Aux racines de la pensée comptable
p. 15-40
Texte intégral
1La remise en question de l’Etat semble universelle, au Nord comme au Sud, bien qu’elle prenne des formes différentes : nouvelle gestion publique, bonne gouvernance ou autres. Les origines de cette remise en question sont cependant identiques : d’une part, ce qui est qualifié de public failures, la difficulté croissante des administrations publiques à remplir leur rôle et à répondre aux attentes du public ; d’autre part, une forte influence de la pensée néolibérale. L’Etat est subordonné au marché et la pensée comptable triomphe. Ce phénomène reflète un rééquilibrage des forces au profit du capital et contre le travail, une lutte qui se déroule sur le terrain de la gestion publique.
Introduction
2En mars 1998, Li Peng, premier ministre chinois, quittait son poste pour la direction du « Parlement » en se livrant à une autocritique : « La prolifération du bureaucratisme et d’autres comportements indésirables ont des effets désastreux sur nos finances ; en conséquence, la restructuration de l’appareil gouvernemental est désormais une priorité », confessait-il. Il annonçait, dans le but de resserrer les liens entre le gouvernement et la population, une cure d’amaigrissement de l’Etat et une restructuration sans précédent. Quatre des 8 millions de cadres administratifs de l’Etat chinois risquaient ainsi de se retrouver au chômage (Bobin, 1998). Bien qu’il faille l’interpréter dans son contexte et tenir compte du fossé probable entre l’énoncé public et sa mise en œuvre, ce discours ne manque pas de frapper l’imagination. Le régime autoritaire chinois, empêtré dans les contradictions inhérentes à une « économie socialiste de marché », se voit à son tour obligé de mettre la maison en ordre pour attirer les capitaux extérieurs, de se soumettre à la rationalité économique plutôt que politique et de préparer une réforme de l’Etat qui semble inspirée d’un rapport de la Banque mondiale.
3Plus près de nous et à une tout autre échelle, mais parfaitement représentatives de ce qui se passe dans les pays industriels, les administrations publiques suisses à tous les niveaux (fédéral, cantonal et communal) ne jurent plus que par les audits, les restructurations, les économies, les contrats de prestations de services, la transparence et le rapprochement avec le citoyen.
4L’Etat et son rôle dans la société, ses dimensions, les administrations publiques, leur configuration et leur rapport avec le citoyen semblent faire l’objet d’une remise en question universelle. De droite et de gauche fusent les arguments contradictoires quant à la nature du problème et à son origine ; les bureaux privés de conseillers en gestion ou les gourous du management en font leurs choux gras et les institutions internationales leur cheval de bataille. Les réformes suggérées prennent les aspects les plus divers : « réinvention du gouvernement », « nouvelle gestion publique », « bonne gouvernance » ou « décentralisation »1.
5Pourtant, en jetant un œil sur la presse et les revues spécialisées des dernières années, on ne peut que constater l’extrême imprécision des arguments et la confusion entre au moins quatre débats distincts bien que centrés autour de l’Etat. A la controverse portant sur le rôle respectif de l’Etat et du marché dans l’économie, qui a connu un regain par suite de la crise asiatique, se superposent les débats sur la crise générale des sociétés face à la mondialisation, sur l’absence d’adaptation des structures administratives de l’Etat à ces nouvelles donnes et sur la capacité des sociétés de supporter un Etat-providence qui, dit-on, paralyse la croissance et génère des déficits publics insupportables dans un contexte de concurrence internationale accrue.
6Peut-on et doit-on distinguer ces différentes dimensions du débat autour de l’Etat pour les traiter séparément, ou doit-on les considérer comme un ensemble ? Le débat technique peut-il être isolé du débat politique ? La réponse me semble claire : il est important de refuser de dissocier le débat technique de son contexte politique. La question de l’Etat doit être abordée comme un élément du processus de transformation qui touche l’ensemble des sociétés en cette fin du xxe siècle : non pas comme le font la plupart des intervenants - qui ne retiennent de ce contexte que les éléments convenant à leur argumentation -, mais en tentant de dénouer l’écheveau des acteurs et des intérêts en présence. Cela implique de placer le débat sur les plans épistémologique et idéologique, comme le proposait Urs Zuppinger2 au sujet de la nouvelle gestion publique. Un débat compartimenté, strictement technique ou qui se contente de ressasser des lieux communs, ce à quoi se limitent la plupart des intervenants3, constitue une façon d’éviter le débat sur les enjeux réels de la réforme de l’Etat, de l’administration publique et de la formulation des politiques publiques.
7Il existerait donc un champ, au sens de Bourdieu4, de la réforme de l’Etat ? Bien sûr, l’Etat est à la fois le terrain et l’enjeu d’une lutte sociale. Pour s’en rendre compte, il suffit de considérer l’argumentation qui présente la mondialisation comme une donnée de l’environnement économique actuel. Par la magie du discours, elle devient, à l’image de la main invisible, un fait incontrôlable qui restreint la marge de manœuvre des Etats en matière de politiques publiques et nous contraint à la déréglementation, à l’austérité budgétaire, à des administrations plus modestes.
8Démontrer chiffres à l’appui, comme le fait Paul Krugman5, que cette « economic conventional wisdom » est en réalité une mystification n’a apparemment eu aucun impact sur cette pseudothéorie du commerce international6. Contrairement à ce que véhiculent quotidiennement les médias et bon nombre d’économistes, les relations économiques entre Etats ne peuvent absolument pas être assimilées à la concurrence entre firmes. Elles ne se déroulent pas dans le cadre d’un jeu à somme nulle. Parler de « compétitivité » entre Etats est une notion absurde. Ce sont les entreprises qui échangent, non les Etats. De plus, les niveaux de vie restent très largement déterminés par des facteurs internes, en particulier le taux de croissance de la productivité, et non par la mondialisation. Les économies occidentales restent relativement fermées et les fameuses délocalisations ont un impact négligeable sur nos économies. En outre, la croissance du tiers-monde ne nuit pas au premier monde parce que les salaires du tiers-monde restent bas, mais bien parce qu’ils progressent et donc poussent à la hausse les prix de leurs exportations vers les pays avancés. Ainsi, Lester Thurow (auteur de best-sellers économiques), Klaus Schwab et le World Competitiveness Report du Forum de Davos, Jacques Delors et le livre blanc de la Commission européenne (Croissance, compétitivité et emploi, 1993), pour ne citer que quelques-uns des personnages qu’il écorche, se trompent et trompent leur public.
9Comment expliquer l’imperméabilité de cette croyance aux principes élémentaires de l’analyse économique ?7 Il me semble qu’elle réside dans son utilisation comme instrument d’un « programme méthodique de destruction des collectifs » (Bourdieu, 1998). La mondialisation, en grande partie le résultat intentionnel d’une action concertée entre les gouvernements et le capital8, est utilisée pour rééquilibrer la distribution des fruits de l’accroissement de la productivité en faveur du capital. Persuadés de se trouver en concurrence avec les salariés d’autres pays, car, et ce n’est pas le moindre des paradoxes, cette argumentation, développée pour défendre une variante de nationalisme économique, trouve des échos favorables dans le monde du travail, les travailleurs sont prêts à accepter des baisses de salaires et un recul de l’Etat social. Par un processus typique de violence symbolique9, la mondialisation remplit dans les faits la fonction d’une idéologie qui a permis au capital d’instaurer un nouveau rapport de force défavorable au travail.
10Comme aux meilleurs jours du laisser-faire libéral, les travailleurs aliénés sont mis en concurrence les uns avec les autres. Le fordisme, qui garantissait la croissance par l’augmentation des salaires et du pouvoir d’achat des travailleurs, n’a plus sa raison d’être au sein d’un marché global, dans lequel la production est délocalisée et le travailleur considéré comme un facteur de production, dont le coût doit être le plus bas possible. Pourquoi payer mieux un salarié qui achètera les produits de la concurrence ? La rupture entre la production et la consommation, la relation sociale unissant capital et travail, est consommée (Todd 1998).
11Au Nord, au nom de la compétitivité, l’Etat-providence, qui, rappelons-le, résulte des luttes sociales, est désormais considéré comme un obstacle au libre déploiement des forces du marché (Petrella, 1996) et doit céder sous les coups de butoir des nouveaux hérauts du capitalisme. L’Etat doit, selon un modèle idéal-typique, donc utopique, se retrancher dans ses fonctions régaliennes et laisser la place au marché. Les administrations publiques doivent s’adapter et se conformer au modèle du secteur privé. Dans les pays du Sud l’ajustement structurel et ses avatars sont imposés comme modèles de développement.
12Si les excès rhétoriques des années 80 ont fait place à un raisonnement plus nuancé, la solution reste identique : équilibrer les comptes et rationaliser l’administration publique. Le « mieux d’Etat » est conditionné par le « moins d’Etat ». Le redressement des budgets étatiques et la concurrence internationale servent désormais de principes organisateurs de nos sociétés. Nous sommes à l’ère de l’Etat subordonné au marché, devenu à la fois instrument d’allocation des ressources et étalon de mesure permanent des politiques publiques. Le politique est remplacé par l’économique. Evalués, comptabilisés, rationalisés en fonction de leur rendement, tous les aspects de la vie sociale semblent désormais pensés en fonction de l’activité économique. Les aspects symboliques, les principes qui fondent la vie en commun, se sont effacés devant la pensée comptable.
13Les questions soulevées ici sont évidemment nombreuses. Quelles sont les origines de la remise en question de l’Etat, de l’Etat-providence et du rapport entre Etat et marché ? Qu’est-ce que la nouvelle gestion publique et quelle est sa relation avec le néolibéralisme ? Comment se manifeste cette remise en question dans les pays du Sud ? Quelles ressemblances et quelles différences y a-t-il entre le processus de transformation de l’Etat dans ces pays et dans les pays industriels ? Quels sont finalement les rapports de force et les visions du monde qui orientent les changements en cours ?
L’État interventionniste
14Les origines de l’intervention massive de l’Etat dans l’organisation des sociétés industrielles plongent leurs racines dans l’histoire. Aucun pays industriel n’a bâti sa richesse sans que l’Etat n’y régule les marchés locaux et n’y organise le marché national (Polanyi, 1944), « et cette intervention n’a jamais cessé d’avoir une importance déterminante pour le fonctionnement du capitalisme, même dans le pays le plus voué au laisser-faire et à l’individualisme le plus farouche » (Miliband, 1973, p. 18). Le capitalisme industriel, contrairement au mythe du laisser-faire, s’est développé en symbiose avec l’Etat. Là où le capital privé n’était pas suffisant ou considéré comme tel, il était suppléé par l’Etat, qui a ainsi multiplié ses interventions dans l’économie : création d’entreprises publiques ou nationalisations, réponses aux défis de l’industrialisation, de l’urbanisation et de la modernisation.
15L’Etat social, source d’une expansion remarquable des administrations publiques, s’est développé en plusieurs étapes. La seconde moitié du XIXe siècle (« Un spectre hante l’Europe, le spectre du communisme ») a vu la mise en place de mesures d’inspiration sociale-chrétienne destinées à freiner la montée des mouvements socialistes, en particulier dans l’Allemagne de Bismarck. Les luttes ouvrières et les revendications de la classe moyenne ont progressivement trouvé un écho, en particulier dans le New Deal et les autres programmes économiques interventionnistes consécutifs à la crise des années 30. Enfin, la généralisation des mesures sociales dans la plupart des pays industrialisés sous la gouverne des partis sociaux-démocrates dans la période de l’après-guerre, l’Etat-providence, a accru l’importance quantitative des diverses administrations publiques, leur part du budget de l’Etat10 et, en relation avec des mouvements syndicaux dotés d’une forte cohésion, leur importance dans la formulation des politiques publiques.
16Parallèlement, la Seconde Guerre mondiale a vu naître, pour les besoins de la défense, d’immenses complexes militaro-industriels intimement liés aux Etats. Ils ont eux aussi joué un rôle essentiel dans la croissance économique et occasionné une multiplication de l’appareil administratif public, bureaucraties militaires comprises. Les sociétés ont été organisées par ces besoins stratégiques à un degré difficilement évaluable - que l’on songe aux dépenses de prestige visant à démontrer la supériorité des systèmes économiques en concurrence, à la mobilisation des systèmes productifs, de transport et de communication, au développement technologique ou à l’aide au développement.
17Sur le plan de la théorie orthodoxe, cette intervention massive hors des fonctions strictement régaliennes de l’Etat s’est justifiée par l’approche des market failures. Les mécanismes du marché étant reconnus incapables de pallier leurs propres « défaillances » (instabilité macroéconomique, mésallocation des ressources par défaut d’information, protection insuffisante des consommateurs ou des travailleurs, problèmes liés aux monopoles, externalités négatives telle la pollution, problèmes de gestion des biens publics, problèmes de distribution des revenus, discriminations diverses et en général inadéquations entre rendements privés et sociaux11), l’intervention d’un régulateur agissant d’autorité, l’Etat, se voyait non seulement légitimée, mais souhaitée.
L’État mis en question
18La remise en question de cette légitimité a au moins trois origines : ce qu’il est convenu d’appeler la « révolution conservatrice », un changement du paradigme dominant les études de l’administration publique et une évolution des rapports de force au niveau mondial.
19La révolution conservatrice, l’application des idées néolibérales par les gouvernements des pays industrialisés, a elle-même une triple origine : idéologique, académique et politique. Dès la fin de la Seconde Guerre mondiale, les adversaires des politiques sociales européennes et du New Deal américain se réunissaient en une sorte de « franc-maçonnerie néolibérale » (Anderson, 1996). La Société du Mont-Pèlerin, convoquée pour la première fois en 1947 dans la station vaudoise de ce nom, comptait en son sein quelques-uns des économistes conservateurs les plus prestigieux de notre siècle, entre autres Milton Friedman, Maurice Allais, Ludwig von Mises, Karl Popper, William Rappart et Friedrich von Hayek12. Défiant les théories dominantes à l’époque, ils allaient prôner un retour au laisser-faire et une opposition radicale aux idées de Keynes. Leurs idées, qui semblaient absurdes à l’époque, allaient devenir dominantes dans les années 80.
20Face à l’inflation mondiale qui a suivi la guerre du Vietnam et l’expansion des réserves mondiales en dollars liée aux crises du pétrole, face aux turbulences déclenchées par le décrochage de la parité or-dollar et à la stagnation des économies, le monde académique s’est trouvé à court d’explication. L’approche monétaire de la balance des paiements, développée au cours des années 50-70 par Friedman et d’autres, sur la base du postulat d’une relation entre la variation de la quantité de monnaie et le revenu national, s’est progressivement imposée.
21Les différentes écoles du monétarisme (école de Chicago, école autrichienne ou fonctionnaires du Fonds monétaire international), malgré leurs divergences théoriques, partagent un même postulat : l’Etat n’a pas réussi à créer un système d’incitations garantissant une économie efficiente et seul le marché est à même de remplir ce rôle. La consécration, par le prix Nobel, de Hayek en 1974, de Friedman en 1976 et de nombreux économistes de l’Université de Chicago13 a renforcé de façon considérable le capital symbolique et l’audience des néolibéraux. Ces économistes ont fait du monétarisme non seulement un instrument technique destiné à rééquilibrer les comptes externes des pays mal administrés, mais une arme de combat contre l’Etat social. L’action des think-tanks conservateurs, telle la Heritage Foundation, et le passage fréquent des théoriciens de l’université au gouvernement ont permis de transformer ces modèles théoriques en politiques publiques. L’analyse monétariste a été reprise comme une panacée par les gouvernements conservateurs des années 80, principalement ceux de la Grande-Bretagne, des Etats-Unis et de l’Allemagne, séduits par les recettes simples qu’elle proposait pour résoudre les problèmes auxquels ils faisaient face14.
22La révolution conservatrice a opéré au début des années 80 une symbiose avec la « nouvelle économie politique » fondée entre autres sur la théorie des choix publics. Ensemble, elles ont participé à une renaissance de la doctrine libérale. Ce conservatisme économique, connu sous l’appellation générique de néolibéralisme, a remplacé le keynésianisme comme principal corpus doctrinaire de l’économie politique. Les idées de Friedman et de Hayek, naguère déconsidérées, sont devenues la nouvelle orthodoxie15.
23Le néolibéralisme, comme auparavant d’autres idées économiques, s’est propagé dans le monde par l’intermédiaire des économistes formés dans les universités occidentales, surtout américaines. Conservant des liens étroits avec leur Aima Mater et un véritable réseau international16, les meilleurs ou les plus habiles d’entre eux sont devenus à leur retour au pays les principaux maîtres d’œuvre des programmes d’ajustement économique appliqués un peu partout dans le monde. Maîtrisant la langue et les catégories conceptuelles qui leur permettaient de représenter leur pays dans les négociations internationales, devenus indispensables pour l’application des recettes techniquement complexes préconisées par les organisations financières internationales, ils se sont vus chargés d’importantes responsabilités et ont contribué à créer un « consensus orthodoxe » (Kahler, 1990) parmi les décideurs politiques.
Changement de paradigme en administration publique
24La seconde origine de la remise en question de la légitimité de l’Etat et de ses administrations publiques réside dans l’évolution des études de l’administration publique. Bien que constamment partagée entre des courants orthodoxes (dominants) et d’autres plus critiques, l’évolution de la théorie pourrait être décrite comme le passage du paradigme bureaucratique classique, fondé sur l’amélioration par la réflexion scientifique d’une administration publique conçue comme le centre de la nation, à un paradigme postbureaucratique17, fondé sur la nouvelle économie politique, prônant la subsidiarité de l’Etat par rapport au marché, et orienté vers la gestion plutôt que l’administration.
25Le paradigme classique de l’administration publique s’est développé principalement à partir des idées de Max Weber et Frederick Taylor. Weber (1971, pp. 223-231) constatait que la démocratie participative ne peut réellement s’exercer que dans des organisations de petite taille. La complexité des sociétés modernes impose des organisations hautement spécialisées et hiérarchisées, fondées sur la rationalité légale et la neutralité par rapport aux valeurs, dotées d’un personnel aux compétences avérées mais bien délimitées (pour séparer administration et politique), soumises à une autorité de contrôle et aux élus (pour empêcher l’appropriation du pouvoir par l’administration). La bureaucratie représentait selon lui l’idéal-type de ces organisations. Pour Taylor (1911), dont les travaux influenceront le fordisme et les réformes administratives américaines du début du siècle, une meilleure organisation du travail devait permettre d’accroître la productivité et d’atteindre la prospérité. Il revenait à l’administration d’organiser le travail de la meilleure manière possible, c’est-à-dire scientifiquement.
26Malheureusement, le paradigme classique ne s’est pas montré plus efficace que politiquement neutre ou imperméable aux valeurs (Behn, 1998). Les bureaucraties se sont révélées lourdes et inefficaces, dotées d’une capacité d’innovation et d’adaptation limitée, et il s’est avéré impossible de distinguer objectivement le politique de l’administratif.
27Négligée par les classiques, l’étude des relations de pouvoir, de la prise de décision en situation d’incertitude, et en général de la complexité des comportements humains au sein des organisations, devait donner lieu à une adaptation de la théorie, qualifiée de néoclassique (Gruening, 1998). Elle a eu pour fondements les études de Mayo sur le « facteur humain », la résistance à la rationalisation du travail, et s’est développée à partir des années 40 sous l’influence de l’approche fonctionnaliste et des théories du pluralisme démocratique18. L’approche classique, mettant l’emphase sur l’efficacité de l’organisation scientifique, s’était révélée aussi normative que l’attitude moraliste qui l’avait précédée. Elle a été remplacée par l’observation et l’analyse des conditions réelles prévalant dans les vastes administrations publiques de la seconde moitié du xxe siècle.
28Au sein de ce nouveau courant, l’accent a été mis sur les « dysfonctions bureaucratiques », selon l’expression de Merton, ce qui renforçait une certaine tradition de pessimisme des études des organisations bureaucratiques, depuis la « loi d’airain de l’oligarchie » de Mitchels19 jusqu’au « cercle vicieux bureaucratique » de Crozier20. Cette tradition a pris une nouvelle force avec l’approche du public choice21, qui analyse les comportements politiques ou bureaucratiques avec les instruments de l’économie. Son postulat principal est que l’être humain, rationnel et égoïste, cherche à maximiser ses intérêts, même au détriment du groupe. Par conséquent, le bureaucrate se préoccupe davantage d’augmenter les crédits de son service, de grimper dans l’échelle hiérarchique ou de défendre ses intérêts corporatistes plutôt que le bien public ou les finalités de son service.
29L’étude, dès les années 60, de ce qui, par analogie avec les market failures et sous l’influence de l’école du choix public, est parfois qualifié de public failures a permis l’application de ce raisonnement à l’Etat. L’individu s’engage dans la formulation des politiques publiques pour en retirer des rentes, c’est-à-dire pour obtenir une rémunération supérieure à sa valeur sur le marché (Krueger, 1974), au moyen d’une distorsion des mécanismes du marché par l’intervention publique. Il s’associe en coalitions ou groupes d’intérêt qui, dans un système considéré comme étant à somme nulle (ce que gagne l’un, l’autre le perd), tentent d’influencer les politiques publiques en leur faveur. La plupart des interventions de l’Etat, sollicitées au nom du bien public, produisent des bénéfices qui sont captés par ces groupes d’intérêt. Dans ce jeu, les demandes pour des interventions se multiplient, avec pour conséquence d’accroître la bureaucratie, de ponctionner les budgets, d’augmenter les taxes et, finalement, d’affaiblir les mécanismes de la croissance. L’effet est donc de rendre irrationnelle l’allocation des ressources par l’Etat et d’aboutir à un bien-être collectif sous-optimal22. Les organisations publiques sont définies comme celles qui échappent aux lois du marché et l’Etat-providence est considéré comme l’instrument des classes moyennes qui en ont fait un moyen de ponction de l’économie à leur seul profit.
30Outre le choix public, un ensemble d’approches théoriques liées à l’économie institutionnelle auront une influence déterminante sur les études des organisations bureaucratiques. L’approche « principal-agent » par exemple explique pourquoi les fonctionnaires ont le dessus sur les responsables politiques, dont ils sont en principe les subordonnés : se voyant déléguer des tâches que leur supérieur n’a pas le temps d’accomplir ou de contrôler, ils disposent du temps, de la compétence, des informations et de la maîtrise des procédures. Ils acquièrent donc une influence disproportionnée sur la formulation des politiques qui leur permettent de promouvoir leurs objectifs au détriment de ceux de leur mandant lorsque ces objectifs diffèrent.
La nouvelle gestion publique
31Les solutions proposées par les théoriciens du choix public sont tout d’abord de limiter constitutionnellement le déficit budgétaire de l’Etat, ensuite de transformer l’administration publique en la rapprochant du marché, par exemple en séparant la production d’un service de sa consommation au sein de l’administration. Ceci qui doit permettre de décentraliser les unités administratives et de laisser place à une possible mise en concurrence des entreprises privées avec les agences de l’Etat pour les rendre plus efficaces, tout en donnant un choix au citoyen. Mais aussi en pratiquant une vérité des prix, les usagers paient alors pour les services publics, et en développant les relations contractuelles au sein de l’administration. On retrouve là quelques-unes des idées centrales de la nouvelle gestion publique. De ce point de vue, comme corpus théorique, elle plonge bien ses racines au plus profond du néolibéralisme.
32Mais la « nouvelle droite » (Jordan and Ashford, 1993) n’est pas sa seule source d’inspiration. Vers la fin des années 60, un groupe de chercheurs américains réunis à l’initiative de Dwight Waldo organisa un mouvement de réflexion critique sur l’administration publique. Anticonservateur, rejetant l’individualisme méthodologique et la poursuite de l’efficience, ce mouvement prônait une « nouvelle administration publique » : des structures administratives proches du citoyen, fondées sur la participation civile et destinées avant tout à corriger les injustices du pays (Fry, 1989). Poursuivant ses travaux de façon éparse, ce mouvement allait constituer une des prémisses du courant « communautaire » de la nouvelle gestion publique d’aujourd’hui23. La filiation entre ce mouvement (new public administration) et la « nouvelle gestion publique » (new public management) semble perceptible à travers la ressemblance de leurs appellations, démontrant que la nouvelle gestion publique a aussi des origines moins orthodoxes. Toutefois, deux observations s’imposent : d’une part, le courant « communautaire » semble largement minoritaire par rapport aux autres courants de la nouvelle gestion publique, et d’autre part, le « communautarisme » est aussi l’apanage de la frange libertaire de la nouvelle droite.
33L’idée de « gestion publique » (public management) se développe quant à elle dans les années 70, en opposition à celle d’administration publique. Contrairement à cette dernière, centrée sur les procédures, la régulation et la conformité aux directives, elle met l’accent sur le produit, les résultats et les performances réalisés par le moyen d’une gestion adéquate du personnel, des ressources et des programmes (Aucoin, 1995). L’expression de gestion publique est bien sûr chargée de sens. Elle sous-entend une attitude plus proche du milieu des affaires que de celui du service public, donc caractérisée, selon ses promoteurs, par un comportement dynamique remplaçant l’attitude légaliste attribuée aux administrateurs, et, selon ses détracteurs, par une agressivité individualiste peu compatible avec l’idée de service public. Elle est indissociable de l’évolution de la théorie des organisations dans le secteur privé.
34Les organisations bureaucratiques privées ont été fortement affectées, dans la pratique comme dans la théorie, par les transformations de l’économie mondiale : bouleversements des transports, des communications, des technologies, transnationalisation de la production, fusions d’entreprises, abaissement des barrières douanières et processus de déréglementation. La connaissance, le capital et la capacité de manipuler des symboles ont remplacé la main-d’œuvre de masse et la gestion de niveau intermédiaire. Selon les analystes, l’entreprise privée a dû adapter ses techniques de gestion, passant d’une production de masse à une production de qualité orientée par les consommateurs, et, dans les pays industrialisés, se concentrer sur les fonctions « supérieures » : planification, financement, design, coordination d’une production sous-traitée et marketing (Reschenthaler and Thompson, 1997). La rigidité hiérarchique des bureaucraties traditionnelles aurait donc laissé la place à des organisations décentralisées, innovantes et adaptables.
35Bien que les théories abondent dans le monde du management privé, certaines, reflétant les profonds changements qui se sont opérés, ont eu une influence durable au-delà des modes et se sont propagées au domaine de la science administrative. C’est le cas par exemple de la « gestion de qualité totale » (total quality management), qui oriente les activités de l’entreprise vers le consommateur, le partenariat dans la production, l’organisation de la gestion en équipes souples et réduites, ainsi que l’utilisation de techniques scientifiques pour gérer la performance (Mathiasen, 1996). Ces idées, en particulier l’insistance sur la qualité des produits, ont mis au défi une administration publique de plus en plus soumise aux mêmes règles que les entreprises privées. Il n’est donc pas étonnant qu’elles figurent parmi les idées clés de la nouvelle gestion publique, en particulier dans les pays qui ont les premiers mis en œuvre des réformes inspirées par la révolution conservatrice. On retrouve ce qui est connu des initiés comme le TQM par exemple •sous la formule des « cercles de qualité » de la « Circulaire Rocard » de 1989, destinée à réformer l’administration publique française (Kickert, 1996).
36Ces divers systèmes d’idées ont entraîné un bouleversement des conceptions de l’Etat et probablement un changement du paradigme dominant dans les études de l’administration publique, nous faisant passer à un paradigme « postbureaucratique » en voie de remplacer le paradigme classique de l’administration, et dans lequel s’inscrit la nouvelle gestion publique.
37Depuis une vingtaine d’années, le « mouvement », selon l’expression couramment utilisée dans la littérature anglo-saxonne (New Public Management Movement), s’est développé de manière empirique, à partir surtout de l’expérience de la Grande-Bretagne des années Thatcher, puis de la Nouvelle-Zélande, des Etats-Unis et de la plupart des pays de l’OCDE. Ce n’est que dans une deuxième période que ces expériences ont été analysées et théorisées. Qualifié de new public management par Christopher Hood en 1991 -une expression qui a fait fortune -, décrit comme une réinvention du gouvernement par David Osborne et Ted Gaebler en 1993, le mouvement est devenu l’objet de l’attention des théoriciens au début des années 90, et la littérature tente peu à peu d’en tracer les contours.
38Présenté comme une réaction pratique au malaise croissant face à la bureaucratisation des sociétés, à l’insatisfaction des citoyens envers les biens et services produits par les organisations étatiques, aux déficit publics et à la difficulté pour les exécutifs politiques de mettre en pratique des réformes qui bousculent les organisations bureaucratiques24, le new public management est devenu une sorte de panacée, tant pour les théoriciens que pour les politiciens ou les gestionnaires en mal de solutions visibles à des maux profonds.
D’importants enjeux de société
39Malgré son aspect technique, ce débat recouvre des enjeux de société considérables. Toute transformation des rapports entre l’Etat et les citoyens a des implications non seulement pratiques mais politiques : il y a bien évidemment des gagnants et des perdants dans tout processus de transformation social. Ce qui constitue apparemment une série de préceptes découlant du bon sens représente en réalité une redéfinition importante du rôle et des pratiques de l’Etat, bien que la popularité actuelle du concept de nouvelle gestion publique en fasse une sorte de fourre-tout dans lequel chacun y voit ce qu’il souhaite, et permette camoufler les rapports de force à l’œuvre.
40Etant donné le contexte idéologique, il est évidemment difficile de dépasser, dans l’analyse de la gestion publique, la dichotomie gauche-droite. Les programmes de restructuration des Etats dans les pays industrialisés et en développement (déréglementation, privatisations, réductions linéaires des dépenses publiques, mises à pied de fonctionnaires) ont eu des effets négatifs importants : à l’enrichissement de quelques-uns et à une certaine croissance économique répondent le chômage et de multiples crises sociales. La réaction des secteurs victimes de ces réajustements brutaux est essentiellement défensive, elle vise au maintien des avantages acquis et rejette en bloc les attaques contre l’Etat-providence. Les secteurs favorables aux réformes ont de la difficulté à ne pas tomber eux aussi dans des schémas simplistes, insistant sur la nécessité d’aller plus loin, en réduisant l’Etat à sa plus simple expression, au risque d’accroître une tension sociale déjà fort vive.
41Il existe toutefois un important courant de pensée affirmant qu’il est possible d’échapper à ces schémas binaires25. Selon lui, l’Etat peut et doit maintenir ses fonctions actuelles (éducation, sécurité, infrastructures, santé publique, prévoyance sociale, orientation de l’économie) mais, pour ce faire, il doit rapidement s’adapter aux changements en cours et se réformer en profondeur. Les problèmes des administrations publiques devraient donc être traités comme des questions techniques liées à l’optimalisation de l’efficience des services publics et de la satisfaction du « client-consommateur-contribuable-citoyen ». Il serait donc possible de considérer objectivement, en faisant abstraction des clivages politiques, les problèmes que connaissent les administrations publiques (coûts élevés, rigidité, lourdeur, inefficacité, basse productivité, bureaucratisation), d’en faire le diagnostic et de suggérer des corrections efficaces. Le fait qu’à peu près tous les gouvernements, de droite comme de gauche, appliquent aujourd’hui de profondes réformes administratives semble appuyer cette vision, et ses promoteurs s’appuient sur les expériences menées dans plusieurs pays.
42Il subsiste néanmoins un problème fondamental, celui du rapport des forces en présence dans cette transformation de l’Etat et de leur rééquilibrage. Ceux qui argumentent en faveur de la nouvelle gestion publique comme représentant un dernier espoir de sauver l’Etat social le font devant la menace de sa disparition totale. Cette idée a pour corollaire les « forces » qui feront disparaître l’Etat social. Elles sont identifiées en superficie, mais sans aller jusqu’au bout du raisonnement. Or, ces forces ne me semblent pas immatérielles, elles procèdent d’intérêts concrets et d’individus réels, et constituent le troisième élément d’explication de l’affaiblissement de l’Etat.
Rééquilibrage des forces
43Les politiques d’ajustement économique et de réorganisation des Etats depuis les années 80 ont eu pour effet d’attribuer un rôle croissant aux mécanismes du marché dans l’allocation des ressources collectives. Or, de même que le système politique est organisé par autorité (le droit légitime d’exercer le pouvoir), celle de l’Etat, le système économique est lui aussi organisé par une autorité. Dans l’économie de marché, les détenteurs de cette autorité sont les dominants du champ économique : entrepreneurs, marchands, détenteurs de capitaux et leurs représentants (Lindblom, 1977). Cette autorité leur vient de leur maîtrise des ressources du champ et leur capacité d’en influencer les règles. Ils possèdent ou gèrent des quantités énormes de capitaux dans un marché de plus en plus ouvert, décident du sort de villes ou de régions lorsqu’ils ferment une entreprise, ou de nations entières lorsqu’ils prennent peur et retirent leurs billes du jeu, comme dans la récente crise asiatique. Ils sont naturellement familiers des arcanes du pouvoir, comme l’ont toujours été les banquiers du prince ; dans le contexte d’une économie mondialisée, leur prestige est actuellement à son apogée. Leur préoccupation principale n’est pas le bien-être collectif, mais la recherche du profit ; ainsi le veut la logique du système capitaliste. Contrairement à l’Etat, qui représente tout de même la collectivité et obéit à un minimum de règles démocratiques, ils ne sont responsables que devant eux-mêmes et leurs actionnaires. Les décisions qu’ils prennent sont donc subies par les autres, la majorité de ceux qui vendent leur force de travail avec une possibilité limitée d’influencer les règles du jeu.
44Que ce soit au niveau domestique ou international, plus grande est la part de l’allocation des ressources confiée au marché plutôt qu’à l’Etat, plus grand est le pouvoir des acteurs dominants du champ économique. L’ouverture d’une économie nationale aux conditions du « marché global » accroît le pouvoir des acteurs dominant les relations économiques internationales par rapport à l’autorité politique nationale et aux acteurs de l’économie domestique, ce qui caractérise le processus de mondialisation de l’économie (Comeliau, 1994). Suggérer de déplacer la prise des décisions économiques collectives de l’Etat vers le marché, c’est proposer de soustraire ces décisions à l’autorité de l’Etat en faveur de l’autorité des détenteurs de capitaux, ce qui implique de les soustraire au politique et donc, dans nos sociétés, au processus démocratique.
45Rien de nouveau sous le soleil. Comme le précisait il y a déjà longtemps Gramsci (1983, p. 280), c’est en agissant sur et au moyen de l’Etat que ce rééquilibrage des forces s’opère : « Il faut bien convenir que le système du libre-échange est lui aussi une "réglementation" qui porte l’empreinte de l’Etat, introduite et maintenue par des lois et la contrainte : c’est le fait d’une volonté consciente de ses propres fins et non l’expression spontanée, automatique du fait économique. Aussi le système du libre-échange est-il un programme politique, destiné à changer, dans la mesure où il triomphe, le personnel dirigeant d’un Etat et le programme économique de l’Etat lui-même, c’est-à-dire à changer la distribution du revenu. »
46II semble donc difficile de prétendre que le débat au sujet de la réforme de l’Etat constitue un sujet strictement technique. Si pour l’ensemble des promoteurs d’une nouvelle gestion publique, l’Etat est certainement appelé à changer, donc à réduire son implication dans l’allocation des ressources, se profilent toutefois des positions fort diverses. Elles semblent osciller entre l’Etat minimal des néolibéraux, fonctionnant presque entièrement sur le modèle du marché, et un Etat incitateur, qui définirait démocratiquement les services à fournir au citoyen et en pourvoirait lui-même une partie sur une base contractuelle, tout en favorisant l’implication de l’entreprise privée ou des citoyens eux-mêmes dans la fourniture de ces services (Schedler, 1998). Si l’on observe la direction que prennent les réformes en cours dans les différents pays de l’OCDE, il semble que ce dernier modèle constitue au sens large une référence. C’est aussi la direction que semble prendre la Banque mondiale dans son Rapport sur le développement dans le monde 1997.
Interrogations
47Face à cet apparent consensus, plusieurs remarques s’imposent. La recherche d’une plus grande efficacité de l’appareil d’Etat, qui est l’objectif principal de cette dernière position, risque de se réaliser au détriment de l’équité collective, en octroyant, comme je l’affirme ci-dessus, une plus grande part de l’allocation des ressources au marché. Cet enjeu est escamoté dans le débat autour de la nouvelle gestion publique.
48Sur le plan des valeurs, le marché consiste souvent à profiter d’une information que l’autre n’a pas pour réaliser un profit, ce qui est une base éthique faible pour un service public. Je vois mal comment la logique du secteur privé peut assurer la cohésion sociale ou l’équité. Entre le faible et le fort, entre le malade et le bien-portant, la liberté opprime et la contrainte protège.
49Ensuite, la gestion privée n’est pas identifiable à la gestion publique. Sur le plan technique, les objectifs des administrations publiques sont flous et s’inscrivent parfois dans des rationalités qui ne sont pas économiques ; leurs activités ne peuvent donc pas toujours être mesurées selon des critères quantitatifs non équivoques, de par la nature même des biens publics, et les activités d’une organisation spécifique ne peuvent pas toujours être distinguées de l’ensemble, ce qui empêche par exemple de généraliser la division des grandes unités administratives en unités restreintes liées à l’ensemble par des relations contractuelles.
50Sur le plan épistémologique, les finalités respectives de l’Etat et du marché ne sont évidemment pas les mêmes : bien-être collectif pour le premier et profit individuel pour le second, et la transposition des catégories analytiques du privé au public est une entreprise hasardeuse. Le postulat du libéralisme selon lequel chaque individu qui poursuit son propre bien-être réalise celui de la collectivité, postulat transposé au secteur public lorsque les théories de la « nouvelle économie politique » lui sont appliquées, ne constitue qu’un élément d’une mythologie, d’une croyance collective, destinée à justifier un certain mode de domination, celui de la bourgeoisie industrielle et marchande en son temps (Carr, 1946). Et, malgré l’utilisation fréquente de cette image, les citoyens, politiquement responsables, ne peuvent être assimilés à des consommateurs ou à des clients, pas plus que les services de l’Etat ne sont des entreprises, pas plus que l’économie mondiale ne met en concurrence des nations.
51Ensuite, d’un point de vue plus pratique, l’efficacité des mécanismes du marché postulée par la nouvelle économie politique n’est pas toujours supérieure à celle de l’autorité politique. L’étude des coûts de transaction nous enseigne que le choix entre le marché et le politique pour l’allocation des ressources dépend des coûts de l’information (Williamson, 1994) : la recherche du prix d’un service par les mécanismes du marché peut être si lourde qu’elle perd son intérêt et l’efficacité commande alors d’agir par autorité26. De plus, beaucoup des marchés couverts par les administrations publiques sont des marchés semi-compétitifs - l’acheteur d’un service (par exemple nettoyage des rues) n’est pas le consommateur - qui sont administrés d’autorité. Ils ne sont pas orientés autour des prix, mais du résultat.
52Finalement, bien que cette conclusion soit évidemment prématurée, il me semble que, pour des raisons liées à la faisabilité politique, les réformes suggérées par la nouvelle gestion publique risquent plus de déboucher sur un Etat stratifié, où des structures bureaucratiques à l’ancienne se juxtaposeront à des services décentralisés et autonomes, des services contractuels privés ou publics, et à de nombreux relents d’Etat-providence. Les autres services auront été privatisés, « outsourcés », « downsizés », déréglementés ou libéralisés, donnant à quelques-uns l’occasion de réaliser des affaires, améliorant probablement la fourniture de certains services, mais rendant la vie de la majorité plus difficile.
Les pays en développement
53La complémentarité séculaire entre l’Etat-nation et le système économique capitaliste des pays industriels ne trouve généralement pas d’équivalent au Sud. La capacité des capitaux privés est souvent limitée et les relations entre le capital privé et le capital public, conflictuelles. La nécessité de faire face aux immenses problèmes du développement (pauvreté, inégalité, manque d’infrastructures) explique que la plupart des pays en développement aient suivi un modèle économique dans lequel l’Etat a joué le rôle principal, que ce soit par les dépenses publiques, une implication directe, ou son influence sur l’organisation des différentes activités économiques. Ce rôle était d’ailleurs conforme aux modèles théoriques dominants de l’après-guerre, qu’ils soient d’influence keynésienne, socialiste, structuraliste, nationaliste ou industrialiste27, et l’Etat l’a souvent assumé davantage par nécessité, pour trouver des solutions pratique à des problèmes immédiats et d’une ampleur sans précédent, plutôt que par une obstination dogmatique des élites du Sud. L’administration publique a alors joué un rôle déterminant dans la mise en place des conditions de la modernité.
54Un taux de croissance longtemps positif, conjugué à l’aide au développement et aux prêts externes, a permis de créer un système d’accumulation et de redistribution à partir de l’Etat, dans lequel les contraintes économiques tenaient une place secondaire. Lorsque cette période de croissance, d’urbanisation et de modernisation a été suivie d’une période de stagnation économique, les défauts du système, les distorsions du modèle ont commencé à apparaître. Les organisations étatiques avaient souvent dépassé la taille optimale, celle qui leur permet d’atteindre leurs objectifs formels (ceux pour lesquels elles avaient été créées) avec le plus d’efficacité28, car elles ont dû concilier ces objectifs formels avec des objectifs politiques, par exemple absorber le surplus des diplômés sortant des universités, mettre en place des projets de prestige ou développer les régions périphériques nationales. Ainsi la productivité des entreprises de l’Etat et de la bureaucratie a été en général très faible.
55Le rôle de l’Etat dans ce processus de transformation sociale a multiplié rapidement les ressources sous son contrôle et en a fait à la fois l’enjeu et le terrain de la lutte des groupes pour l’appropriation de ces ressources. Aux élites traditionnelles, déplacées par la modernisation économique, s’est substituée une bourgeoisie « politico-administrative » tirant son pouvoir du contrôle des ressources étatiques (Callaghy, 1990), de la captation par l’Etat de l’excédent économique et de la mise en place de vastes réseaux clientélistes.
56L’importance de l’Etat dans l’économie a de plus créé de multiples occasions pour des situations de rente et étouffé le développement de l’esprit d’entreprise. Les politiques publiques adoptées reflétant plutôt la capacité des groupes d’influencer la bureaucratie ou leur insertion dans les réseaux clientélistes que leur efficacité productive, ces acteurs ont donc investi une partie importante de leurs ressources à rechercher ces rentes plutôt qu’à améliorer leur compétitivité économique. Dans ces situations, il est en effet plus rentable d’intervenir auprès des décideurs, en usant des réseaux et des mécanismes d’influence, que d’investir en fonction de critères économiquement rationnels.
57Le contrôle du gouvernement signifie alors le contrôle des situations de rente, et les groupes consacrent ainsi une partie importante de leur activité politique à maximiser leur pouvoir politique, non pas pour mieux organiser la société, mais pour contrôler les rentes, générant une « politique politicienne » qui accroît l’instabilité du système politique. Bayart (1997, p. 13) se réfère, en ce qui concerne l’Afrique, à l’Etat kleptocrate : « L’une de ses caractéristiques est l’exploitation, par les groupes sociaux dominants (ou par les acteurs dominants du moment), de toute une série de rentes générées par l’insertion dépendante du sous-continent dans l’économie internationale : [...] à l’époque contemporaine les alliances diplomatiques et militaires, la mainmise sur les cultures d’exportation, le pétrole et les importations, la gestion des financements extérieurs et de l’aide. »
58La politisation de l’administration, avec ce que cela entraîne en termes de corruption, de clientélisme, d’absence de contrôle et de règles d’exception, a donc coïncidé avec l’élargissement de ses responsabilités et son pouvoir accru. Un contexte avec lequel les normes, conformes à l’idéal-type webérien, d’une administration neutre, anonyme, impartiale et responsable vis-à-vis de politiciens élus entrent à l’évidence en contradiction. La fragilité de la légitimité et de la crédibilité des autorités politiques s’est donc étendue à l’administration publique, plus souvent perçue comme un vecteur de concentration du revenu, transférant la richesse des catégories urbaines défavorisées et des paysans vers la bourgeoisie politico-administrative, que comme un facteur de progrès. Les programmes d’ajustement structurel ont accru cette perception négative, l’administration devenant par surcroît le relais de mesures très impopulaires et perçues comme étant imposées par les organismes financiers internationaux.
59Comme le précise Haque (1996), une particularité des administrations publiques des pays en développement est l’absence de contexte : ces administrations se sont développées sous l’influence des métropoles, dans un contexte colonial perpétué ultérieurement par l’assistance technique, la formation à l’étranger, les filières de l’enseignement supérieur et l’intervention d’experts étrangers. Ce développement tend à rendre les administrations, fondées sur les modèles occidentaux de la bureaucratie, incompatibles avec les contextes économique, politique et culturel de leurs sociétés nationales. Le fossé entre les fonctionnaires, souvent formés à l’occidentale et désireux d’imposer la modernité, et la population, dont les normes reposent presque toujours sur la tradition, n’a cessé de grandir. Et l’impossibilité de résoudre la tension naissant d’un comportement formel, imposé par les normes bureaucratiques exogènes, et un comportement réel, guidé par les normes locales, a souvent mené à un formalisme excessif ou à une ritualisation des comportements bureaucratiques. Les tentatives de réforme de ces administrations, inspirées des derniers développements des sciences administratives en Occident, sont la plupart du temps tout aussi décalées par rapport à la réalité de ces pays. Quelques essais originaux d’échapper à ce destin peu glorieux, tels que l’expérience de la municipalité de Porto Alegre au Brésil ou de Cúcuta en Colombie29, méritent toutefois d’être soulignés.
60Au Sud, le problème est donc au moins aussi complexe que dans les pays industrialisés : adapter des formes bureaucratiques relativement artificielles aux réalités nationales, les rapprocher des citoyens, en faire des instruments au service de la majorité et en améliorer l’efficacité technique. Il n’est pas certain que les instruments développés par la nouvelle gestion publique et parfois imposés uniformément par les organisations internationales, le recouvrement des coûts par exemple, soient d’une grande efficacité dans des contextes si distincts, à la fois entre eux et par rapport aux pays industrialisés.
Conclusion
61Les réponses aux questions soulevées ici sont d’autant plus complexes que les paradoxes de la subordination de l’Etat à la pensée comptable sont nombreux. La dérégulation des économies a en fait entraîné une multiplication des réglementations (que l’on considère les cas de la construction de l’Europe ou de l’Organisation mondiale du commerce). La déréglementation des marchés financiers par la suppression des contrôles étatiques a provoqué une multiplication des règles techniques au sein des marchés financiers eux-mêmes, règles internes et souvent non écrites. Les institutions financières sont ainsi passées d’un système de règles à un autre, qui échappe à l’intérêt public mais n’en est pas moins contraignant. La capacité de résistance des classes moyennes (puisque selon le public choice ce sont elles qui en profitent) au démantèlement de l’Etat-providence est démontrée par la constance ou même l’augmentation de la part des dépenses publiques dans les PNB des pays industrialisés dans les années récentes alors que sa diminution constituait un des objectifs principaux des programmes d’ajustement en cours30.
62Le danger du débat actuel est de dissimuler des enjeux importants sous une discussion d’apparence technique : des questions politiques, des choix de société, sont traités comme des problèmes qui relèvent de l’économie ou de la gestion. Le passage à un Etat réduit, ou restructuré, et à une administration publique fonctionnant selon les principes du marché demande un débat démocratique. Il ne suffit pas de postuler que les citoyens ou les clients de l’administration sont fatigués des lourdeurs et de l’arrogance des bureaucrates pour imposer un modèle dont les implications n’ont pas été bien mesurées, mais qui fait l’affaire des politiciens en mal de solution et d’une droite favorable à une « politique des caisses vides » (Guex, 1998) qui maintient l’Etat pauvre. Les enthousiastes qui célèbrent une « nouvelle culture de l’Etat » et débattent de la naissance ou non d’un nouveau paradigme devraient pousser la réflexion un peu plus loin.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 En première approximation, la « nouvelle gestion publique », dont la « réinvention du gouvernement » est la variante américaine, est un ensemble de techniques formant un programme de réforme des administrations publiques en vue de les rendre plus efficientes et de les orienter vers la satisfaction des usagers considérés comme des clients ; la « bonne gouvernance » est une gestion gouvernementale fondée sur la responsabilité, la transparence, la prévisibilité et la participation citoyenne ; et la « décentralisation » consiste à déléguer au plus bas échelon administratif que possible la gestion des politiques publiques.
2 Urs Zuppinger (1995), urbaniste, membre du Syndicat des services publics.
3 Un exemple typique de ces lieux communs : « Pressure for reform, fundamentally, dérives from public perception of public sector failure » (Reschenthaler and Thompson, 1997). Il n’est évidemment pas précisé ce que signifie la « perception publique », qui forme le public, qui parle en son nom et comment ce constat a été établi. Ce genre de fausses évidences fonde maints raisonnements dans le débat auquel je me réfère.
4 Entendu comme un espace social structuré autour d’enjeux communs et composé d’acteurs dotés de références et de règles communes (Bourdieu, 1984).
5 Krugman (1998). Cet économiste n’en est pas à son coup d’essai pour démonter les mythes, voir en particulier son article « Le mythe du miracle asiatique » (1994). Krugman lui-même est cependant favorable à l’internationalisation des économies, mais sur une base théorique orthodoxe (néoclassique).
6 Que Krugman qualifie de « pop internationalism », « pop », populaire, étant pris dans le sens de vulgaire.
7 Elle ignore en particulier l’identité comptable fondamentale de la balance des paiements, à savoir que la différence entre l’épargne nationale et l’investissement national doit être égale à la différence entre les exportations et importations d’un pays (Ep - I = X - M) (Krugman, 1998, p. 88).
8 En particulier à l’Organisation mondiale du commerce, mais aussi par le benign neglect (l’absence de contrôle est volontaire) qui règne en matière de contrôle des mouvements internationaux de capitaux privés depuis les années 70 et par les diverses déréglementations.
9 C’est par un processus de violence symbolique, un lent travail de manipulation des consciences par ceux qui contrôlent dans un champ donné le capital symbolique, que les dominés adhèrent aux thèses qui vont contre leurs intérêts réels et ajustent inconsciemment leurs structures subjectives (leurs préférences) aux structures objectives (l’absence d’alternative possible).
10 La dépense moyenne en pourcentage du PNB des gouvernements de l’OCDE est passée de 28 % en 1960 à 43,3 % en 1980 (Crook, 1997).
11 Pour une définition, voir entre autres Fischer and Dornbusch (1983).
12 Deux œuvres fondatrices du néolibéralisme sont Hayek (1944) et Friedman (1962). Voir Borón (1995, chap. 2) pour une analyse critique de la pensée politique de Friedman, et Kley (1994) pour une analyse approfondie de celle de Hayek.
13 Même si tous ne partagent pas les postulats monétaristes, les lauréats de l’Université de Chicago sont, outre Friedman, Schultz en 1979, Stigler en 1982, Coase en 1991, Becker en 1992, Fogel en 1993 et Lucas en 1995.
14 « The predominance of Friedman’s ideas cornes from the fact that the fondamental precepts - rule of the market, exaltation of private firms, the dismantling of the welfare state, and the curtailment of the democratic advances and their impingement on the markets - are at the core of the prevailing neoliberal orthodoxy and have been the rationalizing principles of neoconservative governments ail around the world » (Borón, 1995, p. 34).
15 « In the 1950s, any economist who stood up in polite company and announced that he was a monetarist risked the outraged reaction faced by the man in famous Batman cartoons. Twenty-five years later, those who had not embraced monetarism to some degree were regarded as intellectual dinosaure » (Smith, 1987, p. 1).
16 « [The international monetary economists] are those who write about international monetary economics in the professional economics journals, who attend conferences on the subject, and who teach it in universities. Most received a Ph.D. from a leading graduate school in the United States and, although they are scattered widely around the world, most retain close intellectual links with the United States » (Williamson, 1985, p. 46).
17 Expression attribuée à Michael Barzelay (1992).
18 Ces théories postulent que dans les sociétés complexes et pluralistes, les groupes d’intérêt sont devenus les principaux agents sociaux, qu’ils soient formels ou informels. Un ouvrage classique de cette approche est celui de Robert A. Dahl (1961).
19 « Or, c’est une loi sociale inéluctable que tout organe de la collectivité né de la division du travail se crée, dès qu’il est consolidé, un intérêt spécial, un intérêt qui existe en soi et pour soi. Mais des intérêts spéciaux ne peuvent exister au sein de l’organisme collectif sans se trouver aussitôt en opposition avec l’intérêt général. Plus que cela : des couches sociales remplissant des fonctions différentes tendent à s’isoler, à se donner des organes aptes à défendre leurs intérêts particuliers et à se transformer finalement en classes distinctes » (Mitchels, 1971).
20 Le cercle vicieux bureaucratique (Crozier, 1963) montre que dans toute organisation bureaucratique, caractérisée par des règles impersonnelles et une centralisation décisionnelle, se développent une série de cercles vicieux qui renforcent l’impersonnalité et la centralisation tout en éloignant l’organisation de ses buts premiers. Par exemple, la transgression de certaines règles pousse les dirigeants de l’organisation, dont c’est le seul moyen d’action, à émettre de nouvelles règles et procédures de contrôle, ce qui, en vertu d’un principe formalisé par Downs (1967), « the law of counter-control », incite les subordonnés à développer en même proportion des mécanismes d’évasion des nouvelles règles ou procédures.
21 Aussi appelé théorie des choix collectifs ou des choix rationnels. Parmi les classiques de cette approche: James Buchanan et Gordon Tullock (The Calculus of Consent, 1962), Anthony Downs (An Economic Theory of Democracy, 1957), William Niskanen (Bureaucracy and Representative Government, 1971) et Mancur Oison (The Logic of Collective Action, 1965). A noter que James Buchanan a reçu le prix Nobel d’économie en 1986.
22 Pour une approche critique de ce modèle, voir en particulier Dunleavy (1991).
23 Selon Mönks, dans ce Cahier, il est possible de distinguer trois tendances ou trois courants au sein de la nouvelle gestion publique : un courant « financier », orienté vers l’équilibre financier, donc les économies budgétaires, un courant « citoyen-client », orienté vers l’application des techniques de la gestion privée au secteur public et la qualité des services, et un courant « communautaire », axé sur la dévolution du pouvoir administratif à l’échelon le plus bas de l’administration et sur la participation des citoyens.
24 A titre d’illustration, une enquête rendue publique en 1997 : qualifié de fainéant, démotivé, peu dynamique et « planqué », le fonctionnaire avait une image négative pour près de 70 % de la population du canton de Genève (Y. Emery, professeur à l’Institut de hautes études en administration publique de Lausanne, La fin des fonctionnaires. Pour une renaissance des collaborateurs des services publics, cité par Bemet, 1997). On peut évidemment discuter de la réalité du fait, mais la perception est là.
25 Par exemple Matthias Finger dans ce Cahier.
26 Les signaux du marché, par exemple pour l’éducation, sont faibles : qui est l’acheteur ? Les parents, les enfants, la collectivité ? Les tentatives actuelles de distribuer des vouchers (bons) permettant aux parents de placer leurs enfants dans l’école de leur choix postulent que ce sont les parents. Ces tentatives doivent encore faire la preuve de leur efficacité.
27 La planification industrielle et l’industrialisation par substitution des importations, si elles ont rencontré l’opposition des pays industrialisés dans une première phase, ont en effet été encouragées dans les années 50 et 60 (Maxfield and Nolt, 1990).
28 Au-delà de cette taille se développent des dysfonctions qui finissent par absorber une part de plus en plus importante de l’activité de l’organisation (Crozier and Friedberg, 1977).
29 Dont traite le texte de Claude Auroi dans ce Cahier.
30 Voir Crook (1997). Ces dépenses sont passées de 42,6 % en moyenne en 1980 à 45,9 % en 1996, selon des chiffres fournis par le FMI.
Auteur
Chargé de cours, IUED, Genève.
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