Problème de connaissance et d’expertise au Niger
p. 191-194
Note de l’auteur
Propos recueillis par Jean-Pierre Jacob. Interview réalisé le 11 juin 1999 à Niamey.
Texte intégral
1Maman Sani, vous avez été corédacteur d’un document récent, publié par l’Organisation des Nations Unies et intitulé «Premier bilan commun de pays au Niger»1. Cette étude est intéressante parce qu’elle souligne dès l’introduction les incohérences et difficultés méthodologiques dans la collecte des données statistiques au Niger, en évoquant toute une série de raisons à cet état de fait...
2Dans le cadre de cette étude, nous nous sommes penchés sur les données statistiques concernant les différents indicateurs qui entrent dans les calculs de l’indice du développement humain, donc sur tout ce qui a trait au développement socio-économique au Niger. La qualité des données macroéconomiques n’est pas sans poser problème, suite aux difficultés d’ordre technique, institutionnel et organisationnel que connaissent les structures chargées de produire ces données. De fait, le système statistique nigérien est embryonnaire, formé de plusieurs composantes indépendantes. Les diverses entités du système national d’information sont régies par des textes particuliers dans le cadre de décrets organisant leur ministère ou organisme de tutelle; il s’agit donc de textes totalement indépendants les uns des autres.
3Outre ces textes particuliers, les activités statistiques dans le pays sont réglementées par l’ordonnance de mars 1993, portant création d’un Comité national de la statistique. Malheureusement ce comité n’est pas encore fonctionnel. Dans les faits, l’information statistique n’est réunie que sur injonction et de manière ad hoc. Ainsi, les données financières par exemple sont compilées, dans la hâte et sous la pression, par les différentes directions du Ministère des finances lors des séjours des missions des institutions de Bretton Woods, d’où des risques d’erreurs ou des incohérences entre les chiffres. Il n’existe pas de structure permanente de collecte et de traitement des informations statistiques pour s’assurer de leur fiabilité et de leur cohérence.
4Au niveau local, les problèmes de compétence, de coordination et de moyens se posent également. Chaque service déconcentré d’un ministère technique tient ses propres statistiques en fonction de ses besoins particuliers et sans se soucier des demandes des autres acteurs institutionnels. Ces services n’entretiennent pas de rapports particuliers avec la Direction départementale du plan, qui est un démembrement de la Direction des statistiques et des comptes nationaux, et est dotée des seuls agents qui possèdent une formation adéquate en la matière (les agents des autres ministères ont suivi une formation générale en économie ou en administration). Etant donné le manque de moyens et la centralisation des décisions, il n’est pas rare que ce soit une mission provenant directement du ministère qui se charge de collecter les données locales, en contournant totalement le niveau déconcentré qui est pourtant là pour ça. Enfin, les opérations de collecte se multiplient souvent dans des régions où existe un certain potentiel, en ressources naturelles par exemple, c’est-à-dire là où les bailleurs ont tendance à investir le plus, et délaissent les régions moins dotées.
5Vous donnez l’impression qu’on agit comme s’il n’y avait rien eu avant, qu’on crée de toutes pièces un système d’information, un système de connaissance, lié à une opération particulière, qui est elle-même déterminée par des intentions politiques particulières. Pouvez-vous nous donner un exemple concret?
6Prenons l’exemple du taux de couverture des besoins en eau potable. Le concept de taux de couverture n’est pas défini de la même manière par tous les intervenants. Selon le rapport d’une commission du Ministère de l’hydraulique, chargé de l’actualisation des normes, les besoins actuels sont estimés à 19’021 points d’eau modernes, dont 16’314 ont déjà été réalisés. Ces mêmes besoins sont estimés à 15’897 puits et à 22’175 forages selon les données du système d’information géographique SIGNER mis au point par les Nations Unies. Des disparités dans le calcul du taux de couverture existent au sein du même ministère, selon les critères qui sont retenus.
7Le problème du taux de couverture en eau potable se situe à deux niveaux: le niveau politique, donc le niveau national avec l’appareil chargé d’établir la stratégie, et le niveau des bailleurs chargés d’appuyer cette stratégie. On se rend compte que l’instabilité politique au Niger est telle que chaque responsable, quand il arrive, veut montrer rapidement des traces de son action. Ce qui l’intéresse donc, c’est de s’entourer de techniciens capables de manipuler les chiffres afin d’établir que le taux de couverture a progressé, ou à tout le moins n’a pas régressé. Bien que les ouvrages hydrauliques soient des ouvrages qui se dégradent, le responsable a besoin d’additionner les réalisations; il ne demandera donc jamais de comptabiliser séparément ce qui est fonctionnel et ce qui ne l’est pas. Il veut qu’on inscrive à son actif le maximum de réalisations. Qui peut mettre en cause cette logique?
8Les bailleurs n’ont-ils pas la tendance inverse, c’est-à-dire à sous-estimer le taux de couverture de manière à justifier leur présence?
9Oui, c’est le second niveau. Mais il faut distinguer entre les bailleurs. Les bailleurs bilatéraux, pour la plupart, se tiennent au courant de ce qui se passe dans le cadre de leur intervention et reprennent pour leur propre compte la collecte de l’information qu’ils mettent à jour régulièrement. Quant aux bailleurs de la coopération multilatérale, la majorité jouent le jeu des politiques, parce qu’ils disent respecter la continuité du travail des administrations nationales et admettre les chiffres qui sont produits par le pouvoir en place.
10La différence entre la recherche appliquée et la recherche fondamentale, c’est que la première n’a pas la maîtrise de la question posée. On peut se demander dans quelle mesure le rôle de l’anthropologue n’est pas aussi de remettre en cause la manière dont les questions sont formulées par les mandants, la manière dont sont constitués les termes de référence...
11…et de savoir à qui profitent ces questions, et qui elles mettent en cause. La plupart du temps, les experts préfèrent considérer la question telle qu’elle est posée et y répondre quitte à passer à côté des vrais problèmes. Ils n’ont pas l’impression d’avoir d’autres choix possibles...
Notes de bas de page
1 Youssouf Mayaki, Souleymane Abdallah et Maman Sani Sanda, Premier bilan commun de pays au Niger (CCA), s.l.: ONU, Coordination résidente des activités professionnelles des Nations Unies au Niger, 1999.
Auteur
Anthropologue, consultant indépendant, Niamey, Niger
Le texte seul est utilisable sous licence Creative Commons - Attribution - Pas d'Utilisation Commerciale - Pas de Modification 4.0 International - CC BY-NC-ND 4.0. Les autres éléments (illustrations, fichiers annexes importés) sont « Tous droits réservés », sauf mention contraire.
Côté jardin, côté cour
Anthropologie de la maison africaine
Laurent Monnier et Yvan Droz (dir.)
2004
La santé au risque du marché
Incertitudes à l’aube du XXIe siècle
Jean-Daniel Rainhorn et Mary-Josée Burnier (dir.)
2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996