Approches de la connaissance et de l’ignorance selon quelques ouvrages consacrés au développement
p. 225-244
Texte intégral
1Pour les auteurs du rapport 1999 de la Banque mondiale (Rapport sur le développement dans le monde), consacré à l’examen des inégalités face à la diffusion des savoirs et des savoir-faire et aux problèmes d’information dans le domaine des prestations économiques (qualité d’un produit, productivité d’un travailleur, solvabilité d’une entreprise…), l’information est une lumière « qui peut aisément se propager à travers le monde, éclairant l’existence de tout un chacun » (Banque mondiale 1999 : 1), et la levée des obstacles cognitifs joue un rôle essentiel dans l’amélioration des conditions de développement. On ne critiquera ni cette hypothèse ni leur plaidoyer concomitant pour une baisse des coûts d’information et de transaction et une meilleure compréhension de l’état de l’environnement (voir chapitre 7), ni d’ailleurs leur présentation d’outils destinés à mieux prendre en compte les dommages causés par l’exploitation des ressources (PNB « vert », taux d’épargne « vraie ») et à permettre une éventuelle modification des comportements des usagers. Il s’agit là, sans aucun doute, de réflexions utiles.
2On restera par contre beaucoup plus sceptique sur la théorie de l’action qu’expriment implicitement certaines parties d’un rapport qui semble considérer que la mise à disponibilité de l’information suffit à en garantir l’utilisation. D’abord parce que les inégalités socio-économiques qui fondent l’accès différentiel au savoir que dénonce justement le texte ne sont pas si faciles à éradiquer. Ensuite parce que les cercles vertueux comme ceux que le rapport évoque et espère voir se déclencher à partir du moment où un certain voile d’ignorance est levé ne se mettent pas naturellement et automatiquement en place. Ainsi, diffuser une information en matière de rejets toxiques ne donne pas forcément une occasion aux consommateurs de boycotter les produits des industries responsables, aux investisseurs de revoir leurs financements, aux populations des environs de se mobiliser pour obtenir une réduction des émissions nocives, aux Etats de revoir leurs législations (Banque mondiale 1999 : 111)… Outre le fait que ces scénarios sont fondés sur une absence de prise en compte du paradoxe de l’action collective tel que l’a énoncé Mancur Olsen (1987) il y a un certain nombre d’années, ils semblent faire peu de cas des rapports – complexes – que leurs destinataires entretiennent avec la connaissance, ce que les auteurs du rapport appellent, par euphémisme, le « contexte » dans lequel l’information est présentée : refus conscients ou inconscients de savoir, rejet de la connaissance lorsque celle-ci ne suffit pas à constituer un guide clair pour l’action – ce qui est souvent le cas dans le domaine de l’environnement, comme l’illustre le débat entre protection et mise en valeur (Banque mondiale 1999 : 114) – ou qu’elle pousse à un désaveu des pratiques dominantes, absence d’usage du savoir lorsque celui-ci consiste moins à fournir des réponses pratiques qu’à obliger à reformuler le type de questionnement à adresser à la réalité… C’est l’ensemble de ces thèmes que nous allons explorer dans la revue bibliographique qui suit.
Savoirs et ignorance en perspective
3En 1967, Albert O. Hirschman publie Development Projects Observed, dans lequel il souligne les aspects positifs d’une aptitude générique chez l’homme à sous-estimer sa créativité, et donc la difficulté des tâches qui l’attendent lorsqu’il se lance dans n’importe quel projet. Contre Marx, qui prétend que l’humanité ne se pose jamais que les questions qu’elle pense pouvoir résoudre, Hirschman pose l’hypothèse que les hommes ne connaissent pas a priori les difficultés auxquelles ils vont devoir faire face dans le cours de l’action qu’ils entreprennent, mais que cet état de fait ne les empêche heureusement pas d’agir. Mus par une sorte de « main cachée » (hiding hand, une référence évidente à l’invisible hand d’Adam Smith), ils trouvent dans l’urgence du moment les ressorts et l’énergie nécessaires pour les aider à surmonter les difficultés, les risques, les incertitudes et finalement leur propre ignorance, pour exprimer leur volonté propre. Les projets de développement représentent aux yeux d’Hirschman l’illustration même de cette main cachée. L’évolution y est « incrémentielle » et les incertitudes nombreuses, équitablement réparties entre le domaine de l’offre : quelles ressources financières ? quelles ressources humaines ? quels inputs pour la production d’outputs ? quel environnement institutionnel ?, et celui de la demande : quel sera l’état de la demande – faible ou, au contraire, excessive – pour les outputs produits par le projet ? Les résultats ne sont pas toujours à la hauteur des attentes, mais l’auteur nous invite également à comptabiliser les effets non voulus (side effects) dans les résultats des projets.
4Près de trente ans plus tard, Mark Hobart édite un recueil d’articles socio-anthropologiques sur les interventions de développement. Le ton est beaucoup moins optimiste que celui d’Hirschman, et les auteurs rompent totalement avec l’idée que les projets de développement seraient autant de possibilités pour les développeurs de se réconcilier progressivement avec eux-mêmes. Introduisant la perspective des acteurs dans l’analyse, ils étudient les interventions comme des situations d’« interface » (Long 1989), des occasions d’interaction structurées entre experts, agents de développement et bénéficiaires, qui entraînent une recombinaison sans cesse changeante de comportements, notamment en matière de connaissances, incluant le recours ponctuel à des savoirs établis (scientifiques) ou moins établis (locaux), mais aussi l’aveuglement volontaire auxdits savoirs.
5Cherchant à repérer les contraintes qui obligent à ce constant mixage, P. Quarles van Ufford, par exemple, voit l’usage ambigu de la connaissance dans les projets comme largement déterminé par l’impossibilité de concilier les attentes des deux champs sociaux qui les constituent, soit d’une part l’équipe technique de terrain dans ses relations avec les populations bénéficiaires, et d’autre part cette même équipe dans ses rapports avec le ou les bailleurs de fonds. Il y a, dit Quarles van Ufford, obligation de manipuler sans cesse connaissance et ignorance, volonté de savoir et nécessité de ne pas savoir, afin d’être toujours en mesure de proposer une représentation cohérente des interventions, pourtant partagées entre les intérêts et les objectifs de leurs initiateurs – par ailleurs fort divers – et ceux de leur « public » potentiel (Hobart 1993 : 137-138).
6Dans l’ouvrage, plusieurs auteurs abordent le thème de la connaissance comme système de stigmatisation dans le contexte d’opérations concrètes qui permettent aux différents groupes impliqués de prendre la mesure et d’exprimer leur « distance » réciproque et les malentendus les opposant. Cette distance ouvre alors la voie à l’accusation d’ignorance, définie comme incapacité à intégrer le monde de l’interlocuteur. A. Arce et N. Long constatent d’ailleurs, dans leur article, que cette accusation est souvent formulée de manière bi-univoque, adressée tant par les techniciens aux paysans que, à l’inverse, par les paysans aux techniciens.
Les savoirs locaux
7Selon la thèse sous-jacente à l’ensemble du recueil de Hobart (1993), la « croissance de l’ignorance » (voir son sous-titre) constatée dans le cadre des interventions provient de l’impossibilité, chez les développeurs, de prendre en compte les savoirs locaux et de leur refus de s’engager dans un dialogue avec les possesseurs de tels savoirs. Les différents textes proposent plusieurs raisons à cette impuissance : les résistances bureaucratiques bien évidemment (Arce & Long), mais également, pour plusieurs auteurs (A. Cohen, J. Douwe van der Ploeg, W. van Beek), le fait que la nature de ces savoirs locaux (« segmentaires » pour Cohen, « secrets » pour van Beek, « arts locaux » pour Douwe van der Ploeg) les rend particulièrement inaptes à prendre la forme de corpus objectivables, facilement intégrables dans la logique des interventions, contrairement à ce qui est parfois assumé dans la littérature officielle des grandes agences (voir par exemple le Guide de l’agenda 21 [CNUED 1992]).
8Le savoir local, incorporé à tous les aspects de la vie sociale, situé dans le temps et dans l’espace, peut difficilement être codifié ou « traduit » dans un système abstrait. Il s’adapte continuellement aux situations et contextes nouveaux et est le fruit de négociations sociales complexes. Bien qu’il soit sous-tendu par une théorie, il est organisé d’une façon visiblement différente de celle du discours scientifique. Il est d’abord un système de dispositions, une capacité d’improviser dans des situations spécifiques – ce qui incite à relativiser le travail des experts qui cherchent à savoir ce qu’« elles » (les populations locales) savent, mais non pas comment « elles » savent (A. Cohen).
9Les deux livres (Hirschman 1967 ; Hobart 1993) fournissent de solides jalons pour le débat sociologique sur le développement : le plus ancien pousse à l’analyse de l’aide comme système vivant, capable de réflexivité, apte à surpasser ses limites, à entrer dans un processus de construction qui tiendrait compte des informations qui lui viennent du terrain et de l’analyse de ses pratiques, mais c’est un livre essentiellement centré sur les développeurs, qui ne considère la société bénéficiaire que comme un « sous-produit » du système d’aide ; le plus récent souligne au contraire, de manière beaucoup plus pessimiste, l’incapacité à hybrider, à partir, il est vrai, d’une réflexion forcément plus spécifique sur les limites des savoirs utilisables dans le cadre des interventions.
La socio-anthropologie des développés
10La thèse de Hirschman sera relativement peu reprise. Dans le monde francophone, il faut attendre le début des années 1980 pour voir apparaître les premiers travaux sur le développement comme système dialogique, mais ils concernent moins les institutions de développement – considérées comme des boîtes noires – que le monde rural qui en est le premier « bénéficiaire ». On doit signaler, comme inaugurant ce point de vue, le numéro de la Revue tiers-monde de 1982 (sous la direction d’Yves Goussault), auquel contribuent nombre de chercheurs de l’ORSTOM/IRD, les ouvrages édités par l’ORSTOM en 1983 et 1987, et le livre publié sous la direction de Pierre Boiral, Jean- François Lanteri et Jean-Pierre Olivier de Sardan (1985).
11Dix ans plus tard, le livre de Jean-Pierre Olivier de Sardan (1995) synthétise cette voie de recherche, en tentant de répondre à la question de savoir comment expliquer le succès surprenant de la notion de développement, défini, de manière non normative, comme « l’ensemble des processus sociaux induits par des opérations volontaristes de transformation d’un milieu social » (1995 : 7), dans la pratique, configuration qui fait sens à la fois pour les développeurs et pour les développés. Selon Olivier de Sardan, au-delà des nombreux arguments moraux qu’ils fournissent mais qui n’expliquent guère le principe de leurs engagements, les différents protagonistes (opérateurs et « bénéficiaires ») ont des « raisons fortes » de s’impliquer dans l’aide, car les ressources qu’elle met en jeu leur permettent de vivre le développement comme un marché et comme une arène. Le développement est un marché, parce qu’il y circule « des biens, des services, des carrières... », que l’on « vend » et que l’on « achète » des projets, des slogans, des politiques, du hardware, du software... C’est aussi une arène « où divers acteurs sociaux s’affrontent autour d’enjeux de pouvoir, d’influence, de prestige, de notoriété, de contrôle » (1995 : 58-59), où les opportunismes d’acteurs, fussent-ils paysans de base, peuvent se déployer avec une assez grande latitude.
12L’intérêt de ce travail est d’insister sur l’absence de repères communs aux groupes en présence, les perceptions symétriques, évoquées plus haut à propos du développement, n’aboutissant dans le meilleur des cas qu’à des « malentendus productifs » (P. Bohannan), et non à une véritable rencontre. Selon les protagonistes, cette situation sera considérée différemment. Du point de vue des développés, elle présente des aspects certainement positifs : grâce aux ressources du projet, ils peuvent lever quelques contraintes inhérentes à leur système productif, développer des stratégies offensives ou consolider leurs stratégies défensives, renforcer leur prestige au sein de la communauté, en bref, user dans leurs rapports aux projets de principes internes de sélection, de détournement, poursuivre des logiques de recherche de sécurité, d’assistancialisme, d’accaparement.
13Du point de vue des développeurs, l’échec de la rencontre n’a pas de véritables implications professionnelles (le développement reste un entrepreneuriat sans risques) et paraît en quelque sorte prédéterminé par la hauteur des ambitions de départ, les ambiguïtés des rôles qui sont proposés aux agents – à la fois défenseurs de leurs propres intérêts et médiateurs des intérêts des autres – et l’impossibilité quasi ontologique de fondre les coordonnées spatio-temporelles propres au projet avec celles des bénéficiaires. Car au rapport d’identification totale des agents du projet répond l’exclusion partielle des paysans, pour lesquels l’intervention est passagère, relative, accessoire, l’auteur opposant le biais sectoriel des professionnels pour lequel le projet occupe 100 % de leur activité à la perception transversale qu’en ont les bénéficiaires, détenteurs du regard sur la durée et capables donc de relativiser les interventions successives (1995 : 17). La rencontre entre les deux groupes ne peut alors se faire – l’auteur ne suit pas cette piste mais ne la rejette pas1 – qu’en instituant des temps forts pour le projet (les temps forts d’un rituel ?), justifiés par la nécessaire participation des populations, lieux-moments de grande mobilisation (les réunions d’identification des problèmes selon les méthodes de type MARP2, la planification participative, les travaux à investissement humain, les autoévaluations...), lors desquels le développeur espère que vont pouvoir se confondre, chez les groupes cibles, sentiments de répétition et sentiments de nouveauté et s’instaurer, littéralement, une « histoire » commune. Dans les faits, comme le note M. Mathieu dans l’article publié dans le présent Cahier, étant donné le nombre et l’hétérogénéité des acteurs impliqués dans un programme de développement, la synthèse collective des intérêts individuels est difficile à réaliser et la construction d’« un espace interculturel autonome, lieu de concessions mutuelles, un ordre local qui relève simultanément des différentes cultures concernées sans appartenir à aucune en particulier » que sous-tendent les objectifs d’une intervention, constamment ajournée. On est même étonné, compte tenu du nombre et de la complexité des systèmes d’interdépendance dont est tributaire toute opération dans ce domaine, que les choses ne se passent en général pas plus mal.
14Le livre d’Olivier de Sardan se présente avant tout comme une sociologie de la situation, une « science de l’articulation des êtres singuliers avec des lieux ou des événements collectifs » (A. Farge), et on n’y trouvera que peu d’éléments théoriques qui renverraient au contenu d’un savoir a priori, dont la mobilisation permettrait d’expliquer le succès ou l’échec relatifs de l’intervention : les éléments sur de possibles « logiques » paysannes dans les sociétés du Sud restent très « ouverts » – avec raison nous semble-t-il – et l’ouvrage n’est pas axé sur une réflexion détaillée à propos de la manière dont le système d’aide construit, « reconnaît » et utilise (ou n’utilise pas) les connaissances sur les sociétés à développer. Il faut donc chercher ailleurs des documents sur les thèmes qui nous intéressent. On distinguera un premier courant, inspiré de la sociolinguistique et de la sociologie de la science, avec des références, implicites ou explicites, aux analyses de Thomas S. Kuhn. Il sera illustré, dans la suite du texte, par trois ouvrages en anglais particulièrement stimulants (Apthorpe & Gasper 1996 ; Marcussen & Arnfred 1998 ; Leach & Mearns 1996). Nous débattrons ensuite de ce qui paraît se profiler comme une autre voie de recherche, inspirée par la sociologie des organisations et la socio-économie (même si l’on est en peine de citer un ouvrage comparable à ceux qui commencent à faire référence pour ce qui concerne le premier courant). Le texte de P. Lavigne Delville publié dans le présent Cahier en pose quelques jalons. Les deux courants nous semblent d’ailleurs relever de points de vue légèrement différents, le premier s’attachant surtout à repérer, dans l’univers du discours ou du comportement, les structures qui expliquent la manière dont le système d’aide construit ses rapports à la réalité, alors que le second cherche à expliquer les raisons de tels rapports à partir d’un examen de la nature des actions entreprises.
Sociolinguistique et sociologie de la science dans l’étude du développement
15Le livre de Raymond Apthorpe et Des Gasper (1996) propose sept contributions portant sur les politiques de développement traitées à partir de l’analyse de discours, et comporte quatre articles méthodologiques des éditeurs scientifiques, qui introduisent la démarche dans le cadre de la littérature développementiste en en présentant les principaux outils. Soulignant l’importance de l’analyse de discours dans le cadre des interventions, les auteurs entendent rompre avec la position habituelle de la littérature critique qui « est de prendre parti pour – ou plus habituellement contre – le “développementalisme” »3 (Apthorpe & Gasper 1996 : 10) sans faire référence aux effets de construction des textes supports des politiques et des opérations de développement, et finalement sans véritable intérêt pour une sociologie approfondie de l’aide. Selon Gasper, le monolithisme caractérise aussi bien le discours que l’antidiscours sur le développement, l’auteur stigmatisant des ouvrages récents tels ceux de James Ferguson (1994) et d’Arturo Escobar (1995) comme des exemples d’analyses simplificatrices – le développement comme entreprise de transformation d’objets politiques en objets techniques chez Ferguson4, le développement comme mode de représentation hégémonique chez Escobar – d’une réalité marquée par la complexité des champs discursifs et la capacité à évoluer (Apthorpe & Gasper 1996 : 169-170).
16La méthode d’approche proposée par les éditeurs est inégalement « illustrée » par trois études de cas, portant respectivement sur la reconstruction par les bailleurs de l’identité géographique et économique de pays du Sud (exemples du Bhoutan, étudié par A. Pain, pp. 63-76, et de l’Est asiatique, étudié par C. Gore, pp. 77-122), et par une analyse des discours et des pratiques des bailleurs américains concernant la promotion de la démocratie représentative en Afrique (D. Moore, pp. 123-148).
17Selon Apthorpe et Gasper, les opérations incontournables de l’analyse de discours touchant au domaine du développement sont les suivantes :
l’étude de la formation et de l’usage des concepts. Les documents de planification du développement emploient de manière répétée des expressions (« groupe cible », « pauvres », « paysans », « sans terre ») à la fois connotées et vagues, et déploient des discours assertoriques utilisant des formules binaires ou des dichotomies, qu’il est loisible d’étudier. Dans son article, C. Gore applique cette recommandation en examinant l’usage de la distinction inward/outward orientation dans l’analyse des politiques publiques concernant l’industrialisation de l’Est asiatique, la Banque mondiale ayant un intérêt certain à démontrer que les facteurs de développement dans ce domaine sectoriel sont bien conformes au paradigme dominant (outward orientation), alors même qu’ils s’expliquent en grande partie par des facteurs internes ;
l’examen de l’utilisation de tropes et autres formules stylistiques, car la littérature économique, politique et de développement abonde en figures rhétoriques, dont par exemple les métaphores (notamment autour de la notion de « marché ») ;
l’analyse de la circonscription des problèmes et de l’imposition de problématiques (framing). Dans les stratégies de développement, l’examen des variables qui sont retenues et de celles qui sont laissées de côté est évidemment crucial, l’« oubli » de certaines données pouvant être interprété, selon l’expression d’Apthorpe, comme le résultat de collusions ou d’un simple évitement, « intéressé » ou non (Apthorpe & Gasper 1996 : 23). La circonscription des problèmes doit bien entendu être mise en relation avec les réponses offertes à ces problèmes, ce qu’illustre l’analyse qu’A. Pain consacre à la terminologie employée dans la politique de développement du Bhoutan, en particulier pour la description des aspects montagneux de ce pays. Il remarque que le langage ne comporte que des connotations négatives (« montagneux » connote « isolé » et « inaccessible »), les interventions politiques consistant alors à essayer de surmonter ces obstacles ou à les diminuer, en développant par exemple le système routier. L’auteur montre que des interprétations inverses de la situation du Bhoutan pourraient mener à des options politiques alternatives, et que vivre dans un petit pays de montagne peut aussi s’avérer un avantage ;
l’identification des histoires et récits. La planification du développement recourt fréquemment, pour justifier la nécessité de l’implantation d’un projet, à des procédés narratifs aboutissant à des récits simples et clairs qui réduisent la complexité des problèmes. Les difficultés rencontrées et les solutions pour y remédier sont exposées sous forme d’histoires dont la structure, similaire à celle des contes de fées, peut se résumer ainsi : un problème est rencontré (une crise), il va être résolu par un héros (le projet/la politique) qui y fait face et surmonte une série d’épreuves, et après cela tout le monde vivra heureux (Apthorpe & Gasper 1996 : 9). Bien entendu, dans la mesure où la pauvreté de ces scénarios a déjà été amplement constatée, des récits alternatifs, véritables anticontes de fées dont la structure narrative est pourtant tout aussi figée, ont été produits : ils présentent de manière conventionnelle les causes des échecs des anciens programmes comme les préconditions du succès des nouveaux ;
l’examen des règles explicites et implicites de validation. En fonction de quels critères l’interprétation d’un texte peut-elle être validée ou invalidée, étant entendu que tout discours est susceptible d’interprétations diverses, parfois conflictuelles ? En référence à Paul Ricoeur5, Apthorpe et Gasper définissent le processus de validation/invalidation comme « une discipline argumentative comparable aux procédures juridiques de l’interprétation légale, fonctionnant selon une logique d’incertitude et de probabilité qualitative »6 (1996 : 9). Ils exposent trois perspectives d’approches de la validité du discours, développées par Louise White7 :
le discours analytique, qui se fonde sur la promotion de la multiplicité des points de vue et leur confrontation par un procédé de triangulation ;
le discours critique, qui fait référence aux valeurs et à l’accès inégal au pouvoir d’expression des différents groupes impliqués par une politique ;
le discours de conviction, qui est fondé sur ce que Bourdieu appelle « la production collective » (voir plus bas), c’est-à-dire la négociation entre entrepreneurs politiques des questions qui doivent être posées et de la manière dont elles doivent être posées.
18Beaucoup plus hétérogène dans son contenu, moins théorique et moins fidèle à une méthode préétablie, mais approchant la même thématique que l’ouvrage de Apthorpe et Gasper, le recueil d’articles proposé par Henrik Secher Marcussen et Signe Arnfred (1998) s’intéresse à la fois, comme l’annonce la préface de ses éditeurs scientifiques, aux effets de réalité que produisent les nouveaux slogans idéologiques du développement actuel (sur les femmes, l’environnement, la pauvreté, la globalisation) et à la manipulation des notions simplistes de causalité contenues dans les discours de l’aide. Arnfred montre par exemple que l’ensemble des raisonnements sur la pauvreté dans la littérature développementiste est marqué par une sorte de chiasme : la présentation de la thématique, de plus en plus réduite à la pauvreté en termes de revenus – bien que Robert Chambers (1995) ait souligné la polysémie du concept –, permet de légitimer l’idée selon laquelle la croissance économique est la solution du marasme, alors même qu’on peut continuer à penser que c’est au contraire l’intégration croissante dans l’économie moderne qui est à la base des nombreuses difficultés matérielles que connaissent les populations des pays du Sud.
19En suivant la même approche de déconstruction des causalités les mieux établies, H.S. Marcussen et M. Speirs remettent en cause, dans leur contribution qui concerne l’environnement, les enchaînements étiologiques qui évoquent successivement la croissance démographique, l’accès de plus en plus difficile à la terre, la baisse de la productivité de l’agriculture avec, en conséquence, la diminution de la quantité de nourriture disponible et la dégradation des ressources. Ils montrent que ces analyses sont superficielles et ne tiennent pas compte des résultats de recherches récents (voir également le texte de H.S. Marcussen dans le présent Cahier). Leur article introduit encore un autre thème critique, repris par plusieurs contributeurs : les montages exigés par les bailleurs dans le cadre de politiques précises, tels que le PAN (Plan d’action national de lutte conte la désertification) burkinabé, ont des effets institutionnels négatifs car ils aboutissent systématiquement à la mise en place de « circuits courts » (voir sur le concept Naudet 1999, présenté dans le « Propos » de ce Cahier), circuits étanches qui permettent aux intervenants externes – ici la Banque mondiale – de maintenir un contrôle très étroit sur leurs actions.
20Le problème est repris, d’une manière plus générale, par I. Amadiume, qui dénonce les modèles du développement comme des instruments d’affaiblissement des institutions nationales et locales (Marcussen & Arnfred 1998 : 216). Selon Amadiume, qui s’intéresse aux projets concernant les femmes, le « développement appelle le développement » : les organisations d’aide identifient des groupes de bénéficiaires considérés comme légitimes – les chrétiennes, les femmes les plus éduquées, celles qui sont les plus intéressées aux perspectives de marché et celles qui sont en état de s’y intéresser –, et appliquent des stratégies conçues de l’extérieur qui ont pour conséquence de trancher dans le vif des réseaux sociaux établis et de distraire les femmes de leurs investissements traditionnels dans les villages et les villes. Elle constate notamment que la liste des projets demandés par ces groupes concerne des activités qui sont en grande partie en dehors de leurs tâches quotidiennes.
21Le thème des politiques concernant les femmes constitue d’ailleurs un des autres points forts du volume de Marcussen et Arnfred, et il faut relever à ce propos les positions courageuses adoptées par Arnfred et Amadiume, à contre-courant de l’approche genre telle qu’elle domine actuellement à la Banque mondiale et dans beaucoup d’organismes bilatéraux, dont les auteurs dénoncent l’inspiration libérale. Pour Arnfred et Amadiume, en effet,
221) les revendications pour la parité ne doivent pas avoir pour but essentiel de faciliter l’accès des femmes aux hiérarchies masculines, mais de consolider leur pouvoir dans la société. Ainsi, aux yeux de S. Arnfred, la consolidation des droits à l’égalité entre des individus considérés comme autonomes constitue une tâche probablement moins importante, dans l’Afrique actuelle, que la promotion des droits à la protection dont les femmes et leurs enfants devraient pouvoir jouir, entre autres auprès de leurs maris et pères (Marcussen & Arnfred 1998 : 201) ;
232) les projets de développement devraient s’intéresser un peu plus aux femmes salariées, employées des entreprises de transformation et des industries du sexe ou de l’agrobusiness, et cesser de se focaliser sur les femmes qui n’ont que peu de contact avec l’économie marchande (pour ne leur offrir généralement, comme unique solution à leurs problèmes, qu’une plus grande intégration à un marché considéré comme émancipateur).
24Les caractéristiques du discours développementiste telles que s’efforce de les saisir Arnfred (Marcussen & Arnfred 1998 : 81-82) peuvent être synthétisées au mieux autour de la formule du développement comme « problème et comme solution », à la fois système performatif d’imposition de problématiques et d’expertise (« nous avons les solutions à vos problèmes »)8 et cycle cognitif étanche, produisant des réponses standardisées et peu changeantes (« more of the same ») à des problèmes identifiés en fonction de ces solutions, sans trop se soucier des éléments qui tendraient à infirmer les interprétations qui dominent à un moment donné. L’aide s’apparenterait de ce point de vue au modèle de décision que James G. March et Johan P. Olsen (1989) ont décrit comme « tri temporel » (ou modèle de la « poubelle »), ces auteurs notant que dans une entreprise ou une institution, les décisions ne sont pas toujours prises en suivant un scénario idéal préétabli (du type préparation- décision-exécution), ni en évaluant leur impact probable sur la vie des gens ou en tirant les leçons des expériences passées, mais en fonction de la présence synchrone au sein de l’institution de problèmes, de réponses, de décideurs et d’opportunités de procéder à des choix : des solutions toutes faites sont à la recherche de leurs problèmes, des idéologies à la recherche de leurs supporters... (Marcussen & Arnfred 1998 : 82).
25A. Hoben, dans le même recueil, ajoute à ces propositions que la sociologie de l’aide doit travailler sur la valeur archétypique des structures narratives propres au discours du développement – un point déjà soulevé par Apthorpe et Gasper (1996) – et sur leur utilisation stratégique par des acteurs et des institutions cherchant à renforcer leur pouvoir, leur richesse ou leur prestige.
26Melissa Leach et Robin Mearns (1996), dans un recueil entièrement consacré à l’usage des savoirs sur l’environnement en Afrique, constatent qu’un grand nombre d’évaluations, qui font pourtant autorité sur la situation courante dans le domaine, sont manifestement fausses et que beaucoup d’études véhiculent des idées reçues, exagérant manifestement l’amplitude de la crise environnementale. Dans la mesure où la science est souvent le premier argument mobilisé en matière d’évaluation des problèmes environnementaux, plusieurs auteurs de cet ouvrage étudient les usages qui en sont faits. J. Swift remarque notamment que ce sont le plus souvent les résultats d’une science médiocre qui seront retenus. Autrement dit, les « évidences » scientifiques paraissent sélectionnées en fonction de besoins contingents, et le progrès des découvertes n’est pas automatiquement intégré dans les déterminants de la prise de décision qui conduira à l’action. Les raisons de cette production d’« ignorance » sont, selon les auteurs et leurs choix théoriques, à rechercher dans l’existence de groupes puissants qui visent à se perpétuer, avec le soutien tacite de la communauté scientifique, ou plutôt dans une convergence « objective », résultant de la variété des investissements et des engagements des divers acteurs (y compris des membres de la société locale) en faveur de la perpétuation des idées reçues.
27Dans l’ouvrage, un certain nombre de contributeurs (D. Brockington & K. Homewood ; W.S. Adams) insistent sur le fait que les idées reçues qui circulent et justifient l’orientation de tel ou tel projet concernant les ressources naturelles ne sont pas inspirées par les seules théories scientifiques et que l’usage de la falsifiabilité poppérienne ne suffit donc pas pour les réfuter. Sur le terrain, ajoute Adams, il existe un mode de consommation spécifique des théories, marqué par leur accommodation réciproque, leur sédimentation lente et une acceptation selon une « logique d’empilement » qui a déjà été constatée ailleurs (notamment dans le domaine des pouvoirs et des institutions locales), les idées nouvelles s’ajoutant aux anciennes, en les réorganisant mais sans pour autant les faire disparaître. Les éditeurs scientifiques de l’ouvrage renvoient finalement le débat à l’analyse du contexte historique, politique et institutionnel qui détermine la production des savoirs et des politiques, c’est-à-dire à une sociologie du développement et à une sociologie de la science. La référence incontournable en la matière reste bien entendu l’ouvrage de Thomas S. Kuhn (1962), que peu d’auteurs du recueil citent nommément alors même que l’ensemble du recueil s’inscrit dans sa continuité, en proposant d’expliquer la persistance des orthodoxies par l’« économie politique des rapports science-action ».
28A partir d’exemples tirés essentiellement de la physique, Kuhn (1962), dans un livre qui marquera profondément la sociologie de la science et les sciences sociales en général, propose de considérer l’histoire de la connaissance comme celle d’un cycle. Il y aurait d’abord une période de science « normale », dans laquelle un paradigme dominant est partagé par un ensemble de chercheurs et constitue pour eux une matrice de référence commune. Cette période de science « normale » a tendance à se prolonger alors même que les expérimentations donnent tout à coup des résultats inattendus qui ne cadrent pas avec les théories existantes, ou que les chercheurs découvrent des contradictions internes à ces théories. Les novateurs, qui sont prêts à tirer les leçons des expériences nouvelles, sont confrontés, selon les termes de Dan Sperber, à un problème d’« épidémiologie des représentations » : les idées nouvelles nées dans leur cerveau ne trouvent pas forcément de « descendants » à leur image dans le cerveau de leurs pairs. Ces obstacles au transfert de la connaissance ont été étudiés par des anthropologues de la cognition, tel Sperber (1996), qui retient trois facteurs principaux dans la diffusion d’une information :
une mise en forme de l’information selon une économie discursive spécifique, lui permettant d’être facilement identifiable, mémorisable et éventuellement généralisable ;
des incitations institutionnelles à examiner l’information ;
une autorité propre de l’émetteur de l’information, largement dépendante de son institution de provenance et de la réputation qu’il s’est acquise sur le marché professionnel...
29La révolution de la pensée ne surviendrait que quand ces conditions sont réunies. Les scientifiques se convertiraient alors à la nouvelle manière de penser le réel, ce qui inaugurerait une nouvelle période de science « normale ». Les critiques à l’encontre du livre de Kuhn n’ont pas manqué, notamment de la part des chercheurs en sciences naturelles, et elles ont particulièrement insisté sur le fait que l’histoire des savoirs disciplinaires dans ces domaines procédait par accumulation plus que par solution de continuité et que si la physique ou l’astronomie étaient des « constructions sociales », enfermées en partie dans la vision du monde d’une époque donnée, elles ne l’étaient pas de la même manière que le football ou la démocratie9.
30La métaphore kuhnienne du cycle et les quelques points clés de son analyse, résumée parfois jusqu’à la caricature (absence de cumul dans les connaissances, hyperrelativisme cognitif, présence pour chaque période d’un paradigme dominant difficilement réformable, poids important de l’inertie bureaucratique dans le filtrage des innovations) ont été par contre régulièrement utilisés par les sciences sociales, pour décrire les fondements et la dynamique de systèmes de connaissance-action comme le développement.
31La structure en cycle, et même en circuit fermé, avait déjà été repérée par un bon observateur du domaine, Jean-François Baré, lorsqu’il faisait remarquer, il y a déjà quelques années, que les modèles qui y étaient proposés étaient soit la reprise d’expériences considérées comme réussies (la croissance économique de l’Europe, son industrialisation...), soit la récupération de concepts produits à usage interne, oubliés puis redécouverts : le « développement communautaire » destiné à l’Afrique des années 1980 ressemble à celui qu’a connu l’Inde des années 1940... Baré en concluait fort logiquement que « s’il y a récurrence, c’est que l’on parcourt une configuration finie » (1987 : 286) et à partir de ce constat se demandait s’il pouvait exister de « nouvelles » théories du développement, ou si ce domaine n’était pas caractérisé par la recombinaison constante d’éléments toujours déjà présents. Ce bornage des registres du développement évoque une sorte de limite « philosophique » du possible et du pensable en matière d’organisation sociale ou politique, le développement semblant explorer, à petite échelle, d’une part l’ensemble des problèmes qui se posent par ailleurs, d’une manière générale et « naturelle » pourrait-on dire, dans la constitution et l’évolution d’une société – comment accomplir l’optimum de solidarité et de justice, comment garantir la liberté individuelle, c’est-à-dire, en termes économiques, comment résoudre le dilemme croissance/redistribution – et d’autre part l’ensemble des méthodes pour y parvenir10.
L’aide entre spécificité et compétition
32Dans une étude des résultats de 222 projets financés par la Banque mondiale, Arturo Israel propose une méthodologie d’analyse axée sur les concepts de spécificité et de compétition (et ses substituts). Le concept de spécificité recouvre plusieurs éléments : le degré selon lequel il est possible de préciser les objectifs d’une activité particulière, les méthodes pour les atteindre, les moyens pour les évaluer, la manière dont l’action affecte les acteurs impliqués et, finalement, le lien entre performances des acteurs et résultats. La maintenance des avions de ligne est, selon l’auteur, une activité à haute spécificité tandis que le conseil dans le domaine de l’éducation est une activité faiblement spécifique. L’hypothèse d’Israel est que la plupart des activités de développement sont des activités à faible spécificité, qui n’ont pas forcément fait l’objet d’un accord ni sur les objectifs ni sur les méthodes empruntées, et dont les effets peuvent être faibles, retardés, impossibles à identifier ou diffus (1996 : 53, 63). Pour l’auteur, la compétition économique – ou ses substituts dans les domaines où elle ne peut pas s’exercer directement : concurrence entre acteurs d’un même champ, pressions des bénéficiaires, des fournisseurs, du système financier ou du système politique – produit des stimulants ou des injonctions qui sont finalement assez similaires à ceux qu’exerce la haute spécificité en ce qu’ils réduisent les comportements arbitraires et imposent une discipline commune, de meilleurs niveaux de performance et une baisse de l’influence des facteurs culturels sur les décisions. Toujours selon l’auteur, les activités non spécifiques, parce qu’elles entraînent de plus grandes marges de manœuvre dans l’élaboration des méthodes et des objectifs, impliquent également une plus grande diversité dans la définition d’une même action ou d’un groupe d’actions. Dans ce contexte, les substituts à la compétition n’ont guère d’effets sur les comportements (Israel 1996 : 107).
33Le concept de non-spécificité est corroboré par les observations empiriques de P. Lavigne Delville, qui constate, dans l’article publié dans le présent Cahier, qu’il se produit :
dans l’espace, un élargissement constant des ambitions de nombreux projets, qui se doivent de prendre en compte toujours plus de paramètres et de prétendre intervenir sur de plus en plus d’aspects. Comme il le note, « un autodéveloppement participatif à la base, équitable, assurant la démocratie et privilégiant les groupes vulnérables dans le respect des valeurs communautaires devient l’ambition de chaque projet », entraînant un flou croissant sur les objectifs et les moyens d’évaluer leurs résultats ;
dans le temps, une modification des critères au nom desquels un projet est jugé, modification provoquée par le décalage inévitable et sans cesse reconduit entre la nature des critères au nom desquels un projet est jugé et celle au nom desquels il a été entrepris, soit que la science ait entre-temps fait des progrès, soit que les normes de jugement sur ce qu’est un « bon » projet aient changé.
34Le constat de P. Lavigne Delville sur l’absence de sanction par l’efficacité dans le domaine de l’aide et le lien causal qu’il perçoit entre cette absence de sanction et la faible motivation dans l’utilisation des savoirs sont sans doute à mettre en rapport avec l’hypothèse de faible spécificité des activités généralement entreprises par la coopération. L’aide s’attaque à des objets en grande partie qualitatifs – des « investissements immatériels » notamment –, dont il difficile de mesurer le progrès parce que les points de vue à partir desquels on pourrait éventuellement évaluer ce progrès sont modifiables et modifiés constamment. Dans ce contexte, on doit admettre que le sens et l’orientation des activités de même que le savoir utilisé pour les légitimer sont entièrement construits socialement, comme le démontre Pierre Bourdieu (1996) pour un domaine connexe, celui de l’information (voir le « Propos » du présent Cahier). Pour Bourdieu, les activités à faible spécificité n’entraînent d’ailleurs pas forcément une absence de concurrence ; c’est même de l’extrême compétition entre acteurs intervenant dans un tel domaine que naît paradoxalement une « production collective », une culture commune à un groupe professionnel donné, faite d’effets de mode, de pratiques qui se répondent les unes aux autres, poussant à l’homogénéisation des façons de voir pour l’ensemble du champ concerné à un moment donné, sans qu’on puisse dire que cette homogénéisation soit le produit d’un calcul instrumental. Les critères de validation deviennent autoréférentiels, sans liens externes avec d’éventuelles notions d’efficience ou d’efficacité. La leçon finale de Bourdieu pourrait bien être de montrer que sous certaines conditions, l’application de la figure du marché a moins pour effet d’éliminer les contraintes sociales ou la culture que de favoriser leur constitution.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Communication personnelle.
2 Méthode accélérée de recherche participative.
3 Notre traduction.
4 Analyse malgré tout stimulante à en juger par le nombre de références aux travaux de Ferguson chez les auteurs du présent Cahier.
5 Ricœur P., « The Model of the Text: Meaningful Action Considered as a Text », in Rabinow P. et Sullivan W. (éd.), Interpretative Social Science: A Reader, Berkeley (CA): University of California Press, 1979.
6 Notre traduction.
7 White L., « Policy Analysis as Discourse », Journal of Policy Analysis and Management, vol. 13, nº 3, 1994, pp. 506-525.
8 La formule est également évoquée par P. Uvin dans des termes très proches ; voir son article dans le présent Cahier.
9 Pour Steven Weinberg par exemple, il est indispensable d’établir une division entre parties « dures » du savoir, telles les équations, et ses parties « molles », c’est-à-dire la vision de la réalité qui est mobilisée pour expliquer pourquoi les équations fonctionnent. Il n’y a aucune raison de penser que ces parties dures n’augmentent pas en validité et en nombre dans la durée (« The Revolution That Didn’t Happen », The New York Review of Books, vol. 45, nº 15, 1998, pp. 48-52).
10 Cf. Russell B., Authority and the Individual, London : Allen & Unwin, 1949, p. 11.
Auteurs
Anthropologue, Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève ; Institut de recherche pour le développement (IRD), BF-Ouagadougou.
Economiste, Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.
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