Demain, grand-mère, tu auras cent vingt ans !
p. 279-292
Texte intégral
1Notre espérance de vie a doublé depuis un siècle. Plus un an tous les trois ou quatre ans. Nous pouvons donc aujourd’hui espérer vivre – presque – assez longtemps pour réaliser nos rêves les plus lointains… Alors que l’on entend parler partout, d’un air très préoccupé, de vieillissement de la population, l’on pourrait aussi se réjouir, se féliciter de ce magnifique cadeau de vie supplémentaire, une vraie bonne surprise, la cerise sur le gâteau ! D’autant plus que longévité rime avec qualité. Cette augmentation de la durée de vie est généralement associée, en Suisse comme au Japon, à une excellente qualité de vie, et l’espérance de vie sans handicap continue de croître plus vite que l’espérance de vie elle-même.
Longévité n’est pas immortalité
2La réalité est indéniable : un bébé fille qui naît aujourd’hui en Suisse par exemple a une espérance de vie de 89 ans, et un garçon, de 84 ans. Le Japon compte plus de dix mille centenaires – ils devraient atteindre le million dans les pays développés à l’horizon de 2020 – et « mourir de vieillesse en bonne santé » devient un objectif de fin de vie réaliste et naturel. Il ne s’agit pas d’immortalité, mais de bonheurs modestement durables. Car même si l’on vit jusqu’à cent ou cent vingt ans, la mort est toujours au bout du chemin. Mais comme le dit si bien Hisachi Tauchi, ancien directeur de la faculté de médecine de l’université d’Aichi, au Japon : « Plus l’homme vit longtemps, plus les souffrances de la mort sont réduites. La vieillesse offre un trépas heureux. » Toute la question de la longévité est donc ceinte par la qualité – y compris celle de la mort – et non pas par celle de l’immortalité.
L’inversion de la pyramide des âges
3La pyramide des âges est utilisée par les démographes pour visualiser la répartition d’une population par âge et par sexe. Chaque groupe d’âge est figuré par un rectangle dont la surface est proportionnelle à son effectif au sein d’une population. La pyramide des âges de la population mondiale montre une base large (c’est-à-dire une proportion importante d’enfants et de jeunes), puis se rétrécit progressivement vers un sommet étroit (c’est à dire un nombre relativement faible de personnes âgées et très âgées). Mais cette apparente régularité de la pyramide mondiale des âges résulte de l’addition de situations très différentes et dissimule des disparités importantes selon les continents1. En Suisse, comme dans l’ensemble des pays développés, la pyramide des âges n’a plus du tout la forme d’une pyramide puisque sa base est plus petite que sa partie moyenne, témoignant d’une baisse de la fécondité (le nombre d’enfants est moins élevé et est même devenu – dans de nombreux pays d’Europe – inférieur au seuil permettant le renouvellement des générations). Un autre phénomène est particulièrement remarquable : l’accroissement de la longévité individuelle et, donc, du nombre de personnes âgées2. Dans les pays riches, comme en Suisse, on observe une croissance constante du nombre des personnes de plus de 60 ans qui devrait presque doubler entre 1980 et 2020 (figure 1). Si le nombre de personnes vivant entre 65 et 79 ans reste relativement stable, c’est celui des personnes vivant au-delà de 80 ans qui croît de manière significative.
4La question se pose dès lors de savoir comment gérer efficacement l’augmentation de la longévité pour qu’elle soit réellement un cadeau de vie non seulement pour chaque individu qui en bénéficie, mais aussi pour l’ensemble de la société. Ce sera là probablement l’une des questions sociales les plus importantes de ce début de millénaire. Comment gérer l’inversion de la pyramide des âges et l’apparente instabilité qu’elle instaure ? Comment modifier l’organisation de nos sociétés développées de façon à s’adapter rapidement aux nouvelles donnes démographiques et intégrer harmonieusement cette inversion ? Comment concilier ce que nous avons appelé dans nos précédents travaux3 le « développement durable individuel » (c’est-à-dire le développement qualitatif de la personne dans la durée ou successful aging américain4) et le développement durable global ? Comment faire bénéficier les plus jeunes des connaissances, des compétences et de l’expérience acquises par les plus âgés, pour le mieux-être de tous ? Comment ne pas compromettre l’avenir par le poids croissant des retraites ? Pour répondre à des questions aussi fondamentales et trouver des solutions pour moduler l’effet social ou économique du vieillissement, il faudrait d’abord être en mesure de comprendre les fondements même de l’augmentation de la longévité, ce qui est une approche indispensable pour essayer de réduire l’effet des maladies liées au vieillissement et de préserver l’autonomie des personnes âgées. Or rien n’est moins simple, car la définition du vieillissement reste multifactorielle et variable.
5Le vieillissement, déterminé par nos gènes et modulé par notre environnement, peut être chronologique (nombre d’années vécues), démographique (nombre de personnes de plus de 65 ans) ou biologique (ce sont les mécanismes mêmes du vieillissement qui sont pris en compte). Le vieillissement biologique correspond à la somme des altérations anatomiques, histologiques et physiologiques, survenues au cours du temps, au sein des différents types cellulaires, dans les différents organes et systèmes. Des définitions plus larges du vieillissement prennent davantage en compte la perte progressive mais généralisée de la complexité dans les dynamiques qui régulent les 282 échanges et les fonctionnements des différents organes, les altérations de la réponse aux changements externes tels que le stress5, ou la perte généralisée de l’entropie6. Mais une chose est certaine : le vieillissement ne peut se définir par un âge limite, et cela la tendance à l’inversion de la pyramide des âges le souligne bien : lorsque l’on vit jusqu’à 120 ans, à 65 ans, on est jeune, très jeune !
Le « phénomène longévité » et les théories du vieillissement
6Le « phénomène longévité » (doublement de l’espérance de vie en un siècle) n’a été – et c’est bien pourquoi il est un phénomène – ni voulu, ni prévu, ni planifié, ni même imaginé. Il est apparu beaucoup trop rapidement pour être d’origine génétique. Il ne répond à aucune volonté, fusse-t-elle celle d’une poignée de savants fous ou de politiciens à la dérive. La diminution de la mortalité infantile et maternelle, les progrès techniques et d’hygiène fondamentale contribuent certes au processus, mais l’augmentation de la longévité individuelle reste un facteur prépondérant. Le phénomène est donc là, comme une réalité soudaine, encore inexpliquée, probable conséquence de modifications ignorées de notre environnement global. Ainsi, quand bien même la majorité d’entre nous aurait tendance à considérer les modifications récentes de notre environnement comme négatives, voilà qu’elles nous permettent de vivre aujourd’hui vingt ans de plus qu’hier à peine !
7Ainsi, le rôle positif de la qualité de l’environnement social, des système de santé et de soins (hygiène, vaccinations, traitements efficaces des maladies infectieuses, diminution de la mortalité infantile), et de la prospérité économique, peut se lire – en négatif – dans la perte rapide de longévité en Russie, qui est associée aux modifications, rapides elles aussi, du système de soins et de l’organisation sociale7. Mais l’argument social ne résiste pas toujours à un examen plus attentif. Tout d’abord, on constate que l’augmentation de la longévité s’observe aussi dans les populations des pays en voie de développement et ce phénomène va se généraliser sur l’ensemble du globe d’ici 2020. Certaines études suggèrent l’intervention de facteurs généralement ignorés dans l’augmentation de la longévité : il s’avère par exemple que la plupart des centenaires ont été particulièrement actifs professionnellement parlant, mais aussi que le fait de vivre hors institution favorise également la longévité. Les centenaires sont généralement urbains, mais certaines « niches » de centenaires que l’on trouve en Italie ou en Grèce notamment sont représentatives de milieux ruraux particulièrement modestes. Ces quelques observations soulignent la complexité du « phénomène longévité » et rendent compte du nombre impressionnant de théories du vieillissement : elles ne sont pas moins de 300 aujourd’hui à essayer d’expliquer une réalité qui reste pourtant largement incomprise. Ces théories peuvent être regroupées en théories évolutionnistes, descriptives, génétiques et environnementales8.
Théories évolutionnistes
8Les théories évolutionnistes étudient la longévité des différentes espèces. Elles se proposent d’expliquer les principales causes du vieillissement « public » (valables pour plusieurs espèces). Elles ont établi, par exemple, que la longévité des différentes espèces est inversement proportionnelle à la taille de l’animal, à la rapidité de son métabolisme, à la quantité de radicaux libres de l’oxygène (RLO) des cellules des différents organismes (voir aussi : théories environnementales), et à l’apport calorique, alors que l’efficacité d’élimination des RLO et la capacité d’autoréparation sont quant à elles proportionnelles à la durée de vie des espèces9.
Théories descriptives
9Les théories descriptives observent les altérations survenues en fonction de l’âge, au niveau des cellules, des tissus et des organes10. Ces altérations empêchent le fonctionnement correct de la cellule, qui ne remplit plus ses fonctions biologiques, et conduisent à une accumulation des composantes cellulaires modifiées (error accumulation). La cellule dispose cependant de nombreux mécanismes visant à éliminer ce type d’altérations. Les proteins dites du choc thermique (heat shock proteins), ou protéines de stress, en font partie11. Les protéines de stress jouent un rôle important dans la restauration de la conformation native des protéines et/ou dans l’élimination des protéines irréparables. Leur synthèse et leur efficacité d’action diminuent en fonction de l’âge, ce qui contribue à l’aggravation du chaos cellulaire provoqué par l’altération des protéines cellulaires12. Le maintien d’un niveau élevé de ces protéines de stress pourrait ainsi contribuer au successful aging.
Théories génétiques
10Les théories génétiques postulent que le vieillissement est dû à une perte progressive de l’information génétique. L’ « usure » du matériel génétique pourrait être soit mécanique (erreurs de transmission de l’information, altérations du matériel génétique), soit programmée (arrêt du cycle cellulaire et de l’expression des vitagènes ou des gérontogènes). Les théories qui soulignent que le vieillissement est un phénomène génétiquement programmé se fondent notamment sur l’observation de la perte systématique de la partie terminale des chromosomes, les télomères13. La cellule serait munie d’une « horloge biologique » qui déterminerait qu’à chaque division cellulaire, la longueur des télomères diminue : le programme réplicatif prévoirait ainsi que le nombre de divisions cellulaires soit limité.
Théories environnementales : prépondérance de la théorie radicalaire
11Les théories environnementales quant à elles s’intéressent aux facteurs de l’environnement, externe ou interne, responsables des altérations observées au cours du vieillissement, et les RLO sont aujourd’hui considérés comme d’importants facteurs environnementaux du vieillissement14. L’oxygène, indispensable à notre survie d’êtres aérobies, est continuellement métabolisé en des produits très réactifs – les radicaux libres, RLO – et potentiellement toxiques. Ces RLO sont formés au cours de l’ensemble de nos métabolismes qui consomment de l’oxygène. La toxicité des RLO peut s’exercer à l’égard de l’ensemble des structures cellulaires : les lipides, entraînant la peroxydation lipidique qui conduit à une rigidification des membranes des cellules ; les protéines, constituants des cellules et de la matrice extracellulaire ; l’ADN, qui est particulièrement sensible aux RLO, et plus particulièrement au radical hydroxyle, dont la production est favorisée en présence de fer ; et les mitochondries, véritables poumons de la cellule, à la fois usines d’énergie et carrefours entre vie et mort cellulaires, à la fois productrices de radicaux et extraordinairement sensibles à l’attaque radicalaire qu’elles peuvent elles-mêmes engendrer.
12Notre corps et nos cellules sont par ailleurs équipés de puissantes défenses antiradicalaires, ou antioxydantes, qui nous permettent de prévenir ou de lutter contre la toxicité des RLO. Chez les sujets âgés, la quantité de RLO est augmentée, alors que les capacités de défenses antioxydantes sont réduites. La perte générale de complexité liée au vieillissement ne va pas sans perte de l’efficacité et de la multiplicité des défenses : alors que l’exposition aux radicaux libres augmente avec l’âge, la capacité de stimulation des défenses endogènes diminue. L’équilibre est rompu et les RLO peuvent alors exercer leurs effets délétères sans contrôle. Le vieillissement normal, inscrit – notre destin – serait ainsi lié à la quantité de RLO que produit notre propre corps ou à laquelle il est constamment exposé (fumée de tabac, expositions environnementales diverses, UV, etc.) d’une part, et par la qualité de nos défenses antioxydantes endogènes et l’efficacité de nos gènes individuels et polymorphes déterminant nos capacités d’adaptation et de défense15, d’autre part. Mais pour nous défendre contre ces RLO, outre par nos propres gènes antioxydants dont nous ne maîtrisons pas encore l’activité, nous disposons également d’antioxydants exogènes. Ainsi, la recette du successful aging est aussi dans l’assiette : « Dis-moi ce que tu manges et je te dirai combien d’années tu vas vivre ! »16
13S’il est vrai que les RLO jouent un rôle déterminant dans le vieillissement, alors l’une des hypothèses à examiner pour expliquer l’augmentation mondiale de la longévité serait que les modifications de l’environnement bio-géochimique, et notamment de l’environnement radicalaire, moduleraient de telle manière les défenses antioxydantes endogènes que l’équilibre serait déplacé en faveur des facteurs adaptatifs. La résultante serait alors un équilibre, instable et transitoire, en faveur des mécanismes antioxydants, protecteurs, et favorables à la longévité, ceci malgré, ou à cause de l’augmentation de l’exposition aux RLO. Si un tel équilibre instable jouait effectivement un rôle important dans l’augmentation de la longévité aujourd’hui observée, il serait alors probable de voir cet équilibre s’inverser dans un proche avenir, auquel cas les prévisions démographiques actuelles ne seraient qu’un leurre. L’impondérable étant programmé, les erreurs de prévisions sont d’ailleurs fréquentes en démographie17.
Développement durable individuel et développement durable global : les tensions
14L’augmentation de la longévité impose aujourd’hui à l’ensemble des sociétés des tensions d’autant plus urgentes à résoudre qu’elles n’avaient, elles non plus, pas été programmées. Notamment pour des raisons économiques, mais aussi du fait de l’organisation sociale dans son ensemble. Sur le plan qualificatif, le développement durable des individus entre en compétition avec le développement durable global, et cela même s’ils sont dépendants l’un de l’autre. Le développement durable peut être compris comme l’interaction positive et productive entre le bien-être environnemental, économique et social aussi bien pour des individus que pour des populations. Le financement des retraites est l’un des paradigmes des tensions existant entre développement durable individuel et global. En effet, qui dit augmentation de la longévité ou vieillissement des populations dit aussi augmentation de la durée de la retraite – en tout cas aussi longtemps que la notion de retraite reste liée à un âge déterminé. Or, la retraite, il faut la financer. Il y a quelques années à peine, en Suisse, pays qui bénéficie d’un système de retraites essentiellement fondé sur la solidarité intergénérationnelle, huit personnes professionnellement actives finançaient une personne à la retraite, alors que, aujourd’hui, le ratio est de quatre pour une, et bientôt de deux pour une !
15Mais ces tensions sont également évidentes dans les systèmes de soins, avec la crainte, qui n’est pas forcément fondée, qu’une hausse progressive du nombre de personnes très âgées signifie une augmentation parallèle du nombre de malades et de dépendants, consommant de ce fait un maximum de soins médicaux et de ressources consacrées à la prise en charge de la dépendance. Ces tensions peuvent se sentir jusque dans les activités de loisirs, dans lesquelles la part réservée aux personnes âgées commence parfois à porter ombrage aux plus jeunes. Dans tous les domaines, la consommation des ressources globales crée ainsi d’inévitables tensions entre les générations d’aujourd’hui et celles de demain. Mais si ces tensions sont inévitables, il est tout aussi indispensable de les résoudre. C’est de la résolution de ces tensions que dépend en effet un développement durable et harmonieux de toutes les générations qui se côtoient.
Développement durable individuel et développement durable global : les solutions
16Parmi les multiples possibilités de résolution des tensions entre le développement durable individuel et le développement durable global, nous aborderons ici la question de l’engagement professionnel des personnes âgées, de leur rôle dans l’économie, de l’autonomie, de l’interdépendance entre les générations et des solidarités familiales et/ou collectives18. Il y a lieu de souligner tout d’abord qu’il n’existe aucun motif scientifique pour concevoir le gain de vingt ans de vie dont nous bénéficions aujourd’hui comme un allongement exclusif de la fin de la vie seulement. En effet, on peut tout aussi bien considérer qu’il s’agit là d’une nouvelle plasticité, d’une « élasticité de la durée de vie », et qu’ainsi c’est chaque étape de l’existence qui peut bénéficier de l’allongement, et pas uniquement la période après 65 ans (figure 3). Cette élasticité est d’ailleurs déjà partiellement réalisée par l’introduction progressive de la formation continue et sa généralisation. Cette flexibilité nouvelle, quel que soit son contenu, éducatif, professionnel ou socioéconomique, permettrait aux personnes âgées de continuer à bénéficier de l’influence intégratrice du travail et de partager leurs compétences avec l’ensemble de la société. Le Programme National de Recherche (PRN32, Berne 1999) prévoit aussi qu’« à long terme, même une élévation de l’âge de la retraite est tout à fait envisageable, car cela améliore le rapport entre les retraités et la population en âge de travailler ». Une telle perspective permet à elle seule d’aborder l’augmentation de la longévité de façon plus positive que sous l’angle du vieillissement des populations.
Le travail et la formation
17L’élasticité de l’ensemble des périodes de l’existence est en fait déjà prise en compte dans nombre d’aspects de notre société. En effet, la durée de la formation initiale est aujourd’hui plutôt de 25 à 30 ans pour les universitaires (figure 2), des périodes de formation continue ont été introduites dans le parcours de nombreux individus, et la période reproductive a elle aussi été déplacée. Par contre, l’adaptation de la durée d’activité professionnelle reste le sujet d’intenses discussions, centrées sur la flexibilité des retraites, une flexibilité qui est cependant jusqu’à ce jour considérée en Suisse presque exclusivement « vers le bas », par le biais des retraites anticipées. La flexibilisation « vers le haut » n’est pas encore classiquement prise en compte et les propositions d’élévation de l’âge de la retraite engendrent souvent des réactions très négatives, quand bien même une telle élévation est effectuée ou considérée presque partout en Europe, et notamment dans des pays reconnus pour leur prise en compte des facteurs sociaux tels les pays scandinaves. En Norvège par exemple, l’âge de la retraite est d’ores et déjà fixé à 67 ans. En Suisse, la question doit aussi être abordée, ne serait-ce que pour répondre à la volonté de ceux, de plus en plus nombreux, qui souhaitent travailler au-delà de l’âge de la retraite. L’étude suisse sur la population active 1991-2000 a notamment établi que 33,7 % des travailleurs masculins et 36,7 % des femmes poursuivent une activité professionnelle, souvent à temps partiel, dix-huit mois après l’âge « fatidique » de leur retraite respective. La flexibilisation de l’âge de la retraite « vers le haut » pourrait se généraliser grâce à l’introduction de mesures incitatives pour les employeurs comme les employés, permettant ainsi d’envisager plus sereinement le financement futur des retraites, en étendant le principe de solidarité intergénérationnel à une nouvelle solidarité entre personnes âgées qui poursuivent leur activité professionnelle et celles qui choisissent de l’interrompre.
18Par ailleurs, le travail – la récente période de chômage nous l’a bien montré – est un fantastique facteur d’intégration sociale, et le désir d’une telle intégration motive certainement tout autant, si ce n’est plus, ceux qui poursuivent leur travail, que le facteur économique. De plus, le travail des personnes âgées n’enlève rien aux possibilités professionnelles des plus jeunes : au contraire, il peut contribuer à créer de l’emploi. La création d’entreprises par les personnes de plus de 65 ans donne une possibilité d’offrir des emplois aux jeunes et contribue au transfert du savoir entre les générations19. Il y a donc tout avantage à valoriser la contribution des personnes âgées, leur expérience, leurs compétences et leur disponibilité, dans le monde du travail. La notion de retraite est en pleine (r)évolution, une notion qu’il nous faut repenser. Les limites du vieillissement établies sur la base d’un âge donné ne sont plus d’actualité, et doivent être remplacées par une vision plus adaptative et généralement flexible.
L’économie et les personnes âgées
19Alors que l’on considère souvent le poids économique des personnes âgées, il y a lieu aujourd’hui de réviser également cette vision. Tout d’abord, la généralisation de l’épargne forcée et de l’épargne volontaire (deuxième et troisième piliers) font que les personnes âgées bénéficient en fait souvent d’une aisance financière qui n’a pas échappé à l’attention des marchés étrangers. Même si les produits pour personnes âgées ne sont encore que timidement promus en Suisse, sauf peut-être dans le domaine des voyages, on découvre et on explore partout ailleurs un nouveau pouvoir d’achat, une nouvelle cible publicitaire, un nouveau champ commercial, en friche, tout frais, tout jeune : les panthères grises. L’Office fédéral de la santé publique (OFSP) nous rapporte qu’une année gagnée d’espérance de vie conduit à long terme à une augmentation de 1 % du PIB ! Imaginez un pays de Cocagne où l’on travaille à sa guise et pour le plaisir jusqu’à l’orée d’un siècle nouveau, voire au-delà, et où ma grand-mère, désormais âgée de 120 ans, non seulement contribue à l’économie active, mais devient, de plus, une consommatrice chouchoutée par les commerces, les médias, la publicité, et toutes les nouvelles technologies de la communication…
Autonomie et qualité de vie
20L’autonomie est un facteur indissociable de la qualité de vie des personnes concernées et de toutes celles qui les entourent. C’est probablement animés par la force de ce concept que les Américains eux aussi se préoccupent de l’augmentation de la durée de vie, même s’ils le font de façon plus anticipative puisque, en raison notamment de la force persistance de leur immigration, ils sont moins touchés que nous par le « phénomène longévité ». Ils présentent deux scénarios20 : le scénario catastrophe et le scénario optimiste. Selon le premier, il y aura de plus en plus d’Américains vieux, malades et surtout dépendants. Dans le second, l’inversion de la pyramide des âges va certes s’accentuer, et les Américains vivront très vieux, mais autonomes, et au mieux de leur forme physique et psychique. Selon la revue Science, c’est l’investissement dans la recherche médicale et scientifique qui fera la différence entre les deux scénarios. Un investissement que l’Amérique veut massif. Un investissement dans la recherche gérontologique qui visera le traitement et, mieux encore, la prévention des maladies associées au grand âge, et qui garantira l’autonomie. La prise en charge des fractures du col du fémur en est un exemple : autrefois réelle rupture de vie, souvent catastrophique en termes d’autonomie, aujourd’hui, grâce aux nouvelles techniques d’intervention et de suivi, elle n’est plus un facteur important de dépendance physique des personnes âgées21. Outre l’investissement dans la recherche médicale, le développement des nouvelles technologies et leur mise à disposition des personnes âgées, notamment dans le cadre de la domotique, mais également dans celui de la communication, devraient eux aussi contribuer à leur autonomie durable et donc à leur qualité de vie. De plus, la complexité supplémentaire apportée par les nouvelles technologies dans le monde des personnes âgées ne peut être que favorable au maintien général de niveaux de complexité organique élevés, et contribuer ainsi au successful aging.
Interdépendance plutôt que dépendance
21Il ne faut certainement pas céder à la tentation du confinement des personnes âgées dans un cadre de travail bénévole exclusivement utile à la famille et à la société. De nouveau, les enseignements du chômage nous ont montré que le travail dit social ne permet souvent pas le même type d’intégration sociale que le travail rémunéré. Cependant, les besoins et les disponibilités respectives doivent aussi être prises en compte. Ainsi, un rapprochement des familles et des générations, chacun exerçant dans le contexte familial désormais élargi les responsabilités les plus adéquates en fonction de la période de vie, pourrait contribuer grandement à la réduction de ses tensions entre les générations, en remplaçant la notion de dépendance par celle bien plus dynamique et constructive, d’interdépendance.
22Demain, grand-mère, tu auras 120 ans. Tu seras en bonne santé, autonome, ravissante, sexuellement épanouie – cette vie-là, non plus, ne te sera plus confisquée. Tu seras branchée, grand-mère, y compris sur le net, et que tu sois professionnellement active ou non, ton propre développement durable s’intégrera dans la réalisation du développement durable de l’humanité. J’aimerais bien être, demain, cette grand-mère-là.
Notes de bas de page
1 VALLIN J., La Population mondiale la Découverte, collection « Repères », Paris, France, 124p ; 1995 ; et U.S. Census Bureau : http://www.census.gov/cgi-bin/ipc/idbpyrs.pl?cty=SZ&out=y&ymax=250.
2 Démographie.ch : http://www.demographie.ch/ ; Données de Office fédéral de la statistique, Neuchâtel : http://www.statistik.admin.ch/findex.htm.
3 KREPS S., MARIÉTHOZ E., BAKONYI M., POLLA B.S., « Effects of Ageing Population on Individual and Global Sustainable Developement : a Biodemographical Perspective », Int J Sust Dev World Ecol 6, 1-13 ; 1999 et MARIÉTHOZ E., POLLA B.S., KREPS S., BAKONYI M., « Développement durable et santé : perspective locale, implication globale », Méd&Hyg, 57, 1043-1049 ; 1999.
4 WHITFIELD K.E., FILLENBAUM G.G., PIEPER C., ALBERT M.S., BERKMAN L.F., BLAZER D.G., ROWE J.W., SEEMAN T.,. The Effect of Race and Health-related Factors on Naming and Memory. The MacArthur Studies of Successful Aging. J Aging Health 12 : 69-89, 2000 ; GONOS E.S., Genetics of Aging: Lessons from Centenarians. Exp Gerontol 35, 15-21, 2000.
5 MARTY, R., Gènes, environnement et vieillesse. Reproduction humaine et hormones, IX 71-80 ; ROBERT, L., Les horloges biologiques, Champs, Flammarion, France, 135p., 1996.
6 BORTZ W.M. Aging as Entropy. Exp Gerontol 21, 321-328; TOUSSAINT O., RAES M., REMACLE J. 1991. Aging as a Multi-step Process Characterized by a Lowering of Entropy Production Leading the Cell to a Sequence of Defined Stages. Mech Ageing Dev 61, 45-64; 1986.
7 VESELKOVA I.N., ZEMLIANOVA E.V., KOROTKOVA A.V., POGORELOVA E.I., SAGRADOV A.A., The Effect of Medical Factors on Longevity in Russia. Probl Sotsialnoi Gig Istor Med 6, 3-6 ; 1996.
8 MEDVEDEV, Z. A., An Attempt at Rational Classification of Theories of Ageing, Biol Rev 65, 375-8 ; 1990.
9 TOLMASOFF J.M., ONO T., CUTLER R.G., Superoxide Dismutase : Correlation with Lifespan and Specific Metabolic Rate in Primate Species. Proc Natl Acad Sci USA 77, 2777-2781 ; HARMAN D. 1981. The Aging Process. Proc Natl Acad Sci USA 78, 7123-7128 ; 1980.
10 FRANCESCHI C., BONAFE M., VALENSIN S., OLIVIERI F., DE LUCA M., OTTAVIANI E., DE BENEDICTIS G., Inflamm-aging. An Evolutionary Perspective on Immunosenescence. Ann N Y Acad Sci 908, 244-254 ; 2000.
11 MALLOUK Y., VAYSSIER-TAUSSAT M., BONVENTRE J.V., POLLA B.S., 1999. Heat Shock Protein 70 and ATP as Partners in Cell Homeostasis (Review). Int J Mol Med, 4 : 463-474 ; POLLA B.S., COSSARIZZA A., 1996, Stress Proteins in Inflammation, EXS 77, 375-391 ; 2000.
12 FAVATIER F., POLLA B.S., Protéines de stress et vieillissement. L’année gérontologique 217-224, 1996 ; et LIU Y.-C., LEE Y.K., MANALO D., HUANG L.E., Attenuated Heat Shock Transcriptional Response in Aging: Molecular Mechanism and Implication in Biology of Aging. Stress-inducible Cellular Responses. ed. U. Feige, R. I. Morimoto, I. Yahara and B. S. Polla. Birkhäuser Verlag Basel ; 1996.
13 ISHIKAWA F., Aging Clock : the Watchmaker’s Masterpiece. Cell Mol Life Sci 57, 698-70 ; SHERR C.J., DEPINHO R.A., Cellular Senescence : Mitotic Clock or Culture Shock ? Cell 102, 407-410 ; 2000.
14 MELOV S., Mitochondrial Oxidative Stress. Physiologic Consequences and Potential for a Role in Aging. Ann N Y Acad Sci 908, 219-25 ; 2000.
15 FAVATIER F., POLLA B.S, Protéines de stress et vieillissement. L’année gérontologique 217-224 ; 1996. MARIÉTHOZ E., RICHARD M.J., POLLA L.L., KREPS S.E., DALL’AVA J., POLLA, B.S., Oxidant/antioxidant Imbalance in Skin Aging : Environmental and Adaptive Factors. Rev Env Health 13, 147168 ; 1998.
16 AMES B.N., Micronutrients Prevent Cancer and Delay Aging. Toxicol Lett, 102-103 : 5-18 ; 1998 SCHORAH C.J., Micronutrients, Vitamins, and Cancer Risk. Vitam Horm, 57 : 1-23 ; 1999. BURRI B.J., Antioxidant Status in Vegetarians versus Omnivores: a Mechanism for Longer Life ? Nutrition 16, 149-50 ; 2000.
17 KAULT D., Uncertainties in Predicting the Demographic Impact of AIDS. Theor Popul Biol 57, 309-324. ; 2000. et VALLIN J., La population mondiale la Découverte, collection « Repères ». Paris. France, 127 p. ; 1995.
18 PITROU A., Les frontières mouvantes de la solidarité. Projet, 256 : 43-50. Eds : Centre de recherche et d’action sociale. Paris, France ; 1998.
19 En France, 11 % de nouveaux chefs d’entreprises ont 50 ans et plus. Source : APCE – Sine 94 – Enquête population active : http://www.apce.com/dossiers/rapport/rappo197.html. Le passage à l’acte 290 croît avec l’âge du porteur de projet.
20 SCHNEIDER, E. L. « Aging in the Third Millennium », Science 3, p. 796-797, 1999.
21 SCHURCH M.A., RIZZOLI R., MERMILLOD B., VASEY H., MICHEL J.P., BONJOUR J.P. J Bone Miner Res 11 : 1935-1942 ; 1996. et MICHEL J.P., HOFFMEYER P., KLOPFENSTEIN C., BRUCHEZ M., GRAB B., D’EPINAY CL., « Prognosis of Functional Recovery 1 Year after Hip Fracture : Typical Patient Profiles through Cluster Analysis », J Gerontol A Biol Sci Med Sci 55, M508-15 ; 2000.
Auteurs
Médecin. Ancienne chargée de cours à l’Université de Genève. Ancien directeur de recherche à l’INSERM (France). Coordinatrice du programme Environnement et santé de la Faculté de médecine de l’Université de Genève (1994 à 1999). Conseillère nationale depuis 1999. Dirige une entreprise familiale à Genève. Nombreuses publications sur le « vieillissement » et sur le « développement individuel et global ».
Biochimiste. Doctorat ès sciences consacré aux « protéines de stress thermique » (laboratoire Dr B. Polla, 1996). Depuis 1998, assistante de recherche au Centre universitaire d’écologie humaine de l’Université de Genève.
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2001
Monnayer les pouvoirs
Espaces, mécanismes et représentations de la corruption
Giorgio Blundo (dir.)
2000
Pratiques de la dissidence économique
Réseaux rebelles et créativité sociale
Yvonne Preiswerk et Fabrizio Sabelli (dir.)
1998
L’économie à la recherche du développement
Crise d’une théorie, violence d’une pratique
Christian Comeliau (dir.)
1996