Génétique et reproduction : une rencontre à haut risque
p. 293-306
Texte intégral
1Trois dates précèdent la rencontre historique – et à haut risque – de la génétique et de la reproduction humaine. C’est d’abord en 1953 la découverte, par les futurs prix Nobel Crick et Watson, de la structure en double hélice de l’acide désoxyribonucléique (ADN), c’est-à-dire du support de l’hérédité. Puis, en 1973, les expériences menées avec succès sur des souris aboutissent aux premiers animaux transgéniques1 : la science peut désormais modifier le patrimoine héréditaire d’un être vivant. Les premières chimères caille/poulet voient alors le jour sous l’impulsion de l’équipe de Nicole Le Douarin2. Enfin, la naissance de Louise Brown en 1978, premier enfant conçu en éprouvette, représente une étape fondamentale de l’histoire de l’homme, car dès lors, ce qui était intouchable – la conception humaine – devient manipulable par les scientifiques. Il s’agissait alors d’un objectif purement thérapeutique : favoriser chez un couple qui ne pouvait concevoir naturellement la rencontre au laboratoire d’un ovule et d’un spermatozoïde. Dès lors les choses vont s’accélérer et il ne va pas se passer une année sans que des premières – dont le caractère scientifique est parfois discutable – ne fasse la une de l’actualité.
2La rencontre entre la génétique et la reproduction date donc de cette fin du xxe siècle. Elle entraîne de formidables espérances thérapeutiques, mais également des craintes chez les chercheurs et dans l’opinion publique. Peu à peu à l’échelle individuelle, s’énonce le souhait d’un enfant indemne de tout « problème », un enfant parfait. Il s’agit là d’une question fondamentale qui touche à l’existence même de l’homme, à la rencontre du hasard et de la nécessité. A l’échelle collective, apparaît une autre question tout aussi fondamentale : les lois du marché appliquées aux sciences du vivant ne risquent-elles pas de conduire à court ou à long terme à une commercialisation de la cellule humaine dont on est loin de pouvoir encore évaluer toutes les conséquences ?
Les bouleversements de la fin du xx e siècle
3Tant sur le plan de la recherche fondamentale en laboratoire que dans le domaine de la médecine, c’est-à-dire du bénéfice que peuvent en tirer les patients atteints d’une maladie ou d’un handicap, la rencontre entre génétique et reproduction est à l’origine de nouvelles découvertes qui modifient radicalement les perspectives de traitement de certaines maladies. Depuis la naissance de Louise Brown, suivie dans le monde de celle de dizaines de milliers d’autres enfants conçus in vitro, les développements dans le domaine de la reproduction ont été rapides et ont largement contribué à améliorer le rendement des traitements de l’infertilité humaine : naissance, en 1984, d’un premier enfant conçu après une congélation des cellules embryonnaires qui permettait de conserver les embryons excédentaires afin de les réutiliser ultérieurement ; en 1991, injection intracytoplasmique (ICSI) d’un seul spermatozoïde permettant d’offrir une paternité biologique à des hommes infertiles ; enfin, à partir de 1992, mise au point du diagnostic pré-implantatoire (DPI) qui permet de choisir, à partir d’une seule cellule embryonnaire, les embryons issus d’une fécondation in vitro pour ne garder et ne réimplanter dans l’utérus maternel que ceux qui sont indemnes de la maladie génétique recherchée.
4En février 1997, l’existence de la brebis Dolly est dévoilée par Ian Willmut3. Dolly est un clone obtenu à partir de la greffe du noyau d’une cellule de la peau d’une brebis de six ans dans un ovule préalablement énucléé. L’agnelle née de cette intervention possède donc le patrimoine génétique de la brebis plus âgée, sa « mère ». Dans ce domaine, l’année 2000 a été riche en événements : en mars, la société écossaise PPL Therapeutic, qui a été à l’origine de la naissance de Dolly, a annoncé le premier clonage de cinq porcelets4 ; en septembre, des chercheurs de Hawaii annoncent qu’ils ont réussi à cloner six générations de souris les unes à partir des autres5. Parallèlement la première brebis clonée d’Australie a donné naissance à trois agneaux, ouvrant la voie à l’utilisation du clonage pour la production d’une race étalon6. Enfin, en décembre, le Pr J. Templeton, aux Etats-Unis, a présenté un veau cloné à partir d’un bovin résistant à plusieurs maladies infectieuses graves susceptibles d’être transmises à l’homme7.
5Progressivement on se rapproche de l’homme puisque, à la suite de la naissance de Tetra, premier singe cloné, Gérald Shatten vient d’annoncer, en janvier 2001, la naissance d’Andi au Centre régional de recherche sur les Primates à Portland (E.-U.), premier singe génétiquement modifié8. Les chercheurs ont introduit dans l’ovule, grâce à un vecteur viral, un gène marqueur que l’on a ensuite retrouvé dans les cellules du primate après sa naissance. D’après l’équipe scientifique responsable, ce succès crée les conditions de développement de nouveaux modèles pour tester des traitements pour différentes maladies.
6Parallèlement, et en lien étroit avec les progrès de la connaissance en génétique et en reproduction, la biologie moléculaire fait également d’importantes découvertes chez l’homme. En 1980, des scientifiques identifient les gènes responsables de maladies héréditaires comme la myopathie ou l’hémophilie. Parallèlement le projet du génome humain, qui a officiellement débuté en 1990 et auquel se sont associés dix-huit pays, progresse. Ce projet a pour objectif l’identification des milliers de gènes qui forment le patrimoine de l’espèce humaine, en déterminant la séquence des trois milliards de nucléotides qui sont répartis sur les 23 paires de chromosomes que possède l’homme. Une première présentation du génome humain a été faite en février 2001. Mais si elle représente une amélioration significative de la connaissance du patrimoine génétique, il reste encore de nombreuses étapes à franchir pour que puissent être traitées les maladies héréditaires.
7De son côté, la médecine elle aussi progresse, et si les avancées sont récentes et encore limitées, elles n’en ouvrent pas moins la porte à de grands espoirs. La petite Molly Nash aurait dû mourir avant d’avoir sept ans. Pour lui sauver la vie, ses parents lui ont fait un petit frère en éprouvette. Le diagnostic pré-implantatoire des embryons obtenus in vitro a permis non seulement de choisir un embryon indemne de la maladie dont souffrait Molly – la maladie de Franconi9 – mais également, parmi les embryons qui étaient indemnes, celui qui était immunologiquement le plus compatible avec ses groupes tissulaires. Cela a permis dès la naissance d’Adam – son petit frère – de lui prélever un certain nombre de cellules qui ont pu alors être transfusées à Molly et lui ont permis de reconstituer son système immunitaire. Une histoire qui illustre bien les bénéfices immenses de la rencontre entre la génétique et la reproduction.
8C’est en France que les premiers succès de thérapies cellulaires ont récemment provoqué, à quelques semaines d’intervalle, un nouvel espoir. C’est, d’une part, l’équipe du Pr Pechanski qui a procédé avec succès à la greffe de neurones de cinq patients atteints de la chorée de Huntington, une maladie génétique très grave qui aboutit à la démence et pour laquelle n’existe encore aucune thérapeutique10. C’est, d’autre part, l’équipe du Pr Menashé11 qui a réussi à injecter chez l’homme des cellules musculaires qui ont partiellement recolonisé le muscle cardiaque défaillant, ouvrant ainsi des perspectives nouvelles dans le traitement de l’insuffisance cardiaque. Ces succès sont la conséquence directe des premiers essais de thérapie cellulaire réalisés ces dernières années pour le traitement des leucémies par l’injection de cellules souches d’une moelle osseuse compatible ou encore dans le traitement des grands brûlés par l’utilisation de cellules de la peau capables de refabriquer plusieurs mètres carrés d’épiderme.
9Mais si l’injection de cellules jeunes est la base même de la médecine de demain qui permettra de régénérer l’organe malade, tous les regards se portent aujourd’hui sur la thérapie génique. Celle-ci consiste à apporter à l’organisme un gène normal en remplacement d’un gène défectueux, lui permettant alors d’assurer la fonction qui lui faisait défaut. A l’automne 2000, une équipe internationale a réussi à injecter dans le cerveau de singes souffrant de la maladie de Parkinson un gène qui stimule la production de dopamine, substance déficitaire chez les malades. Enfin, à la même période, c’est la première réussite chez l’homme, par l’équipe du Pr A. Fisher12 à Paris, d’une greffe de cellules génétiquement modifiées qui ont été capables, chez des nouveau-nés, de corriger la déficience immunitaire gravissime de deux d’entre eux.
10Si l’on regarde, à plus long terme, les perspectives qu’offre l’association des thérapies cellulaire et génétique, on se rend compte que ces thérapeutiques reposent sur l’introduction dans l’organisme de cellules jeunes, capables de se développer pour recoloniser l’organe malade. Or, ces cellules de l’espoir sont des cellules souches qui, bien qu’elles existent chez l’adulte, sont surtout embryonnaires. C’est l’utilisation de ces cellules souches embryonnaires qui cristallise aujourd’hui les tensions éthiques et les enjeux scientifiques autour de la recherche sur l’embryon.
Une progression parallèle des craintes et des peurs
11Depuis l’avènement de la procréation médicalement assistée (PMA), un certain nombre d’événements ont défrayé la chronique : mères porteuses, vierges enceintes, inséminations artificielles post mortem, naissances multiples, naissances longtemps après la ménopause grâce au don d’ovule, banques de sperme de prix Nobel, etc. Il faut d’emblée observer que ces événements – considérablement médiatisés – ont entraîné de nombreux pays à légiférer ou à encadrer des pratiques qui sont malgré tout restées marginales et à la limite de la vie privée. Ils n’ont, bien entendu, rien à voir avec la gravité des dérives du passé et celles toujours possibles dans l’avenir.
12Le passé est en effet marqué par la survalorisation biologique telle que pouvait la défendre Alexis Carrel, pourtant prix Nobel de médecine, qui était un farouche partisan de l’aristocratie biologique et qui proposait dans son célèbre ouvrage, L’Homme cet inconnu, d’épurer la société de ses déviants. Dans le domaine de l’eugénisme, les nazis se sont distingués par leurs expériences pseudo-scientifiques dans les camps de la mort et l’élimination de tous ceux (juifs, tziganes, homosexuels, handicapés) qu’ils ne jugeaient pas dignes de vivre. Ces expériences n’avaient aucune base scientifique, encore moins génétique, et reposaient d’abord sur une vision raciale – et donc raciste – de l’humanité. Mais les horreurs nazies ne doivent pas cacher d’autres événements de nature eugénique qui sont trop souvent passés sous silence. Par exemple, dans la première moitié du siècle, la stérilisation des handicapés aux Etats-Unis était monnaie courante. On estime à plus de 60 000 le nombre de ceux qui l’ont subie. La Suède a également, jusque dans les années 60, stérilisé ses handicapés mentaux. A la lumière de l’histoire, on ne peut donc qu’être inquiet de voir proliférer des guerres dont l’objectif premier est la purification ethnique. De telles guerres ne pourraient-elles pas survenir demain sur des bases pseudo-scientifiques de purification génétique ?
13Parmi l’ensemble des questions qui émergent à l’occasion de tel ou tel succès scientifique dans les domaines de la génétique et de la reproduction, trois semblent particulièrement fondées : Va-t-on choisir « l’enfant sur mesure » ? Quel type de discrimination, voire de nouvelles formes d’exploitation, cela peut-il entraîner ? Comment établir des garde-fous pour éviter les graves dérapages éthiques auxquels vont forcément conduire les règles du marché s’il advenait que les gènes et les cellules embryonnaires – c’est-à-dire du matériel humain – puissent un jour être commercialisées ?
L’enfant parfait
14La tentation est grande de refuser celui ou celle qui ne convient pas. Les excès sont connus. Le plus important, quantitativement, est le refus de la grossesse lorsqu’il s’agit d’une fille. C’est ainsi qu’en Inde, le Parlement a finalement voté l’interdiction de procéder à une IVG pour sexe non souhaité. Mais, en Chine, il y a 20 millions de femmes manquantes tant la pratique de l’avortement sélectif et de l’infanticide reste forte. Dans les pays occidentaux, les demandes de choix de sexe sont apparues dans certaines communautés où le fait de ne pas avoir de garçon peut conduire à la répudiation de la femme. Il est certain que les premières demandes de choix de sexe vont être formulées lorsqu’une stérilité masculine imposera le recours à une fécondation in vitro. Rien ne s’opposera alors – sinon la conscience des médecins – qu’au cours de celle-ci, on ajoute un diagnostic pré-implantatoire du sexe recherché et qu’ainsi on choisisse les embryons à réimplanter. De même, faut-il faire un diagnostic pré-implantatoire pour toute maladie ou seulement si celle-ci est grave et incurable comme le stipule la loi française ? Peut-on rechercher une mucoviscidose, si c’est un risque reconnu pour l’enfant à naître, en faisant l’impasse sur une éventuelle trisomie (mongolisme) dont la découverte ultérieure pourrait entraîner un avortement médical ?
15On le voit, les frontières qui séparent la médecine de la convenance personnelle peuvent être extrêmement étroites. Qu’en sera-t-il des gènes de prédisposition (du cancer du sein, du cancer du côlon). Faudra-t-il les rechercher ? Heureusement, le gène de la bonne humeur ou de l’intelligence n’existe pas. Mais on pourrait envisager de vouloir introduire dans l’embryon des gènes nouveaux « meilleurs » protecteurs que les gènes naturels contre telle ou telle maladie. Il est clair qu’une vigilance de tous les instants est indispensable lorsque l’on lit des déclarations de scientifiques de haut niveau comme celles de F. Crick, prix Nobel de médecine : « Aucun nouveau-né ne devrait être reconnu comme un être humain avant d’avoir passé un certain nombre de tests sur sa dotation génétique. S’il ne réussit pas les tests, il perd son droit à la vie. »
L’exploitation du corps de l’Homme
16Sans aller jusqu’à une version moderne d’une œuvre telle que L’Ile du Dr Moreau de Stevenson, dans laquelle il s’agissait de produire des hommes aux capacités limitées et de ce fait réduits en esclavage, on voit bien malgré tout que les craintes d’une commercialisation répréhensible de matériel biologique provenant du corps humain sont parfaitement fondées. C’est aujourd’hui déjà le cas – la presse s’en est fait largement l’écho – pour les prélèvements d’organes (œil, rein) achetés dans certains pays du Sud pour des greffes faites sur des citoyens des pays riches. Ce sera le cas demain de prélèvements d’ovocytes si des règles très strictes de protection ne sont pas adoptées.
17Louer son corps comme dans le cas d’une mère porteuse est jugé par de nombreux pays comme une forme d’exploitation et / ou d’aliénation. Ce n’est pas le cas aux Etats-Unis ou au Canada où fleurissent, comme le montrent certains sites internet, les offres des candidates avec des prix variables selon les caractéristiques morphologiques. A quand la connaissance des caractéristiques génétiques dont certaines feront monter la cote ? On voit poindre ici un risque non négligeable de commerce illicite et terriblement lucratif des pays pauvres vers les pays riches.
La place du marché
18Les données génétiques recèlent un potentiel considérable pour la médecine du futur. Les nouveaux outils thérapeutiques – médicaments et thérapies génétiques ou cellulaires – sont très souvent mis au point par des acteurs privés, les laboratoires pharmaceutiques. Les finalités de la recherche peuvent être remises en cause par une logique industrielle, voire financière, en particulier lorsque les sociétés en question sont cotées en Bourse. Certes, le principe d’un brevet n’est pas en lui-même contraire à l’éthique. Il permet en rémunérant l’inventeur de marquer la reconnaissance de la société. Il est garant de la diffusion scientifique et s’oppose en cela à un savoir surprotégé et clandestin.
19Toutefois, la course au brevet peut aussi entraîner un coût excessif de la recherche. Le risque est grand de voir certaines sociétés pharmaceutiques et biomédicales se regrouper (MonSanto, Eli Lilly, Dupont de Nemours, Celera Genomics, etc.) et se trouver un jour en position de monopole. Une firme privée australienne (Autogen Ltd) a obtenu d’un petit pays indépendant du Pacifique Sud – les îles Tonga – un droit exclusif sur le patrimoine génétique de ses habitants. L’étude des gènes devient l’enjeu d’une guerre économique sans merci avec de gigantesques enjeux financiers. L’intérêt de ces sociétés privées se porte vers des groupes humains limités qui n’ont effectué que peu de mariages exogènes et qui présentent donc des caractéristiques génétiques permettant de mieux repérer la base génétique de l’apparition d’affections telles que le diabète, l’obésité, etc. Ainsi une start-up américaine (De Code Genetics) a choisi l’Islande en raison de l’homogénéité génétique de sa population. Cette étude aurait permis la découverte de la cartographie de certains gènes (associés à l’athérosclérose, à la maladie d’Alzheimer, à la schizophrénie). Comme le souligne Jeremy Rifkin : « Dans une dizaine d’années les opinions publiques risquent d’être sous le choc lorsqu’elles constateront que les gènes qui permettent de traiter ou de prolonger la vie seront la propriété de quelques grandes compagnies privées et sous leur contrôle commercial. »13
20Pourtant, plusieurs pays ont déjà adopté la déclaration de l’Unesco reconnaissant le génome comme patrimoine de l’humanité et de ce fait matériel non exploitable. Mais lorsque l’on regarde dans le détail, il ne suffit pas de s’en tenir à des déclarations de principes, car la situation est plus complexe.
21Les séquences brutes du génome – le matériel humain – ne sont pas brevetables. La déclaration de l’Unesco propose qu’elles soient mises dans le domaine public. Le principe sur lequel repose cette proposition est que le génome humain constitue le patrimoine commun de l’humanité tout entière : sa connaissance doit donc appartenir à tous. Il ne peut y avoir de confiscation du savoir génétique fondamental. Une simple découverte de ce qui existe à l’état naturel n’est pas brevetable. Seule peut l’être une véritable invention biotechnologique. Le droit au brevet requiert une véritable activité inventive, c’est-à-dire l’identification de la fonction d’un gène, démontrée par voie expérimentale, et la détermination concrète de ses applications à des fins diagnostiques, vaccinales ou thérapeutiques, pour mettre au point de nouveaux tests, vaccins ou médicaments. C’est seulement à ce niveau d’invention qu’il peut y avoir octroi de brevet.
22Une réglementation des brevets doit être proposée à l’échelle internationale afin d’assurer le respect des principes éthiques et la liberté de la recherche et tout en protégeant l’activité inventive des chercheurs. Mais comment mettre un telle réglementation en œuvre alors que, par ailleurs, les accords TRIPS garantissent la propriété intellectuelle aux firmes qui déposent les brevets et que l’OMC promet la liberté absolue du commerce dans le cadre de la mondialisation de l’économie ?
23Il est donc souhaitable que grâce à la recherche publique, menée avec des fonds publics, les données brutes du séquençage puissent être librement accessibles à tous. Seule la recherche publique peut s’opposer au comportement de sociétés privées, surtout américaines, telle Celera Genomics qui a déposé des dizaines de brevets sur le génome lui-même. La recherche publique est donc la meilleure garante de cette libre accessibilité. Devant les dangers que représentent des comportements commerciaux sans limites, il est fondamental de réaffirmer ces principes.
De la recherche sur l’embryon au clonage thérapeutique
24Le but de la médecine régénérative est de remplacer des cellules âgées ou malades par des cellules plus jeunes, génétiquement et immunologiquement compatibles. Des cellules naturelles ou génétiquement modifiées pourront, dans un avenir qui n’est pas si lointain, être utilisées pour traiter des maladies neurologiques, réparer les lésions de la moelle épinière, traiter le diabète ou encore certaines maladies cutanées. Pour cela, il sera nécessaire d’avoir recours aux cellules souches qui possèdent deux caractéristiques importantes : une capacité de prolifération (c’est-à-dire qu’elles puissent continuer à se diviser dans l’organisme d’accueil) et une spécialisation potentielle (c’est-à-dire qu’elles soient susceptibles de donner selon l’orientation voulue des cellules hépatiques, osseuses ou musculaires).
25Si les cellules souches existent dans les tissus adultes, fœtaux ou embryonnaires, seuls ces derniers paraissent aujourd’hui avoir les potentialités maximales. Elles proviennent de l’embryon au stade de blastocyste, soit après cinq ou six jours d’existence. Leur prélèvement entraîne donc le sacrifice de l’embryon donneur. Or, il se trouve qu’un grand nombre d’embryons à ce stade précoce de développement sont congelés dans les laboratoires et proviennent d’une surproduction d’embryons non utilisés immédiatement lors de la fécondation in vitro. Si certains s’inscrivent dans un projet parental, et sont donc en attente, nombreux sont ceux qui peuvent être considérés comme « orphelins », leurs géniteurs ayant abandonné l’idée d’avoir un (autre) enfant. En France par exemple, il y avait à la fin de l’année 1997 9 327 embryons qui ne faisaient plus partie d’un projet parental et 13 839 embryons dont les géniteurs étaient perdus de vue ou n’avaient pas donné de réponse aux enquêtes, soit plus de 20 000 embryons qui n’entraient plus potentiellement dans un projet parental.
26Dans un tel contexte, il est évident que l’autorisation de la recherche sur l’embryon suscite, depuis de nombreuses années, un débat éthique passionné selon la conviction que l’on se fait du statut de l’embryon. Pour certains, l’embryon est une personne dès la fécondation, pour d’autres, c’est une potentialité de personne, et d’autres encore – dont je suis – considèrent que son destin dépend du regard énigmatique qu’on lui porte, entre chose et personne. A ce stade très précoce de son développement, il ne se définit que par l’intention que ses géniteurs peuvent exprimer. De nombreux pays ont autorisé la recherche sur l’embryon (l’Angleterre depuis 1990, le Danemark depuis 1997, l’Espagne depuis 1998). L’Italie et la Belgique n’ont pas de législation. L’Allemagne, l’Autriche, la Norvège l’ont interdite. La France se prépare à autoriser une telle recherche dans un cadre bien délimité et selon une transparence définie par les futures lois de bioéthique.
27Aux Etats-Unis, la législation distingue les recherches qui peuvent bénéficier de financements publics de celles qui ne le peuvent pas. Jusqu’à présent, le gouvernement fédéral américain refusait de subventionner les recherches sur les cellules souches embryonnaires. En août 2000, l’administration Clinton les a autorisées. Si les chercheurs américains ne peuvent pas, à l’instar de leurs collègues anglais, créer des embryons in vitro, ils peuvent se servir des embryons surnuméraires destinés à être détruits. Dans le privé, par contre, tout ou presque est possible.
Le clonage cellulaire à visée thérapeutique
28Il existe un risque non négligeable que les cellules souches soient rejetées par l’organisme d’accueil du simple fait qu’elles proviennent d’un corps étranger. C’est pour résoudre cette question qu’est née l’idée du transfert du noyau de cellules somatiques adultes, qui aboutirait de fait à un clonage à visée thérapeutique. Cette technique identique au premier stade de l’opération qui a conduit à la naissance Dolly consiste à prélever le noyau d’une cellule somatique adulte chez un individu et à l’introduire au sein d’un ovocyte préalablement privé de son propre noyau. Le noyau se reprogramme alors en noyau embryonnaire et entraîne une division cellulaire avec formation d’un embryon de cinq ou six jours. Celui-ci peut alors fournir les cellules souches convoitées qui, dans le même temps, pourront être utilisées chez le même individu sans risque de rejet. Il est ici nécessaire de réaffirmer que le clonage reproductif qui aboutirait à la naissance d’un enfant cloné est interdit et doit le rester. Autrement dit, il doit être strictement interdit de réimplanter un embryon obtenu par clonage à visée thérapeutique.
29Le clonage cellulaire à visée thérapeutique est-il légitime ? L’utilisation de cellules souches embryonnaires pourrait s’appliquer à une grande diversité de maladies : diabète, myopathies, maladies neurologiques. Mais il existe d’importantes questions morales posées par la réalisation de cette étape particulière du clonage humain. Celles-ci dépendent de la manière dont on considère l’embryon. L’Angleterre vient officiellement d’autoriser le clonage à visée thérapeutique en décembre 2000. La Commission d’éthique italienne présidée par le Pr R. Dulbeco, prix Nobel, le préconise également. C’est la voie choisie par le gouvernement français s’il est démontré que les autres méthodes donnent des résultats insuffisants.
30Les objections morales au clonage thérapeutique sont au nombre de trois :
L’embryon humain, même à ses tous débuts, doit être considéré comme une personne. Il ne peut faire l’objet d’une réification, ce serait sa transformation en chose.
Il faudra beaucoup d’ovules féminins pour la recherche et il existe donc un risque d’instrumentalisation – et de commercialisation – du corps de la femme.
Quand, pour les besoins du clonage thérapeutique, on disposera de milliers d’embryons humains, cela ouvrira alors les portes au clonage reproductif.
31Il est intéressant de voir émerger un point de vue qui considère que l’embryon obtenu par clonage à partir d’une cellule adulte ne doit pas être envisagé comme un embryon issu de la fécondation d’un gamète mâle et d’un femelle. La cellule souche obtenue par transfert nucléaire doit donc être estimée pour ce qu’elle est : une cellule à l’origine d’un lignage cellulaire14.
La nécessité d’un code international d’éthique
32A l’heure de la mondialisation, il n’y a pas encore de bioéthique mondiale. En dépit de l’interdiction formelle du clonage reproductif humain par les Nations unies, en dépit de la déclaration universelle sur le génome humain adoptée par l’Unesco, les attitudes restent extrêmement hétérogènes entre pays pauvres et pays riches, pays latins et pays nordiques, comme entre les Etats-Unis et le reste du monde.
33Au fil des siècles, la science s’est affirmée avec une force croissante, s’efforçant de livrer une explication logique du monde et de guider les hommes dans leur marche vers le progrès. Mais si la science séduit, la science inquiète. Car elle touche, par ses ruptures incessantes de l’ordre établi, aux repères dont a besoin l’homme pour trouver un peu de sérénité. A l’époque où la communication s’est accélérée, les remises en cause sont quasi quotidiennes. Les sciences du vivant ont semble-t-il, ces dernières années, largement déstabilisé nos contemporains, car le clonage, la thérapie cellulaire et génique, les modifications envisageables de la filiation touchent aux représentations fondatrices de l’homme. Le champ du possible n’a plus de limite. La masse de renseignements est telle qu’il est difficile pour le profane de distinguer l’information de la désinformation tant les enjeux (tels que la notoriété, l’intérêt économique, le pouvoir) sont grands.
34Une réaction saine de l’Europe face à cet accroissement sans limites des possibles a été de mettre en place des garde-fous éthiques. Mais qu’en est-il des autres pays ? Ces règles éthiques sont chargées de contenir les débordements de la technique. Certains pays, dont la France, se sont enrichis de cette participation démocratique en créant des comités d’éthique sur les plans local, régional et national et en organisant de nombreux congrès et séminaires sur toutes ces questions. Mais si des débats de ce type ont lieu, on en oublie parfois le débat de fond, c’est-à-dire le problème de la science elle-même. Il ne faut pas seulement des scientifiques qui, comme Blaise Pascal, explorent les confins de la morale. Il faut surtout que les scientifiques apprennent à communiquer leur savoir plutôt que de laisser des tiers interpréter, et donc déformer, ce qu’ils ont à dire. Il s’agit là d’une fonction nouvelle du scientifique dans la cité. La société a besoin de s’approprier la science. Des tentatives existent et tout récemment en France « l’Université de tous les savoirs » a réuni quotidiennement tout au long de l’an 2000 les plus prestigieux scientifiques pour un cycle de 370 conférences.
35D’autres initiatives ont été organisées, par exemple des conférences citoyennes dans le cadre des Etats généraux de la Santé. Les questions posées par la génétique ont été très souvent reprises par les participants. Des conclusions se sont progressivement élaborées et sont remontées vers les décideurs, dans le pur esprit des « cahiers de doléances » de la Révolution Française. Il nous faut dans le domaine scientifique multiplier une véritable participation démocratique. Le succès de ces manifestations est toujours beaucoup plus grand qu’on ne le croit, tant l’opinion publique porte un grand intérêt à ces questions. Des Etats généraux sur l’état de la science, une idée qui progresse.
La nécessité d’une vision mondiale
36Face à un procès instruit contre la science, qui s’appuie sur la nostalgie de la vie naturelle, du paradis perdu, ou encore sur l’accusation formulée par Martin Heidegger qui reproche à la science d’avoir « désenchanté le monde », il est indispensable que les scientifiques – et pas seulement ceux du vivant – sachent non pas apporter le bonheur aux hommes malgré eux, mais instaurer le dialogue avec le public à propos de l’avalanche quotidienne de découvertes scientifiques et d’avancées technologiques. Les scientifiques ne sont plus de simples dépositaires du savoir, ce sont des acteurs de la pénétration du savoir dans la culture de la société. La réhabilitation de la science, et particulièrement des sciences de l’homme et du vivant, passe par une nécessaire information de nos concitoyens par les scientifiques euxmêmes.
37Dans ce cadre, la création de comités d’éthique nationaux est un instrument de choix. Il s’y côtoie certes des scientifiques, mais également d’autres acteurs de la société ayant une approche plus philosophique, religieuse, sociologique ou juridique, selon les courants de pensées existant dans le pays. Aujourd’hui tout est mondialisé, y compris les sciences du vivant. Cela fait planer des inquiétudes qui ne peuvent laisser personne indifférent. Devant l’immensité des problèmes que pose l’utilisation de produits humains, n’est-ce pas dans un cadre mondial qu’il faut aujourd’hui réfléchir à ces questions ? Devant les risques de dérapage aux conséquences incalculables que fait peser – ce qu’il faut bien appeler – l’un des marchés mondiaux les plus prometteurs de ces 20 prochaines années, n’est-ce pas au niveau mondial qu’il faut créer les garde-fous nécessaires ?
38Faut-il créer un comité international d’éthique qui garantirait l’application de règles éthiques internationales ? Une organisation mondiale de la protection des produits humains qui équilibrerait, avec des pouvoirs identiques, la toute-puissante Organisation mondiale du commerce ? Quel que soit le type d’institution qu’il est devenu nécessaire de mettre en place, une chose est sûre : il faut élaborer un code éthique international garanti par l’Assemblée générale des Nations unies, qui préciserait l’ensemble des règles qui seraient valables pour tous (non-commercialisation du génome, interdiction du clonage humain reproductif, etc.), tout en tenant compte des diversités culturelles et des spécificités de chaque société. C’est à ce prix que le progrès pourra continuer à être au service de l’homme et non le contraire.
Notes de bas de page
1 Introduction d’un gène étranger à l’espèce, grâce à un vecteur viral.
2 Le Douarin et al., « Interspecific chimeras in avian embryos », Methods Mol Biol, 135, 2000, pp. 373-386.
3 Wilmut I. et al., « Viable Offspring Derived from Fetal and Adult Mammalian Cells », Nature, 385(6619), 1997, pp. 810-813.
4 Le Quotidien du Médecin, 16/03/2000.
5 Yanagimachi R. Personal data.
6 Le Quotidien du Médecin, 26/01/2001.
7 Le Figaro, 21/12/2000.
8 Chan et al., « Transgenic is reviewed ». Mol Reprod Dev, 2000.
9 Maladie de Franconi : Anémie gravissime associée à diverses malformations morphologiques.
10 Bachoud-Levi et al., « Motor and Cognitive Improvments in Patients with Huntington’s Disease after Neural Transplantation », Lancet, 356(9246), 2000, pp. 1975-1979.
11 Menasché, P., Hagege A.A., Scorsin M., Pouzé B., Desnos M., Duboc D., Schwartz K., « Clinical Myoblast Transplantation or Heart Failure », Lancet 2001, 367, 2001, pp. 279-280.
12 Cavazzana-Calvo M., Hacein-Bey S., De Saint Basile G., Gross F., Yvon E., Nusbaum P., Seiz F., Hue C., Certain S., Casanova J.L., Bousso P., Le Deist F., Fisher A., « Gene Therapy of Human Severe Combined Immunodeficiency (SCID)-X1 Disease », Equal contribution, Science, 288, 2000, pp. 669-672.
13 Rifkin J., Le siècle biotech, La Découverte, 1998.
14 Mattei J.F., Libération 7/02/2001.
Auteur
Médecin. Professeur de gynécologie-obstétrique. Chef du service de maternité et de médecine de la reproduction de l’Hôpital universitaire de Clamart, France. Nombreux travaux, articles et publications sur la fécondation in vitro et le diagnostic pré-implantatoire (DPI). Ancien membre du Comité national d’éthique. Conseiller technique au Ministère de la recherche, Paris. Auteur de : « Les Procréations Médicalement Assistées », collection Que Sais-Je ? PUF, n° 2635 ; « Dieu, la médecine et l’embryon ». Editions Odile Jacob, 1997.
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