Les paradoxes de la surproduction de la connaissance en sciences sociales
p. 57-67
Texte intégral
1Parmi les effets induits des processus de développement observables dans les pays africains figure la production d’un type nouveau de savoir, lié à l’expertise, dont le volume connaît une croissance quasi exponentielle. Une telle croissance peut laisser supposer qu’il existe aujourd’hui un corps de connaissances exhaustives sur les sociétés qui en sont l’objet. Pourtant, les constats qu’il est possible de faire laissent plutôt penser à un éternel recommencement, permis par la faible capitalisation d’un savoir qui n’arrête pourtant pas de prendre de l’ampleur.
2Dans ses configurations actuelles, l’exercice du développement est caractérisé par un recours constant à la recherche du savoir, ce qui laisse supposer l’existence d’un état d’ignorance récurrent. Ainsi, dans le monde des opérateurs du développement, il est devenu classique de produire des études avant toute intervention sur le terrain. Cette démarche est d’ailleurs généralisée en matière de politiques publiques. A cet égard, Kazancigil observe, à juste titre, que « le savoir scientifique est un peu partout utilisé dans les processus de régulation et autres processus décisionnels publics et privés » (1998 : 77). Quels sont les effets institutionnels de ce processus ? Est-il vrai qu’il n’existe de savoir valable en Afrique qu’à partir du moment où une action de développement réunit les moyens nécessaires pour connaître le milieu sur laquelle elle veut intervenir ? Ce savoir « appliqué » a-t-il des conséquences sur l’ensemble de la recherche produite dans le domaines des sciences sociales ? Y a-t-il, dans ce cadre, des possibilités d’accumulation qui permettent en fin de compte d’améliorer la connaissance et le système de la production des connaissances sur ces sociétés ? Autant de questions qui interpellent le chercheur et qui peuvent l’orienter sur des études plus approfondies du champ de la sociologie des connaissances tel qu’il est en train de se constituer sous l’impulsion des actions de développement.
3Cet article a des ambitions plus modestes et se propose, dans un premier temps, de distinguer les types de savoir qui se produisent sur les sociétés africaines. On tentera ensuite d’identifier leurs sites principaux de production, ainsi que les effets qui en découlent sur la structuration du champ de la recherche. Une attention particulière sera portée sur les usages sociaux des savoirs produits en vue d’identifier leur place dans le système général des connaissances.
Sociétés, types de savoir et sites de production
4Sur le terrain des sciences sociales, le savoir produit sur les sociétés africaines est varié dans son contenu. Il est possible de le classer en plusieurs catégories distinctes, parfois interdépendantes, qui concourent chacune à sa manière à faire connaître les sociétés africaines.
Les travaux généraux
5On peut classer dans cette rubrique non seulement les travaux produits pendant la période coloniale, mais aussi les travaux réalisés dans des périodes plus récentes. Alors que les travaux produits pendant la période coloniale ont été le fait d’officiers militaires à l’image du colonel Abadie, ou d’administrateurs civils comme Delafosse ou Delavignette, ceux produits plus récemment sont pour la plupart attribuables à des universitaires ou à des érudits. Le premier type s’apparente parfois à de grandes fresques ethnographiques, ou à des tentatives de vulgarisation à l’usage des futurs administrateurs sortis de l’Ecole coloniale en France. Pour le second type, il s’agit le plus souvent d’ouvrages qui obéissent à des exigences d’ordre académique. Ces travaux sont aisés à ranger par disciplines, beaucoup moins lorsqu’on considère les thèmes traités. Par ailleurs, les périodes investiguées couvrent des pages variées de l’histoire. Aujourd’hui, la pertinence scientifique des premiers travaux, ceux produits par les anciens administrateurs coloniaux, est mise en doute pour des raisons idéologiques, notamment la forte teinte colonialiste ou même raciste de certains d’entre eux. Ils restent par conséquent peu utilisables1. Et s’ils ont pu avoir quelques fonctions utilitaires au moment de leur production, ils ne peuvent guère constituer aujourd’hui un outil d’analyse acceptable des sociétés africaines dans leur dynamique actuelle. Pourtant, ces travaux continuent d’alimenter et même de fonder des assertions à prétention scientifique, simplement parce qu’ils ont l’avantage d’exister et parce qu’ils constituent les seuls travaux de référence disponibles.
Les résultats des recherches en sciences sociales
6Il s’agit ici principalement des travaux effectués dans le cadre de thèses de doctorat, divers mémoires de recherche en sciences sociales et textes multigraphiés. A ce titre, il serait d’ailleurs possible de les assimiler au second type de travaux distingué plus haut. Cependant, leur différence réside dans la nature des sujets traités, qui sont ici plus localisés. Ces travaux sont en effet consacrés à des espaces régionaux, ou encore à l’approfondissement de thématiques particulières. Beaucoup d’entre eux sont méconnus, parce que non diffusés. Mais on le sait, c’est là le sort des travaux de recherche dans les pays africains, où les maisons d’édition et de distribution brillent par leur absence et où les chercheurs ont beaucoup de mal à faire connaître leurs travaux.
7En outre, ces travaux se répartissent très inégalement dans le temps. Ils ont commencé à prendre de l’ampleur à mesure que l’enseignement supérieur et la recherche se développaient dans les pays africains (Capelle 1990 ; Moumouni 1998). On sait que ce développement, bien que tardif, a connu une certaine explosion, quoique différenciée selon les pays de la sous-région (BREDA 1998). Quant aux universités africaines, leurs problèmes de fonctionnement sont connus ainsi que les difficultés qu’elles éprouvent pour gagner leur autonomie sur le plan scientifique. Ces travaux, malgré les disparités qui les caractérisent, offrent le gros avantage de présenter une certaine fiabilité, accréditée précisément par leur dimension académique.
L’expertise en sciences sociales
8Elle est récente car il faut la lier à un changement systématique de perspective dans la coopération au développement qui, ces vingt dernières années, a favorisé des démarches compréhensives avec une certaine volonté de capitalisation de ses actions. Baré identifie plusieurs domaines qu’il est possible de considérer comme autant de sites privilégiés d’exercice de l’expertise en sciences sociales : la formulation des politiques et la maîtrise de leurs médiations sociales, l’évaluation, la communication linguistique (Baré 1995 : 165-176).
9De tous les savoirs identifiés, c’est l’expertise en sciences sociales qui fait preuve de la plus grande vitalité en offrant une quantité d’informations fort diversifiées. Elle a pris une ampleur telle qu’il est impensable qu’une intervention dans un milieu social déterminé fasse l’économie d’une étude préalable d’identification. Il est devenu tout aussi impensable qu’une agence ne fasse pas suivre et évaluer les actions qu’elle finance à différentes étapes de leur déroulement par des spécialistes des sciences sociales. Et l’on sait que chaque étape de ces actions donne lieu à la production d’un savoir spécifique, symbolisé par le rapport d’expertise. Un ancien chef de mission française de coopération a dit recevoir, quand il était en poste en Côte d’Ivoire, « près de 200 missions chaque année qui couvrent une plaisante variétés de sujets ». Et d’ajouter que chaque semaine, deux ou trois experts viennent au rapport2. Toutes ces missions sont des espaces de production de connaissances pour l’action dans le cadre de l’aide au développement.
10On peut alors parfaitement imaginer la quantité de savoirs qui est produite chaque année, dans tous les domaines d’intervention de la coopération, et que l’on trouve dans les documents variés de la littérature grise. Il serait impossible de les quantifier exactement3, car ils constituent aussi un espace à configuration plurielle où la confidentialité joue un rôle incontestable. L’expertise en sciences sociales permet de constituer une masse prépondérante du savoir qui se produit dans les pays d’Afrique subsaharienne, et cela de la manière la plus régulière. On retiendra toutefois que c’est un savoir peu diffusé, car généralement destiné au public réduit de ses commanditaires, pour une (in)utilisation immédiate dans le cadre des actions de développement. Comme les thèses et les mémoires de recherche, il est peu accessible.
Le statut particulier des savoirs populaires
11L’expertise en sciences sociales a permis la constitution de ce que certains chercheurs ont appelé les savoirs populaires, à partir d’une démarche d’enregistrement, de capitalisation et de valorisation de savoirs produits par les sociétés ou des groupes sociaux spécialisés, considérés comme détenteurs de connaissances spécifiques (Olivier de Sardan & Paquot 1991 ; Olivier de Sardan 1995 : 141-152). Ces savoirs sont par définition peu diffusés, dispersés et inaccessibles aux non-initiés. Ils sont restés longtemps méconnus et ne bénéficiaient que d’un statut secondaire. Aujourd’hui, ils sont de plus en plus recherchés à la faveur de l’engouement pour les approches locales du développement. On peut dire que les savoirs populaires existent à l’état brut et qu’ils sont par conséquent à construire par le chercheur ou l’expert qui tente de leur donner place dans les enquêtes de terrain.
Le savoir journalistique
12L’immédiateté, mais aussi l’élargissement de l’espace de la liberté d’expression sont à la base de la production du savoir journalistique. Bien sûr, l’importance de ce dernier est variable d’un pays à l’autre. C’est un domaine qui se caractérise par sa très grande productivité et sa large diffusion par rapport aux autres supports de savoir déjà identifiés. Ce savoir, diversifié de par sa nature et parfois mis en doute, va des clichés aux informations les plus fiables. S’y consacrent des journalistes mais aussi des chercheurs dernièrement reconvertis à la faveur du processus de démocratisation. C’est l’actualité qui confère à ce savoir sa forme et son intérêt. Il prend une ampleur grandissante avec l’explosion des systèmes actuels de diffusion de l’information. Avec le temps, ce savoir peut constituer des archives historiques fort utiles, si tant est qu’il ait un minimum de pertinence et un cadre de conservation qui l’organise et le rende accessible au public. Aujourd’hui, la recherche en sciences sociales fait difficilement l’économie des études de presse, dont on sait qu’elles constituent une mine d’informations.
Savoirs et structuration du champ du savoir
13Ces savoirs ont-ils contribué à structurer le champ de la connaissance dans les pays africains ? Quels rapports entretiennent-ils avec le champ de la recherche en sciences sociales ? A cet égard, il est facile de constater que chaque type de savoir détermine un champ de prédilection spécifique et une configuration particulière d’intérêts cognitifs à propos de la réalité.
14Ce qui fut qualifié de « généralités » dans l’étude des premiers travaux mentionnés constitue, dans le contexte de rareté qui caractérise les sociétés africaines, un ensemble de références parfois obligées, qui fournit les toiles de fond indispensables pour qui veut acquérir une culture de base. Ces premiers types de savoir ont permis une certaine vulgarisation de connaissances sur les sociétés. Ils ont eu un accent fortement exploratoire. Ils se sont enrichis de travaux parcellaires de recherche qui ont été produits par la suite, proposant à chaque fois des synthèses nouvelles s’ils n’apportaient pas toujours des savoirs nouveaux. Dans la mesure où la plupart de leurs auteurs ne résident pas dans les pays africains et que leur carrière se fait dans leur pays d’origine, ils ne participent cependant que très peu à la structuration du champ du savoir local.
15Ces observations ne sont pas valables pour les travaux universitaires qui s’effectuent dans le cadre de thèses de doctorat. Ces derniers ont le principal effet de positionner leurs auteurs à divers niveaux de l’institution universitaire, au sein des différentes administrations de l’Etat ou dans les institutions internationales. Ils octroient un pouvoir symbolique réel et convertible dans d’autres espaces, notamment celui de la politique, de la haute fonction publique nationale et internationale, celui de l’expertise en sciences sociales ou celui du journalisme. En Afrique, on a vu ces dernières années comment les enseignants-chercheurs des universités ont déserté les amphithéâtres et délaissé la recherche au profit des cabinets ministériels, des bureaux d’études ou des médias. Les processus démocratiques ont accéléré cette tendance qui a fini par amputer les universités d’une grande partie de leurs ressources humaines. Dans ce cas, le savoir acquis permet à ceux qui le détiennent de participer à la structuration de champs professionnels qui ont leurs propres logiques.
16Quant à l’expertise en sciences sociales, elle est devenue un pôle actif de la production du savoir. Beaucoup de chercheurs en sciences sociales se sont ainsi trouvés mobilisés par l’expertise en raison de leur compétence supposée, attribuée ou réelle. On a vu ainsi éclore de nombreux bureaux d’études, utilisant ou mettant en compétition les chercheurs qui se sont professionnalisés dans l’expertise, souvent en sus de leurs activités initiales. Beaucoup d’administrateurs civils sont également devenus consultants, multipliant de fait les sources de production de l’expertise. En matière d’expertise, il y a lieu de considérer :
la « puissance de placement » que proposent les réseaux professionnels internationaux d’experts, dont on sait qu’ils jouent un rôle prépondérant dans la structuration de ce champ en produisant, parfois par le biais de la sous-traitance locale, une part importante des analyses ;
les contraintes que font peser les bailleurs de fonds sur le contenu et la qualité de l’expertise, les bureaux d’études et consultants devenant souvent, comme le relève J.-P. Jacob dans son introduction au présent Cahier, les « acteurs obligés » des projets de coopération, tributaires qu’ils sont pour leur survie financière des mandats qu’on veut bien leur accorder. La relation n’est cependant pas asymétrique puisque les projets de développement ont besoin des experts, parfois moins pour la qualité du savoir qu’ils produisent que parce qu’ils fournissent la légitimation des actions au cours du cycle du projet ou encore à l’occasion de son renouvellement.
17On relèvera également tous les effets induits de cette expertise sur la diversification du profil des experts, qui arrivent progressivement à acquérir de nouvelles identités professionnelles, souvent bien éloignées de leur compétence de départ (Goussault & Guichaoua 1993 : 411), et l’effet d’interpénétration et de dissolution des « spécialités » qui naît de l’acceptation de la recherche sous « contrainte ». Ainsi, Goussault et Guichaoua notent-ils, à propos de la sociologie, qu’en même temps « que les sociologues donnent des garanties à la demande institutionnelle en se dotant de références disciplinaires et des attributs techniciens qui, sur le marché, constituent des signes de reconnaissance consacrés de la compétence et du savoir-faire des agents de développement (c’est-à-dire en d’autres termes, en effectuant une percée au-delà des traditionnelles frontières disciplinaires), la sociologie et ses professionnels sont nécessairement amenés à céder aux spécialistes tout aussi pluridisciplinaires des disciplines voisines leurs quelques terrains spécifiques et à renoncer progressivement à une expression autonome sur le plan institutionnel, mais également conceptuel et méthodologique » (ibid.).
18Le développement de l’expertise s’est fait au détriment de la recherche en sciences sociales, qui partage avec elle les mêmes producteurs. Il se crée ainsi des situations nouvelles, porteuses de configurations inédites : multiplication des spécialités, cloisonnements étanches entre les spécialités d’une même discipline, zones de chevauchement entre les disciplines dans les revues spécialisées, hybridation, toutes choses que les universités et les centres de recherche ont beaucoup de mal à prendre en compte dans leur organisation, celle-ci restant basée sur une structuration par disciplines (Dogan 1997).
Savoir, accumulation des connaissances et méconnaissance
19Ces dynamiques ne doivent pas occulter le fait qu’il y a eu un réel accroissement des connaissances sur les sociétés africaines. Beaucoup de recherches ont été réalisées dans les domaines les plus variés. Ces connaissances sont dépendantes des choix d’objets opérés par leurs auteurs quand il s’agit de travaux académiques ou reflètent, quand il s’agit d’actions de développement, les secteurs d’intervention des bailleurs de fonds dans leurs différentes dimensions. Cependant, une telle prolifération ne doit pas occulter à son tour certains traits structurels des savoirs produits dans l’univers actuellement dominant de l’expertise, ayant des effets négatifs tant sur leur contenu que sur leur accès.
Un savoir monopolisé
20Ce savoir reste le monopole des agences d’aide et des gouvernements, et, subsidiairement, celui de leurs auteurs. Sa diffusion réduite le limite à un public d’initiés. Il reste peu vulgarisé. Par ailleurs, il n’existe que de rares passerelles avec le monde de la recherche, aussi les chercheurs non insérés dans les circuits de l’expertise n’y ont-ils qu’un faible accès. Ils ne les utilisent guère dans leurs travaux, alors qu’il s’agit d’un réservoir inépuisable de données et parfois de recherches achevées, que peu de centres de documentation ont les moyens de collecter et à conserver (cf. note 3).
Un savoir parcellisé
21Si ces démarches ont permis de développer des connaissances dans des secteurs variés de la vie socio-économique, il faut cependant reconnaître qu’elles répondent surtout à la logique de leurs commanditaires que sont les bailleurs de fonds. Chaque action de développement en général et chaque projet en particulier donnent lieu à la production d’un paquet de savoirs qui leur est propre. Il se constitue ainsi une quantité importante de connaissances, mais qui se distribuent dans des sites éparpillés, souvent différents, de sorte qu’elles se retrouvent parcellisées. Même quand elles travaillent dans le même secteur, les agences d’aide ne favorisent que peu souvent la circulation, entre elles, des informations qu’elles font produire sur leur sujet d’intérêt. En outre, les travaux de synthèse globale sont rares, empêchant ainsi la constitution d’un corps de savoir ordonné et systématique sur un sujet donné, qui permettrait d’éviter les éternels recommencements.
Un savoir non capitalisé
22Pour des raisons diverses, liées notamment à la mobilité des cadres censés utiliser le savoir ainsi produit, ce dernier ne s’intègre pas dans un processus cumulatif. Les résultats enregistrés par un projet de développement, consignés dans des rapports réalisés à cet effet, ne servent que très rarement d’autres projets similaires financés par d’autres bailleurs de fonds. On ne capitalise pas et s’il y a capitalisation, elle s’opère uniquement sur les thèmes habituels et dans les zones d’intervention du bailleur de fonds ou de l’expert. Certes, les approches changent, et ces changements d’approche ont été suscités par les résultats obtenus. Cependant, les leçons de l’expérience cèdent rapidement la place à des mesures visant à standardiser les nouveaux outils produits. Ces outils sont ensuite éventuellement proposés comme modèles d’intervention, y compris pour des agences n’ayant jamais expérimenté pour leur propre compte des démarches qui pourraient justifier une demande pour de tels outils. Ce sont, en fin de compte, moins les leçons de l’expérience que l’évolution de l’opinion des pairs, les variations de leurs engouements et les modifications des règles de jugement sur ce qu’est une bonne intervention qui déterminent la dynamique du système, révélant la toute-puissance de la doxa produite par les agences d’aide. Dans ce contexte, même si les changements de perspective paraissent « aller dans le bon sens », leurs relations avec l’impact souhaité par les projets et avec les problèmes les plus urgents des bénéficiaires sont beaucoup plus présupposées que réellement établies (sur tous ces sujets, à propos du développement local, voir Freudiger, Jacob & Naudet 1999 : 21-22).
Un savoir négocié
23Dans le domaine de l’aide, la qualité technique des travaux d’expertise est déterminée par le jugement qu’en font leurs commanditaires bureaucrates. Au fond, la réputation d’un expert sur le marché de l’expertise se fonde sur le jugement de son mandant qui, en fonction de son degré d’(in)satisfaction, produit son (in)compétence.
24Le savoir d’expertise est le produit d’un dialogue, plus ou moins long selon les prescriptions contenues dans les documents de référence, entre les différents acteurs concernés par une action ou un projet de développement. Ce processus opère à la manière d’un filtre à plusieurs paliers, qui purge progessivement le savoir brut de toutes ses « impuretés ». Le travail de l’expert est l’objet de négociations à tous les niveaux de son élaboration. Il finit sous la forme d’un argumentaire qui l’expurge de toute sa substance vivante, « émique » (Olivier de Sardan 1984 : 5-6), construit en suivant des recommandations de forme qui le rendent souvent inapte à rendre compte de la complexité du réel observé.
Conclusion
25Comme on a essayé de le souligner, l’existence de savoirs sur les sociétés ne signifie pas que leur production s’inscrit dans un processus cumulatif. De plus, les savoirs évoluent selon des logiques propres sans que des liens s’établissent toujours entre eux. Les connaissances sur les sociétés, produites selon des procédures scientifiques rigoureuses, sont le plus souvent méconnues dans le champ de l’expertise en sciences sociales. Par ailleurs, des savoirs ad hoc viennent alimenter les pratiques et le sens des actions mises en œuvre dans le cadre des politiques de développement. Il n’y aucun lieu à partir duquel l’ensemble des constats relativement négatifs évoqués plus haut peut être traité et des solutions élaborées pour décloisonner les différents régimes cognitifs qui se disputent le terrain en Afrique – à moins que les démarches des quelques grandes agences qui s’intéressent aux rapports entre savoir et développement ne puissent faire progresser la situation. Ces agences partent du constat qu’il existe un rapport de force et un monopole du savoir aux mains des pays riches, et que la création des conditions de son transfert dans les pays du Sud passe par la dénonciation des inégalités qui caractérisent la production et la distribution de la connaissance dans le monde4. Elles incitent à une réflexion approfondie sur le rôle de l’expert, qui peut être soit le moyen privilégié du maintien de ces inégalités, soit l’acteur clé de leur dénonciation.
Bibliographie
Banque Mondiale, 1999, Rapport sur le développement dans le monde, 1998-1999. Le savoir au service du développement, Paris : ESKA.
Baré J.-F., 1995, Les applications de l’anthropologie. Un essai de réflexion collective depuis la France, Paris : Karthala.
BREDA (Bureau régional pour l’éducation en Afrique), 1998, Enseignement supérieur en Afrique. Réalisations, défis et perspectives, Dakar : UNESCO, Dakar.
Capelle J., 1990, L’éducation en Afrique à la veille des indépendances, Paris : Karthala-ACCT.
Delattre L., 1999, « Le monopole du savoir, nouvelle arme des pays les plus riches, selon le PNUD », Le Monde, 13 juillet.
Dogan M., 1997, « Les nouvelles sciences sociales : fractures des murailles disciplinaires », Revue internationale des sciences sociales, nº 153, pp. 466-482.
Freudiger P., Jacob J.-P. & Naudet J.-D., 1999, Stratégies et instruments du développement à l’échelle locale. Examen comparatif à partir du cas burkinabé, Transverses, nº 4, Paris/Lyon : Les Editions du Groupe Initiatives/GRET (Groupe de Recherche et d’Echanges Technologiques), 24 p.
Goussault Y. & Guichaoua A., 1993, « La sociologie du développement », in Durand J.-P. & Weil R., Sociologie contemporaine, Paris : Vigot, pp. 395-414.
Kazancigil A., 1998, « Gouvernance et science : modes de gestion de la société et de production du savoir empruntés au marché », Revue internationale des sciences sociales, nº 155, pp. 73-84.
Moumouni A., 1998, L’éducation en Afrique, Paris : Présence Africaine (1re édition 1964, Paris : F. Maspero).
Olivier de Sardan J.-P., 1984, Les sociétés songhayzarma, Paris : Karthala.
– 1995, Anthropologie et développement, Paris : APAD/Karthala
Olivier de Sardan J.-P. & Paquot E. (éd.), 1991, D’un savoir à l’autre, Paris : Focal Coop, GRET (Groupe de Recherche et d’Echanges Technologiques).
Notes de bas de page
1 Par exemple, sur le Niger : Abadie M., 1927, La colonie du Niger, Paris : Editions Géographiques et Maritimes. La présentation qu’il fait des populations nigériennes reprend des stéréotypes racistes qui appauvrissent la description et l’analyse.
2 Russell P., Jargon, quand tu nous tiens…, document non daté et non référencé.
3 Peu de centres de documentation se spécialisent dans la collecte et la conservation de la littérature grise. Au Niger, le Centre d’information sur le développement économique et social (CIDES), au Ministère du plan, joue un peu ce rôle. Mais on ne peut pas dire qu’il le joue de façon systématique. A l’Institut universitaire d’études du développement (Genève) a été mis en place depuis de nombreuses années un centre documentation essentiellement chargé de gérer et de conserver la littérature grise.
4 Voir l’article de Delattre sur le PNUD (1999). Pour une approche plus fonctionnelle du rôle du savoir, voir le rapport de la Banque mondiale sur le développement dans le monde (Banque mondiale 1999).
Auteur
Politologue, Ministère des affaires étrangères et de l’intégration africaine ; Université Abdou Moumouni ; Ecole nationale d’administration de Niamey.
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