Projets de développement et corruption. Prédispositions et effets d’entraînement
p. 123-155
Texte intégral
1La « petite » et la « grande » corruption sont-elles des phénomènes sociaux distincts et étrangers l’un à l’autre ? Se développent-elles du fait d’impulsions différentes ? Les programmes de développement sont-ils seulement victimes des pratiques de corruption ou contribuent-ils aussi à ces phénomènes ?
2La mobilisation internationale pour prévenir et éradiquer la corruption est désormais intense. Mais force est de constater que les travaux de réflexion menés sous l’égide des grandes agences s’intéressent principalement aux pratiques qui altèrent le fonctionnement des appels d’offres et des marchés d’attribution des grands projets1. Par contre, ils mettent rarement en question les effets éventuellement corrupteurs des projets2. La corruption serait donc un phénomène extérieur aux institutions de développement, y compris lorsqu’elle se manifeste dans les projets qu’elles financent. Elle serait inhérente aux sociétés qui reçoivent l’aide et, faute d’aborder la question de front, ces travaux nous laissent supposer que les organismes de développement ne sont pas touchés par ce phénomène et n’y jouent aucun rôle.
3Compte tenu de l’importance des moyens apportés par les organismes de développement par rapport aux revenus des sociétés d’accueil, de la complexité des dispositifs de mise en œuvre de ces ressources et de la manière dont elles viennent s’inscrire dans le fonctionnement socio-économique autochtone, on peut être dubitatif quant à la validité de cette hypothèse.
4Appuyé sur une longue expérience malienne, le présent article vise à démontrer qu’il est justifié de s’interroger sur le rôle que les dispositifs de projet sont susceptibles de jouer comme incitateurs, « facilitateurs », banalisateurs des processus locaux de corruption. Il se penche sur les effets de l’« aide par l’offre » sur « critères d’adéquation » dans un contexte de « participation des bénéficiaires », et sur les effets des dispositifs et des règles de fonctionnement qui peuvent faire passer certaines pratiques courantes de clientélisme du registre de la redistribution – assimilable dans une certaine mesure seulement à la « petite » corruption – à celui de la « grande » corruption et du détournement massif à titre « privé » de fonds dont la vocation est l’usage « public ». Si la corruption prend plus facilement racine dans des situations de pénurie, cela ne signifie pas qu’elle soit inhérente aux sociétés africaines3. Mais il apparaît logique que les projets de développement, en apportant une richesse énorme et suivant des principes normatifs étrangers à la société locale, mettent en place incidemment les conditions nécessaires à des pratiques de « gestion des dépouilles » (Nicolas 1986).
Les organisations internationales face à la question de la corruption dans le développement
5Il faut attendre le début des années 90 pour que les grandes agences manifestent un intérêt soudain pour la question de la corruption. Cet intérêt découle de l’inquiétude croissante provoquée par le faible impact du processus de démocratisation et de libéralisation sur la gestion des affaires publiques dans de nombreux pays en voie de développement. Le concept de « bonne gouvernance », qui renvoie à l’exercice efficace et légitime du pouvoir et de l’autorité dans la gestion des affaires publiques, implique des dimensions normatives indispensables pour aboutir à un développement durable, compatibles avec la croissance économique et la démocratisation (CE/USAID 1997 : 5). Parmi ces dimensions normatives, l’« intégrité » du système de règles, l’« équité », la « transparence » sont autant de caractéristiques mises à mal par les pratiques de corruption.
6Ainsi, de nombreuses enquêtes sont lancées dans les pays bénéficiaires de l’aide qui sont suspectés de laisser se développer chez eux un « climat de corruption » (Williams 1996), et qui se retrouvent mis en observation4. Des mesures sont prises, allant de l’incitation à la punition (politique de la carotte et du bâton) (IDS 1995), à l’encontre des gouvernements ; des ultimatums lancés contre les gouvernements de plusieurs pays en voie de développement sont rapidement suivis de sanctions (ibid.)5. Malgré cela, ce n’est qu’en 1996 que les organisations internationales mettent en place des outils de réflexion dont l’objectif est de produire des moyens de lutte contre la corruption. Des groupes de travail sont créés pour se pencher officiellement et en exclusivité sur la question (Valladao 1996 : 42). La Coalition mondiale pour l’Afrique, réunie à Maputo en novembre 1997, y consacre son débat. Une convention est signée dans le cadre de l’OCDE le 17 décembre 1997. Le Conseil des ministres de l’UE soutient une communication sur « la politique anticorruption » (UE 1997).
7Outre les travaux des théoriciens des agences internationales, les anciennes publications de Rose-Ackerman (1975 ; 1978) et leurs suites plus récentes (1996) ainsi que les approches de Klitgaard (1996) semblent constituer l’essentiel des sources scientifiques qui nourrissent les travaux de la Banque mondiale (World Bank 1997), du FMI (IMF 1997a) et de l’Union européenne (UE 1998) comme ceux de l’USAID. Ces travaux n’ont pas comme particularité d’analyser des processus et des stratégies, mais de contribuer à la production d’outils de prise de décision, de prévention ou de lutte contre la corruption.
8Lorsqu’on se penche sur les productions des différents ateliers et les rapports d’études comparatives, on constate que l’analyse faite de la corruption porte peu sur ses causes, ramenées à quelques standards : l’insuffisance des revenus pour la « petite » corruption (pauvreté, mécanismes de préservation des risques) (Gray and Kaufmann 1998 : 9), le favoritisme et le clientélisme. C’est surtout sur les instruments de contrôle et de prévention de la corruption que portent ces travaux, ainsi que sur les effets qu’elle induit dans la coopération au développement. Certains aspects continuent à être considérés comme « positifs » (« l’huile dans les rouages » ou accélération fees) bien qu’ils augmentent le prix de la prestation de routine.
9Quant à la « grande » corruption, on considère qu’elle pervertit le processus de développement (celui qui est importé par les agences internationales), qu’elle se dresse en obstacle à la libéralisation, qu’elle renchérit le coût des prestations et des fournitures et décourage les investisseurs privés (nationaux et internationaux). La hausse des coûts de prestations est répercutée sur les ressources externes (financements extérieurs). Une partie du remboursement de la dette sert à payer le coût de la « grande » corruption. La corruption entraîne une moindre qualité des prestations réalisées et des choix technologiques ayant peu ou pas de rapport avec les besoins réels qu’ils sont censés satisfaire ; elle détourne les moyens des « vraies » priorités pour les engloutir dans « des ruines du développement »6.
10Pourtant, à travers l’analyse des effets on peut entrevoir des causes qui proviennent directement des stratégies de l’aide internationale. Si les causes de la corruption ne sont pas explorées avec plus d’assiduité, il ne faut pas s’étonner que les rôles des projets de développement dans ce processus ne soient pas envisagés non plus, sinon abordés rapidement au détour d’un article (Frisch 1996 : 69). C’est cette carence qui nous pousse à examiner une telle perspective.
Des conditions prédisposées
La petite corruption un peu trop ordinaire
11En Afrique de l’Ouest, il est fréquent, pour obtenir un service quel qu’il soit, de devoir « faire un geste ». Ces pratiques entrent dans la logique du « cadeau », du remerciement par anticipation du service rendu7. Il faut cependant faire la part entre ces procédés et les « obstacles » dressés par certains fonctionnaires ou intermédiaires éventuels entre l’individu et le service dont il a besoin, en particulier lorsqu’il s’agit d’un étranger8. On ne peut pas non plus mettre sur le même pied le « prix de la sauce » demandé à l’autochtone pour « mettre la pierre sur son dossier »9 et le racket organisé qui s’exerce parfois à l’encontre des agents de projets de développement.
12Il est en effet courant pour les intervenants extérieurs en Afrique de l’Ouest de recourir au bakchich pour simplifier une transaction ou accélérer une démarche administrative. On peut citer les cas les plus classiques : le blocage du matériel en douane est quasi systématique, jusqu’à ce que les intermédiaires « légitimes » (douaniers, transitaires, policiers des frontières, généralement complices) aient trouvé une forme de rétribution « suffisante » de l’effort qu’ils consentent. L’immatriculation des véhicules de projet entre dans la même catégorie, ainsi que la délivrance des visas de séjour. Le transport ferroviaire (d’un véhicule lourd, d’un conteneur) sur plate-forme est une course d’obstacles épuisante, le wagon étant menacé de décrochage à toutes les gares disposant d’une voie de garage. Plus surprenant mais aussi très contraignant au Mali, les délais d’attribution de l’accord-cadre entre ONG et gouvernement, sans lequel l’intervenant n’a pas le droit de mettre en œuvre le projet pour lequel il a mis en place toute une logistique. Dans un autre registre, plus quotidien mais décisif, malgré les autorisations de traversée gratuite des fleuves obtenues par les ONG depuis 1989-1990 (le passage du Niger à Gao, à Goundam ; celui du Banifing à Bafoulabé), les machinistes des bacs prennent les véhicules de projet en otage en les laissant attendre des heures au soleil, voire une nuit, pour déclencher un geste en leur faveur.
13Ces pratiques ne datent pas d’hier. Et s’il faut reconnaître qu’elles semblent avoir trouvé un bon terrain dans les pays de la zone sahélienne, il faut aussi admettre qu’elles ont été provoquées souvent délibérément par les expatriés eux-mêmes, arrivés avec les opérations de distribution massive de vivres à partir de 1979 puis avec les programmes organisés d’aide alimentaire. Il fallait aller vite, passer outre aux procédures administratives, aux autorisations, forcer la mise en place d’une logistique improvisée pour acheminer les stocks dans des délais très courts, souvent sans consulter les autorités centrales et encore moins les locales, sans leur accord sur les critères de distribution, les lieux et les populations à privilégier. Ni les modes de fonctionnement de la société, ni les conditions existantes dans le pays (climat, infrastructures, réseau de transport) n’avaient été pris en considération avant de débarquer les conteneurs des avions et des plates-formes de trains pour les entreposer en plein soleil sur les pistes ou au bord des rails. La quantité des ressources n’était pas comptée. Il était facile de soudoyer tous les intermédiaires pour « mettre de l’huile dans les rouages »10. Compte tenu de la manière « sauvage » dont les opérations de distribution se sont passées, on peut comprendre que le « tarif » des prestations nécessaires à l’acheminement des vivres sur les lieux de distribution ait progressivement monté.
14Pour pallier les obstacles rencontrés par l’aide humanitaire, les projets ont prévu dans leurs budgets des « caisses noires », « enveloppes diplomatiques », « rubriques cadeaux », « rémunérations de prestataires locaux de services » en tout genre, etc. Le poste de « logisticien local » consiste dans le traitement économique des « freins », c’est-à-dire des contraintes habituellement prises en compte dans le montage financier des programmes. Les agents locaux ayant fait leurs preuves dans ce domaine ne restent jamais sans emploi, ils passent d’un projet à l’autre et sont très convoités. Quant aux bailleurs de fonds, ceux-là mêmes qui aujourd’hui se dressent contre la corruption, ils ont entériné ces procédés en continuant à exercer des pressions sur les délais d’exécution et en attribuant les lignes budgétaires nécessaires à l’accélération des procédures. Pour pouvoir prévoir des dépenses dans de telles rubriques, des « barèmes » se sont progressivement élaborés, espèce de tarii-cation consensuelle qui permet aux protagonistes de savoir à l’avance le « prix » de chaque opération : ainsi l’expatrié connaît le montant minimum qu’il doit payer pour prétendre à la prestation, et le fonctionnaire ou l’intermédiaire le montant maximal qu’il ne peut pas dépasser. On peut désormais considérer qu’il s’agit d’un système de normes commun aux deux mondes, celui des administrations du pays aidé et celui des intervenants. C’est ce que Mauro (1998 : 13)11 appelle « la corruption bien organisée » en opposition à « la corruption anarchique », la première étant « moins grave » que la seconde ! Vu sous cet angle, il semblerait que la réduction du degré d’incertitude sécurise la relation en même temps qu’elle légitime l’acte.
15Tout cela confirme que la corruption comme « huile dans les rouages », loin d’être subie par les organisations internationales, fait partie de la fonctionnalité de leurs stratégies et qu’elles l’entretiennent au quotidien. Or, aucun des travaux récents ne se penche sur cette dimension de la relation entre les projets et les pratiques de « petite » corruption, et les solutions préconisées pour l’appréhender et l’éradiquer n’abordent pas la question sous cet angle.
Des conditions de « moyenne » ou « grande » corruption
16Chaque projet qui arrive constitue une rente. Officiellement, des parts n’en sont accessibles qu’à deux catégories d’acteurs : les bénéficiaires potentiels, pourvu qu’ils satisfassent aux « critères » d’attribution posés par les intervenants, et les entrepreneurs locaux, en participant et en gagnant les appels d’offres12. Restent ensuite les catégories d’acteurs qui ne sont pas supposées avoir accès à la rente, mais auxquelles les programmes donnent un rôle à jouer dans la distribution et que l’on peut considérer comme un troisième groupe de prétendants.
17En réalité, l’important n’est plus de correspondre aux critères des intervenants, mais d’être en bonne position dans la « ile d’attente » ainsi que par rapport au réseau de personnalités susceptibles d’influer sur la sélection. Contrairement à ce qui est couramment affirmé, le projet ne vient pas répondre à un besoin précis ressenti et exprimé par un groupe identifié13 avec des moyens humains, matériels et financiers en rapport avec cette demande ; il apporte une réponse prédéterminée à une demande potentielle, identifiée virtuellement, pour un groupe social « idéal ». Ses moyens étant limités, le nombre des groupes idéals est lui aussi forcément limité. Les groupes « réels » doivent venir à la rencontre du groupe « idéal » pour s’y superposer. Ils doivent parcourir le labyrinthe institutionnel, administratif, politique, relationnel qui amène au premier rang de la file. Il leur faut procéder plus vite et mieux que les autres, y compris si, faute de pouvoir y parvenir avec des moyens qu’ils considèrent comme légaux, il leur faut adopter des comportements illicites. En effet, face à une situation sélective de ce type, le moyen le plus efficace dont disposent les acteurs sociaux est le recours aux réseaux de relations14 En l’absence de réseaux, il ne leur reste qu’à corrompre tous les acteurs se trouvant sur le chemin, intermédiaires, politiciens, fonctionnaires.
18C’est donc d’abord la pauvreté relationnelle qui contraint l’individu à recourir à la corruption (Olivier de Sardan 1996), et surtout parce que la rente qui est offerte est d’une trop grande rareté et son accès conditionné. En fait, le modèle lui-même d’accès à la ressource met en place potentiellement les conditions de la corruption. Le système d’aide par « l’offre » de projet contribue à générer des pratiques de corruption. « La corruption n’est donc pas le résultat d’une déviance de comportement vis-à-vis des normes, mais d’une inadéquation des normes par rapport aux modèles de comportements établis, ou en train de s’établir » (Cartier-Bresson 1992 : 589-590).
19En ce qui concerne la deuxième catégorie d’acteurs locaux, les théoriciens des grandes institutions préconisent les modalités régulatrices des concours et appels d’offres dans la sélection des entrepreneurs. En réalité, leur attention porte surtout sur les entrepreneurs internationaux et les « gros » contrats. Il n’empêche que dans les grands projets, les entrepreneurs locaux ont des parts de marché petites mais nombreuses qui finissent par représenter des montants cumulés très élevés ; à leurs yeux, la problématique générale qui consiste à obtenir une bonne place dans la file d’attente, à accéder avant les autres ou de façon plus précise aux informations nécessaires, à « faire poser » le dossier « sur le dessus de la pile » est aussi importante que pour les bénéficiaires potentiels du projet.
20Le fait que les intermédiaires à « petits salaires »15 qui se trouvent sur l’itinéraire de l’accès à la rente fassent jouer leurs prérogatives lorsque l’opportunité se présente peut être attribué au registre de la « petite » corruption et considéré comme une « caractéristique » de la société observée. Mais le contexte montre qu’en réalité ces pratiques sont provoquées par la mise à disposition de ressources faiblement « affectées ». Le discours sur la participation de la « société civile » aux projets de développement ne rend pas les choses plus claires, au contraire. Il est à la source de la mise en place de dispositifs au sein desquels des acteurs censés être représentatifs des catégories de la société se voient confier des rôles dans l’attribution d’enveloppes et de marchés sur les fonds de l’aide au développement. Mais ces rôles « civiques » ne sont pas accompagnés de valorisations sonnantes et trébuchantes ; or, dans un circuit de redistribution d’argent, la valorisation symbolique suffit rarement.
21Ainsi, bien que la situation de ces acteurs soit différente, on constate que les mêmes déterminants sont en jeu et que les causes et justifications de la « petite » corruption viennent s’agencer dans celles de la plus « grande ». Le fait que le projet prédispose à l’acte de corruption provient de l’articulation de plusieurs facteurs : la rareté de la ressource apportée par le projet16, l’inadéquation des normes d’attribution qu’il propose par rapport aux normes existantes, et la « pauvreté » des fonctionnaires et intermédiaires locaux mis en interface dans l’accès au projet et dans son fonctionnement.
Les programmes de coopération internationale en règle générale
22L’élaboration et la mise en place d’un programme de coopération internationale sont le fruit de négociations multiples, longues et complexes. Elles impliquent que des décisions sur un même objet soient prises par différentes institutions, dont chacune a ses propres règles, et par des acteurs situés à des niveaux très variés du dispositif officiel de négociation. Aucun des acteurs engagés dans les pourparlers n’est libre de ses décisions et chacun subit des pressions de toutes sortes. Les intervenants extérieurs sont assujettis aux orientations de leurs propres « patrons », avec lesquelles ils ne sont pas obligatoirement en harmonie. Les négociateurs « autochtones » ont des points de vue sur la manière dont les ressources extérieures peuvent être employées qui ne coïncident pas obligatoirement avec la vision des intervenants, ou avec celle de leurs collègues, ou encore avec les besoins des populations retenues comme « cibles » par l’institution étrangère. En outre, personne dans le monde du développement ne peut prétendre ignorer que ces décisions prennent en compte le point de vue d’acteurs informés qui, eux, n’apparaissent jamais officiellement dans le dispositif de négociation.
23Ces tractations ont lieu très en amont du programme et se déroulent aussi bien sur le territoire du pays d’accueil que dans les pays aidant. Mais c’est à ces occasions que se décide la manière dont les investissements seront partagés entre les différents acteurs associés. Les investissements à réaliser pour les « bénéficiaires » ne sont qu’une partie de cet ensemble qui doit avant tout considérer les moyens de faire fonctionner le dispositif institutionnel et bureaucratique local du projet. Plus le dispositif est complexe et son mandat ambitieux, plus la part attribuée à la structure d’administration de l’ensemble est importante. Donc, pour qu’un programme voie le jour, il faut que dès le départ les ministères susceptibles d’en obtenir la maîtrise d’œuvre ou le contrôle des subsides se soient d’une manière ou d’une autre « partagé le gâteau » ou que l’un d’entre eux ait imposé sa suprématie aux autres prétendants, soit en les éliminant de la course, soit en leur rétrocédant des avantages qui par ailleurs proviennent ou non de la ressource en question (contrôle d’un autre projet par exemple). C’est ainsi qu’au Mali eurent lieu, entre 1987 et 1991, de nombreuses et cycliques restructurations ministérielles dont le principal objectif était la redistribution de la rente extérieure en fonction des secteurs d’activités financés et au bénéfice de services dont les ministres ou les hauts fonctionnaires étaient en « odeur de sainteté ».
24On peut très bien imaginer que la compétition observable dans les hautes sphères se poursuive aux échelons inférieurs entre les services « aspirants » et, en leur sein, entre les individus. La courtisanerie dont bénéficient les ministres ou les secrétaires de cabinet atteint son apogée. Il en va de même pour les personnes « d’influence » à tous les échelons concernés. Chacun s’efforce, bien entendu, de faire désigner ses « poulains » – de préférence aux postes de décision mais plus encore de transmission financière –, qui une fois en place devront « renvoyer l’ascenseur ». Il s’agit en effet pour les divers protagonistes de réaliser un placement à moyen terme.
25S’agit-il de pratiques clientélistes classiques opportunément adaptées à la redistribution de nouvelles ressources composées principalement d’« argent froid »17 ? Ou assiste-t-on à la génération de pratiques corruptrices par la mise à disposition, dans un champ étrange, de richesses vaguement publiques, et de ce fait inappropriées au fonctionnement de la société qui ne semble pas avoir intégré cette dimension ? La frontière entre les deux est ténue.
26Les enjeux et la masse d’avantages matériels, financiers et symboliques que le programme transporte et peut générer n’ont d’équivalent en importance que leur relative rareté. Dès lors, il semble difficile que la manière de gérer sur place les « marges » du budget de fonctionnement et d’investissements du projet puisse échapper au trafic d’influence. Il semble aussi inimaginable que des personnes « influentes » ne se commettent pas en soudoyant les fonctionnaires locaux placés par le dispositif de projet sur l’itinéraire de décision afin d’orienter leur choix dans le sens de leurs intérêts (personnels, claniques, relationnels).
27Lorsque, dans le budget d’un grand programme, une part considérable est affectée à la rubrique « fonctionnement et salaires » tandis qu’une enveloppe préfixée, d’un montant relativement faible, est prévue pour l’intervention dans chaque communauté « bénéficiaire », ledit fonctionnement fait naturellement l’objet d’interprétations diverses et multiples. De même, si l’enveloppe par communauté est une « disponibilité » dont l’utilisation reste à préciser, il est normal que cette dernière devienne un enjeu qui se négocie, s’achète et se vend entre ceux qui sont positionnés au mieux pour le faire – sauf que les règles de ce jeu ne sont pas posées du fait que leur utilité n’ayant pas été révélée, elles n’ont tout simplement pas été élaborées.
28Flou, ambiguïté, compétition : en se penchant seulement sur ce qui se passe localement, dans le pays d’accueil du projet, et une fois les négociations et la définition des « parts » réalisées en très haut lieu, on constate que de ces tractations naissent des dispositifs d’intervention dotés de pléthoriques postes à responsabilité (ou plus précisément à « avantages »). Les modalités de rétribution des « élus »18 se subdivisent en une multitude de rubriques, qui vont du paiement du salaire de fonctionnaire local au topping-up (Berche 1996), ou supplément de salaire pour service rendu au programme19, en passant par des avantages en nature (véhicule de fonction) dont certains se transforment en liquidités (prix du carburant, indemnité de logement, de téléphone, de réception, de mission, per diem, etc.). Les places « à prendre » dans un programme de coopération internationale « se vendent cher ». Ce schéma, reproduit aux différents échelons de préparation du programme, met en place les conditions d’une « foire d’empoigne » si le rapport entre les forces en présence n’est pas organisé, ou d’un véritable « marché » si des consensus s’établissent sur les règles de partage20. Mais il est clair que ce processus ne peut se mettre en place que parce que les caractéristiques des programmes de coopération en réunissent les conditions idéales. Il ne trouverait pas d’espace dans un système où tout serait clairement défini et vérifiable et où les fonctionnaires ne seraient pas assurés de trouver une opportunité rare d’amasser, pendant une période très courte, un maximum de revenus et d’avantages.
29Ce que l’on observe là est en réalité un phénomène induit par les concessions faites en amont de la définition structurelle du programme par l’organisme aidant (gouvernement d’un pays, institution internationale), son service de coopération et ses conseillers techniques. Ces concessions sont faites aux personnalités politiques locales, aux hauts fonctionnaires, etc., souvent dans d’autres buts (entretien de bonnes relations diplomatiques et commerciales, maintien d’une influence, etc.) que ceux pour lequel le projet est financé. Il serait malvenu de traiter ces concessions de « corruption » puisque ces institutions et leurs membres ne sont pas supposés tirer de bénéfice de la mise en œuvre de l’aide au développement. Mais si les « concessions » ne sont pas elles-mêmes des pratiques corruptrices, si elles sont le prix à payer pour l’entretien d’alliances internationales dont le programme de développement est une manifestation matérielle, il semble malgré tout qu’elles constituent le terreau dans lequel des processus de corruption viennent prendre racine, même en l’absence de précédent.
30La vérification des informations précises sur ce qui se passe en amont du projet et dans les « hautes sphères » n’est pas à notre portée, et l’exploitation de celles dont nous disposons dans des cas précis ne pourrait être qu’allusive et déductive. Il n’empêche qu’il serait intéressant de se pencher sur ces processus, mais cela ne peut être fait qu’avec l’accord des parties, ou tout au moins à la demande du bailleur de fonds. Nous ne nous pencherons donc que sur l’échelon de mise en œuvre des moyens mis en place localement. Ce niveau d’observation révèle à lui seul suffisamment de déterminants pour ouvrir des pistes de réflexion sur l’ensemble du système. Une étude de cas sur le fonctionnement de la structure institutionnelle d’un projet très représentatif et de ses modalités réelles d’investissements nous permet de comprendre comment une partie des facteurs cités précédemment se conjuguent pour mettre en place les conditions de la corruption.
Un programme expérimental à Gounfan (Mali)
31Au moment de l’observation, en 1993, le programme expérimental GERE-NAT (Gestion des ressources naturelles) s’approche de sa fin (1994). Son prolongement à l’échelon national, le PGRN (Programme de gestion des ressources naturelles), démarrera plus tard, en 1995, pour une première phase de trois ans. Il reprendra et continuera les activités entreprises sur les sites du GERENAT et s’engagera dans une extension sur de nouveaux sites. Signalons que le GERENAT puis le PGRN sont au cœur du dispositif national de décentralisation qui se met en place, leur mission étant d’aider le gouvernement en termes de planification de l’aménagement territorial. Le GERENAT intervient dans quatre cercles du Mali (Bafoulabé, Bankass, Kolokani, Yélimané), et auprès de six à huit villages par cercle (26 villages au total). Les critères officiels de sélection des « villages types » de l’expérimentation portent sur leur représentativité écoclimatique, culturelle, démographique et économique par rapport à la zone dans laquelle ils se trouvent.
32Cet exemple, bien que relativement ancien, reste toujours d’actualité. Tout d’abord, il est représentatif de nombreux autres dispositifs de projet réalisés par les mêmes agences (Banque mondiale et GTZ – Deutsche Gesellschaft fur Technische Zusammenarbeit) en Afrique de l’Ouest. Ensuite, malgré le constat généralisé de fonctionnement très insatisfaisant en fin de phase expérimentale21, le programme d’extension a été mis en œuvre, et cela suivant un schéma organisationnel quasiment identique à celui qui l’a précédé. Enfin, les grands questionnements des agences de développement depuis 1992 et celui de la Banque mondiale en particulier ne semblent pas avoir eu d’incidences pratiques sur le fonctionnement du GERENAT, pas plus que sur la forme donnée au PGRN.
Une organisation de projet équivoque bien qu’assez classique
33Le projet est composé d’un dispositif de consultation permettant la « participation populaire » et d’une structure d’exécution. Le dispositif participatif se décompose en deux niveaux : tout d’abord, le Conseil de développement (CLD) qui, en tant que structure d’arbitrage, est censé jouer un rôle essentiel dans l’élaboration du programme local de développement22. En clair, ses membres « participent » à la sélection des communautés devant bénéficier des moyens des projets et à la décision d’affectation des ressources financières au projet (partie de la taxe locale de développement23, budget projet par activité). A un deuxième niveau, les populations des villages « bénéficiaires », constituées en comités de gestion des ressources naturelles, « participent »à l’identification de leurs besoins, à l’analyse de leur terroir et à la lutte contre la désertification.
34Pour simplifier la présentation de la structure d’exécution du projet, nous suivons le cadre général de l’organigramme. Au niveau de la direction et de la supervision, le directeur et les cadres « experts nationaux » sont mis à disposition par l’Etat, les expatriés assurent le conseil et le contrôle. Quatre techniciens embauchés par le programme sont chacun chargés de l’encadrement d’une zone. La « participation » locale se fait par le biais de la consultation, de la suggestion et de la prise de position par rapport aux investissements, menées auprès des « communautés villageoises », des représentants de la société civile et du commandant de cercle ou du chef d’arrondissement. L’exécution est assurée par les agents des services techniques déconcentrés intervenant dans le cadre de leur fonction habituelle.
35En réalité, la manière dont les acteurs en présence classifient eux-mêmes leur position respective se fait en termes d’avantages et d’inconvénients par rapport aux tâches attendues de leur part, aux richesses disponibles et à la fugacité du projet, en fonction de la faiblesse des normes qui réglementent l’attribution de ces biens. Cette préoccupation est justifiée par la très grande inégalité de traitement et de considération dont chaque catégorie d’acteurs fait l’objet.
Avantages, inconvénients et incidences pour les personnels du programme
36Pour les cadres supérieurs mis à la disposition du programme par les directions du Ministère du développement, un topping-up vient s’ajouter à leur rétribution nationale, qui se retrouve plusieurs fois multipliée. De nombreux séjours en formation, séminaires et missions, comme dans tous les cadres des programmes Banque mondiale/GTZ basés sur le principe du training and visit, sont valorisés en plus et les « déplacements » largement défrayés. A cela il faut ajouter le prestige des déplacements à bord de gros véhicules tout-terrain.
37Les techniciens des services déconcentrés, même s’ils appartiennent aux mêmes directions, ne sont pas du tout soumis au même régime. Ils sont affectés à temps partiel auprès du programme, alors que c’est bien sur eux que repose intégralement la réalisation concrète des activités du programme avec les villageois. Ils reçoivent eux aussi une indemnité complémentaire, mais qui n’est en rien comparable au topping-up perçu par leurs collègues de Bamako : par exemple, ils doivent se contenter d’une Mobylette alors que leurs homologues forestiers ont reçu une moto 125 parce qu’ils appartiennent au ministère de tutelle du projet. Ils touchent une dotation forfaitaire en carburant. Celui qui escorte une « mission » a des avantages supplémentaires, ce qui provoque un climat de compétition et l’entretien de situations de clientèle dans les zones qui entrent alors en concurrence avec le GERENAT sur le prix des per diem et des journées.
38La situation est kafkaïenne du fait des stratégies incohérentes et irréfléchies des projets qui co-utilisent les services de ces acteurs. D’un côté les fonctionnaires locaux mènent une véritable course aux postes des « zones à projet », qui implique le passage obligatoire par des actes de corruption : « Il y a beaucoup d’agents qui voudraient travailler dans les zones à projet. Ça n’est pas si simple. Il faut avoir quelqu’un de haut placé dans ta famille, sinon il faut trouver qui va accepter de t’aider et ça coûte cher », rapporte un agent du Service de protection des végétaux de la zone de Yélimané. Réussir à être choisi pour « les petites missions avantageuses » suit le même processus, comme l’explique un encadreur agricole de Bafoulabé : « Le forestier dans ce projet a beaucoup de chance, parce qu’il est à côté de toutes les missions, mais pour y être nous aussi, il faut lui faire un cadeau à chaque fois. C’est celui qui lui fait le plus plaisir qui part. » Comme ils n’appartiennent pas au programme, ils sont sollicités de la même manière par d’autres programmes qui surenchérissent sur les avantages marginaux pour s’assurer la régularité de l’activité des fonctionnaires. Nous sommes ici devant un des effets les plus caractéristiques de la participation des services de l’Etat au développement « importé » version occidentale. Les premiers n’ont qu’à « traire la vache tant qu’ils sont dans le projet » (idem) ; les autres, selon les termes de l’agent de coordination du programme zone de Kolokan, « passent leur temps à courir derrière le prix de la sauce ».
39La différence entre les situations de ces groupes de fonctionnaires est expliquée de la manière suivante par un des expatriés du programme : « Les cadres ont été entièrement dégagés de leurs tâches pour travailler pour le programme. Par contre, les techniciens locaux travaillent pour le projet en plus de leurs activités normales. Donc, il est juste que les premiers soient payés par le programme et que les seconds reçoivent une petite valorisation complémentaire. »
40Etrangement, les postes de techniciens locaux du programme (les agents SAT/PAT24) ne suivent pas des règles aussi ambiguës. Leur salaire ne varie pas ; il est en rapport avec le statut et les responsabilités ; les avantages annexes et les conditions pour en bénéficier sont parfaitement déterminés, les activités et les tâches précises et les déplacements programmés ; rien n’est négociable et aucun débordement n’est autorisé ; enfin, les quatre agents occupant ces postes sont soumis aux mêmes conditions. En conséquence, on n’observe ni dérapage ni revendications.
Avantages, inconvénients et incidences pour les « partenaires » locaux du programme
41Le Conseil local de développement25est l’organe de représentation des populations dans la planification du développement à l’échelon local. Du fait de la dimension « participative » qui caractérise le projet, les membres du Conseil participent à la sélection des communautés bénéficiaires dans leur circonscription, puis sont associés aux appels d’offre et à la sélection des fournisseurs et entreprises retenus pour l’exécution des travaux. Aucun des membres du CLD ne perçoit ni rétribution ni défraiement pour les tâches remplies dans le cadre du projet dans la mesure où « elles font de toute façon partie de leurs attributions », comme l’explique un conseiller technique du programme (CTP) allemand, cadre expatrié appartenant à la GTZ et homologue du directeur malien. Pour le projet, ils ne font ni plus ni moins qu’un acte civique. Cela ne justifie aucune valorisation particulière, pas même pour le temps consenti. De toute manière, « on sait bien que les gens s’arrangent pour tirer parti de la situation de conseiller [...] Ils n’accepteraient pas ces fonctions si elles étaient purement honorifiques », poursuit le même CTP Cause ou effet ? A l’occasion de l’adjudication des marchés, la qualité d’entrepreneur et de commerçant des conseillers prend le dessus. C’est l’occasion pour eux de valoriser leur travail « bénévole » : « Il faut bien se débrouiller [...] Dans la fonction de conseiller, il n’y a vraiment rien à gagner sinon du travail gratuit et le manque de respect », relate un commerçant de Bafoulabé26.
42Autre acteur incontournable, le chef d’arrondissement ou le commandant de cercle – suivant l’échelon de l’intervention – est à la fois le président du Conseil de développement et du Comité local de développement. Il représente l’Etat, et porte la responsabilité de tous les services déconcentrés de l’Etat dans sa circonscription et des activités qu’ils mènent dans le cadre de projets tels que le GERENAT. Pour lui et ses adjoints, les choses se passent de la même façon que pour les membres du Conseil de développement. Il est au cœur du dispositif de prises de décisions financières et techniques mais ne perçoit ni topping-up, ni per diem, ni dotation en carburant, ni frais de mission « puisqu’il assume normalement son mandat diplomatique en accompagnant les missionnaires dans sa zone », pour citer le conseiller technique du programme de la GTZ, et ne profite pas des formations alors que cela pourrait parfaitement se justifier27 Il ne tire aucun avantage du projet, dont la responsabilité repose cependant largement sur ses épaules. En outre, il a le droit de veto dans les décisions de mise en œuvre de la taxe locale de développement qui vient compléter l’investissement du projet ; il se trouve au cœur du dispositif pour désigner des opérateurs dans les tâches de réalisation, signe les bons de carburant, donne les ordres de paiement...
43A divers égards, la logique du projet paraît surprenante puisque ceux qui se « dévouent » (selon les représentations occidentales) voient leur effort particulier déprécié du fait qu’il ne s’ensuit aucune valorisation matérielle ou financière. Le discours « participatif » du projet, qui insiste sur la priorité à donner à ceux qui manifestent par leurs efforts leur engagement dans le développement, se voit totalement bafoué par l’organisation même des systèmes de valorisation en vigueur dans le projet. Une telle organisation produit un sentiment de rareté de la ressource et semble légitimer des pratiques illicites par contraste avec la gabegie entourant l’utilisation des fonds dont chacun – s’il n’est pas prêt à l’admettre lorsque cela ne l’arrange pas – considère malgré tout qu’il s’agit de biens, sinon « publics », tout au moins « collectifs ».
Chacun s’arrange avec la réalité du programme et avec sa conscience
44Les acteurs, chacun dans sa position, ont conscience de ces anomalies et réagissent en fonction des latitudes qu’ils pensent avoir. Pour les « experts » nationaux et cadres de direction, il faut « profiter avant que le projet ne se termine ». Chacun, pour éviter de se voir remplacer avant la fin de la « manne », doit « rester dans les papiers de son supérieur en lui faisant des cadeaux ».
45Les techniciens de terrain revendiquent très haut28, feintent ou « s’arrangent » aussitôt que les règles deviennent assez floues. Le chef d’arrondissement exprime en vain son indignation à ses supérieurs, à la direction et aux cadres expatriés du programme, avant de devoir choisir entre « trouver par lui-même une valorisation » ou « se désintéresser » du programme29. Pareillement, les membres du CLD se sentent offensés et l’expriment, mais pour eux aussi il ne reste ensuite que le choix entre le désintérêt, l’implication « gracieuse » ou les « arrangements ».
46Les CTP expatriés se disent « gênés » par l’iniquité qui caractérise le projet, mais tout cela se décide au-dessus d’eux. En conséquence, ils adoptent une attitude « tolérante », qui se traduit par un laxisme devant les revendications chroniques des techniciens de terrain et par une certaine complaisance vis-à-vis des « arrangements » particuliers des « partenaires » locaux du projet.
Gounfan : un village type un peu particulier
47Gounfan est un des six villages choisis comme villages types du cercle de Bafoulabé en première région du Mali. Or, ce très gros village malinké, en pays kassonké, se distingue des autres villages de la zone par sa superficie et sa démographie, nettement supérieures à la moyenne locale30. Son histoire en fait aussi un lieu particulier. En 1962, le village devient chef-lieu de canton parce qu’il dispose de personnes « lettrées »31, à la différence de Koulouguidi, chef-lieu depuis l’administration coloniale. Pourtant à cette époque, chacun des deux villages a une école d’une classe. En 1993, le village de Gounfan posède une école d’ancienne réputation de 300 places qui draine les enfants des villages alentour ; ces derniers restent de ce fait majoritairement dépourvus des équipements correspondants. Le chef du village de Gounfan est un lettré, ancien encadreur agricole qui, lors de l’observation, était à la retraite depuis une dizaine d’années. Il avait servi dans la plupart des projets et des opérations de développement agricole de la zone depuis de nombreuses années. Encadreur paysan dès 1960 pour la SMDR (Société mutuelle de développement rural), mise en place par le gouvernement de Modibo Keïta, il participa ensuite à divers titres aux activités des plus importants programmes, dont notamment : le PIDEB (Programme intégré de développement du cercle de Bafoulabé), programme d’aide de l’Eglise norvégienne qui intervient dès le début des années 70 jusqu’à aujourd’hui ; l’OACV (Opération arachide et cultures vivrières) cofinancée par le Mali, la Banque mondiale et la Coopération française de 1975 à 1980 ; et la vaste opération de rationalisation des cultures de rente (céréales, arachides, coton) ODIPAC (Office de développement intégré de production arachidière et cotonnière), devenue en 1991 ODIMO (Office de développement intégré du Mali-Ouest). Il entretient des relations privilégiées avec les agents des services techniques, ses anciens collègues et leurs remplaçants, et avec les notables du Conseil local de développement.
48Dès le premier regard, il est évident que Gounfan n’a rien du village représentatif « idéal » et ne réunit pas les éléments utiles à une expérimentation reproductible. Sa désignation a obligatoirement été faite au détriment d’autres villages correspondant plus que lui aux critères de sélection du programme. Pour qu’il ait été retenu comme village type du cercle, on peut supposer que des abus de pouvoir ont été perpétrés afin d’obtenir des avantages indus, donc qu’il y a eu corruption. Evidemment, les discours du chef de village, des techniciens locaux du projet, du chef d’arrondissement confirment « qu’il y a eu probablement des tractations en faveur du village », mais tout « comme il y en a eu pour d’autres villages moins chanceux et moins méritants ». Il est difficile d’imaginer que ces tractations n’aient pas nécessité certaines collusions, la recherche de faveurs auprès de personnes placées aux points de transmission des décisions – donc l’inscription dans un processus de corruption. Du point de vue des informateurs locaux, la différence entre Gounfan et les villages exclus repose sur le fait que le circuit des « relations » activé en sa faveur s’est avéré plus efficace que celui sur lequel se sont appuyés « ses adversaires »32, que « la position du chef de village dans ce réseau » s’est révélée meilleure et de plus de poids, ou encore que ses « promesses en retour » correspondaient mieux aux attentes de ses « soutiens »-autant d’atouts qui ont permis à Gounfan de prendre la première place dans la « ile d’attente » générée par la rareté de la rente de ce projet d’« aide par l’offre ».
49Dans le discours des agents du projet interrogés à ce sujet, ce phénomène précis de « placement dans les critères » n’était pas considéré à l’époque comme relevant de la corruption, pas plus que ce ne semble être le cas dans les discours actuels des agences internationales qui s’interrogent sur la corruption. Par contre, il est intéressant de voir comment il est assimilé à une forme de... « participation », qui permet d’investir cet acte d’une forme de légitimité acceptable par tous, y compris les intervenants, tel le CTP homologue du directeur du programme : « On ne peut pas tout imposer. Il faut que la société civile et les autorités locales participent aux projets, c’est leur façon à elles de participer [...] quel que soit le village désigné, on finit toujours par se rendre compte qu’il s’agit de celui d’un notable, d’un parent, d’un allié ou de celui d’une connaissance de quelqu’un qui participe aux décisions. »
50Visiblement, toute une série de questions profondes sur la réalité de la « participation » ne sont pas posées : Que signifie dans ce cas précis le fait de « participer » ? Qui est supposé participer ? A quoi ? Comment ? En effet, ces observations du conseiller technique du programme contredisent le discours participatif du programme, qui mentionne les formes et degrés de participation « civique », « volontaire » et « bénévole » des différentes catégories d’acteurs sociaux impliqués dans la gestion des ressources du projet, puis des ressources naturelles. Quant aux fonctionnaires, ils ne sont pas pris en considération parce qu’« ils font simplement leur travail », selon le CTP chargé de l’appui sectoriel en économie.
51Le projet génère des foyers d’alimentation du processus de la corruption mais il ne comprend pas les moyens de contrôler les effets secondaires provoqués par la manière dont les fonds sont injectés. De ce fait, le contenu réel du projet s’édifie sur les fruits du processus de corruption. C’est à ce type de situation que se réfère la remarque de Frisch (1996 : 69, cité ici en note 2). D’après les témoignages et observations, il en a été ainsi de la maternité dont nous parlons ci-dessous, mais aussi, probablement, des autres investissements du GERENAT puis du PGRN jusqu’à aujourd’hui dans ce village.
La maternité de Gounfan comme incitation à la gestion des ressources naturelles
52La maternité de Gounfan est la matérialisation de l’« arrangement » des acteurs par rapport au fonctionnement du programme dans la répartition de la rente suivant des normes sans rapport avec celles de la société locale. Pour procéder à un tel trucage, il fallait d’une part que les acteurs aient conscience de l’impossibilité de trouver dans le système légal ce qu’ils considéraient chacun comme leur juste valorisation, et d’autre part que les règles d’attributions, de prises de décision, de soumissions et d’engagements financiers ménagent suffisamment d’espaces d’interprétation pour les rendre manipulables. La seule voie disponible pour rationaliser cette situation passe par des pratiques de corruption.
53Le programme avait pour dessein d’aider les populations à identifier l’état des ressources naturelles à leur disposition sur l’ensemble de leur terroir villageois, et d’élaborer un programme d’objectifs par étapes de réhabilitation ou de génération des ressources utiles. Le premier financement attribué au village visait à soutenir une activité qui devait « inciter » les villageois à « s’investir dans la gestion rationnelle de leurs ressources naturelles ». Comme nous l’avons vu précédemment, pour les villages ayant accès à l’information et souhaitant bénéficier de la dizaine d’années prévisible d’investissement du programme, la compétition était sévère et le coût du « droit de passage » auprès des personnes ressources forcément très élevé. Dans le cas de Gounfan, ce coût s’est élevé à la quasi-totalité du montant de l’investissement financier réalisé pour la mesure « incitative », une maternité.
54Le village de Gounfan est confronté à de graves problèmes d’eau, notamment une pénurie d’eau domestique qui se fait cruellement ressentir. Les femmes ne cessent de se plaindre à ce sujet. L’eau de surface ne permet plus d’amener les cultures de proximité à maturité de sorte que les terres agricoles avoisinant le village sont « cuirassées »33 et les parcelles de case profondément ravinées. Hommes et femmes font des kilomètres pour défricher en forêt un morceau de terre non sécurisée dont chacun sait que les babouins et les chimpanzés y commenceront la récolte avant le cultivateur. Les femmes ne trouvent plus de karité pour fabriquer le beurre et la crème, ni d’arbre à potasse pour faire le savon. Elles ont toujours plus de mal à produire leur arachide de cuisine et la plupart ont renoncé à cultiver le tabac. La construction des cases rondes, traditionnelles, confortables et thermiques devient problématique avec la disparition progressive des grands bambous qui servent à réaliser les toitures, et il n’y a pas d’arbre à charpente dans la zone34. Et la liste des problèmes graves et urgents à affronter dans le domaine de la gestion des ressources naturelles à Gounfan est en réalité bien plus longue..
55L’équipe du programme, à l’occasion d’une investigation par la MARP (méthode d’approche et de recherche participative), a élaboré une classification des priorités parmi tous les problèmes. A Gounfan, la question de l’eau vient loin en tête. Pourtant, lorsqu’il s’agit de déterminer quelle « mesure incitative » sera financée, le CVGRN35 annonce que « le village veut une maternité ». Malgré l’opposition du CTP supervisant la zone, l’intervention pressante du chef d’arrondissement pour soutenir cette initiative emporte la décision. La logique du projet suit alors son cours et les acteurs locaux (chef de village, administrateurs civils, représentants des « organismes à caractère socio-économiques ») s’occupent de régler la question des plans, des appels d’offres, de l’établissement des coûts et des prix des matériaux, et de la rétribution des entreprises, participation oblige. Le coût d’investissement dépasse largement l’enveloppe, ce à quoi vont remédier force interventions conciliatrices de l’administration et de personnalités depuis la capitale en faveur de l’« initiative locale » et du « rôle essentiel du projet pour développer l’économie de la zone ». En in de compte, tout le monde semble satisfait bien que les termes de l’engagement n’aient pas été respectés. « On n’est pas ici pour se battre sans cesse contre les initiatives des gens [...] si c’est ça qu’ils veulent, il faut accepter [...] même si, c’est vrai, une maternité, ce n’est pas vraiment en rapport direct avec la gestion des ressources naturelles. Mais rien n’est précisé dans le projet qui interdit ça », constate complaisamment le CTP.
56Ainsi, alors que la demande en eau est pressante, c’est une maternité qui va être érigée pour stimuler la gestion des ressources naturelles, construction colossale (sept pièces) dans un village où les femmes accouchent à la maison, sauf difficulté insurmontable et jusqu’à preuve du contraire (qui nécessiterait un changement profond des habitudes), mais qui, dans le meilleur des cas, retourneront chez elles sitôt après avoir accouché sans séjourner à la maternité – un tel séjour étant non seulement impensable pour elles, leur époux, coépouses et belles-familles, mais aussi inutile. En effet, une maternité au Mali, si bien pourvue soit-elle, n’aura pas le matériel ni le personnel indispensables pour procéder à des césariennes.
57Ce bâtiment à base rectangulaire ne rompt pas seulement avec toutes les utilisations traditionnelles de l’espace en vue de la qualité de vie, il nécessite en outre une charpente à la structure lourde dont les poutres sont introuvables localement et un matériau de couverture extrêmement coûteux. Un CTP tente de légitimer ce choix par la « pénurie de bambous », sans commenter le fait qu’il oblige à aller très loin pour couper les doums adultes plus rares encore, et à les faire transporter sur plusieurs centaines de kilomètres pour les amener au village.
58Aucun des spécialistes du programme ne fait allusion à une méthode de préservation des ressources naturelles dont dispose le projet et qui serait utilisable dans ce type de circonstances : la technique de construction sans bois et en coupole, qui a largement fait ses preuves dans plusieurs régions du pays et dont un des exemples les plus anciens est le centre de santé de... Bafoulabé. Cette technique aurait non seulement préservé la nature et le caractère traditionnel des espaces habités, mais elle aurait aussi entraîné une économie financière considérable car elle n’utilise que peu de ciment, le matériau principal restant le banco (mélange de terre et de paille arrosé d’urée et pétri), ce qui en outre aurait permis de divulguer un moyen évident de régénération du bambou. Quant au ciment et à la tôle employés respectivement pour les murs et la toiture, leur prix est prohibitif et en plus ils n’offrent aucune des qualités thermiques des constructions traditionnelles.
59Le bilan de la construction de cette maternité est donc navrant : alors qu’elle aurait pu effectivement contribuer à la gestion rationnelle des ressources naturelles et à la divulgation de modes de préservation, elle visait en réalité des objectifs tout autres que ceux qui viennent d’abord à l’esprit lorsqu’on parle d’un lieu sanitaire d’accouchement. En effet, le principal enjeu de cette opération était de dégager des revenus qui n’avaient pas été prévus dans le fonctionnement du programme.
60Les notables de Bafoulabé, membres du Conseil de développement impliqués dans la décision d’attribution des moyens aux mesures incitatives dans leur zone, sont aussi les gros commerçants qui contrôlent la totalité du fret des produits transformés et leur acheminement dans le cercle par le train (seul axe de communication praticable à peu près toute l’année). Tous les matériaux employés ont nécessité le recours à un gros commerçant, à un transporteur. Le choix du plan de construction a permis de pousser à l’extrême les quantités de matériaux et la technologie a induit à l’emploi de produits introuvables et extrêmement onéreux, donc à forte marge bénéficiaire. Les prix n’ayant fait l’objet d’aucun marchandage ni d’aucune négociation, ils furent probablement au plus haut de ce qu’il est raisonnable d’imaginer. La dévaluation du franc CFA, qui a quasiment coïncidé avec le règlement des factures, a favorisé ce qui pourrait bien être un exercice d’écritures comptables, avec des documents antidatés et un discours qui jouait sur des commandes en francs « lourds » qui ne pouvaient donc être réglées en francs « légers ». Cette affaire ne sera pas clarifiée car, selon le CTP économiste, « il faudrait faire intervenir un spécialiste pour savoir si les matériaux étaient en stock ou s’ils ont été livrés récemment, ce n’est pas notre travail, on a autre chose à faire [...] de toute façon c’est normal que les gens essaient de gagner au change. Même si les projets ne vont pas doubler leur budget, ils vont trouver un bénéfice à la dévaluation ».
61Quant au chef d’arrondissement, les témoignages convergent sur le fait qu’il a longtemps fulminé contre le manque d’équité du programme pour subitement cesser toutes revendications et apporter un soutien inconditionnel et très actif au choix de la maternité comme mesure incitative. Il a ensuite soutenu de la même façon le choix du modèle et des matériaux. « Il ne faut pas priver les gens de la brousse d’un service de qualité sous prétexte qu’ils vivent en brousse [...] Les gens d’ici aiment la tôle, ça fait riche parce que c’est cher... Si le projet doit financer des choses que les gens peuvent payer eux-mêmes, ça ne sert à rien qu’il vienne ici. » Faute d’être valorisé officiellement pour sa mission dans le cadre du programme, il recourait à sa position dans le dispositif de décision, d’attribution et de contrôle, idéale autant pour faire barrage aux « manipulations éventuelles » que pour les « couvrir » selon que l’une ou l’autre l’opération présentait le plus grand avantage. Sa signature était exigée pour chaque décision : aucun décaissement ne pouvait être réalisé ni aucune facture acquittée sans qu’il ait visé le document ou paraphé l’ordre de paiement. Impatient et impétueux, ce même chef d’arrondissement quittera d’ailleurs précipitamment son poste un peu plus tard, « en emportant la caisse de la taxe locale de développement », dit la rumeur populaire. Si cela est vrai, il ne peut l’avoir fait qu’avec la complicité des mêmes notables restés à Bafoulabé car il lui fallait une cosignature, et le comptable local du Trésor n’est pas de ceux qui se laissent berner par une fausse signature.
62Il est clair que les cadres du projet ne sont pas dupes des pratiques illicites qui se développent sur les moyens du projet, de même qu’ils ont conscience qu’elles se produisent du fait de l’iniquité qui caractérise le projet, et du fait des règles qui laissent de nombreux espaces d’interprétation qu’eux-mêmes exploitent pour tenter d’aplanir les situations d’injustice. Ils ne remettent pourtant en question ni une chose ni l’autre. « On est là pour trois ans, après on ira sur un autre projet, probablement dans un autre pays. Ce n’est pas notre rôle de contester ce que notre gouvernement négocie et met en place dans les pays qu’il aide », argue le CTP en formation continue. « Moi, je suis coopérant. C’est comme ça que je gagne ma vie. Je n’ai aucune raison de risquer de perdre mon boulot », dit pour sa part le CTP en économie.
63En se fiant aux témoignages36, on pourrait admettre que la demande d’une maternité soit non pas le résultat d’une consultation villageoise, mais d’une négociation avec les décideurs locaux des investissements du projet. Une telle construction offre l’opportunité de grandes marges de bénéfice dans les matériaux et les travaux ; en effet, le chantier est beaucoup plus intéressant pour les gros commerçants du cercle que ne le seraient des puits – réalisables à peu de frais – ou un forage – au bénéfice d’une grosse entreprise étrangère. Une semblable négociation impliquerait forcément tous les acteurs décisionnels à l’échelon local, sans quoi la proposition risquerait d’être repoussée du fait de son inadéquation évidente avec le projet. En supposant que ces acteurs aient été impliqués, on peut aussi imaginer qu’ils n’auraient pas soutenu l’opération sans y trouver un avantage suffisant pour contrebalancer l’enfreinte aux règles de la moralité. Même en admettant que ces acteurs n’ont fait qu’exploiter une situation favorable, cela leur était possible surtout du fait qu’ils se trouvaient sur le passage des décisions à prendre concernant de l’argent dont ils ne pouvaient légalement bénéficier d’aucune façon. L’opération a porté sur une vingtaine de millions de francs CFA ; elle aurait tout aussi bien pu porter sur moins ou beaucoup plus. Il ne s’agit donc pas de « petite » ou de « grande » corruption, mais il s’agit de corruption « tout court », dans un contexte facilitateur de ce genre de pratiques.
Conclusion
64L’analyse du dispositif et de l’exemple ci-dessus montre que les projets d’« aide par l’offre », du fait des limites de la rente qu’ils prétendent distribuer, génèrent un sentiment de pénurie. Le principe de la « sélection par critères » pour identifier les bénéficiaires d’une rente insuffisante provoque, mieux que n’importe quel autre dispositif, un contexte de « ile d’attente » qui entraîne automatiquement la mise en place de stratégies corruptrices puis de « gestion des dépouilles ». Cette conjonction semble idéale pour produire des situations corrompues. Il faut admettre que de telles pratiques trouvent un bon terreau dans le clientélisme traditionnel et le « factionnalisme » local (Blundo 1991). Elles s’agencent idéalement dans les habitudes comportementales acquises tout au long de l’histoire de l’aide, surtout du fait que les dispositifs institutionnels des grands projets ne laissent pas beaucoup d’autres alternatives à ceux qui ne font pas partie de la poignée d’« élus » qui bénéficient officiellement et licitement de la manne.
65Force est donc de reconnaître que non seulement le dispositif institutionnel des projets de développement n’est pas à l’abri de pratiques de corruption qui se développeraient en son milieu et sur ses ressources, mais qu’il n’en est pas non plus une simple victime. Il favorise le développement de pratiques corruptrices en son sein et autour de lui à partir des biens qu’il apporte ; il prédispose aux pratiques corruptrices les individus qu’il implique dans son fonctionnement, ses agents mais aussi tous les partenaires qu’il associe aux procédures de décision et d’intervention « pour le bien collectif », notamment suite au discours « participatif » par rapport auquel il ne se donne ni les moyens véritables de valoriser la participation véritable, ni les moyens d’en contrôler les effets.
66Ces pratiques se développent de façon si systématique que le projet lui-même ne peut en réalité pas respecter ses objectifs. On constate que du fait même des procédures, les effets atteints sont précisément ceux que les organisations internationales désirent le plus combattre : le coût des investissements s’est considérablement accru. Les choix technologiques ne correspondent pas aux véritables attentes des « bénéficiaires » ciblés par le projet. Les investissements ont été détournés des « vraies » priorités37. En fin de compte, les véritables besoins ne sont pas satisfaits et l’argent mis à la disposition du projet par la Banque mondiale qui entre dans « la dette » est englouti à « fonds perdus »38.
67Une partie du problème repose sur le fait que les acteurs ne savent pas eux-mêmes avec précision quel système de normes ils doivent appliquer. Les normes et valeurs employées dans le rapport à l’autre qui se met en place dans le cadre d’un projet de développement ne sont ni celles de la société d’origine de l’expatrié, ni celles de l’organisme. Mais ce ne sont pas non plus les normes légales instituées par le gouvernement du pays d’accueil qui se fondent sur le droit international. Ces actes se développent dans des espaces « internormatifs », de sorte que les acteurs avancent principalement à la marge de leurs propres normes ou dans leurs « zones d’ombre ». La preuve en est la tolérance dont les pratiques que nous avons décrites font l’objet en règle générale malgré les discours de l’époque, mais plus encore l’indulgence que les cadres expatriés manifestent à leur égard. Les pratiques de « petite corruption » deviennent donc « normales », y compris pour les expatriés sur le terrain et pour les décideurs dans les bureaux européens et américains. Elles sont banalisées par saturation et lassitude, mais bien plus souvent par facilité, ou encore par souci d’insertion, par esprit de solidarité, par volonté de contribuer à une société dont on sait – sans se poser de questions – que « c’est comme ça qu’elle fonctionne », une façon occidentale de penser l’« esprit de redistribution ».
68Quelles normes deviennent applicables lorsque le dispositif bureaucratique intègre les pratiques corruptrices par la création de postes ou de lignes budgétaires spécifiques ? Quand, dès le départ, le dispositif de mise en œuvre des fonds d’un programme consomme une telle proportion du budget qu’on peut se demander si sa vocation principale n’est pas en réalité rien d’autre que la mise en valeur des compétences des cadres administratifs locaux (alors que les consignes internationales – celles du FMI notamment – s’opposent officiellement à cette stratégie et préconisent le soutien direct aux opérateurs économiques) ? Lorsque les règles établies pour gérer les ressources sont si peu en rapport avec la réalité locale qu’on pourrait penser qu’elles ont été établies pour ne pas pouvoir être applicables ? On peut admettre que l’organisme se laisse aller à la « rationalité ponctuelle » (Elster 1986), solution de facilité qui permet d’occulter en partie et de repousser les obstacles sans jamais vraiment les prendre en compte ni les affronter.
69Ces stratégies entraînent des comportements incontrôlables du fait même des règles de fonctionnement mises en place. Le flou entre ce qui est légal et illégal, ce qui est autorisé et ce qui est tolérable, le glissement constant du discours sur l’exigence du respect de la règle à l’indulgence vis-à-vis de l’infraction favorisent les dérapages. Peut-on alors tenir sérieusement un discours volontariste d’obstruction aux stratégies captatrices ? Peut-on seulement les dénoncer ?
70La corruption n’est véritablement prise en considération qu’à partir de sa dénonciation. Or, nous sommes ici dans le cadre de pratiques dont « on ne parle pas » car personne n’éprouve d’intérêt à les dénoncer. Les préoccupations développées par les travaux récents des organisations internationales sur la corruption dans les projets de développement viennent confirmer cette impression.
71Du côté de la population, même la plus choquée et la plus insatisfaite, on considère qu’il faut toujours présenter un « bon visage » aux projets pour ne pas risquer qu’ils s’adressent ailleurs. Il n’est donc pas question de laisser supposer qu’on « magouille » dans la zone. Ceux qui ont eu droit à la rente ne souhaitent pas voir leurs malversations divulguées au grand jour ; ceux qui n’y ont pas encore eu accès ne veulent pas prendre le risque que le projet se fasse une mauvaise opinion des « gens du coin ». Les fonctionnaires de l’administration, eux, ont plus intérêt à repérer les pratiques corruptrices qu’à les dénoncer. Les couvrir ou tout simplement « laisser faire » sont des moyens de se mettre en position d’en tirer parti opportunément, chose plus intéressante que de se couper de la ressource en les dénonçant. Quant aux personnels des projets, le plus important, c’est que les choses « filent doux ». Personne, agent local comme expatrié, n’est à l’abri de se voir attribuer la responsabilité de malversations, accuser d’incompétence, de laxisme, voire de collusion, et de perdre ainsi une situation particulièrement avantageuse et difficile à remplacer, à partir du moment où les choses seraient « remuées ». Enfin, du côté des décideurs, l’important est d’atteindre les objectifs – ne serait-ce que partiellement ou en apparence. Reconnaître les effets corrupteurs des dispositifs de projet ne peut déboucher que sur un seul processus : le blocage des projets en cours et probablement leur annulation pure et simple, tout au moins sous leur forme actuelle. Cela est inimaginable compte tenu du fait que ces projets sont les produits de processus engagés depuis et pour de nombreuses années et pour lesquels la moindre renégociation se déploie sur quatre à cinq ans. Tout programme planifié et financé doit être réalisé comme prévu. Bien plus qu’une forme de cécité délibérée ou conjoncturelle, c’est sans doute ce registre de préoccupations qui a présidé aux décisions d’engagement du PGRN sans modification profonde du dispositif, et ce malgré les situations de crise qu’a connues le GERENAT et les résultats qu’il a enregistrés.
72Un rapide retour sur le terrain en décembre 1998 a permis de confirmer le poids des hypothèses et la validité de l’analyse faite à partir des données prélevées en 1993. Le choix de la maternité et sa taille excessive étaient déjà à cette époque présentés par le chef de village comme une stratégie visant à attirer la population des villages environnants, donc à développer l’économie en faisant du village un centre d’attraction, toutes choses démontrant beaucoup plus des intentions politiques qu’un grand souci des ressources naturelles. Les investissements réalisés par le PGRN à la demande du CVGRN et de ses partenaires locaux depuis cette époque, mais plus encore la manière dont ils ont été faits confirment la tendance. Les forages qui viennent enfin, vraiment tardivement, satisfaire la demande première de la population entrent dans les objectifs du programme, ainsi que la banque de céréales, mais la transformation de la maternité en centre de santé communal (CES-COM) institutionnalise Gounfan comme centre organique de la zone et oblige les populations des autres villages à contribuer financièrement à l’infrastructure de santé gérée dans le village. L’agrandissement de l’école a engendré les mêmes effets. Alors que les agriculteurs de trois villages ont contribué à la mise en place du barrage (1997) sur les terres coexploitées jusque-là par leurs femmes, la distribution des charrettes n’a touché que les agriculteurs de Gounfan. Bref, le bénéfice de l’exploitation reste en fin de compte au seul village de Gounfan.
73Certaines ressources ainsi que certains des outils mis en place depuis 1993 exigent une gestion intercommunale. Parmi ces ressources on peut citer la bambouseraie, la carrière d’argile, la forêt et ses pâturages, le marigot pour la pêche, certains terroirs exploitables en riziculture, et parmi les outils on trouve notamment la banque de céréales. Les villages impliqués dans cette gestion commune ne sont pas les mêmes pour toutes les ressources. Grâce au GERENAT puis au PGRN, le village de Gounfan s’est positionné au centre du dispositif de GRN (gestion naturelle des ressources) de la zone. La banque de céréales gère les stocks pour Gounfan mais aussi pour le village de Djémékourou. Le CVGRN de l’ensemble des ressources naturelles intervillageoises se trouve à Gounfan. Le village avait déjà probablement bénéficié d’influences en 1962 pour devenir chef-lieu de canton au détriment de Koulouguidi, et les projets auxquels participait la famille de chefferie avaient sans doute joué un rôle non négligeable dans l’opération. Dans le récent découpage administratif, le village de Gounfan est la base administrative de la future commune rurale. Ce choix étant expliqué officiellement par le dynamisme et la taille de la communauté au moment du prélèvement des informations par l’administration, mais aussi par sa capacité d’influence, on peut considérer que le projet et ses investissements ont été utilisés pour favoriser l’accession du village à ce statut convoité. Inversement, on peut aussi admettre que le projet n’a pas été exploité, mais que son dispositif était enclin à ce type d’utilisation.
74Le cas de Gounfan est loin d’être exceptionnel et isolé ; il n’est peut-être qu’un peu plus facile à lire que beaucoup d’autres. Il montre cependant que la place donnée aux projets de développement comme ressource au cœur des stratégies locales n’est possible que du fait que leur dispositif se prête particulièrement à cet emploi. Et si ce phénomène « ne date pas d’hier », les tout derniers événements nous montrent qu’il « date encore d’aujourd’hui », donc qu’il est temps pour les organisations internationales d’accepter de se pencher sur les processus que l’organisation des dispositifs de projet génère en termes de corruption, et d’anticiper sur ce problème dans la préparation des projets à venir.
Bibliographie
Des DOI sont automatiquement ajoutés aux références bibliographiques par Bilbo, l’outil d’annotation bibliographique d’OpenEdition. Ces références bibliographiques peuvent être téléchargées dans les formats APA, Chicago et MLA.
Format
- APA
- Chicago
- MLA
Banfield E., « Corruption as a Feature of Governmental Organization », Journal of Law and Economics, vol. 18, no. 3, pp. 587-606.
10.1086/466826 :Bayart J.-F., 1993, « Les Eglises chrétiennes et la politique du ventre », in : Bayart J.-F. (dir.), Religion et modernité politique en Afrique noire. Dieu pour tous et chacun pour soi, Paris : Karthala, pp. 129-160.
Berche Th., 1996, « Per-diem et topping-up. Quelques enjeux de pouvoir et stratégies dans un projet de développement de santé au Mali », Bulletin APAD, n° 11, pp. 128-138.
Blundo G., 1991, « La brique, la terre et le puits : administration locale, factionnalisme et auto-promotion au Sénégal », in : Kwan Kai Hong (dir.), Jeux et enjeux de l’auto-promotion. Vers d’autres formes de coopération au développement, Cahiers de l’IUED, n° 20, Genève/Paris : IUED/PUF, pp. 103-133.
–, 1995, « Les courtiers du développement en milieu rural sénégalais », Cahiers d’études africaines, vol. XXXV, t. 1, n° 137, pp. 73-100.
Cartier-Bresson J., 1992, « Eléments d’analyse pour une économie de la corruption », Revue Tiers-Monde, t. XXXIII, n° 131, juillet-septembre, pp. 581-609.
10.3406/tiers.1992.4710 :CE/USAID (Commission européenne/US Agency for International Development), 1997, Macroévaluation de la gouvernance au Bénin. Analyse et recommandations, rapport final (version provisoire), juin, p. 104.
Duchrow A., à paraître, « Des méthodes participatives à l’épreuve de structures de pouvoir autoritaires. Une étude de cas sur l’efficacité des méthodes participatives dans les activités de planification en Albanie », in : GRET/IRCA, Enquête et diagnostic participatif : enjeux et débat, à partir d’expériences en milieu rural (titre provisoire), Paris : L’Harmattan.
Elliott K.A. (ed.), 1997, Corruption in the Global Economy, Washington : Institut de finances internationales.
Elster J., 1986, Le laboureur et ses enfants. Deux essais sur les limites de la
rationalité, Paris : Minuit.
FAO (Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture), Chauveau J.-P. (dir.), 1995, Appropriation d’innovations et exclusion de groupes vulnérables dans les projets participatifs de développement rural en Afrique de l’Ouest, Rome : Division des ressources humaines des institutions et de la réforme agraire.
Frisch D. 1996, « Les effets de la corruption sur le développement », Le Courrier ACP-UE, n° 158, juillet, pp. 68-70.
Gould D.J. and Amaro-Reyes J., 1983, The Effects of Corruption on Administrative Performance : Illustrations from Developping Countries, document de travail de la Banque mondiale, n° 580, Washington D.C. : World Bank.
Gray Ch. and Kaufmann D., 1998, « Corruption and Development », Finance and Developement, March, pp. 7-10.
10.4337/9781848442818 :Heidenheimer A. 1970, Political Corruption : Reading in Comparative Analysis, New York : Rinehart & Winston.
10.4324/9781351308366 :IDS (Institute of Development Studies), 1993, « Good Government », IDS Bulletin, vol. 24, no. 1, Brighton : IDS.
–, 1995, « Can Aid Promote Good Government ? », IDS Policy Briefings, issue 2, January, Brighton : IDS.
IMF (International Monetary Fund), 1997a, The FMI’s Guidance Note, Washington D.C. : website www.imf.org
–, 1997b,Transparency, Accountability, Efficiency, Fairness... Good Governance. The IMF’s Role, August, Washington D.C. : IMF Publication Service.
Johnston M., 1986, « The Political Consequences of Corruption :A Reassessment)), Comparative Politics, July, pp. 467-468.
10.2307/421694 :Klitgaard R. 1989a, Corruption and the World Bank, World Bank miméo, Washington D.C. : EDI (Economic Development Institute), website www.worldbank.org
–, 1989b, « Incentive Myopia », World Development, vol. 17, no. 4, pp. 447-459.
–, 1996, Political Décisions in a Strategy against Corruption, Preventing Corruption, Sick Institution’s and Francophone Africa, trois textes présentés au Groupe de travail régional sur « Corruption et développement économique », Dakar (Sénégal), 5-7 mars.
Mauro P., 1998, « La corruption : causes, conséquences et voies à explorer », Finances et développement (publication trimestrielle du FMI et de la Banque mondiale), mars, pp. 11-14.
McMullan M., 1961, « A Theory of Corruption », The Sociological Review, no. 9.
10.1111/j.1467-954X.1961.tb01093.x :Nicolas G., 1986, Don rituel et échange marchand dans une société sahélienne, Paris : Institut d’ethnologie.
Olivier de Sardan J.-P., 1982, Concepts et conceptions songhay-zarma (histoire, culture, société), Paris : Nubia.
–, 1984, Les sociétés songhay-zarma. Chefs, esclaves, guerriers, paysans, Paris : L’Harmattan.
–, 1995, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Paris : APAD-Khartala.
–, 1996, « L’économie morale de la corruption en Afrique », Politique africaine, n° 63, octobre, pp. 97-116.
Olivier de Sardan J.-P. et Bierschenk Th., 1993, « Les courtiers locaux du développement », Bulletin APAD, n° 5, pp. 71-76.
Quah J.S.T., 1982, « Bureaucratic Corruption in the ASEAN Countries :A Comparative Analysis of their Anti-Corruption Strategies », Journal of Southeast Asian Studies, vol. 13, no. 1, pp. 153-177.
10.1017/S0022463400014041 :Rose-Ackerman S., 1975, « The Economics of Corruption », Journal of Public Economics, no. 4, pp. 187-203.
10.1016/0047-2727(75)90017-1 :–, 1978, Corruption : A Study in Political Economy, New York : Academic Press.
–, 1996, « The Political Economy of Corruption : Causes and Consequences », Viewpoint, World Bank Note no. 74, April, Washington D.C. : EDI (Economic Development Institute), website www.worldbank.org.
Transparency International,1996, Guided’intégrité nationale, Washington D.C. : Transparency International.
UE (Union Européenne), Commission des communautés européennes, 1997, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen. Pour une politique anti-corruption de l’Union, COM(97) 192 final du 21 mai 1997.
–, 1998, Communication de la Commission au Conseil et au Parlement européen. Démocratisation, Etat de droit, respect des droits de l’homme et bonne gestion des affaires publiques : les enjeux du partenariat entre l’Union européenne et les ACP, COM(98) 146 final du 12 mars 1998.
Valladao A.G.A., 1996, « Etats-Unis. Le développement à l’américaine », Solagral Courrier de la planète, n° 33, mars-avril, pp. 41-42.
Williams A., 1996, « Foreword », in : Williams A. (ed.), Governance and the Economy in Africa : Tools for Anaysis and Reform of Corruption, Maryland : IRIS (International Reform and the Informal Sector) Center, University of Maryland, College Park.
10.1093/jaarel/65.4.707-t :World Bank, 1997, Helping Countries Combat Corruption : The Role of the World Bank. Poverty Reduction and Economic Management, Washington D.C. : World Bank, September.
Notes de bas de page
1 World Bank 1997 ; IMF 1997b ; Transparency International 1996 ; Résolution de l’OCDE sur la « pénalisation » des activités de corruption, in : Elliott 1997.
2 D. Frisch, ancien directeur général du développement de la CE et membre du comité consultatif de Transparency International, est un des rares à signaler les dangers de projets conçus et déterminés « par » la corruption : « L’effet désastreux de la corruption atteint son comble lorsque la conception d’un projet, et finalement son choix même, sont déterminés par la corruption. S’agissant de la conception, on peut penser ainsi à l’achat d’une technologie mal adaptée aux besoins d’un pays ou au choix d’une réalisation à forte intensité de capital – plus prometteuse en termes de corruption [...] » (1996 : 69).
3 Un article sur l’Albanie montre que la pénurie agit aussi dans des contextes politiques et culturels extrêmement différents, y compris sous des régimes totalitaires (Duchrow à paraître).
4 La Bolivie, le Niger, le Bénin, l’Ouganda, l’Iran par l’USAID seule ; le Bénin, le Ghana, la République dominicaine, la Colombie, la Bulgarie, l’Ukraine, les Philippines par l’USAID avec la collaboration de Transparency International ; le Sénégal, le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Mauritanie, la Sierra Leone, l’Ouganda, la Tanzanie, le Malawi, la Malaisie, les Philippines, le Bangladesh, la Bolivie, le Brésil, le Costa Rica, le Kerala (Inde) par l’OCDE ; le Bénin, la Bolivie, le Maroc, le Pakistan, les Philippines, la Tanzanie par le PNUD avec la collaboration de l’OCDE (source : Document of Research Project of the UNDP Programme for Accountability and Transparency and the OCDE Development Centre Fighting Corruption : Comparative Country Case Studies, 1998.
5 L’ultimatum contre le Kenya est décidé à l’unanimité par tous les donateurs publics (Nations Unies, Banque mondiale). Les mesures de rétorsion qui touchent Haïti, le Malawi, la Somalie, le Soudan et le Zaïre sont prises, entre autres pays donateurs, par le Canada, la France et les Etats-Unis (IDS 1995 : 2).
6 Nombreuses sont les traces de ces choix soucieux d’investissements plus que de développement. En zone sahélienne, les cimetières des technologies hydrauliques en sont le plus craint exemple depuis les coûteuses stations solaires expérimentales des années 70 jusqu’aux autres très récentes sans que des enseignements en aient été tirés. Les vastes programmes de fourniture de motopompes qui ne répondent qu’aux besoins du marché du fournisseur. Les routes au « goudron élastique » japonais (Sikasso, Koutiala).
7 Cf. Olivier de Sardan (1982 ; 1984), qui développe les différents aspects de ces pratiques.
8 Pour être « étranger », il suffit de ne pas appartenir au groupe social auquel s’identifie le fonctionnaire.
9 Expressions courantes dans les interactions corruptrices en Afrique de l’Ouest.
10 Je n’ai personnellement jamais vu d’individus aussi aveuglément et dispendieusement généreux que les expatriés chargés des distributions d’aide alimentaire, mi-hommes, mi-dieux pendant quelques jours ou quelques semaines.
11 P. Mauro est économiste au FMI.
12 Nous ne nous intéressons pas ici aux entrepreneurs internationaux, même si leur implication dans les projets représente une des préoccupations essentielles des grandes agences, et que la lutte contre la corruption au sein des projets est surtout envisagée au travers de la régulation des marchés d’entreprises.
13 C’est par contre le cas des projets de jumelage, pour lesquels d’autres problèmes que la corruption se posent, ce qui ne les rend pas plus faciles à analyser.
14 Devant des critères d’attribution aussi flous pour une rente aussi limitée, le même dispositif mis en place dans un pays dit « développé » par rapport à une ressource considérée nécessaire entraînerait probablement le même processus, sauf que le fonctionnement des ressources sociales en réseau étant considérablement plus faible, le recours à la corruption serait sans doute beaucoup plus important.
15 Un chef d’arrondissement, un commandant de cercle, porte la responsabilité de l’ensemble des agents des services techniques et de la fonction publique en activité sur sa circonscription. Il se doit de jouer un rôle de représentation et d’autorité pour lesquels les moyens ne lui sont pas donnés par son administration. Sur le plan personnel, sa rétribution (lorsqu’elle lui est versée régulièrement) ne lui permet pas non plus de « tenir son rang ».
16 Même si un projet apporte plusieurs millions de francs français, cela ne représente toujours en fin de compte qu’une goutte d’eau lorsqu’il faut les partager entre de nombreuses communautés et de nombreux acteurs économiques.
17 « [...] l’argent villageois, avant d’être collectif ou individuel (la distinction continue d’exister), est d’abord “chaud” ou “froid”, selon qu’il engage ou non les relations concrètes et quotidiennes des acteurs au sein de l’arène villageoise » (Chauveau 1995 : 58).
18 Les fonctionnaires locaux qui ont eu la chance d’être là où il fallait au moment où les avantages ont été attribués.
19 Dans les programmes de coopération internationale, des fonctionnaires dont le salaire est compris entre 120 et 200’000 francs CFA peuvent voir leur émolument passer, suivant leur échelon et le poste qu’ils occupent dans le projet, à 400’000, voire 1 million de francs CFA.
20 Nous retrouvons ici l’application parfaite de la « corruption bien organisée » et de la « corruption anarchique » (Mauro 1998 : 13) mentionnées plus haut.
21 Les témoignages d’insatisfaction émanent des populations locales, des techniciens qui considèrent qu’ils perdent leur temps, des cadres expatriés qui demandent leur mutation à la première occasion, des fonctionnaires locaux. Mes propres observations sur les sites lors de passages à l’occasion d’autres missions vont dans le sens de ces témoignages.
22 Les CLD, créés en 1977 sous le régime de Moussa Traoré et modifiés en 1982, sont des structures d’apparence démocratique puisque leurs membres sont « élus » par la population ou désignés pour représenter des corporations (« organismes à caractère socio-économique »). Cette apparence démocratique, conjuguée au fait qu’ils étaient inscrits au cœur des systèmes civiques de décision dans le Mali rural, difficiles à remplacer de but en blanc, explique probablement leur résistance aux changements politiques. On les trouve à chaque échelon territorial, et leur fonction consiste à contribuer à l’élaboration du programme de développement de leur circonscription ainsi qu’à approuver et à arrêter le programme du Comité local de développement. Ils sont supposés étudier les demandes déposées par les populations auprès de l’administration et les articuler pour en tirer un plan local de développement cohérent. Ce mandat n’a jamais été réellement rempli, les compétences, les objectifs à long terme, les consignes de politique générale faisant défaut – et aussi parce que les enjeux étaient trop personnalisés, claniques ou factionnels pour faire place à l’ » intérêt collectif ».
23 La part de la taxe locale de développement affectée au projet est à cette occasion considérée comme la « participation financière » des populations au projet. Les choses ont depuis changé car le PGRN exige un paiement direct des populations équivalant à 10 % du montant des investissements.
24 Les agents d’appui à l’élaboration des Schémas d’aménagement de terroir (SAT) et au Plan d’aménagement du territoire (PAT) sont en fin de compte les seuls employés directs et exclusifs du programme.
25 Voir note 22.
26 En effet, lorsque le Conseil est sollicité pour une décision, il faut le quorum pour valider cette décision. Les membres se font houspiller par le coordinateur du projet pour qu’ils assistent aux réunions, prennent les décisions, fassent un prétraitement des dossiers, répondent aux demandes des cadres de Bamako, tout cela sans tenir compte du fait qu’ils ont, comme tout chef de famille, à mener des activités rémunératrices et qu’ils ne sont pas à la disposition des projets. Lorsque les choix ne sont pas judicieux, on peut leur en incomber la responsabilité sans respect ni pour la disponibilité qu’ils ont concédée, ni pour leur âge qui les a conduits à ces fonctions.
27 Le commandant de Yélimané faisait remarquer à juste titre : « Il faudrait que de temps en temps les commandants soient invités à des formations de synthèse, car si les techniciens locaux continuent à suivre des formations sur de nouvelles méthodes à ce rythme-là, bientôt nous, leurs chefs, nous ne saurons même plus de quoi ils nous parlent ni comment ils travaillent. »
28 L’énergie consacrée aux revendications sur les per diem, l’allocation en carburant, la participation aux missions était supérieure à celle consacrée aux discussions sur le fonctionnement du projet et le devenir des activités. Voir aussi à ce sujet Berche (1996).
29 Ces différentes positions ont été observées dans les quatre cercles. A Bankass, le commandant de cercle s’est totalement désintéressé de l’opération. Par contre, son remplaçant s’est investi pour des raisons de prestige et d’avantages symboliques.
30 Gounfan compte entre deux et quatre fois plus d’habitants que les villages dont il est supposé être le « type » : 1756 habitants contre 572 à Bouloumba, dont la démographie lui est immédiatement inférieure, et 301 à Kourouba-Goréli, qui a la population la moins nombreuse des villages de la future commune rurale (source : recensement de 1987, corrigé par l’indice de progression, Institut malien de la démographie).
31 Ce terme est à manier avec précaution. Ici, un lettré est une personne qui sait lire et écrire en français. Un érudit peut être très cultivé et manier avec une grande aisance la langue française ou la langue arabe, plus rarement les deux.
32 Mot employé par le chef de village pour désigner les villages prétendants au projet qui n’ont pas été sélectionnés.
33 Les terres cuirassées étant, comme l’adjectif le suggère, devenues lisses, elles ne laissent plus pénétrer l’eau, deviennent stériles, se ravinent et provoquent alentour un arrachement qui s’étale comme une maladie contagieuse.
34 Ce problème touche tout le Mali. Les quelques espèces susceptibles d’être employées à cet usage sont « protégées » en théorie. Le doum, ou palmier candélabre, dont la fibre est imputrescible, est en voie de disparition. Les derniers spécimens sont menacés de coupe sauvage et la plupart de ceux qui sont exploités arrivent en fraude du Niger, qui est tout aussi désertifié.
35 Comité villageois de gestion des ressources naturelles, instance mise en place dans le village pour appliquer la politique du programme.
36 Non cités ici pour des raisons de discrétion, le projet étant en cours dans la zone.
37 Il s’agit ici des priorités attribuées par le projet aux populations considérées comme « cibles », non de celles de l’intelligentsia qui a orienté les fonds autrement.
38 Perdus dans le sens où ils ne vont pas là où les bailleurs de fonds le souhaitaient, mais pas perdus pour tous, bien entendu.
Auteur
Anthropologue ; chercheuse et consultante internationale ; doctorante à l’Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS), Marseille.
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996