Le bien de l’autre : justice et corruption en Chine populaire
p. 99-122
Note de l’auteur
Je remercie Florence Graezer, Françoise Grange, Antoine Kernen et Hélène Martin pour leurs critiques précieuses et Giorgio Blundo pour son apport éditorial.
Texte intégral
1Lors de la déposition de la candidature de Pékin pour les Jeux olympiques 2000, je me suis trouvée engagée dans une conversation fort intéressante avec un chauffeur de taxi pékinois. Partant du principe que tout Chinois souhaitait voir les Jeux se dérouler en Chine – pour des raisons de nationalisme sportif, sentiment très répandu dans la société chinoise contemporaine –, je menais la conversation sur ce sujet. Mais contrairement à mes attentes, il n’y avait dans sa réponse aucune trace de patriotisme, bien au contraire : « C’est un scandale ! s’exclama-t-il, Pékin rase des quartiers entiers pour essayer d’avoir ces Jeux, ils font des dépenses énormes, ils arrosent les membres du Comité olympique de cadeaux et de faveurs. [Il s’avère que mon chauffeur de taxi avait un pas d’avance sur Juan Antonio Samaranch.] C’est pas juste, ajouta-t-il, Sydney a travaillé depuis des années pour avoir les Jeux. L’autre a déjà tout préparé et nous, on arrive avec nos gros moyens, c’est dégoûtant ! »
2Pour des non-sinologues, une telle attitude peut paraître tout sauf remarquable. En effet, nous nous trouvons devant une notion de justice abstraite et universelle strictement équivalente à celle dont l’Occident réclame la propriété intellectuelle auprès des autres civilisations du monde depuis maintenant plusieurs siècles. L’injustice réside dans le fait que « l’autre » (renjia) a bien travaillé, qu’il a tout préparé, qu’il mérite les Jeux, alors qu’un régime politique essaie de contourner les critères de mérite par ses activités corruptrices, remettant ainsi en cause la rigueur de la procédure de sélection. Pas de nationalisme débridé, pas d’allégeance primordiale au groupe, mais une simple exigence de fair-play, dont l’image de la Chine au niveau international dépendait bien plus, aux yeux de mon chauffeur, que le fait d’être le pays hôte des Jeux en l’an 2000.
3Mais cette position, malgré son apparente simplicité – ou peut-être à cause de cette simplicité même –, pourrait prendre la forme d’une anomalie pour l’analyse scientifique des notions de justice et de corruption dans la société chinoise contemporaine. Car, dès que nous nous penchons de près sur ces notions, nous sommes amenés à relativiser les prises de position trop tranchées sur le fléau social qu’est la corruption, pour constater qu’elle est l’objet d’une évaluation hautement ambivalente dans les discours populaires et les pratiques quotidiennes observables sur le terrain. Comme dans d’autres pays où la corruption est une pratique institutionnalisée et généralisée, la corruption en Chine s’inscrit dans une « économie morale »1 qui rend suspecte toute référence à des notions de justice et de légitimité d’Etat formulées dans l’idiome universaliste. Dans cet article, je tenterai donc de préciser la place de l’« anomalie » que représente le point de vue de mon chauffeur de taxi dans le paysage moral de la Chine contemporaine. Je naviguerai, comme les anthropologues sont souvent amenés à le faire, entre relativisme et universalisme en essayant de donner une certaine épaisseur socioculturelle à des termes trop souvent polarisés par une logique binaire appauvrie.
4Du point de vue anthropologique, il s’agit tout d’abord de bien cerner l’imbrication étroite entre deux notions fréquemment réifiées dans l’analyse scientifique – celle de l’Etat d’un côté, celle de la société de l’autre2. Comme le remarque Rocca, les théories courantes sur la corruption ne prêtent pas suffisamment attention à l’état dans son rôle d’outil de domination de la part de certains groupes sociaux sur d’autres : « L’Etat n’est pas perçu comme le produit de luttes politiques mais comme le résultat d’une évolution historique qu’il ne s’agit pas de questionner » (1993 : 40). En Chine contemporaine, la corruption doit être vue comme une pratique politique d’un groupe social déterminé, en l’occurrence les fonctionnaires, qui puise dans une sémantique sociale de l’entraide, de la loyauté et du « sentiment humain » (renqing) pour maintenir sa position de domination, et cela contre les intérêts de l’Etat. Mais la corruption est également cette longue liste de pratiques qui permettent à une partie importante de la société chinoise de bénéficier des prérogatives distributives de l’état, créant des complicités plus ou moins fortes entre état et société, et brouillant ainsi la netteté de la ligne présumée les séparer.
5Le constat d’« interfécondité » sociale qui caractérise le couple hybride état/société doit s’accompagner d’une deuxième mise en garde anthropologique : l’analyse de la corruption révèle avec une clarté exemplaire le décalage entre discours culturels et pratiques sociales. Que l’on écoute les dires des bureaucrates ou que l’on tende l’oreille du côté du « Peuple », ce décalage se traduit par la condamnation généralisée de la condition « noir encre » (mama ha’ge en dialecte shangaïen) de la société actuelle, condamnation prononcée le plus souvent par les mêmes personnes qui, par ailleurs, s’adonnent à des pratiques corruptrices avec une énergie et une ingénuité croissantes. Les analyses courantes dans la presse internationale et même chinoise mettent ce décalage entre discours et pratiques sur le compte d’un cynisme généralisé qui serait en train d’envahir la société chinoise sous l’effet des réformes. Sans vouloir nier la part de vérité dans ce type d’explication, j’insisterai pour ma part sur le fait qu’un certain espace d’ouverture entre discours culturels et pratiques sociales est constitutif de toute société humaine. Par contre, la dénonciation d’un état de « noirceur » sociale particulièrement grave est clairement le reflet d’une myopie que nous pourrions qualifier de typiquement chinoise ; forts d’un sinocentrisme à l’envers, les Chinois ont tendance à exagérer considérablement les appréciations négatives qu’ils formulent à l’égard de leur propre société.
6Mais au-delà du vieux réflexe sinocentrique, le décalage entre discours et pratiques nous permet d’entrevoir, comme en contre-jour, la silhouette d’une notion « universalisante » d’un ordre social idéal. Point de « mentalité » de la corruption, donc, mais un complexe de logiques sociales concurrentielles, parfois contradictoires, qui structurent la société chinoise contemporaine. Ces logiques mettent en œuvre des représentations de l’Etat, mais également celles des relations sociales, du marché, du prestige et de l’intégrité des acteurs sociaux et, surtout, de la justice dans toutes ses formes. C’est dans le cadre de ce complexe que l’étude de la corruption en Chine populaire prend sens.
Corruption et institutions
7Si nous définissons la corruption comme la pratique par laquelle un employé de l’état se sert de sa position pour détourner des biens, des services et des autorisations de leurs canaux de distribution officiels – définition qui a le mérite de clarifier la partie lésée par cette pratique (l’Etat) tout en laissant ouverte la question de savoir qui en bénéficie –, nous pouvons dire sans trop d’hésitation qu’en Chine contemporaine la corruption est totalement généralisée. D’ailleurs, il existe sur ce point un consensus global de la part de tous les observateurs, qu’ils soient Chinois ou étrangers, bureaucrates ou membres du « Peuple ». Le Parti communiste chinois (PCC) y voit un des fléaux majeurs de la société chinoise d’aujourd’hui. Le « Peuple », quant à lui, est unanimement convaincu de l’extension du phénomène ; son éradication a été une des demandes fortes du mouvement de protestation qui est parti de Tian’anmen au printemps 1989. Quant à la communauté des sinologues, elle propose des explications divergentes du phénomène mais ne remet pas en cause son caractère généralisé.
8Le consensus sur l’ampleur des phénomènes de corruption en Chine contemporaine discrédite d’un coup l’explication qu’en donnent les organes du Parti-état censés s’occuper du problème – respectivement les commissions pour l’inspection de la discipline du PCC et les instances administratives, législatives et judiciaires de l’état. Cette explication est formulée en termes de déviance morale et idéologique de la part de certains fonctionnaires, individus ou groupes qui se seraient laissé influencer par la « pollution spirituelle » (jingshen wuran) que l’ouverture à l’Occident et l’exposition au matérialisme capitaliste auraient engendrée3. Mais quand la déviance devient la norme, nous ne sommes plus dans la déviance ! Des explications plus crédibles prennent toutes comme point de départ, mais avec des accents différents, les structures institutionnelles et les normes sociales qui font de la corruption non pas un choix personnel de tel ou tel fonctionnaire, mais une véritable obligation socioprofessionnelle de la classe bureaucratique dans son ensemble.
9Ainsi, un certain nombre d’auteurs analysent la corruption en fonction surtout des facteurs institutionnels qui la rendent possible. Dans ces études, un accent particulier est mis sur la concentration de propriété et de prérogatives dans les mains de la bureaucratie étatique, ainsi que sur le statut subordonné du droit4. En Chine, comme dans d’autres pays où la corruption est institutionnalisée, une classe de fonctionnaires possède le monopole non seulement des autorisations que l’état seul a le pouvoir d’octroyer, mais également d’un certain nombre de biens et de services qui sont disponibles sur le marché dans d’autres systèmes politico-économiques. Très clairement, cette position de monopole permet et même encourage des activités bureaucratiques que les Anglo-Saxons ont dénommées rent-seeking (« recherche de rente »), dans lesquelles « les agents économiques [se font] concurrence pour s’approprier des transferts artificiellement inventés par l’Etat (quotas, prix administrés, protectionnisme, législation...) » (Cartier-Bresson 1992 : 595). De plus, puisque le droit chinois joue un rôle subordonné par rapport aux décisions du Parti et du gouvernement, l’application des lois contre la corruption est soumise aux aléas de la politique et sert surtout comme arme dans les luttes factionnalistes entre détenteurs du pouvoir eux-mêmes (Rocca 1998)5.
10D’autres auteurs abordent la corruption par un biais plus économique, en soulignant le caractère indispensable des relations extralégales entre bureaucrates dans des « économies de pénurie » comme celle de la Chine, et notamment de la Chine d’avant le lancement des réformes économiques urbaines en 19846. En effet, à partir de la Révolution culturelle, époque à laquelle on date les débuts des pratiques de corruption généralisées en Chine populaire, l’économie planifiée commence à ne plus pouvoir garantir l’approvisionnement et la distribution des intrants nécessaires à la production industrielle. Seuls des réseaux de relations horizontales entre bureaucrates locaux ou régionaux s’avèrent aptes à garantir l’échange. Avec la politique de déconcentration administrative menée sous Deng Xiaoping, ce ne sont plus les lenteurs de l’économie planifiée, mais les protectionnismes locaux et des détournements criminels qui empêchent la circulation des matières premières et des biens de consommation. Les réseaux bureaucratiques se sont donc perpétués et même renforcés, car ils sont devenus des atouts indispensables dans la recherche de richesses bureaucratiques du nouveau capitalisme « du flou » (Rocca 1997). Mais la situation de « transition » qui caractérise l’économie chinoise actuelle produit également ses propres mécanismes de corruption. Un des plus lucratifs est la « spéculation officielle » (guandao) par laquelle les réseaux unissant bureaucrates et entrepreneurs « privés » profitent du système de prix « à deux voies »7 pour détourner des biens subventionnés par l’état et les revendre sur le marché. Enfin, la croissance spectaculaire de l’économie chinoise durant la dernière décennie, conjuguée à l’enrichissement fulgurant de certains secteurs de la société et l’incertitude quant à l’avenir, a créé un climat dans lequel la corruption devient la seule voie ouverte aux fonctionnaires désireux de suivre le rythme des changements survenus dans le domaine de la consommation.
11L’analyse de l’ensemble des facteurs institutionnels et économiques qui ont trait à la corruption est certes incontournable si l’on veut arriver à une pleine compréhension des mécanismes de corruption en Chine populaire. Mais ces facteurs n’épuisent pas la question de la généralisation de ces pratiques, ni celle du sens que les acteurs leur attribuent. Pouvons-nous mettre dans le même panier la petite cheffe de département du personnel, abordée par un ancien camarade de classe qui lui demande de trouver un poste pour sa fille, et un percepteur fiscal qui exige d’une entrepreneuse privée 500 yuans pour s’acquitter d’une « taxe » inventée de toutes pièces ? Et si, dans le deuxième cas, le racket sert en partie à alimenter la caisse de chômage du comité de quartier local ? Comment comparer le juge qui accepte des pots-de-vin en guise de remerciement pour avoir « perdu » le dossier du fils d’un haut fonctionnaire, avec le juge qui fait sauter des étapes de la procédure pénale pour pouvoir remplir son quota de condamnations pendant une période de campagne « anti-crime » ?8 Quoi de semblable entre le directeur d’une entreprise d’état qui utilise ses relations pour assurer à ses employés des possibilités de logement, et le même directeur qui utilise ses relations pour créer une entreprise collective dont il détient le contrôle ? Et si cette nouvelle société embauche les 50 personnes qui viennent d’être licenciées de l’entreprise d’état, mais dans des conditions de travail inférieures aux anciennes ? Voici quelques scénarios qui permettent d’entrevoir l’éventail des opportunités dont jouissent les employés d’état pour faire bénéficier ou non ceux qui dépendent d’eux. Mais qu’en pense le « Peuple », dans quelle mesure et avec quelle subtilité catégorise-t-il, évalue-t-il et éventuellement se sert-il de la gamme des possibilités en jeu ? Pour répondre à ces questions, un détour par le parler populaire de la corruption est indispensable.
La logique sociale des Guanxi
12Jusqu’ici, nous avons mis en avant une définition « étique » de la corruption, définition construite par l’analyste pour rendre compte des régularités observées, en l’occurrence celle de la tension entre l’Etat en tant que garant du bien public et l’état en tant qu’outil d’exploitation dans les mains de la classe bureaucratique. Mais si l’état chinois donne lieu à de multiples formes de corruption du point de vue « étique », ces formes ne sont pas toutes évaluées de la même façon par les acteurs sociaux, qu’ils soient bureaucrates ou simples citoyens. Nous tenterons donc de définir la corruption du point de vue « émique », c’est-à-dire du point de vue des acteurs concernés9. Pour ce faire, il convient d’examiner le langage dans lequel les participants à l’échange entrent en matière et négocient leurs pratiques de « corruption »10, pour ensuite passer à l’analyse des logiques sociales qui sous-tendent ces gestes linguistiques.
13Pendant mon enquête de terrain sur la construction de la Bourse des actions à Shanghai en 1992, j’ai eu l’occasion d’étudier ce langage par la bouche d’un maître corrupteur, une personne pour laquelle la « corruption », plus qu’une nécessité comme c’est le cas pour la plupart des citoyens chinois, était devenue une véritable obsession. Or, à l’occasion des innombrables réunions et banquets qu’il organisait pour de hauts fonctionnaires de la Ville de Shanghai, j’ai pu constater que mon ami dépensait une énergie considérable pour s’assurer qu’aucune note d’opportunisme ni de profit ne vienne gâcher l’atmosphère de gaîté naïve qui devait régner dans ces soirées. « J’invite quelques amis pour les remercier du soutien qu’ils m’ont apporté », disait-il, ou encore : « Nous nous voyons entre amis pour essayer de trouver des solutions à des problèmes communs. » Une rhétorique de l’informel, donc, qui s’accordait mal (à mes yeux) aux occasions hautement ritualisées que mon ami chorégraphiait. Lors des interminables discours qui accompagnaient le repas, il offrait à ses hôtes des aveux de gratitude, de loyauté, et d’endettement, avec flatterie et « traitement VIP » à l’appui. Le protocole de la « corruption » était également régi par des critères esthétiques – l’érudition des formules de politesse employées, la beauté des femmes présentes pour décorer les lieux, la distinction des cadeaux échangés. Mais l’élément central se traduisait dans l’idiome de l’éthique – l’éthique de l’amitié, de la gratitude, de l’humilité et surtout du « sentiment humain » qui servent de références incontournables pour les stratégies rhétoriques de la « corruption »11. En échange de ces prestations verbales – comparables dans le fond, même si pas dans la forme, aux services d’un griot d’Afrique de l’Ouest –, mon ami recevait d’importantes garanties de soutien et de protection pour ses multiples activités d’autopromotion socio-économique.
14Le détour par le langage démontre que la « corruption », comme d’autres l’ont déjà remarqué12, s’appuie sur des normes sociales largement partagées, celles qui régissent les « relations sociales » (guanxi) dans la société chinoise en général. D’ailleurs, l’isomorphisme entre les pratiques sociales de guanxi et les pratiques « politiques » de la « corruption » est tel que le discours étatique établit une stricte équivalence entre les deux domaines (Yang 1994 : 62). Ainsi, l’état semble vouloir ignorer le fait que le système des guanxi fonctionne également entre personnes « civiles » et n’implique pas nécessairement la présence d’un officier de l’état. Par contre, le discours populaire sur les guanxi reconnaît pleinement une distinction entre cette pratique sociale et la pratique de la corruption, distinction qui s’exprime par le fait que la corruption est, du point de vue émique, immorale sans ambiguïté aucune alors que les guanxi peuvent fonctionner de manière morale ou immorale selon les circonstances. Mais, et ceci est crucial, la distinction populaire entre guanxi et corruption ne tient pas au fait qu’il y ait ou non présence d’un officier de l’état ; certaines pratiques de guanxi impliquant des échanges avec des fonctionnaires seront considérées comme licites, d’autres pas. Quels sont les critères de cette distinction, et sur quoi se basent-ils ?
15Dans son étude de l’« art des relations sociales » (guanxixue) en Chine urbaine, Yang remarque que les Chinois prêtent une attention particulière aux motivations des acteurs sociaux pour distinguer les guanxi de la corruption. La corruption est pratiquée pour des raisons égoïstes, c’est-à-dire pour des gains individuels, alors que les guanxi peuvent être utilisés à des fins collectives, donnant réponse à des demandes « raisonnables » (heli) d’entraide et de promotion mutuelle (1994 : 62). Cependant, puisque la motivation est une chose difficile à percevoir directement, d’autres indices entrent en jeu pour distinguer un acte égoïste d’un acte « raisonnable ». Tout d’abord, l’utilisation licite des guanxi est basée sur des relations préexistantes : la demande d’aide s’inscrit dans un échange social à long terme alors que, dans les pratiques de corruption, la relation entre les deux partenaires de l’échange n’existe que pour réaliser l’échange en soi (p. 63). S’il y a absence d’une relation matérielle entre les deux parties, les identités collectives (un lieu d’origine partagé, un métier commun, un même volet de promotion à l’école) et la parenté symbolique (la « fratrie » [gemen] entre amis, entre camarades de travail, au sein d’une même formation des gardes rouges maoïstes) peuvent créer le sentiment d’une communauté d’intérêts nécessaire pour sortir un échange du registre stigmatisé du « privé » et le placer au rang des relations proprement « sociales ». Une des personnes interviewées par Yang explique à ce propos, d’une manière illustrative : « Si tu n’as pas une relation personnelle préalable avec le cadre, comme un lieu d’origine commun, un lien de parenté, etc., et l’on sait qu’il t’aide, les autres vont croire qu’il y a corruption » (ibid).
16Comme les relations de don et de contre-don analysées par Mauss, les relations de guanxi prennent une forme diffuse qui se manifeste aussi bien à travers le caractère des « choses » échangées que dans la temporalité de l’échange. Dans l’idéologie des guanxi, les objets échangés et les services rendus ne sont pas conçus en termes d’équivalence, encore moins en termes d’équivalence monétaire, mais en termes d’endettement émotionnel. Chaque partenaire est censé rendre les services demandés sans esprit de calcul, et la demande du contre-don de la part de celui ayant donné en premier peut attendre des mois, voire des années. Bien évidemment, cette idéologie ne correspond pas à tous les usages de guanxi observables sur le terrain. En effet, les guanxi sont très souvent sollicités dans un but intéressé et leur mise en œuvre monétarisée, à tel point qu’un de mes informateurs a pu me dire le pourcentage exact du rabais qu’un entrepreneur doit à chacune de ses relations sociales : à une connaissance récente ou peu fréquentée, un rabais de 10 % ; à une connaissance de longue date qui n’est pas un véritable ami, 20 % ; à l’ami d’un bon ami ou un ami de moindre importance, 30 % ; à un ami proche, 40 % ; et à un parent, jusqu’à 50 %13. Mais malgré l’idéologie parfois trompeuse qui entoure cette pratique, il est indiscutable que les guanxi sont bien plus que de simples échanges utilitaires masqués ; le système des guanxi démarque et détermine en premier lieu le statut social des individus en Chine contemporaine. Plus étendu est votre « filet de relations » (guanxi wang), plus importante est votre « face » (mianzi), c’est-à-dire votre statut dans la société. Il en va de même si vous êtes officier de l’état : votre pouvoir politique réel est fonction de la quantité et de la qualité de vos relations sociopolitiques, et non pas du titre que vous détenez. C’est pour cette raison d’ailleurs que Deng Xiaoping a pu maintenir sa mainmise sur la politique chinoise bien après s’être retiré de tous ses postes officiels.
17Certains auteurs attribuent le rôle central des guanxi dans la société chinoise, ainsi que l’importance de la « face » sociale, à une « conception relationnelle de la personne », foncièrement distincte de la conception individualiste qui caractérise les pays occidentaux14. Dans cette optique, l’individu chinois trouverait le fondement de son existence dans la bonne conduite de ses relations sociales et non pas dans une essence humaine de type cartésien. On peut émettre des réticences quant au caractère culturaliste d’une telle hypothèse ; en effet, de nombreux contre-exemples15 nous font penser que la distinction entre conceptions chinoise et occidentale de la personne relève d’une différence de degré et non pas de nature. Cependant, l’importance des relations sociales et du concept de la « face » en Chine contemporaine a des conséquences intéressantes pour le sujet qui nous intéresse ici. En effet, on remarque que les « choses » obtenues sur le marché libre ne revêtent pas le même intérêt social que celles obtenues à travers la mobilisation du « ilet de relations » ; les relations de guanxi apportent, sous la forme de la « face », une plus-value dans l’échange social qui fait défaut dans la relation anonyme entre pourvoyeur de services et client sur le marché (Hertz 1999). C’est encore une fois mon maître corrupteur qui m’a permis de percevoir la signification sociale des transactions de « corruption » comparées aux transactions du marché. Il avait calculé, m’assurait-il, l’argent et le temps qu’il consacrait au maintien de son réseau de guanxi pour conclure que ces montants étaient strictement équivalents à ceux qu’il aurait dépensés s’il avait procédé par des voies parfaitement légales. « Mais, déclara-t-il avec une certaine autosuffisance, les gens chercheront toujours et surtout la face. »
18La distinction émique entre corruption et pratiques de guanxi traduit, avec des nuances, celle instituée dans les analyses comparatives de la corruption entre « corruption marchande » (« market corruption ») d’un côté et « corruption de proximité » (« parochial corruption ») de l’autre16. La corruption de proximité œuvre pour le bien d’une collectivité, qu’elle soit à base ethnique, amicale, de parenté ou de collégialité. Elle comporte un élément de redistribution, ce qui permet à la richesse et aux privilèges sociaux de toucher à une partie de la population plus large que la seule famille proche du corrompu. Evidemment, cette redistribution ne remet pas en cause la hiérarchie au sein du groupe ; bien au contraire, la redistribution sert à renforcer la dépendance des uns envers la largesse des autres, tout en distinguant un groupe social structuré par des intérêts communs d’autres groupes concurrents. La corruption marchande, par contre, est un phénomène essentiellement individualiste, où l’enrichissement et le pouvoir individuel sont conçus comme des buts en soi.
19D’un point de vue émique, la corruption marchande est corruption, alors que la corruption de proximité tombe dans la catégorie des guanxi. Par souci de légitimité, la première se sert du langage de la seconde, mais sans pour autant tromper son monde. Cependant, deux spécificités du cas chinois viennent brouiller un peu la netteté de la distinction opérante. D’abord, le caractère multiple des réseaux de guanxi chinois, surtout dans le contexte urbain, puisque les acteurs sociaux ont tendance à mobiliser toutes les possibilités d’identité collective à leur disposition (Rocca 1998 : 98). Ainsi, l’ouvrier dans une entreprise d’état mettra en œuvre plusieurs logiques d’identification dans la construction de son « filet de relations » : appartenance à l’unité de travail, fratrie parmi ses anciens camarades de la garde rouge, parenté, voisinage, associations de loisirs, etc. Il en résulte un phénomène, non pas de coïncidence, mais d’éclatement entre réseaux sociaux, phénomène qui donne à la notion d’« identité collective » un caractère hautement dynamique et situationnel. Deuxième élément qui brouille quelque peu notre lecture du paysage moral actuel, le constat d’une augmentation des pratiques de corruption de type marchand aux dépens des pratiques de proximité (Rocca 1996 : 696). Si l’idéologie des guanxi demeure, le rôle que les relations de proximité occupent dans la structuration réelle de la société est, par contre, en rapide évolution. Point, donc, de « mentalité » des guanxi qui serait la version optimiste d’une « mentalité » de la corruption, mais, encore une fois, une imbrication dynamique entre stratégies bureaucratiques et contre-stratégies sociales dans un contexte historique et idéologique dit « de transition »17. La mise en évidence de cette imbrication passe par l’examen des logiques de justice distributive en œuvre dans la société chinoise contemporaine.
De l’État à la société : les logiques distributives
20A en croire les analyses nombreuses dans le domaine18, l’aspect le plus important des relations de guanxi serait leur portée « particulariste ». Les guanxi sont par définition une manière de privilégier une relation sociale sur d’autres, d’établir des critères par lesquels les besoins et les désirs des personnes particulières passent avant ceux du grand public. Et puisque la totalité du grand public est traversée par des réseaux de guanxi concurrents, le « grand public » devient une catégorie d’exclusion, une catégorie dans laquelle on est renvoyé au cas où ses relations particulières font défaut. Dans cette optique, si les guanxi contribuent à maintenir la face sociale des individus, les transactions anonymes avec les membres du public représentent une espèce de « perte » de face. Ce n’est pas seulement que les pratiques de guanxi, tout comme celles de corruption, nuisent au bien public ; elles empêchent l’émergence même de la notion.
21L’accent mis sur la nature « particulariste » des relations de guanxi montre que les guanxi servent à mettre en œuvre une logique de justice distributive. Les guanxi marquent les limites de ceux qui méritent avant d’autres les biens, les services et les prérogatives qu’on est en position de distribuer. C’est cette logique particulariste qui amène certains auteurs à parler d’une structure sociale « communautarisée » (Andrieu 1996), éclatée en groupes d’intérêt incapables de se réunir autour de projets de société d’ordre général. Toutefois, les guanxi, comme nous l’avons déjà vu, représentent moins une structure qu’une logique sociale ; ils donnent lieu non pas à des groupes d’intérêt distincts, mais à une mosaïque de relations basées sur des communautés d’intérêts définies en rapport avec un contexte social particulier. En outre, et comme le remarque très justement Rocca, la « communauté » qui bénéficie des opérations de guanxi peut être extrêmement étendue : « La signification de la redistribution repose en réalité sur la façon dont on définit la "communauté" » (1996 : 692). Un cadre qui, par des relations de guanxi avec la bureaucratie chargée de l’allocation des bâtiments, arrive à obtenir des immeubles pour loger ses employés œuvre pour une « communauté » particulière, c’est vrai, mais une « communauté » qui s’avoisine à la notion du « public », ou en tout cas cette partie du « public » dont il est responsable. Plus important encore, ces pratiques de redistribution généralisée ne sont pas rares, et figurent en premier lieu parmi les actes que le discours populaire approuve en les assignant à la catégorie de guanxi plutôt qu’à celle de corruption. Pour reprendre encore une fois l’analyse de Rocca, « ce qui est frappant dans le cas chinois c’est l’importance des canaux de recyclage des fruits de la corruption » (1996 : 691). Les effets redistributifs de la « corruption » nous obligent donc à insérer l’analyse des guanxi dans celle, plus vaste, des multiples logiques distributives simultanément à l’œuvre dans la société chinoise actuelle.
22Un exemple tiré encore une fois de mon terrain d’enquête illustre bien cette diversité de logiques dans le contexte de l’apparition d’un nouveau bien dans la société chinoise, à savoir les actions des entreprises d’état nouvellement transformées en « sociétés à base d’actions ». Cet exemple est d’autant plus parlant que ces logiques se reflètent d’une manière stricte dans les appellations créées par les acteurs sociaux pour dénoter les différents types de valeurs. De plus, chaque logique s’aligne sur une norme, explicite ou implicite, de la politique économique tout en en violant une autre. Il faut voir dans ce croisement de logiques distributives bien plus que de simples incohérences de l’économie politique chinoise. Ces « contradictions », dans la terminologie maoïste, servent, bon gré mal gré, à garantir à l’Etat et à ses serviteurs une flexibilité remarquable dans la poursuite du double but du contrôle politique et de la justice sociale.
23Au tout début des expériences de « transformation des entreprises d’état en sociétés à base d’actions » (gufenhua), une première forme d’actions « internes au personnel » (zhigong neibu gupiao) est apparue. Ces actions étaient distribuées aux employés de la nouvelle société, le plus souvent par vente forcée, et ne circulaient pas sur le marché. En revanche, elles donnaient aux détenteurs le droit de recevoir des dividendes mensuels ou annuels représentant des sommes allant jusqu’à 15 % de la valeur de l’« action »19. Le raisonnement économique à la base de cette expérience était double. Premièrement, les actions « internes au personnel » étaient censées améliorer l’efficacité des entreprises en liant les revenus des employés au rendement de leur employeur. Deuxièmement, ces actions permettaient aux entreprises d’état, toujours à la recherche de nouvelles sources de financement, d’accéder aux épargnes des individus qui, selon toutes les estimations, atteignaient des montants considérables et largement sous-utilisés. Cependant, cette politique économique a été très rapidement détournée de ces buts, d’abord par les directeurs d’entreprise qui y voyaient un moyen à court terme de différer le paiement des bonus mensuels en les remplaçant par des « achats » d’actions, et ensuite par les employés eux-mêmes qui obligeaient la direction à garantir des « dividendes » équivalents aux montants des bonus et subsides perdus. Prenant acte des « irrégularités » dans la mise en œuvre de cette forme d’actionnariat, l’Etat est intervenu au début des années 90 pour stopper la création de nouvelles actions « internes au personnel », de sorte que cette forme d’actions occupe une place mineure dans le paysage de l’actionnariat à Shanghai.
24Un deuxième type d’actions, appelées actions « de personnes légales collectives » (jiti farengu), est beaucoup plus fréquent. Ces actions sont achetées par les cadres au nom de l’entreprise avec l’argent récolté, cette fois volontairement, des employés. Elles impliquent la « corruption » des fonctionnaires de l’administration financière par les cadres dans les entreprises d’état, car les actions « de personnes légales » ne sont pas censées revenir aux mains des individus et ne circulent, en principe, que dans des circuits contrôlés par les diverses bureaucraties de l’état. Comme pour les actions « internes au personnel », cette forme d’actionnariat ne permet pas aux employés de vendre leurs actions sur le marché ; elle représente plutôt une espèce de fonds de placement « socialiste ». Par contre, les employés bénéficient des dividendes et peuvent entretenir l’espoir qu’avec le « relâchement » des régulations du marché public ils seront un jour autorisés à les vendre. Les actions « de personnes légales collectives » sont donc la pure expression de la logique redistributive des guanxi au sein de l’entreprise. Si elles sont tacitement tolérées par les autorités, malgré les problèmes qu’elles posent pour la rationalisation des politiques de réformes dans le domaine financier, c’est parce qu’elles n’ont pas été imposées aux employés d’état contre leur volonté, et qu’en conséquence elles ne risquent pas de provoquer la colère de ceux-ci. Au contraire, elles permettent à une partie importante de la population de bénéficier d’une nouvelle source de richesse dans la société contemporaine.
25La « corruption » régissant ce deuxième type d’actions ne bénéficie pas à des personnes particulières, mais à une collectivité entière. Le seul retour que peuvent espérer les directeurs d’entreprise dans une telle transaction est une loyauté accrue envers leur personne ainsi que la « paix sociale » au sein de l’entreprise. Pour l’obtention d’une réciprocité plus personnalisée, ces mêmes cadres doivent se servir d’un autre type d’actions, celles dénommées actions « de personnes légales sociales » (shehui farengu) ou, d’une manière plus imagée, actions « des supérieurs » ou actions « des têtes »(lingdaogu ou toutougu). Ces actions sont également achetées au nom de l’entreprise, le plus souvent avec les fonds de l’entreprise, mais sont revendues en tant qu’actions « des individus » (gerengu) sur la Bourse, où seul ce dernier type d’actions a le droit de circuler. Du fait que les valeurs des actions « de personnes légales » sont fixées à prix relativement bas par l’état, le cadre qui les vend ensuite sur le marché secondaire a la possibilité de profiter du système de prix « à deux voies » esquissé ci-dessus. Cette manœuvre représente donc une forme de corruption qui cette fois bénéficie non pas à la collectivité, mais aux cadres qui ont su l’exécuter. Bien évidemment, aucun chiffre n’existe pour mesure l’ampleur de cette pratique mais le fait même que des termes spécifiques ont été créés pour la dénommer suggère qu’elle est tout sauf rare.
26Toutefois, il existe une quatrième voie, la « loterie des offres d’actions », par laquelle les individus peuvent accéder au statut d’actionnaire des nouvelles sociétés publiques. Cette quatrième voie n’implique aucune corruption ni l’utilisation de relations personnalisées ; au contraire, elle est mise en place pour contrer la perception selon laquelle la distribution des nouvelles actions chinoises serait régie uniquement par les guanxi. Avec la « loterie des offres d’actions », l’état procède à un tirage au sort sur la base des billets de loterie vendus au public. Ceux qui tirent un numéro gagnant ont la possibilité de souscrire des actions d’une société présélectionnée à un prix (très bas) également fixé par l’état20. Si ce mécanisme de distribution n’est donc pas teinté par la corruption au sens étroit, il représente une corruption au sens large de la logique du marché où la liberté de choisir les actions que l’on achète constitue l’élément central de l’efficacité allocative recherchée par les réformes économiques en général. En revanche, la loterie des actions permet à l’Etat d’atteindre par un autre biais et plus particulièrement un des buts des réformes financières, celui d’encourager la circulation vers les entreprises d’état des économies individuelles bloquées sur des comptes bancaires.
27La loterie des offres d’actions reflète une logique que je dénommerai l’« égalitarisme du hasard » (Hertz 1998 : 123). Manifestement, l’Etat préfère abandonner un des buts des réformes économiques dans ce secteur plutôt que de laisser la distribution des actions sur le marché primaire se faire par un système d’allocation susceptible d’être perçu comme injuste. Mais la loterie des actions illustre également un autre propos essentiel pour comprendre la place de la corruption dans la société chinoise d’aujourd’hui. Rocca critique une vision largement répandue dans la littérature scientifique d’un Etat chinois totalement affaibli par les pratiques de corruption et donc sans moyens pour diriger l’économie vers la réalisation minimale d’un bien commun. Cependant, dans le domaine des réformes financières, comme l’atteste Rocca pour d’autres domaines (1996 : 698), l’Etat chinois a su conserver sa capacité à intervenir dans le système de distribution de manière à garantir une certaine justice sociale pour ceux et celles qui risquent de passer à côté des nouvelles possibilités d’enrichissement. En mettant sur pied un système de distribution « égalitaire », l’Etat réalise, à l’échelle de la population municipale, la même chose que fait le cadre d’une entreprise à une échelle plus restreinte. Chacun garantit à « sa communauté » l’accès aux biens rares qu’une certaine justice populaire perçoit comme un des devoirs élémentaires du gouvernement. Ces deux logiques distributives – celle de l’économie planifiée d’un côté, celle des guanxi mise au service d’une collectivité de l’autre – sont moins opposées entre elles qu’elles ne s’opposent ensemble à la troisième logique distributive en œuvre dans la société chinoise contemporaine, celle du marché. Sans véritable politique de fiscalité, comme c’est le cas en Chine aujourd’hui21, c’est avec l’économie de marché que l’Etat/état perd réellement le pouvoir de contrôler quelle « communauté » aura le droit de bénéficier des biens de la société.
28Le paradoxe apparent d’une congruence entre l’économie planifiée et le système « illégal » des guanxi est résolu par l’analyse qu’effectue Gates, selon laquelle l’état chinois est régi par un mode de production qu’elle dénomme « tributaire ». Le tributary mode of production traditionnel était ce système économique et politique par lequel « une classe de bureaucrates lettrés [...] s’appropriait les surplus des diverses classes de producteurs (paysans, petits capitalistes, travailleurs) par les extractions directes en forme de tributs, taxes, corvées, obligations de travail héréditaires, etc. » (1996 : 7). Avec la révolution chinoise, ces formes d’exploitation traditionnelles se sont aisément adaptées aux pratiques administratives de la nouvelle bureaucratie communiste. Gates s’appuie sur les travaux de Walder (1986) pour démontrer que les éléments constitutifs du nouveau système industriel ont eu pour fonction de reproduire les relations de loyauté et de soumission caractéristiques du mode de production tributaire. Dans ce système, les bureaucrates à la tête de chaque unité de production règnent sur de petits domaines patrimoniaux dans lesquels ils sont libres, jusqu’à un certain point, de s’approprier les bénéfices divers de leurs fonctions ; en échange de ce pouvoir d’appropriation, ils sont tenus d’assurer une protection paternaliste à leurs subordonnés.
29Le modèle de « l’état tributaire » que nous propose Gates a le mérite d’expliquer pourquoi les officiers de l’état s’adonnent aux deux types de corruption – celui qui leur bénéficie personnellement et celui qui bénéficie à la collectivité – avec une énergie apparemment égale. Il n’existe pas de ligne claire qui démarquerait ceux qui ont droit aux fruits de la corruption (« la collectivité ») de ceux qui n’aurait pas ce droit (le bureaucrate en personne). Par contre, il existe une norme ferme mais aux contours obscurs qui oblige le bureaucrate à éviter des « excès » sur le long terme. Dans le discours populaire, les guanxi deviennent corruption quand ils dépassent les limites d’un égoïsme mesuré. Du point de vue de l’Etat, les guanxi deviennent « corruption » quand ils menacent d’affaiblir le contrôle étatique, soit en suscitant un sentiment de mécontentement populaire trop important, soit en concurrençant les capacités tributaires de la faction politique au pouvoir.
La justice procédurale : une affaire d’État ?
30Dans ce qui précède, nous avons essayé d’élargir le champ de notre investigation pour pouvoir inclure des éléments d’une comparaison contextuelle des diverses logiques de distribution et de justice à l’œuvre dans la société chinoise contemporaine. Toutefois, il faut admettre que nous ne sommes toujours pas en position de rendre justice au point de vue de notre chauffeur de taxi pékinois. La justice dans son histoire ne peut pas être pensée en termes « particularistes » car elle dépasse largement le cadre de toute « communauté » particulière et ne s’arrête pas non plus aux frontières de la « mère patrie » (muguo), expression qui remplace fréquemment celle de « pays » ou « Etat-famille » (guojia) dans le contexte des compétitions sportives internationales. Dans son optique, ce n’est pas l’identité des parties à la procédure qui justifierait le choix du gagnant, mais, bien au contraire, la neutralisation de la question même des identités en faveur d’une procédure permettant d’apprécier la qualité des prestations de chacun.
31Une première réponse – trop rapide, comme nous le verrons – à notre dificulté repose justement sur le caractère international de la corruption en question. D’ailleurs, en partant d’un exemple de corruption internationale, nous débordons le champ de notre définition étique de la corruption : nous avons affaire ici non pas à un fonctionnaire qui porte atteinte aux intérêts de l’Etat, mais à un Etat qui porte atteinte aux intérêts d’une « communauté », en l’occurrence, la communauté internationale. La corruption internationale prend, presque par définition, une forme marchande, car les parties à la transaction ne sont que rarement d’une même communauté, si ce n’est de la « communauté » de l’élite internationale. Dans cette logique, le sentiment d’outrage qu’exprime notre chauffeur de taxi s’expliquerait par la distinction que nous avons établie entre « corruption » de proximité et corruption marchande.
32Toutefois, si nous regardons les choses de plus près, le problème des Jeux olympiques paraît bien plus complexe que cela puisque nous avons affaire, comme je l’ai dit, à une forme de corruption mise en œuvre par l’Etat et non pas par ses fonctionnaires. Outre les récompenses monétaires ou politiques qui pourraient revenir à quelques hauts bureaucrates en personne, les bénéfices de l’opération – sous la forme du prestige international surtout – sont destinés en premier lieu à la nation tout entière. Et pourtant, c’est justement ce nationalisme « de proximité » que notre chauffeur condamne au nom d’une exigence de justice procédurale. Sans aucune communauté d’intérêts, il s’identifie au bien de l’autre, celui qui a mieux travaillé et qui mérite d’être choisi au cours d’une procédure juste et désintéressée.
33Avant de résoudre ce problème, il faut en soulever un autre, car l’élargissement du champ d’investigation au niveau international nous oblige à émettre une mise en garde ethnologique particulière. Dans les discours populaires chinois, nous constatons une tendance à projeter sur l’Occident l’image de tout ce qui paraît faire défaut en Chine ; dans cette optique, l’Occident serait caractérisé par un manque de corruption, ainsi que par une série de libertés (d’expression, de procréation... la liste peut devenir longue), bref, il représenterait un état de droit que les Chinois ne connaîtraient pas. Sans vouloir nier la part de vérité dans ces projections, il s’agit surtout de les prendre comme l’expression « positive » du même réflexe sinocentrique qui produit le sentiment d’une noirceur particulière chez soi. En l’occurrence, si notre chauffeur avait su à l’époque ce que nous savons aujourd’hui sur la corruption de la procédure de sélection olympique de la part de pays aussi « blancs » que les Etats-Unis, nous pouvons légitimement nous demander s’il aurait tenu les mêmes propos.
34Pour sortir de l’impasse, il faut revenir sur la distinction entre Etat et état, en mettant l’accent cette fois non pas sur les pratiques bureaucratiques, mais sur l’idéologie « légitimatrice » d’une longue tradition de gouvernance chinoise. Comme le remarque Rocca : « La référence au devoir [d’honnêteté] chez le fonctionnaire n’est pas qu’une réalité occidentale, c’est aussi une réalité chinoise » (1994 : 650). Le système de sélection des mandarins dans la Chine impériale en est la meilleure preuve : conçu pour garantir à tout un chacun l’égalité des chances dans l’accès au fonctionnariat, l’administration des examens d’Etat était régie de manière rigoureuse et impartiale. Le « principe d’évitement », qui interdisait au mandarin l’accès à un poste de la région dont il était ressortissant, en fournit une deuxième illustration. Avec la chute de l’empire des Qing, les théories occidentales sur la neutralité fondatrice du droit sont venues confirmer le bilan négatif que les intellectuels de l’époque avaient déjà tiré de la dégénérescence de l’ordre impérial. C’est sous les communistes que les choses se sont considérablement compliquées, car si le nouvel Etat chinois prônait également une idéologie de rectitude auprès de ses fonctionnaires, les contours des devoirs des fonctionnaires étaient donnés non pas à travers des références universalistes du droit, mais à travers les directives du PCC. En effet, le droit étant, selon l’analyse maoïste, un outil de la domination de la bourgeoisie sur le prolétariat, il s’agissait de l’écarter au bénéfice d’une « impartialité » de « classe », en l’occurrence la « classe référence » (Rocca 1994 : 652) bien fictive du « Peuple ».
35Avec les réformes de Deng Xiaoping, l’Etat chinois peine à se frayer un chemin entre ces différentes tendances idéologiques. La référence à l’impartialité du droit, plus ou moins imposée par sa participation dans le marché international, s’accorde mal avec les mécanismes de guanxi et la domination de la part du PCC22 qui garantissent son maintien. Mais il est tout aussi menacé par les débordements de plus en plus fréquents de l’équilibre de la « proximité », car les excès de « corruption », et surtout de la corruption marchande, remettent en cause non seulement sa légitimité, mais également ses propres pouvoirs redistributifs. La lutte qu’il mène contre la « corruption » de ses fonctionnaires est donc simultanément sincère du point de vue idéologique et hypocrite du point de vue social. Et c’est cette contradiction entre le discours étatique et l’impossibilité de sa mise en œuvre que la voix du « Peuple », dans la personne de notre chauffeur de taxi, reprend sur le mode de la condamnation.
Conclusion
36La « corruption » en Chine contemporaine, on l’aura compris, n’est pas une affaire de mentalités. Aussi bien sous sa forme prédatrice de « corruption marchande » que sous sa forme adoucie de guanxi, la « corruption » est un mode d’action sous-tendu par des normes et des représentations complexes. De plus, la référence à une justice procédurale capable de combattre les phénomènes de corruption ne relève pas non plus d’une quelconque « mentalité » populaire, mais renvoie à des critères de mérite et à des normes d’objectivité qui font partie intégrante des logiques contradictoires de l’Etat lui-même, et cela depuis bien avant ses transformations modernisatrices sous l’influence occidentale. Du point de vue anthropologique, il s’agit de saisir ce complexe de logiques d’action, de normes et de représentations dans une perspective proprement comparative. Tout « système » social est traversé par des contradictions tout aussi nombreuses que celles à l’œuvre dans la société chinoise, à des degrés différents bien entendu, aussi bien dans les répercussions sociales que dans la stabilité du « système » qui en est la conséquence. Nous n’avons qu’à penser aux luttes des femmes ou des minorités dans les pays occidentaux, où l’enjeu est bel et bien le décalage entre discours et pratiques : discours égalitaire largement partagé dans la société et pratiques discriminatoires tout aussi capitales dans le maintien de celle-ci sous sa forme actuelle. Il n’y a donc pas de chinoiseries particulières dans la complexité du tissu social chinois.
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Notes de bas de page
1 L’expression est d’Olivier de Sardan (1996: 98), qui l’emprunte à son tour à Scott (1972) afin de rendre compte des supports socioculturels de la corruption en Afrique noire.
2 La réification de l’«Etat» dans les sciences sociales se traduit par un signe orthographique qui est rarement remis en question, celui de la majuscule. Dans l’analyse qui suit, j’utiliserai la majuscule quand il s’agit de parler de l’entité idéologique qu’est l’Etat, et la minuscule quand il s’agit d’analyser les discours et les procédures caractéristiques de l’ensemble des personnes, des institutions et des dispositifs qui constituent l’appareil étatique.
3 Le recours à une explication morale et idéologique, qui, à la fin des années 80, semblait céder la place à des tentatives d’explication plus structurelles, a connu une certaine renaissance récemment sous l’impulsion du président Jiang Zemin (voir Nimerius 1997).
4 Voir par exemple Gong (1993, 1994) ; Hao and Johnston (1995) ; Johnston and Hao (1995) ; Levy (1995) ; Nimerius (1997) ; G. White (1996) ; L. White (1988).
5 Pour une discussion sur le rôle du droit dans la société chinoise, voir Cabestan (1996) ou le très bon volume collectif édité par Lubman (1996). Je m’aligne sur leurs conclusions quant au rôle purement instrumental du droit chinois, sans approuver leur démarche qui, plus royaliste que le roi, prend le discours de l’état chinois à la lettre et traite le droit comme s’il pouvait être isolé de toutes les autres structures normatives, plus ou moins explicites, qui régissent la société chinoise aujourd’hui.
6 L’expression est de Kornai (1980) ; pour une application à la Chine, voir Clarke (1991). Voir également Manion (1996) ; Meaney (1989) ; Oi (1989).
7 Pour un certain nombre d’échanges entre entreprises «publiques», l’état fixe les prix de biens et ressources à la base de la production industrielle et agricole (fer, énergie, produits pétroliers, riz, coton, etc.) à des montants nettement inférieurs à ceux prévalant sur le marché.
8 A noter que, selon la définition de la corruption émise ci-dessus, cet exemple n’entre pas dans la catégorie de comportements corrompus dans le contexte chinois. Certes, notre juge a contourné la loi, en l’occurrence le Code pénal, et cela dans le dessein de manifester son adhérence aux directives du Parti avec, présumons-le, une arrière-pensée quant aux récompenses que son obédience lui procurerait à l’avenir.
Mais le principe selon lequel l’« esprit du Parti » prend la préséance sur la loi de l’Etat est inscrit dans la Constitution chinoise ; strictu senso, le fonctionnaire ne fait que suivre la loi suprême du pays. Cet exemple illustre le statut subordonné du droit, mais également l’enracinement profond des voies de la corruption au sein de l’état. Nous y reviendrons.
9 Rappelons la distinction entre approches « étique » et « émique » : « Opposition introduite en linguistique par Pike [...] [et] utilisée par certains anthropologues pour qualifier deux approches de la société [...]. L’approche étique serait externe, les interprétations étant propres à l’anthropologue ; au contraire, l’approche émique serait interne, ne retenant que les modèles de la culture étudiée, qui font système [..] » (F. Gresle et al., 1990, Dictionnaire des sciences humaines, Nathan, p. 101).
10 Dans ce qui suit, les guillemets indiquent que je me réfère à la définition étique de la corruption, définition qui n’a évidemment plus le même statut une fois posé le contraste avec la conception émique.
11 Il est certain que dans le monde entier les pratiques de corruption se servent, à des degrés variables, du langage de la réciprocité et de l’amitié (voir Borghi 1995: 4 et références citées). Pourtant, en Occident, où les échanges entre parents et amis sont censés revêtir une forme désintéressée, la «dissonance cognitive» entre le langage et les pratiques de la corruption paraît beaucoup plus forte.
12 Voir par exemple Yang (1989, 1994) ; Rocca (1992a, 1996, 1998) ; Andrieu (1996) ; Anagnost (1997) ; Lautard (1997).
13 Bien évidemment, cette comptabilité des relations sociales n’est pas à prendre à la lettre. Sur cent Chinois interviewés, on trouvera cent schémas de « réduction de prix » différents, et aucun ne correspondra aux pratiques observées, qui sont déterminées par le contexte particulier dans lequel l’échange se déroule. L’important est de voir dans la monétarisation des rapports de guanxi un langage métaphorique pour exprimer une différenciation très fine en matière de proximité sociale.
14 Voir Yang (1994: 196 et références citées).
15 Pensons, du côté chinois, à la longue tradition de culture du soi dans les arts « martiaux-philosophiques » ou, du côté occidental, à la place importante de la parenté dans les relations sociales malgré les prévisions sociologiques d’un déclin éminent du rôle de la famille sous les effets de la modernité.
16 Voir Rocca (1993: 42-64), qui reprend la distinction de Scott (1972).
17 Pour citer un aphorisme qui circulait en Chine urbaine à l’époque de mon séjour sur le terrain : « En haut il y a politique/stratégie ; en bas il y a (contre)-stratégie » (« Shang you zhengce, xia you duice »).
18 Voir Cheng (1994) ; Gold (1985) ; Pieke (1995) ; Ruan (1993) ; Smart (1993) ; Wang (1991) ; Wank (1995) ; Yu (1993).
19 Je mets ce mot entre guillemets car il s’agit en l’occurrence d’avantage d’une obligation que d’une action au sens où l’on entend ce concept dans les économies capitalistes.
20 Si la distribution d’actions après la sélection par loterie ne pose pas de problèmes de corruption, la vente des billets de loterie eux-mêmes est souvent l’occasion de multiples abus, comme les émeutes qui ont eu lieu dans la ville de Shenzhen en été 1992 l’ont attesté.
21 Par manque de place, je ne peux entrer dans les détails de l’anarchie qui caractérise l’administration fiscale chinoise (voir Rocca 1992b), mais il est évident qu’une véritable politique de fiscalité, impossible dans un avenir proche et même à moyen terme, procurerait les moyens pour l’Etat chinois de procéder à une redistribution selon les normes de justice distributive qu’il choisirait, tout en accordant une place déterminante à l’économie de marché dans la production de la richesse sociale.
22 Voir note 9 ci-dessus.
Auteur
Anthropologue ; maître assistante, IAS (Institut d’anthropologie et de sociologie), Université de Lausanne.
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