la responsabilité des politiciens à l’égard des instances démocratiques et des citoyens.
49Enfin, la généralisation de la technique des contrats de prestations (et des contrats tout court) augmente sensiblement les occasions de corruption de fonctionnaires. Ainsi Nicholas Henry démontre que pendant la période très NGP de l’administration Reagan les cas de corruption au sein de l’administration fédérale américaine ont plus que quadruplé par rapport à la période précédente (1972-1980)31.
50Ainsi, même sur le simple plan de la technique de gestion, toute une série de difficultés majeures se présentent sur la route de la mise en œuvre de la NGP. S’il ne faut pas – évitant de reproduire l’intransigeance manifestée par les tenants de la NGP à l’égard de la gestion traditionnelle — réfuter, par principe, toute tentative de réforme, il faut bien admettre que les recherches empiriques déjà disponibles devraient inciter à une certaine prudence, à soumettre tout projet de réforme à une analyse comparative des avantages et inconvénients des solutions en présence, et à analyser les expériences faites par les pays qui ont appliqué la NPG à une large échelle et depuis une période suffisamment longue pour en tirer des enseignements significatifs.
51Mais les véritables faiblesses de la NGP apparaissent clairement lorsque l’on considère globalement (cela dit sans ironie !) ses effets sur l’ensemble des sociétés concernées. Certes, on objectera qu’il y a d’autres variables qui entrent en jeu pour déterminer la structure d’une société. Mais il serait surprenant qu’une gestion de la chose publique qui se fonde sur la mise en œuvre du principe d’efficience économique (et, qui plus est, biaisée par la « nécessité » de faire des économies, notamment sur les dépenses sociales), sur la déréglementation, les privatisations, la décentralisation et les contrats de prestations, et grâce à laquelle on nous promet monts et merveilles, n’ait pas un effet quelconque sur les structures sociales. D’ailleurs, nous en décelons dès aujourd’hui une preuve éloquente dans le fait que les pays que je qualifie de « pays NGP » présentent des caractéristiques peu enviables, en particulier une plus grande inégalité de la distribution du revenu ainsi que des taux de pauvreté et de criminalité plus élevés que ceux des pays dotés d’un Etat social plus performant32. Ces constats étant faits, il faudra que les adeptes de la NGP expliquent comment justifier les politiques de ces mêmes pays, qui tendent à désécuriser un nombre grandissant de personnes en emploi (le marché du travail ayant été flexibilisé pour atteindre une plus grande efficience dans les processus productifs) et à diminuer l’aide de la collectivité à un nombre croissant de personnes marginalisées du fait que le marché, rendu aussi efficient que possible, n’est plus à même de les employer.
Le « new public management » en action : les conséquences sociétales
52Un certain nombre de travaux sont actuellement disponibles pour comparer les structures sociales des pays NGP avec celles des autres. Que dans les pays NGP le niveau des salaires et des conditions générales de travail se soit dégradé, notamment pour les strates salariales les plus basses, n’est plus à démontrer. Aux Etats-Unis le salaire horaire minimum était jusqu’à une époque assez récente inférieur à 5 dollars (il est actuellement de 5.85 dollars) et au Royaume-Uni il n’y a pas de salaire minimum légal (le gouvernement travailliste est en train d’examiner la possibilité de l’introduire, mais son niveau ne serait guère supérieur à quelques livres sterling). On sait toutefois que les salaires minimums effectivement payés ne sont guère supérieurs à 2 ou 3 livres sterling. Pour illustrer la dégradation de la condition du travailleur non qualifié, il suffit de citer le cas d’un balayeur des rues au niveau local anglais. Suite à l’obligation de passer au système du compulsory competitive tendering, une municipalité anglaise a conclu un contrat de prestations avec une entreprise privée : le salaire de son ancien ouvrier, engagé par l’entreprise, a diminué de 183 à 147 livres, soit une perte de 36 % ; les jours de vacances annuels sont passés de 20 à 15, et les heures de travail hebdomadaires de 35 à 40 (Kester et al, 1997, p. 117).
53Certes, on objectera que dans les pays NGP un nombre considérable de nouvelles places de travail a été créé ces dernières années et que le taux de chômage est nettement inférieur à celui d’autres pays. Bien que les statistiques officielles du chômage confirment cette assertion, plusieurs études démontrent que ces statistiques ne tiennent pas compte du chômage caché. Une enquête réalisée au Royaume-Uni par le Centre for Regional Economic Research de l’Université de Scheffield conclut que le chômage effectif atteignait en janvier 1997 15 % de la population active au lieu des 6,1 % attestés par les statistiques officielles (voir le Journal de Genève du 28 avril 1997, p. 7). Par ailleurs, selon une enquête des syndicats anglais (TUC) à la même époque, le quart de la population active travaillait à temps partiel, 7 % étaient 116 intérimaires et 3 millions de personnes gagnaient moins de 3 livres sterling par heure (ibidem). Des renseignements similaires existent pour les Etats-Unis et la Nouvelle Zélande33.
54Ces données acquièrent encore plus de signification lorsqu’on les analyse conjointement avec les données disponibles sur la distribution du revenu. Certes, on ne saurait prétendre à une distribution égale de la richesse, une absurdité que les personnes raisonnables n’ont jamais défendue. Toutefois, toute personne raisonnable serait vraisemblablement choquée si on devait constater que l’augmentation de la richesse, qui s’est vérifiée malgré la crise économique dont tout le monde parle, a été distribuée d’une façon qui non seulement s’avère inégalitaire, mais accroît toujours davantage les inégalités. C’est ce qu’a montré l’économiste américain Paul Krugman dans une étude publiée en 1992 déjà. L’auteur indique qu’au cours de la période de 1977 à 1989 (qui couvre grosso modo les années très NGP de la présidence Reagan), 70 % de l’augmentation du PIB ont été empochés par le centile des contribuables les plus fortunés, qui ont ainsi vu leur revenu augmenter en moyenne de 103 %, alors que 40 % des Américains les moins nantis ont vu leur revenu diminuer34.
55Plusieurs études réalisées au Royaume-Uni par le Institute of Fiscal Studies aboutissent à un tableau similaire de la distribution du revenu dans ce pays. Dans l’une, il est montré que la courbe est moins spectaculaire que enregistrée aux Etats-Unis, mais le mouvement est fondamentalement le même alors que les 20 % les moins lotis ont vu leur revenu diminuer entre 1979 et 1992 (les années Thatcher), tous les autres contribuables ont bénéficié d’une augmentation de leur revenu, de plus en plus importante au fur et à mesure que l’on monte dans la hiérarchie des salaires35. Une autre étude, menée sous l’égide du Luxembourg Income Study (Bradshaw and Chen, 1996, p. 1), dévoile que le pourcentage de famille anglaises avec un revenu inférieur à la moitié du revenu moyen a doublé au cours des années 80.
56Les travaux du Luxembourg Income Study suggèrent par ailleurs (mais cela devra être confirmé par des recherches ultérieures) que l’inégalité monte plus rapidement dans les pays NGP que dans les autres36.
57On pourrait soutenir que l’inégalité dans la distribution du revenu n’est pas nécessairement regrettable, car après tout, dans une société où le poids des responsabilités est assumé par les citoyens de façon différente, il n’y a aucune raison de vouloir à tout prix diminuer les inégalités au risque de décourager les plus entreprenants. Tout le monde en souffrirait. Je serais prêt à accepter cette façon de voir si, au bas de l’échelle de la distribution inégale de la richesse, ceux qui s’y trouvent pouvaient au moins disposer d’un revenu suffisant pour mener une vie décente. Or cette condition n’est manifestement pas remplie : non seulement la croissance de la richesse est distribuée de façon très inégale (et, comme on vient de le voir, en laissant les moins lotis encore plus démunis), mais cette distribution inégale maintient, et même augmente, la proportion de la population dont le revenu se situe au-dessous du seuil de pauvreté.
58L’étude déjà mentionnée du Luxembourg Income Study, conduite sur une vingtaine de pays, montre que les deux pays NGP qu’elle couvre, soit les Etats-Unis et le Royaume-Uni, avaient alors un taux de pauvreté nettement supérieur à celui des pays d’Europe continentale occidentale à Etat social performant37. La Nouvelle-Zélande ne figurait pas dans cette recherche, mais Jane Kelsey (1996, p. 33) cite l’économiste Brian Easton d’après lequel le nombre de personnes vivant dans un état de pauvreté s’est accru de 35 % entre 1989 et 1993 pour porter la proportion des pauvres à une personne sur six. Des chiffres plus récents, fournis par le New Zealand Poverty Measurement Project (qui utilise une méthodologie différente), révèlent que 18,5 % des ménages, 20,5 % des individus et un enfant sur trois vivent en dessous du seuil de pauvreté38.
59Une société où une partie importante de la population est exclue du circuit économique, ou y est insérée de façon insuffisante, ne manquera pas de présenter d’autres aspects particulièrement négatifs dont il faudra tenir compte dans un bilan véritablement global de la gestion publique. D’où l’idée d’aller voir les statistiques sur l’évolution de la criminalité39. Si l’on considère la Suisse comme un pays non NPG40 et que l’on compare l’évolution de la criminalité à la portée de tous (le vol) avec celles des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la Nouvelle-Zélande, on trouve que le niveau de ce type de criminalité n’a pratiquement pas augmenté en Suisse de 1977 à 1991 alors qu’il a pratiquement doublé dans les trois autres pays pour la même période41.
Conclusion
60L’avenir des pays ayant adopté de façon systématique et sur une longue période les préceptes de la NGP n’est pas aussi rose que le prétendent les universitaires, les consultants et les praticiens qui l’ont théorisé et/ou mis en œuvre ou qui souhaitent le faire. La démonstration de la supériorité de la nouvelle gestion publique en termes d’efficience économique n’a pas encore été apportée42, tandis que l’incapacité de cette nouvelle gestion à résoudre les problèmes de société signalés semble être confirmée par les données existantes. Certes, il faudra procéder à une analyse plus systématique pour évaluer de façon plus documentée la NGP en action, et c’est ce que nous allons continuer de faire ces prochaines années avec une équipe de chercheurs du Département de science politique de l’Université de Genève. Dans le cadre du présent article, il me semblait surtout important de mettre en évidence les failles d’ordre logique et méthodologique des tenants de la NGP et, au-delà d’une pointe polémique bien méritée, de commencer à apporter quelques éléments de preuve en faveur d’une gestion moins orientée par la rationalité économique et le désir de servir le marché, et plus attentive aux valeurs démocratiques qui constituent les vrais fondements d’une société de l’appartenance et de non de l’exclusion.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le titre de cet article pourra paraître quelque peu provocateur. C’est effectivement mon intention. Mais, à la réflexion, il n’est que le reflet de l’essence même de la nouvelle gestion publique. La Banque mondiale (1997) elle-même écrit, à propos de la Chine, dans un rapport par ailleurs remarquable : « [...] the government must begin serving markets by building the legal, social, physical, and institutional infrastructure needed for their rapid growth ». Pour une application à l’échelle internationale, voir également le projet d’Accord multilatéral sur l’investissement (AMI) actuellement en négociation au sein de l’OCDE, disponible sur Internet en anglais (www.citizen.org) et en français (www.monde-diplomatique.fr/md/dossier/ami/). Pour un commentaire, voir Wallach (1998) et Farrohk (1998).
2 Ainsi, lorsqu’en 1947 le futur Prix Nobel Herbert Simon s’attaque à la théorie classique de l’organisation (à propos de laquelle il suffit ici de mentionner les noms prestigieux de Taylor et Fayol), il n’hésite pas à qualifier de « proverbes » les principes d’organisation que ses prédécesseurs avaient présentés comme des principes scientifiques.
3 Sur l’introuvable nouveau paradigme de la gestion publique, je me limiterai à citer deux textes de Christopher Hood (1995a, 1995b) ainsi que trois écrits de Lawrence E. Lynn (1992, 1996a, 1996b). Sur la validité du modèle webérien, je me borne à citer deux articles de Ronald C. Moe (1994 ; Moe and Gilmour, 1995). Sur la validité de l’approche keynésienne, le lecteur prendra connaissance avec profit de Paul Krugman (1994), notamment « The Attack on Keynes », pp. 23-54, « The Budget Deficit », pp. 151-92 169, et « In the Long Run Keynes Is Still Alive », pp. 197-220.
4 Il n’est pas possible de citer ici l’abondante littérature sur ces concepts. Nous renvoyons le lecteur pressé à Keith Dowding (1995).
5 Il suffit ici de mentionner le célèbre article du futur président des Etats-Unis, Woodrow Wilson (1887).
6 La langue anglaise a forgé une nouvelle expression pour rendre compte de ces phénomènes : les working pooors, expression qui met bien en lumière l’anomalie qui existe de ce fait dans notre civilisation, où le travail est censé être le moyen privilégié de valoriser l’individu : ces personnes travaillent, mais n’arrivent pas à sortir du cercle vicieux de la pauvreté. Notons que cette expression commence à être utilisée telle quelle (« franglais » oblige) dans des publications francophones (p. ex. L’Hebdo du 8 janvier 1998, p. 40).
7 Sur ces aspects, on consultera avec profit l’ouvrage des trois économistes genevois Gabrielle Antille, Beat Bürgenmeier et Yves Flückiger (1997).
8 Le très célèbre ouvrage de David Osborne et Ted Gaebler (1993) a été résumé dans une série d’articles parus dans Domaine public, bimensuel publié à Lausanne par un collectif de personnalités du Parti socialiste ou proche du parti. Les articles ont ensuite été réunis dans une brochure vendue à plusieurs milliers d’exemplaires. Ce texte est fréquemment cité dans la presse de Suisse romande. Il en va de même des dix principes de la NGP définis par ces deux auteurs, qui sont devenus comme des nouvelles tables de la Loi, cela en écho à l’article de Riccardo Petrella (1995).
9 Malgré le caractère quelque peu polémique de la première partie de cet article, je me suis interdit de citer l’auteur qui a déclaré à plusieurs reprises qu’avec la NGP il ne s’agit pas d’appliquer des théories, mais de faire du bricolage. Quelle entreprise privée engagerait un consultant qui déclarerait vouloir la conseiller en faisant du bricolage ?
10 Jean-François Leuba (1996). Voir aussi Pascal Couchepin (1996). Même le fondateur et président du Forum économique mondial de Davos reconnaissait au début de l’année 1997 qu’un équilibre entre compétitivité économique et responsabilité sociale est désormais nécessaire, selon Le Courrier des 4-5 janvier 1997.
11 La thèse de la primauté du champ économique pour garantir la liberté des individus a été très clairement exposée par Milton Friedman (1962). Voir notamment le chapitre 1 (« The Relation between Economic Freedom and Political Freedom »), pp. 7-21, et le chapitre 2 (« The Role of Government in a Free Society »), pp. 22-36.
12 Remarquons que l’illusion d’un empowerment du citoyen chez les adeptes de la NGP vient essentiellement du fait que les quelques exemples de réussite de la NGP qu’ils citent se situent justement au niveau local.
13 Il y a bien entendu d’autres facteurs qui entrent en ligne de compte dans le calcul, tels que la qualité des infrastructures, la stabilité politique, le type de fiscalité, etc.
14 Selon Forbes Magazine International du 29 décembre 1997: « China has so far escaped the worst of the Asian economiec crisis, in part because its currency isn’t fully convertible and is therefore not vulnerable to attacks by currency speculators. Also, unlike Thailand and South Korea, China has current account surpluses, huge foreign-exchange reserves and relatively little short-term foreign debt. » Dans le même sens, voir aussi le Journal de Genève du 4 février 1998. Certes, la Chine devra résister à la tentation de dévaluer sa monnaie dans le but de soutenir la concurrence avec ses voisins dont les monnaies se sont fortement dévaluées ces derniers mois. Et elle a aussi d’autres soucis (liés d’ailleurs partiellement à sa capacité d’exportation), dont le chômage croissant et les problèmes qui en découlent en sont l’exemple le plus évident. Mais, assez paradoxalement, ces problèmes sont liés au processus de rationalisation et de libéralisation du marché intérieur. L’introduction progressive (peut-être trop rapide) des mécanismes de marché et de la compétition force les entreprises (publiques et privées) à faire des économies sur le facteur de production travail et à renoncer à jouer le rôle de sécurité sociale qu’elles ont traditionnellement joué et que le système de l’économie planifiée leur a permis de jouer jusqu’à une époque assez récente. Le système actuel de sécurité sociale n’est pas à même, en tout cas pour le moment, de se substituer aux entreprises et de faire face à la montée du chômage. La Chine nous montrera-t-elle dans un proche avenir une nouvelle façon de gérer les rapports entre Etat et marché ?
15 Au fond, la référence à la mondialisation est à mettre en rapport avec la fascination qu’exercent sur la plupart des adeptes de la NGP la libéralisation des échanges internationaux et le marché, avec les concepts de compétition et de compétitivité qui lui sont intimement liés. Je reviendrai sur quelques aspects de cette fascination dans la dernière partie de cet article. Sur la crise de la pensée économique, on pourra consulter Paul Ormerod (1994) et Paul Krugman (1994). Sur les contrevérités en analyse des relations économiques internationales, voir Paul Krugman (1996).
16 C’est le célèbre article de Robert Merton (1936) qui a lancé toute une série de travaux empiriques sur les dysfonctions au sein des bureaucraties publiques et privées, dont je me bornerai à citer ceux d’Alwin A. Gouldner (1953) et Philip Selznick (1949).
17 Pour Weber, la bureaucratie n’existe que dans un système de pouvoir légitime légal-rationnel. Dans les deux autres types de pouvoir légitime (traditionnel et charismatique), il existe d’autres types d’administrations.
18 Rappelons que l’idéal-type wébérien est une pure rationalisation utopique, qui ne prétend pas représenter une réalité donnée. C’est un instrument heuristique dont la valeur ne se mesure pas à l’adéquation à cette réalité, mais uniquement à son efficacité dans le processus de la recherche. C’est ce qu’oublient un peu trop souvent les critiques de Weber, dont les adeptes de la NGP, on s’en doute, sont légion. Voir Max Weber (1965).
19 Sur les effets inattendus de la déréglementation, voir Steven K. Vogel (1996). Sur la problématique de la (dé)réglementation, voir Matthew Bishop, John Kay, and Colin Mayer (1995) ; John Francis (1993) ; Giandomenico Majone (1990) ; et John Dilulio, Jr. (1994). 2 0 Relire le titre très chargé de sens de l’ouvrage d’Osborne et Gabier (1993). 2 1 Les cas les plus frappants se vérifient lorsque le fonctionnaire est responsable de l’attribution de com mandes de l’Etat à des entreprises privées. Voir pour les Etats-Unis Nicholas Henry (1995, p. 239).
20 Relire le titre très chargé de sens de l’ouvrage d’Osborne et Gabier (1993).
21 Les cas les plus frappants se vérifient lorsque le fonctionnaire est responsable de l’attribution de commandes de l’Etat à des entreprises privées. Voir pour les Etats-Unis Nicholas Henry (1995, p. 239).
22 La démesure est donnée par la taille des budgets, alors que l’irrationalité est mise sur le compte de la politique dite de l’arrosoir, qui aboutit à faire bénéficier de la sécurité sociale non seulement les plus besogneux, mais aussi ceux qui n’en ont pas vraiment besoin.
23 Voir les auteurs déjà cités Christopher Hood (1995b), François Chesnais (1997, 1998), Paul Ormerod (1994), Paul Krugman (1994, 1996), Jan-Erik Lane (1997), auxquels on peut ajouter, pour le Royaume Uni, Ewan Ferlie et al. (1996, notamment pp. 1-16) et Isaac-Henry Rester et al. (1997) ; et pour les Etats Unis, Donald F. Kettl (1993).
24 L’exemple désormais classique est celui des nombreuses entreprises britanniques qui ont été privatisées et pour lesquelles l’Etat a institué des agences de surveillance, les regulatory bodies. Il y en a dans un nombre considérable de secteurs : aéroports, télécommunications, gaz, électricité, eau, chemins de fer notamment.
25 Le competitive tendering a été rendu obligatoire au Royaume-Uni au niveau local dans de très nombreux secteurs. Voir l’étude que Kieron Walsh (1991), de l’Université de Birmingham, a effectuée pour le compte du Department of Environment.
26 Ici aussi il ne s’agit pas à proprement parler d’une nouveauté absolue. Dès 1941, James Burham (1947) annonce la prise de pouvoir par les gestionnaires dans un ouvrage prophétique, The Managerial Revolution. Plus d’un demi-siècle après la première édition, la prophétie de Burham s’est vérifiée, et même au-delà de toute attente : ce ne sont pas seulement les gestionnaires qui ont pris le pouvoir, mais aussi et surtout les comptables.
27 Mentionnons les plus importantes, telles que les monopoles naturels, les oligopoles, les positions dominantes, les pratiques cartellaires, les extemalités, le manque de transparence (information incomplète) et les difficultés d’accès.
28 Au moment de remettre à l’éditeur le manuscrit de Peddling Prosperity, Paul Krugman (1994, p. 181) commente ainsi l’annonce de l’imminente privatisation de British Rail: « At the time of writing, the Major government has declared its intention to privatize British Rail, with an enthusiasm and lack of concem for consequences that suggest that little has been leamed. Conservatives in Britain apparently have not yet realized that markets are not magical. They can work well when conditions are right, but leaving a natural monopoly free to do its worst is blind ideology. »
29 Pour une histoire des réformes aux Etats-Unis, outre l’ouvrage déjà cité de Lawrence Lynn (1996a), voir Paul C. Light (1997) ; pour une première évaluation de la National Performance Review, voir Donald F. Kettl et John J. Julio (1995).
30 Pour la théorie des coûts de transaction, la référence incontournable est celle d’Oliver E. Williamson (1985, 1975), qui doit beaucoup aux travaux de Ronald H. Coase). Pour le cas du National Health Service anglais, qui n’a pas été privatisé, mais dans lequel on a introduit toute une panoplie de « markétisations », il suffit de citer Chris Bames et David Cox, « Patients, Power and Policy : NHS Management Reforms and Consumer Empowerment », in : Kester et al. (1997, p. 186): « A major matter of contention has been the increase in transaction costs that this mode of managing causes. Contract managers, accountants, purcha-sing teams, marketing teams, information officers, audit teams all stuggle to achieve the cost savings/quality improvements required but they are not caring for patients directly and they all requires salaries, cars, computers, clerical support and so on. »
31 Nicholas Henry (1995, p. 239): « During Reagan’s two terms as president (1981-89), 7,462 federal officials were prosecuted – that is, were indicted, convicted (3,226), or awaiting trial – for public corruption. Compare this figure to the total number of prosecutions of federal officials for public corruption during the preceding eight years (1972-80): 1,694. » Pour une analyse de la corruption politique en Asie du Sud-Est, en France et en Grande-Bretagne, voir John Girling (1997). Même en Suisse, un certain nombre de cas de corruption de fonctionnaires (liés notamment à la passation de contrats avec des entreprises privées) on été signalés récemment par la presse. Un rapport aurait été rédigé à l’intention du Conseil fédéral.
32 Bien entendu, il s’agit de ne pas s’arrêter à un constat partiel, aussi éloquent soit-il, mais de procéder de façon systématique à la collecte et à l’analyse des données qui permettront de brosser un tableau plus complet des effets de la NGP sur les sociétés des pays concernés et de comparer ces pays à ceux qui n’ont pas renoncé à un Etat social fort, ainsi qu’à ceux qui sont en transition vers une économie de marché.
33 Pour la Nouvelle-Zélande, voir Jane Kelsey (1996), et pour les Etats-Unis, voir Economie Policy Institute (1996).
34 Les chiffres complets présentés par Krugman sont les suivants, en partant des personnes les moins fortunées (« les plus pauvres » serait plus juste) : les 20 % les moins fortunés ont vu leur revenu diminuer de 9 % en moyenne ; les 20 % suivants, – 2 % ; les 20 % suivants ont gardé le même revenu ; les 20 % suivants ont vu une augmentation de 8 % ; les 10 % suivants, + 13 % ; les 5 % suivants, + 18 % ; les 4 % suivants : + 24 % ; et le dernier 1 % : + 103 %. Ces derniers avaient un revenu moyen de 800’000 dollars avant impôts.
35 Alissa Goodmann et Steven Webb (1995). L’étude distribue les contribuables en déciles, des moins bien lotis aux plus fortunés. Les variations du revenu (en moyenne) sont les suivantes : 1" décile : – 18 % ; 2’ décile : — 1 % ; 3e décile : + 4 % ; 4e décile : + 13 % ; 5e décile : + 22 % ; 6e décile : + 28 % ; T décile : + 32 % ; 8e décile : + 39 % ; 9’ décile : + 46 % ; 10e décile : + 61 %. Voir aussi Alissa Goodmann, Paul Johnson, and Steven Webb (1997).
36 Pour des comparaisons internationales, voir les travaux du Luxembourg Income Study, dont un certain nombre, d’une grande utilité, peuvent être consultés sur le site Internet http://lissy.ceps.lu/index.htm.
37 Dans cette étude, Bradshaw and Chen (1996) définissent le taux de pauvreté comme le pourcentage de ménages dont le revenu est inférieur à 50 % du revenu moyen après taxation directe et bénéfices sociaux. Les pays couverts étaient les suivants : Australie, Belgique, Canada, République tchèque, Danemark, Finlande, Allemagne, Hongrie, Israël, Italie, Pays-Bas, Norvège, Pologne, Russie, Slovaquie, Espagne, Suède, Taïwan, Royaume-Uni et Etats-Unis. Les pourcentages de pauvreté aux Etats-Unis (23,5 %) et au Royaume-Uni (23 %) sont nettement supérieurs à ceux des Etats d’Europe occidentale continentale, qui se situent entre 7 et 10 %, à l’exception de l’Allemagne (17,5 %) et de l’Espagne (16 %), la Russie détenant la première place avec 34,3 %.
38 II n’est évidemment pas possible d’examiner dans le cadre de cet article le débat méthodologique sur les mesures de l’inégalité et de la pauvreté. Il se trouve toutefois que toutes les études consultées, et quelle que soit leur méthodologie, font ressortir fondamentalement les mêmes tendances.
39 Plusieurs travaux et indices existent déjà pour confirmer, du moins partiellement pour le moment, cette hypothèse (voir p. ex. Richard B. Freeman, 1996). Selon le Journal de Genève du 9 mai 1997 (p. 21), l’Association suisse pour la justice pénale de la jeunesse est arrivée à la conclusion que « les jeunes sans emploi sont plus souvent confrontés à la police et à la justice que ceux qui travaillent ».
40 Que les diffuseurs de la bonne nouvelle de la NGP en Suisse me pardonnent cette impertinence, mais je crois que pour le moment la Suisse est encore loin d’avoir adopté l’essentiel de la nouvelle gestion publique telle que je l’ai décrite dans cet article.
41 Calculs effectués à partir des données d’Interpol pour les vols (toutes catégories confondues). Il serait également intéressant d’analyser l’évolution des coûts occasionnés par la gestion de la criminalité (tribunaux, police, prisons).
42 C’est l’opinion documentée de Christopher Hood et Lawrence Lynn ; voir les articles cités en note 3.
Auteur
Professeur, département de science politique, Faculté des sciences économiques et sociales, Université de Genève.
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