Mali : ignorance réelle, contrainte ou délibérée ? De l’usage labyrinthique de la connaissance dans un projet de développement
p. 101-120
Texte intégral
« Faire un mauvais usage de son savoir est pire que de vivre dans l’ignorance. »
Témoignage d’un Touareg de Tin Aouker (Mali)
Introduction
1La prise en compte du savoir sur les populations dans le cadre des projets de développement est un exercice complexe. Même lorsque les organismes expriment la volonté et se donnent des moyens de faire face à cette difficulté, ils sont confrontés au déploiement de rapports de force qui transforment radicalement les enjeux qu’ils soutiennent. Dans l’arène que représente un projet de coopération, l’exploitation et la rétention de l’information sont des ressources que les différents acteurs tentent de contrôler au mieux de leurs intérêts, en fonction de la position qu’ils occupent dans le dispositif.
2Pour tenter de comprendre les relations que les acteurs entretiennent avec la maîtrise du savoir, le présent article analyse le déroulement d’un programme précis de coopération. Trois catégories de connaissance qu’il est indispensable de maîtriser ont ainsi été identifiées. En suivant les logiques qui président à leur utilisation, l’article rend compte des différentes stratégies des acteurs et développe plusieurs hypothèses explicatives quant à leurs comportements. Enfin, il esquisse, de manière alternative, ce que pourrait être le champ d’un développement qui fonctionnerait sur la volonté de connaissance de « l’autre », apte à lancer les bases d’une véritable « coopération ».
Le projet de développement : une arène à champs multiples
3Dans une opération de développement, trois registres de connaissance entrent en ligne de compte. Ils concernent spécifiquement :
la connaissance sur la société globale, les institutions partenaires et les acteurs individuels dans la société « hôte » du projet ou du programme ;
le savoir-faire des populations à la base, leurs modes d’organisation, leurs systèmes de pouvoir ;
l’interconnaissance entre les protagonistes (intervenants et « bénéficiaires »).
4La manière dont sont activés ces trois registres de connaissance découle étroitement du dispositif général de développement, de son fonctionnement bureaucratique et des contraintes auxquelles il est soumis : contraintes idéologiques, économiques, structurelles et opérationnelles.
Des modalités essentiellement financières
5Une action de développement, qu’il s’agisse d’un grand programme multilatéral ou d’un petit projet associatif, est en soi une opération complexe. Elle met en œuvre un grand nombre de niveaux de décision et d’intervenants successifs, dépendants les uns des autres ; elle implique la prise de position d’un ou de plusieurs conseils d’administration, ainsi que l’intervention de divers systèmes bancaires, de procédures financières et de services techniques. Les procédures doivent être obligatoirement respectées par ces divers niveaux d’opération.
6Dans ce dispositif, les décisions financières précèdent toujours la maîtrise des informations qui seraient nécessaires pour les prendre. En effet, un bailleur de fonds ne peut interpeller un opérateur qu’à partir du moment où une enveloppe budgétaire a été décidée et ses modalités d’affectation établies. Une étude préalable ne peut être lancée avant le démarrage d’un projet que sur la base d’une forte présomption de financement. Un opérateur (ONG, association) ne sera financé pour le projet qu’il soumet que s’il satisfait aux critères d’engagement définis avec l’enveloppe. Si l’opérateur a une « certaine connaissance » du milieu dans lequel il envisage d’intervenir, il ne pourra en faire état que si elle cadre avec les critères de financement. Dans le cas contraire, il en fera abstraction et rien ne permet de penser qu’il pourra ensuite la réintroduire dans la mise en œuvre du projet financé.
7Les orientations d’une action de coopération sont influencées par les présupposés que les bailleurs de fonds ont de « ce qu’il faut pour les bénéficiaires ». Le projet n’est que fortuitement une réponse à leurs préoccupations propres, lesquelles sont réinterprétées au travers des moyens dont dispose l’opérateur (compétences, effectifs, dispositif logistique, sécurité financière...). Dans la pratique, chaque intervenant opère d’abord une anticipation des attentes du niveau de décision qui le précède et auquel il est assujetti.
8La forte dépendance des opérateurs par rapport aux dispositifs financiers explique le processus en chaîne décrit ci-dessus. Elle justifie aussi la nécessaire affinité entre les intervenants, qui dans certains cas peut être assimilée à des relations d’allégeance ou de clientèle. Nous sommes dans le domaine de la « planification technocratique » (Cernea 1991) ou de la subordinating participation (Oxenhaum & Chambers 1978).
Un matériau humain par essence imprévisible
9Toute institution repose sur la base d’une structure formelle qui affiche ses objectifs, organise son fonctionnement et doit gérer ses dysfonctionnements pour se reproduire. Elle est aussi investie par une structure informelle, produit de la régulation des enjeux, des rapports de dépendance et de pouvoir entre les différents groupes de pression qui la constituent (Reynaud 1993 ; Friedberg 1992). La décision prise dans un cabinet de ministère (du pays « bailleur » comme du pays « hôte ») n’est pas le résultat d’une réflexion sur « ce qui est le mieux pour les bénéficiaires d’une action », mais celui d’une négociation entre cet enjeu et des objectifs électoralistes, carriéristes, idéologiques, parfois antagonistes, d’individus et de groupes associés ou concernés par cette décision. Il en est de même dans une association locale de développement, où les objectifs de carrière sont souvent dominés ou remplacés par des ambitions symboliques (ce qui ne rend pas la situation plus transparente) et qui doit intégrer les questions de survie de la structure. Pour un bureau d’étude, carrière, idéologie et réalisation symbolique se négocient avec « rentabilité économique »...
10Dans cette arène à champs multiples que constitue un projet de développement, les intérêts des acteurs diffèrent suivant leur statut, leur situation particulière dans l’entreprise et à l’extérieur, leur cadre familial, le groupe social auquel ils appartiennent et dans lequel ils ont des droits et des devoirs. Leurs pratiques sont le produit métis de leur culture et de la conjoncture. L’absence ou la faiblesse de connaissance mutuelle ne facilitent pas leur prévision des comportements des uns et des autres. Elles vouent toute opération à la réalisation aléatoire de quelque chose d’inattendu, à l’échec ou à un simulacre de réussite. Dans le meilleur des cas, on pourra faire un constat de réussite partielle, qui sera le fruit du hasard ou d’une récupération intelligente et marginale.
11Le dispositif du programme GERENAT décrit ci-après, comme de nombreux programmes du même type, présente toutes ces caractéristiques. Partant de la description de son organisation, nous verrons comment les trois registres de connaissance nécessaire ont été traités par les différents acteurs impliqués.
Un programme comme tant d’autres
12Le programme GERENAT (Gestion des ressources naturelles) au Mali a été financé de 1990 à 1994 par la Banque mondiale et la GTZ (Deutsche Gesellschaft für Technische Zusammenarbeit). Le programme était présenté comme expérimental. Le modèle une fois vérifié devait être reproduit sur l’ensemble du territoire national. Les 26 « villages-tests » (quatre cercles de régions différentes) pour lesquels le programme est intervenu sont représentatifs des diverses conformations du Mali rural sur les plans ethnique, socio-économique, écologique et climatique. L’ambition principale du programme était de rendre les structures et institutions nationales capables à terme d’assumer des actions coordonnées de lutte contre la désertification en impliquant toutes les catégories d’acteurs appartenant à la société. Pour cela, il fallait responsabiliser les populations rurales dans la gestion rationnelle de leurs ressources, et les amener progressivement à élaborer un schéma d’aménagement de leur terroir, puis intégrer ces éléments dans le cadre d’un plan d’aménagement du territoire. La dimension participative était donnée pour essentielle à tous les stades du projet. Les objectifs généraux étaient soutenus par des étapes intermédiaires, comportant des réalisations concrètes en réponse à des priorités identifiées. Ces mesures dites « incitatives » avaient pour dessein de provoquer une volonté de participation de la part des populations concernées.
13Pour identifier les actions à mener, chaque village a fait l’objet d’une investigation avec l’ensemble des outils de la MARP (méthode accélérée de recherche participative), appliquée suivant le protocole classique. C’est au vu des résultats obtenus que j’ai été interpellée (Mathieu 1996) par des questions sur la problématique féminine négligée lors de l’enquête.
14Bien que le projet ait été très ambitieux, les intentions paraissaient bonnes et les moyens nécessaires semblaient réunis. On peut alors se demander pourquoi cette démarche basée sur la mobilisation des connaissances sur le milieu n’a pas fonctionné1.
Le dispositif du projet : une structure préoccupée surtout d’elle-même
15La mobilisation et l’utilisation d’un savoir sur les sociétés concernées par le projet exigent souplesse et disponibilité. Ces caractéristiques ne sont pas les principales qualités des projets de développement en général, et en l’occurrence du projet étudié ici.
Organigramme et distorsions
16Le GERENAT possède un organigramme complexe. Le thème général du projet le place sous la tutelle du Ministère de l’agriculture par l’intermédiaire de la Direction des eaux et forêts, mais l’élaboration des plans d’aménagement du territoire implique la responsabilité des services déconcentrés de l’Etat, qui relève du Ministère du plan pour l’élaboration, des Directions techniques de l’agriculture pour l’opération et de l’intérieur pour l’autorité.
17L’équipe de direction, basée à Bamako, est composée d’un directeur malien proposé par le Ministère de l’agriculture et d’agents détachés par les directions nationales impliquées dans le projet (Eaux et Forêts, Agriculture, Action coopérative, Elevage, Hydraulique, Santé, Formation-Alphabétisation). Les agents sont pris en charge par le programme qui a considérablement augmenté leur rémunération de base. Leurs déplacements donnent lieu au versement de per diem et de défraiements. Leur niveau de compétence est élevé (ingénieurs, techniciens supérieurs) et diversifié (suivi-encadrement, programmation-évaluation, formation). Ils sont sous l’autorité de leur directeur malien. Quatre coopérants allemands assurent un appui-conseil auprès de cette équipe. Un d’entre eux est attaché au directeur général et supervise l’équipe expatriée. Sur le terrain le projet n’a que quatre agents directement salariés, un par cercle2 : ce sont les agents PAT/SAT3, qui agissent sous l’autorité exclusive d’un expatrié4, dont ils sont le « bras armé » dans le programme.
18La mise en œuvre et le suivi direct sont assurés par les agents des services techniques en poste local. Ils ne sont pas « détachés » mais participent au programme en plus de leur mandat habituel. Leurs prestations sont donc exceptionnelles et ne sont défrayées qu’au coup par coup (per diem liés aux sorties sur le terrain demandées par le projet, carburant, prime). Pour leur permettre de remplir cette mission supplémentaire, le projet a mis à la disposition de chacun un véhicule à deux roues dont ils deviennent propriétaires en remboursant progressivement une partie du coût. Ils sont chacun sous l’autorité du directeur local de leur service, qui ne fait pas lui-même partie du projet et ne trouve aucun intérêt personnel dans sa mise en œuvre.
19La politique de déconcentration de l’Etat place l’opération dans chaque zone sous l’autorité de son commandant de cercle. Celui-ci est le président du Comité local de développement. A ce titre, il doit superviser tous les projets du cercle et coordonner l’ensemble des services techniques locaux de l’Etat. Il n’apparaît pourtant pas dans l’organigramme du projet et ne reçoit aucune rétribution pour les tâches qu’il doit remplir parce que « ça fait partie de ses attributions ». Ajoutons que le Comité local de développement5 est garant de la bonne utilisation de l’enveloppe financière affectée au cercle, qu’il la gère officiellement et qu’aucun de ses membres n’émarge au budget du projet.
20Le projet est doté d’une structure de décision surdimensionnée, composée d’agents bénéficiant de nombreux avantages professionnels. Par contre, sa mise en œuvre est confiée à une équipe extérieure, non concernée, non rétribuée, composée d’un conglomérat d’institutions distinctes et d’acteurs dépréciés dans leur statut, individuellement désappointés par le décalage entre les ressources dérisoires auxquelles le projet leur donne accès et celles dont dispose l’équipe de Bamako.
Agents et enjeux
21L’organigramme du GERENAT permet de distinguer trois groupes (l’équipe de direction, les équipes de terrain, l’équipe expatriée) qui voient dans le projet l’occasion de développer des stratégies afin de satisfaire des enjeux qui ne coïncident pas les uns avec les autres.
22L’équipe de direction doit profiter de l’opportunité offerte par le GERENAT pour consolider sa position nationale et faire valoir ses qualifications afin de retrouver à la fin du projet des occasions similaires, voire plus avantageuses. L’équipe a intérêt à se positionner en « meneur », quitte à s’opposer aux décisions des expatriés. Les plus lucides au sein de l’équipe profitent de cette position exceptionnelle pour accumuler des avantages matériels et sociaux avant de réintégrer les conditions modestes que leur offre la fonction publique malienne.
23Les équipes de terrain ont le sentiment d’être grugées car elles n’ont pas accès à la « manne ». Leurs stratégies visent à conquérir de petits avantages supplémentaires. En cas d’insatisfaction, elles adoptent une attitude de résistance passive. Elles trouvent particulièrement injustes d’avoir à assumer le coût d’achat d’un véhicule personnel qu’elles sont contraintes d’utiliser au service du projet alors que les cadres bamakois se déplacent avec les voitures tout-terrain du programme. Les fonctionnaires de l’administration déconcentrée et les élus des comités locaux de développement ne peuvent pas satisfaire leurs objectifs dans le projet en respectant ses règles. Ils gèrent des richesses auxquelles ils n’ont aucun accès, et n’ont d’autre choix que de biaiser pour tirer légitimement parti de leur contribution au projet.
24Les expatriés sont en situation de consolidation de leur carrière ou de légitimation de leur savoir. Ils n’ont pas intérêt à « faire des vagues » et tâchent de se faire apprécier. Un cadre, la seule femme, éprouve le besoin de se distinguer car elle juge que ses compétences ne sont pas suffisamment valorisées du fait de son sexe. Son attitude dérange et la dessert.
25Reste l’agent de coordination de terrain par zone, pris en tenailles entre les positions des différents protagonistes. Il n’est pas assimilé par les équipes nationales et reste soudé à « son » expatrié, dont il applique scrupuleusement toutes les recommandations et auquel il tente de prouver qu’il est capable en toutes circonstances de faire « ce qu’on attend de lui ».
26La structure du projet génère des conflits au sein du dispositif institutionnel. La régulation des tensions internes voilées ou affirmées occupe la plus grande partie du temps de projet. L’énergie des individus, quel que soit leur statut, est consacrée à la défense de leurs intérêts. Le moindre mouvement, la moindre décision entraîne des réactions en chaîne et un déploiement tactique pour les contrecarrer.
Du savoir qui perturbe
27Le principe de participation des populations présuppose l’existence d’une capacité structurelle de remise en question des décisions et de modification des opérations. Le projet devrait donc être évolutif et suivre la dynamique des groupes par rapport aux objectifs généraux. Le décalage entre les formes de participation des bénéficiaires et les modèles initiaux, l’intégration en cours de projet de nouvelles connaissances non prises en compte au départ entraînent automatiquement des dérégulations dans le projet qu’il faudrait pouvoir réorganiser en conséquence, ce qui ne sera jamais fait.
28Dans le discours-programme GERENAT, l’idée de participation et de prise en compte de la réalité sociale est acquise et ne fait pas l’objet de remise en cause. Dans la pratique, la structure du programme n’est pas en état de réorganiser son dispositif dans la mesure où elle n’arrive pas à réguler son propre dysfonctionnement interne. Tout écart avec le modèle devient une perturbation insupportable. Tout apport de connaissances supplémentaires perturbe et accroît le degré d’incertitude par rapport aux objectifs que visent les différents groupes. Le savoir paysan est vécu comme un danger pour le projet ; le processus logique d’adaptation est interprété comme de la réticence, de la mauvaise volonté. Ce sentiment n’est pas le fait des seuls expatriés. Il se manifeste aussitôt qu’il y a décalage entre ce que font les populations bénéficiaires et l’attitude « idéale » qu’en attendent les techniciens. Dans cette situation, seules les nouvelles connaissances qui ne remettent pas en question le dispositif et les modèles seront prises en compte. Elles ne peuvent être que marginales.
29Si le projet n’est pas à même d’intégrer massivement les éléments de connaissance sur les populations, il reste à analyser la manière dont le dispositif bureaucratique peut remplir le mandat qui lui a été officiellement confié et à identifier les modalités d’usage – même restreints – des savoirs locaux. Pour avancer dans notre réflexion, nous nous appuierons sur les trois catégories de savoir nécessaire identifiées précédemment.
De la connaissance sur la société globale, les institutions partenaires et les acteurs locaux
30Aucune opération visant des résultats précis et mobilisant des investissements considérables ne devrait être entreprise sans information rigoureuse sur le cadre institutionnel et humain qui va l’accueillir, participer à sa gestion, réaliser les opérations. Une connaissance suffisante de la société nationale, des institutions qui seront directement et indirectement impliquées ainsi que des acteurs qui y joueront les différents rôles est indispensable pour construire les conditions de prévisibilité nécessaires à la réussite du projet. Le dispositif d’un projet de coopération devrait être le produit de négociations entre les partenaires pressentis pour la réalisation d’objectifs communs. Ces négociations impliquent la mise en adéquation, d’une part, des tâches à remplir et de leur faisabilité (financière, technique, morale, culturelle) et, d’autre part, des conditions humaines de réalisation (compétences, positions, et valorisation des mandats de chacun en rapport avec tous les paramètres précédents).
31Or, si le discours officiel du GERENAT6 affirme sa volonté de mobiliser des connaissances sur les sociétés paysannes visées par le projet et de les intégrer à sa phase de mise en œuvre, il ne dit rien sur l’importance des connaissances sur le milieu institutionnel, la fonction publique, les services de l’Etat et les institutions locales qui vont être impliqués dans la phase d’élaboration, de direction et d’organisation des opérations. Deux hypothèses peuvent expliquer cette occultation :
soit les partenaires sont en situation d’asymétrie d’information, et ceux du Nord admettent cette situation et le fait que les « locaux » maîtrisent plus d’information sur les « étrangers » que l’inverse ;
soit les partenaires n’ont pas la même latitude pour exploiter l’information dont ils disposent les uns sur les autres (les étrangers ne veulent pas ou ne sont pas autorisés à utiliser ce qu’ils savent sur l’administration malienne).
32Dans les deux cas, mais pour des raisons différentes, les institutions du Nord n’intègrent pas l’information sur la société locale dans l’élaboration, l’organisation et la mise en œuvre du projet. Dans les deux cas, les institutions locales, groupes et factions, utilisent l’information (fidèle ou approximative) sur les étrangers pour orienter les moyens du projet dans le sens de leurs divers enjeux.
La « structure de décision », produit de la gestion de méconnaissances réelles ou construites
33Les deux hypothèses peuvent expliquer la « structure de décision » du projet. Elles n’ont cependant pas les mêmes implications.
34Dans le cadre de la première hypothèse, la situation se présente comme si le partenaire étranger ne disposait pas de données suffisantes sur les enjeux entre les ministères, entre les services, entre les statuts des agents techniques, des structures centrales et des institutions locales, sur les rivalités qui les opposent, sur les appuis dont disposent les individus ou les groupes, sur les besoins qu’ils satisfont dans l’exercice de leurs fonctions et qui cadrent plus ou moins avec leur mandat. Il a donc par ignorance donné trop de prérogatives et d’avantages aux services directement liés aux hauts fonctionnaires de la capitale, et a désavantagé sans le vouloir tous les agents de transmission sur le terrain, fonctionnaires, élus et techniciens qui sont pourtant les garants de la réussite du projet. Ce faisant, il a favorisé l’apparition d’insatisfactions et le renforcement de clivages préexistants. Il a provoqué des tensions et des revendications au détriment de la réalisation du projet.
35Selon la seconde hypothèse, on admet que des décennies de coopération n’ont pas été sans améliorer la connaissance que les protagonistes (institutions et individus locaux et étrangers) ont les uns des autres. Ils connaissent mutuellement leurs habitudes, leurs pratiques, leurs contraintes ainsi que leurs marges de manœuvre et leurs limites (y compris le manque de connaissance des techniciens sur les populations rurales). Si l’on admet cette hypothèse, la survalorisation de certains acteurs est délibérée, tout comme la dévalorisation des cadres de terrain, malgré l’importance de leur mission ; l’opérateur étranger a cédé aux sollicitations de certains responsables hiérarchiques nationaux, et l’organigramme est le produit de ces pressions. Mais de telles concessions ne sont imaginables que si l’opérateur étranger trouve son compte dans ces opérations. On peut alors supposer que les avantages attendus du projet sont tout autres que ceux que permettrait la réussite de ses objectifs officiels.
La « structure d’opération », produit de la gestion d’autres types de méconnaissance
36Les mêmes hypothèses permettent de justifier l’organisation de la « structure d’opération ». Dans le premier cas, le partenaire étranger ne connaît pas les compétences et les limites des techniciens de terrain. Il se base sur le présupposé implicite que les agents locaux maîtrisent le savoir utile sur les populations bénéficiaires. Dans le second cas, le partenaire étranger connaît les limites des compétences des agents chargés de l’exécution, mais il ne peut pas intégrer ces carences dans le cadre d’élaboration du programme.
37L’analyse de l’usage par le GERENAT des formations au profit des techniciens fournit des arguments aux deux thèses. La « batterie » de formations intensives semble constituée pour corriger les effets négatifs de l’incompétence des agents mais, en même temps, l’ensemble de l’équipe de direction paraît sous-estimer l’impact de telles formations. Les agents de terrain soutiennent de toute manière ces initiatives qui leur permettent d’avoir accès à de nombreux avantages en nature.
De la connaissance sur les « bénéficiaires »
38Le recueil du savoir sur les paysans dans le programme est la seule catégorie d’information qu’il était prévu d’intégrer dans la définition du programme. Il est intéressant de se pencher sur la mise en œuvre de cette intention.
Une planification qui laisse perplexe
39Les masses budgétaires à investir dans les différentes activités du programme avaient été déterminées avant toute rencontre avec les villageois. Restait à définir en détail comment seraient utilisées les petites enveloppes servant à financer de petites actions dans chaque village. La collecte du savoir sur les populations bénéficiaires n’a donc été faite qu’en fonction de cette dernière préoccupation, environ dix-huit mois après le démarrage du projet. L’hypothèse selon laquelle il y aurait eu une volonté d’intégrer la réalité des populations et de leurs préoccupations dans le montage du dispositif de projet doit donc être définitivement éliminée. Ce laps de temps a été utilisé pour former les équipes de direction et de terrain à l’approche participative (photo-interprétation, planification, animation selon la méthode GRAAP – Groupe de recherche et d’appui pour l’autopromotion des populations –, utilisation de la MARP...).
40Les critères d’intervention suivant lesquels les villages ont véritablement été choisis par le programme n’ont pas été élucidés7. Pendant ces dix-huit mois, de nombreuses réunions ont été tenues dans les villages pour les faire adhérer aux objectifs du programme et constituer les comités villageois de gestion des ressources naturelles (CVGRN). Ceux-ci devaient correspondre précisément aux critères définis par le projet et allaient devenir ses interlocuteurs privilégiés, à l’exclusion de toute autre institution villageoise. Les CVGRN, « pivots » du projet, étaient des produits artificiels construits sous la conduite des techniciens8 avant toute maîtrise d’un savoir sur les populations concernées. Il devenait difficile pour le programme de prendre en compte les dimensions organisationnelles, les structures de contrôle et le savoir-faire des populations en rapport avec les objectifs.
Des conditions d’investigation génératrices d’ignorance
41Le savoir sur les villages a été produit à partir de la MARP. Trois motifs ont servi à justifier ce choix méthodologique :
constituer une base de données permettant d’appréhender la population dans ses rapports avec son milieu naturel ;
encourager dès la première investigation l’esprit participatif qui allait présider à l’élaboration des outils de gestion territoriale ;
identifier les actions à mener en priorité, les « mesures incitatives » ou « actions d’accrochage » menant la population à prendre progressivement conscience de l’intérêt de la préservation des ressources naturelles.
42Outre le fait que la MARP a été utilisée tardivement, la manière dont elle a été appliquée mérite que nous nous y attardions un peu9 :
l’investigation qui allait décider des engagements financiers pour les villages constituait aussi pour les techniciens leur première expérience d’utilisation de la MARP après leur stage de formation ;
les agents locaux des services techniques ont été chargés d’enquêter dans les villages où ils travaillent habituellement ;
les équipes, bien que pluridisciplinaires, étaient composées d’individus appartenant à des services en concurrence dans le projet et dont les statuts d’autorité étaient très inégaux. Chacune des équipes était coordonnée par un cadre local appartenant à l’équipe d’assistance de direction ;
aucun chercheur ou expert dans l’utilisation de cette méthode n’était associé à l’opération.
43Les conditions dans lesquelles la MARP a été exploitée ont mis les agents en situation idéale de commettre des erreurs, par manque d’expérience (aucune pratique avant exploitation) et par effet d’influence (résultat inévitable des tensions et du phénomène de leadership dans des équipes hiérarchisées ; implication personnelle dans les affaires villageoises), et de produire un diagnostic peu en rapport avec ce qui aurait été souhaitable (neutralité, précision, diversité ciblée). Obnubilés par les objectifs dont ils étaient les porteurs depuis le début du projet, les agents ont produit des informations orientées, voire déformées, certainement sélectives, en en excluant un grand nombre qui auraient pu se révéler très utiles.
Les véritables motifs derrière le recours à la MARP
44La MARP est considérée comme un outil de mobilisation de la connaissance, bien que de nombreuses réserves puissent être formulées sur la manière de l’utiliser (Desclaux 1992 ; Mathieu 1996 ; Lavigne Delville 1996)10. Sans remettre ici en question la méthode en elle-même (nous l’avons fait ailleurs ; cf. Mathieu 1996) nous pouvons nous interroger ici sur les motifs qui présidaient à son utilisation par les différents protagonistes et sur l’usage fait du savoir révélé.
45En ce qui concerne les décideurs, le fait d’avoir confié délibérément le diagnostic « définitif » à une équipe néophyte ainsi que la période tardive choisie pour le réaliser laissent planer un doute sur leur réelle volonté d’accumuler un savoir utilisable sur les villageois. Cette investigation a plus servi à légitimer le discours du projet qu’à mieux connaître les populations, tout en évacuant le délicat problème de la prise en compte du savoir local. La banalité des résultats en termes d’identification des actions à mener tend à corroborer cette hypothèse.
46Pour l’équipe d’assistance de direction, la pratique de la MARP a été l’occasion de matérialiser ou de confirmer sa supériorité sur les équipes de terrain, d’imposer des points de vue et des compétences « originales ». Elle a permis la création ou le renforcement de liens de dépendance ou de clientèle entre eux et avec les villageois. Sur le plan purement matériel, la période d’investigation a été particulièrement lucrative en frais de mission.
47Pour les techniciens de terrain, les conditions particulières de l’investigation ont permis de valider leur pseudosavoir sur les enquêtés. Les éléments nouveaux éventuellement captés ont souvent été évacués des comptes rendus, soit parce qu’ils venaient contredire des certitudes affichées auparavant11 , soit parce qu’ils paraissaient sans valeur pour des techniciens ne connaissant rien à la question12, soit, enfin, parce que leur dissimulation permettait d’augmenter le pouvoir des techniciens en réduisant la marge de manœuvre des acteurs qui ne les maîtrisaient pas (Long 1994).
48Dans les communautés villageoises investies, les conditions d’application de la MARP ont favorisé la prise (ou l’affirmation) du pouvoir, par une minorité villageoise informée, sur les décisions « qu’il était judicieux de prendre ». Dans presque tous les cas, quelques individus placés aux rouages de transmission du pouvoir villageois ont imposé les points qu’ils voulaient voir traiter en priorité, en soulignant leur intérêt pour les divers groupes vulnérables valorisés par le projet. Le lobbying réalisé pendant les mois précédents auprès des représentants et de ceux qui avaient su se placer comme courtiers potentiels dans la population villageoise avait imposé les thèmes récurrents et suggéré les solutions que le projet était susceptible d’apporter.
Production accidentelle d’un savoir inattendu
49La principale connaissance révélée par l’utilisation de la MARP ne porte donc pas sur les populations, mais sur l’existence d’espaces de dysfonctionnement dans la méthode et le dispositif du projet. La MARP ne semble avoir eu aucune utilité dans l’amélioration des conditions de réussite de l’opération, mais a permis à certains acteurs sociaux (techniciens et paysans) de rentabiliser les opportunités que représente la « rente projet ». Les méthodes d’approche rapide n’échappent pas plus que les projets à l’intelligence des individus supposés être l’objet de l’observation, et à la réinterprétation de ceux censés les utiliser.
De l’interconnaissance réelle de l’interconnaissance inventée
50L’interconnaissance est le troisième corpus d’information qui nous semble au fondement d’un projet de coopération. Elle rend possible la mobilisation, pour et par chacun des protagonistes, du savoir nécessaire sur l’ensemble des acteurs impliqués dans un projet, sur les moyens et les limites de l’utilisation de ce savoir, dans une action qui les engagent tous à divers niveaux.
51Il n’y a en effet pas d’engagement possible sans une interconnaissance minimale et suffisante, productrice de confiance et de prévisibilité mutuelle de l’action de l’autre, une certaine capacité à « se mettre à la place de l’autre » (Strauss 1989). Le projet de développement est un « contrat » entre plusieurs partenaires, dans lequel chacun est supposé maîtriser les informations sur la conduite des autres, informations qui lui permettent de s’engager de manière volontariste, de respecter les termes proposés ou de les contester. Or, la maîtrise et l’utilisation de l’interconnaissance représentent la dimension la plus ambiguë des pratiques observables dans les projets de développement.
52L’interconnaissance ne suscite guère d’attention et n’apparaît dans aucun discours développementiste et participatif comme un objet digne d’intérêt.
L’interconnaissance réelle cachée
53L’analyse des différentes hypothèses concernant le savoir sur la société nationale montre qu’une certaine interconnaissance existe entre les protagonistes impliqués au niveau de la planification et de la décision dans le GERENAT. Quelle que soit l’utilisation faite de ce savoir mutuel, il n’en est pas fait étalage. L’interconnaissance est ici marquée par son caractère secret, souterrain, voire clandestin. Cela s’explique par certains aspects peu avouables13 des intentions cachées derrière les négociations : « tenir » un secteur de développement pour empêcher un autre bureau de coopération d’y avoir accès ; faciliter l’accès pour des alliés à des postes clés ; limiter à un petit nombre l’accès à la rente de développement et en redistribuer les avantages... C’est dans ces conditions que se négocient les concessions qui hypothèquent les chances de réussite du projet adressé à la base, comme en témoigne un technicien local : « On sait comment a été choisi ce responsable. On connaît ses appuis. Il soigne ses amis qui le lui rendent », ou encore un cadre expatrié du programme : « La gestion des ressources naturelles est d’abord un moyen d’être au cœur du processus institutionnel de décentralisation. »
L’interconnaissance inventée
54Au niveau de l’opération, la maîtrise du savoir « sur » la société semble au contraire faire l’objet d’une mise en scène d’autant plus ostentatoire (exposition des plans de terroirs villageois, réunions de comptes rendus) que la connaissance révélée est floue et mal maîtrisée, et fera l’objet d’une utilisation stéréotypée : identification « traditionnelle » et standardisée de besoins en puits, forages équipés, diguettes, jardinage, activités féminines « génératrices de petits revenus »... Ainsi, selon un agent PAT/SAT, « les villages du projet ont été choisis pour leur dynamisme, l’harmonie qui y règne ». Un cadre expatrié du programme estime que « quand on aura installé tout ce qu’il faut pour eux, les Peuls vont se sédentariser. Ils nomadisent parce qu’ils n’ont pas les moyens de rester au village ». Enfin, les techniciens, locaux et expatriés, considèrent unanimement que « le maraîchage est le meilleur moyen de permettre aux femmes d’avoir un petit revenu ».
55La maîtrise du savoir « par » les populations sur les intervenants est une condition essentielle d’engagement. Pourtant l’accès à cette information n’apparaît pas parmi les priorités du projet. L’information diffusée dans les villages porte exclusivement sur ce que l’on attend des bénéficiaires pour satisfaire les objectifs du projet. Situation courante dans les projets de développement, le « citoyen » de base devra se forger un savoir sur l’intervenant étranger, pour construire un cadre minimal de confiance, en grappillant autour de lui, dans ses réseaux de relations. Il en résultera une information composite, influencée par les représentations que chacun se fait du « bon » et du « mauvais toubab », de celui qu’on peut respecter et en qui on aura confiance, de celui qu’il faut gruger, avec en toile de fond l’histoire des projets de développement dans la zone, comme l’illustrent les commentaires suivants : « Le petit rouge, il est pressé parce qu’il est dominé par sa femme. Si on veut quelque chose, il faut l’obliger à attendre ici. Il est vite d’accord pour pouvoir partir » (paysan bambara). « Les Blancs viennent et s’en vont. Ils ne savent pas ce qui est bon pour nous. Alors il faut profiter tant que le projet est là, après on verra bien » (paysan bambara). « Les projets ont l’argent. Ils sont là pour donner. Tout le monde sait que ce n’est pas la peine de rembourser » (animateur rural, pays kassonké).
56Le pouvoir dans le projet est attribué aux individus d’abord en fonction de leur couleur de peau et de leur sexe, ensuite en fonction de leur proximité avec le groupe social concerné et avec le réseau qu’ils peuvent activer pour les « sensibiliser ». Un villageois kassonké constate : « Nous, on n’a pas la chance. De tous les projets, la femme blanche, c’est pour nous. On ne peut rien gagner à cause de ça. Un homme, c’est toujours mieux ; le vieux, c’est mieux encore, il est déjà blanchi [il a les cheveux blancs]. » Un agent PAT/SAT remarque que « les gens n’ont confiance que dans ce que disent les Blancs. Ils savent que les techniciens locaux ne peuvent pas prendre de décision. Ils n’imaginent pas qu’on puisse être un cadre local et décider quelque chose ». Un éleveur peul place son espoir dans la proximité : « Lui, c’est notre frère, il est peul comme nous, il va nous comprendre », de même qu’une femme peule : « Sa famille est du Ouassoulou, ses ancêtres et les nôtres sont parents. »
57Ce registre d’interconnaissance est le produit d’une construction, chacun s’inventant un « même » et un « autre » qui lui conviennent et s’efforçant de les contenir dans les limites du portrait. La connaissance des populations sur les techniciens locaux est aussi empreinte de présupposés, souvent vérifiés. Cette méfiance laisse peu de chance à l’agent qui voudrait adopter une attitude véritablement coopérative. Elle réduit l’efficacité de l’éventuel savoir du technicien sur les populations et constitue une contrainte majeure pour un projet dont les activités opérationnelles sont confiées à des agents locaux. Ainsi, « les techniciens des Eaux et Forêts ne veulent pas comprendre nos problèmes. Ils font payer des amendes pour un buisson d’épines cueilli, pour une vache qui divague. Alors il faut sans arrêt discuter et payer un quelque chose “pour la sauce” » (un agriculteur kassonké). « Leurs femmes ne font pas le champ ni le jardin, ils ont la moto, restent assis à boire le thé... » (un paysan bambara). « C’est un Peul de ville. S’il trouve une vache, il ne sait pas où est la tête ni la queue » (un éleveur peul).
58Une grande partie des acteurs concernés, à commencer par les bénéficiaires, ont été exclus de la négociation qui a servi à construire le programme et qui est le lieu privilégié de rentabilisation de l’interconnaissance. Faute d’avoir été consultés et informés en amont de l’élaboration du programme, et pour ne pas se contenter de « subir » le projet, ils se fabriquent un savoir minimal qui leur permet de se constituer une certaine capacité de prévision. Mais celle-ci ne représente qu’un médiocre instrument pour défendre leurs intérêts.
Conclusion
59Les éléments que nous avons dégagés tout au long de cet article sont difficiles à prendre en compte simultanément. En toutes circonstances cela relève de l’exploit. Mais lorsque l’opération est en partie commandée de l’extérieur, prise dans un réseau de tutelles et de dépendances et soumise aux contraintes d’un fonctionnement bureaucratique, un tel défi devient impossible à relever.
60L’argument essentiel du discours sur la prise en compte des savoirs locaux est de « favoriser la participation des populations bénéficiaires et de circonvenir le détournement de la rente de développement au profit d’une élite, des gouvernements et des administrations ». Il apparaît cependant que le dispositif du projet est assujetti en priorité à des contraintes clientélistes, celles des expatriés tout autant que celles de l’intelligentsia locale associée officiellement ou officieusement au projet. Ce processus est incontournable, ce qui oblige les décideurs à l’intégrer au dispositif plutôt que de l’affronter. Les décideurs doivent donc accepter de mettre en place une structure de projet pléthorique, inadaptée, conflictuelle. Ils réduisent ainsi délibérément les chances de réussite du projet en prenant le risque d’écarter des acteurs qui vont être responsables de sa mise en œuvre, et en générant d’emblée des situations de contentieux. A ce jour, le seul système de régulation que les organisations internationales opposent à ce type de processus est le durcissement des procédures (définition modélisée des bénéficiaires, circuit de décision filtré par des organismes de garantie, obligation d’utilisation d’outils spécifiques de planification – cadre logique –, de vulgarisation ou d’identification). Ces contraintes, qui visent à limiter l’ingérence de l’élite, n’aboutissent cependant qu’à rendre l’itinéraire plus complexe pour les acteurs de base, et renforcent l’obligation de recourir à des intermédiaires.
61Quant à l’intérêt porté aux caractéristiques fondamentales qui régissent le fonctionnement des populations dites « cibles », et qui est une condition incontournable de leur participation, il arrive loin derrière ces préoccupations prioritaires de limitation du degré d’incertitude.
62La coopération autour de la résolution de problèmes exige la construction de règles du jeu ou « mécanismes de régulation » communs (Crozier & Friedberg 1977) qui impliquent de discipliner les tendances opportunistes des acteurs, de rigidifier les mécanismes d’échanges pour générer des zones de négociation possibles (Friedberg 1992). Multiplier les obstacles et les passages obligés comme le font les décideurs ne permet pas d’atteindre cet objectif. Il faut au contraire construire un espace interculturel autonome, lieu de concessions mutuelles, un ordre local qui relève simultanément des différentes cultures concernées sans appartenir à aucune en particulier.
63Dans le cadre du projet observé, les acteurs (individus et institutions) ne réussissent pas cette fusion dans une vision commune qui permettrait une certaine convergence entre intérêts individuels et intérêts collectifs dans le projet. Ils campent sur les positions qui les avantagent et tentent d’inventer un « autre » idéal plus qu’ils ne cherchent à le connaître. Il s’ensuit de cette réticence à octroyer des concessions pour un espace commun que les objectifs officiels engageant les acteurs ensemble dans le projet ne se superposent que faiblement aux intérêts particuliers de ces derniers, intérêts différents pour chacun.
64L’importance donnée par les organisations internationales aux intérêts dont elles sont porteuses les empêche d’afficher les objectifs réels des projets : contrôle militaire de certaines zones d’influence, sujétion de régimes politiques, limitation du déploiement d’idéologies menaçantes, diversification des débouchés économiques pour les entreprises des pays financeurs, maîtrise des prix des matières premières, diminution des flux migratoires... Il est donc logique que la dissimulation de ces objectifs réels, donc la rétention de l’information, soit l’élément essentiel sur lequel achoppe toute la stratégie de maîtrise de la connaissance. A moins de décider dans les deux camps de jouer franc jeu, les projets sont condamnés au mieux à une réussite partielle et accidentelle, au pire au simulacre collectif, avec ou sans prise en compte du savoir sur les populations.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Le projet n’a pas été reproduit à l’échelon national.
2 Cette unité administrative correspond approximativement à un département français.
3 Agents GERENAT chargés de l’encadrement du processus d’élaboration du Schéma d’aménagement de terroirs (SAT) villageois et du Plan local d’aménagement du territoire (PAT).
4 Alors qu’au démarrage du projet, les quatre expatriés intervenaient sur l’ensemble des zones du fait de la complémentarité de leurs compétences (environnement, économie, aménagement et formation), chacun a fini par adopter une zone qu’il supervisait dans tous les domaines, pour des raisons d’affinité ou des motifs personnels.
5 Composé d’un premier collège représentant l’administration déconcentrée de l’Etat, d’un deuxième comprenant des élus locaux et d’un troisième représentant les acteurs économiques, incluant généralement les gros commerçants et entrepreneurs de la zone. Cette structure a été modifiée depuis l’avènement de la décentralisation malienne.
6 Document-programme « Programme GERENAT, Coopération Mali-République fédérale d’Allemagne », 1990.
7 Une telle investigation relève de l’enquête policière et nécessite des conditions qui n’étaient pas réunies lors de notre intervention.
8 La constitution des CVGRN était une étape préalable au démarrage des activités du projet dans les villages donc des investissements en faveur des villageois. Les techniciens étaient tenus sous pression par l’équipe de direction pour « tenir les délais ».
9 Pour plus d’informations sur le déroulement et les résultats obtenus par la méthode, nous renvoyons le lecteur à notre article de 1996, prochainement publié in Lavigne Delville, Mathieu et Sellamna (2000).
10 Voir les textes de préparation du séminaire organisé par le GRET à Paris en décembre 1995, Les diagnostics participatifs : outils, méthodologies et interrogations, et du séminaire international de l’ICRA à Cotonou (Bénin) en octobre 1996, Enquêtes rapides, enquêtes participatives. La recherche agricole à l’épreuve des savoirs paysans. Voir aussi note 9.
11 La contribution des femmes peules dans l’élevage notamment contredisait les certitudes des techniciens insistant sur la demande d’un périmètre de maraîchage féminin qu’ils avaient provoquée chez les représentants de la communauté. Visiblement, ils maîtrisaient ce secteur d’activité mais ne connaissaient rien à l’élevage transhumant.
12 Par exemple, l’économie basée sur l’exploitation de l’indigo chez les Dogons, ignorée par les techniciens bambaras.
13 Nous n’exprimons pas ici un jugement de valeur personnel, mais celui des acteurs eux-mêmes.
Auteur
Anthropologue, consultante indépendante, Marseille.
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