Les accidents : l’inquiétante progression d’un carnage planétaire
p. 161-174
Texte intégral
La fatalité, c’est l’excuse des âmes sans volonté.
Romain Rolland
1Cinq millions huit cent mille personnes – soit 16 000 personnes par jour – sont mortes en 1998 dans le monde à la suite d’un accident1. La population d’un pays comme le Danemark ou la Finlande qui disparaît ainsi chaque année. Les deux tiers de ces morts étaient des hommes, le plus souvent jeunes : une hécatombe qui rappelle les périodes les plus dramatiques des deux dernières guerres mondiales. Combien de millions de blessés, de handicapés à jamais exclus d’une vie normale ? Combien de familles brisées ? Combien d’orphelins ? Violence du trafic routier, violences contre soi-même et violences envers les autres sont les trois premières causes de mortalité par accident dans le monde. Mais, alors, qu’entend-on par « accident » ? S’agit-il véritablement « d’événements fortuits et imprévisibles »2 ? S’agit-il du prix que l’humanité doit payer au progrès : un sacrifice rituel en vies humaines demandé par un Moloch des temps modernes ? En d’autres termes, l’accident est-il dû à la fatalité, cette force surnaturelle par laquelle tout ce qui arrive est déterminé d’avance ?
2Répondre par l’affirmative, c’est renoncer à comprendre les mécanismes de ce qui est devenu aujourd’hui la deuxième cause de mortalité évitable dans le monde pour les deux sexes dans la classe d’âge de 15 à 44 ans3. C’est partager la croyance de beaucoup que dans ce domaine « on n’y peut pas grand-chose ! ». Et pourtant, chacun sait en son for intérieur, surtout s’il en a été le responsable, que beaucoup d’accidents pourraient être évités. S’ils peuvent être évités, c’est donc qu’il existe souvent des raisons objectives. S’il existe des raisons, il faut alors chercher à les comprendre pour qu’à l’avenir cela ne se reproduise plus. Finalement l’expérience montre que, dans la plupart des accidents, la fatalité est rarement en cause, mais qu’il existe bien un enchaînement d’événements dans lesquels des facteurs matériels, environnementaux et comportementaux jouent un rôle essentiel.
3Cet article se propose de discuter le fait que non seulement les accidents ne sont pas imprévisibles mais qu’ils sont, dans leur grande majorité, le résultat de l’absence de politiques de prévention énergiques et qu’ils frappent plus particulièrement les catégories sociales les moins favorisées. Dire que les pauvres payent un plus lourd tribut que les riches quant aux accidents – en d’autres termes qu’il existe dans ce domaine comme dans tant d’autres un gradient social de la mortalité – peut paraître relever d’un besoin de sensationnel. C’est pourtant aujourd’hui un fait incontestable. La probabilité d’être blessé ou de mourir d’un accident est nettement supérieure dans les catégories sociales les plus défavorisées que chez les nantis. L’accident serait-il donc le résultat d’une injustice sociale ? S’il peut paraître caricatural de répondre sans nuance par l’affirmative, il le serait tout autant de nier une réalité qui peu à peu apparaît comme une évidence à l’échelle de la planète.
4Dans cette réflexion, on se limitera à la question des accidents de la route, du travail et de la vie courante qui font partie des traumatismes dits non-intentionnels. Cela afin de réduire l’ampleur du sujet mais aussi parce que les suicides, les homicides et la violence en général sont considérés comme des traumatismes intentionnels et relèvent de ce fait de politiques de prévention et de domaines d’action très différents. Finalement, le problème de la surmortalité des hommes jeunes à la suite d’un traumatisme soulève la question de la responsabilité de la société qui ne prend pas les mesures de prévention qu’elle devrait. Ces morts-là ne sont pas plus acceptables que la mort des femmes liée à la reproduction, car aucune mort, aucune blessure, aucun handicap n’est acceptable quand les mesures de prévention efficaces existent et que leur mise en place ne dépend le plus souvent que d’une volonté politique.
Une hécatombe insoupçonnée : les accidents de la route
5De tout temps l’être humain a été victime d’accidents. Si dans la majorité des cas les accidents restent essentiellement liés aux risques environnementaux, aux activités et aux outils humains, leur profil et leur répartition dans le monde a évolué, notamment en fonction des changements technologiques. Jusque vers le milieu du xxe siècle, on s’est peu préoccupé en Occident de comprendre les causes des accidents. Les interventions médicales se sont limitées aux soins d’urgence et de réhabilitation4. Cette situation prévaut encore largement aujourd’hui dans les pays du Sud où les taux de mortalité par accident sont tels qu’on peut parler de véritable hécatombe.
6Le meilleur exemple est celui des accidents dus aux véhicules à moteur puisque ceux-ci représentaient, pour l’année 1998 et dans le monde, une des trois principales causes de mortalité et de morbidité pour les deux sexes, aussi bien pour l’enfance que pour l’âge adulte5 (tableau 1). Ils étaient même la deuxième cause de mortalité – toutes causes confondues – des hommes entre 15 et 44 ans dans le monde, juste après l’infection au VIH/SIDA et ont tué deux fois plus d’hommes jeunes que les guerres qui ont pourtant été particulièrement meurtrières cette année-là (ex-Yougoslavie, Congo, Angola, Sierra Leone, Afghanistan, etc.). Les noyades et les accidents de la route ont tué deux fois plus de garçons de 5 à 14 ans que le paludisme6. Chez les filles de 5 à 14 ans, les trois premières causes de mortalité ont été les maladies infectieuses (infections respiratoires, paludisme et maladies diarrhéiques), suivies par les accidents de la route, les noyades et les brûlures.
7Entre 1991 et 1995, dans les pays de l’OCDE7, les garçons de 1 à 14 ans avaient une probabilité 1,7 fois plus élevée que les filles de mourir d’un traumatisme8. Etre un garçon représente donc un facteur de risque important de mort par accident. Ainsi, un garçon né aux Etats-Unis ou en Nouvelle-Zélande a une plus grande probabilité de mourir par accident qu’une fillette née au Mexique9. L’explication tient à la différence d’exposition aux risques : les garçons ont tendance à prendre plus de risques que les filles et l’éducation est souvent plus permissive à leur égard qu’à celui des filles. Celles-ci sont par contre plus souvent victimes d’accidents liés aux travaux domestiques.
Une progression régulière dans les pays pauvres
8Même si, dans les pays de l’OCDE, la mortalité par accident diminue moins rapidement que celle dues aux maladies, les décès d’enfant par traumatisme ont diminué de moitié entre 1970 et 1995. Ainsi, le Portugal, pays classé en dernière position, est passé d’une incidence de 31 décès pour 100 000 enfants de 1 à 14 ans (1971-1975) à 18 décès (1991-1995). La Suède, placée au premier rang, est passée dans la même période d’une incidence de 13 à 5 décès pour 100 000 enfants. Cela veut dire que chaque année 25 000 enfants de moins ont été tués à la suite d’accidents chaque année dans les pays riches. Cela prouve aussi que la majorité des pays, dont les résultats sont bien au-dessous de ceux de la Suède, peuvent encore parvenir à de substantielles améliorations.
9La situation est en effet très différente dans les pays en développement où se produisent 98 % des morts d’enfant par accident10. Si l’on peut estimer que les noyades et les brûlures vont diminuer en partie grâce au développement économique de ces pays, les morts par accidents de la route vont en revanche augmenter parallèlement à l’augmentation du nombre de véhicule par habitant (aujourd’hui il y a en moyenne 500 véhicules pour 1 000 habitants dans les pays industrialisés contre 30 dans les pays en développement). L’Afrique et l’Inde ont déjà un taux de mortalité par accident de la route chez les enfants qui est 4 ou 5 fois plus élevé que dans les pays riches11. En Afrique, au sud du Sahara, la mortalité et les incapacités dues aux accident sont en augmentation, l’Afrique venant en deuxième position pour les accidents de la route (comparativement aux autres régions du monde). C’est enfin le continent africain qui a malheureusement la plus forte incidence d’autres blessures comme les brûlures et les blessures dues à la violence et à la guerre12.
10Le phénomène le plus inquiétant par son ampleur planétaire reste celui des accidents de la route parce qu’ils figurent aux trois premiers rangs des causes de mortalité, que ce soit dans les pays riches ou pauvres, et parce qu’ils déciment surtout la population jeune (tableau 2). Prévenir les accidents de la circulation demande un Etat capable de légiférer et ayant les moyens d’appliquer ses décisions, ce qui est malheureusement loin d’être le cas dans nombre de pays pauvres13.
Les accidents du travail
11Le premier problème rencontré lorsqu’on essaie de décrire et de mesurer l’ampleur des accidents de travail – tant dans les pays industrialisés que dans les pays en développement – est la sous-estimation du nombre de cas et les lacunes importantes des données collectées. Depuis toujours, les employeurs rechignent à livrer des chiffres et minimisent leur responsabilité face aux accidents de travail. Pourtant, entre 1990 et 1995, les accidents représentaient 25 % des causes de mortalité au travail dans le monde14. Tout en sachant que les chiffres sont largement sous-estimés, certains auteurs considèrent qu’il y a chaque année dans le monde probablement 100 millions d’accidents de travail qui provoqueraient environ 100 000 décès15, sans parler des blessures et des séquelles handicapantes. La méconnaissance des accidents de travail rend très difficile l’établissement de modalités de prévention et leur mise en œuvre.
12A l’heure de la mondialisation, la tolérance face aux accidents de travail est immense, tant de la part des travailleurs que de celle des syndicats. Les dérégulations, la sous-traitance, la flexibilité exigée, la peur de perdre son emploi sont autant de facteurs qui contribuent à accélérer le rythme du travail, à diluer les responsabilités, à employer du personnel non formé et du matériel meilleur marché mais moins sûr. De nouveau, les risques d’accident vont être très différents, notamment selon le secteur professionnel et le pays concerné. Il est difficile de comparer la situation d’un ouvrier allemand qualifié et syndiqué avec celle de l’ouvrière mexicaine non qualifiée travaillant dans une maquiladora du textile près de la frontière des Etats-Unis. Dans les pays où le secteur dit informel est aussi important en termes d’emplois que les secteurs formels, la situation des travailleurs est très mal connue. Au Ghana, par exemple, il semble que beaucoup d’accidents de travail en milieu urbain soient dus aux transports. On ne sait pratiquement rien des blessures survenant en milieu rural, dans une agriculture encore largement non mécanisée16. Des chercheurs spécialisés dans le domaine des accidents en Afrique du Sud reconnaissaient, en 1996, que leur pays ne disposait pas d’informations sur les accidents survenant dans l’industrie, le commerce et les mines (tous appartenant au secteur formel) et ceci malgré le souci des syndicats d’améliorer les conditions de travail17. Il est fort à craindre que la mondialisation ne contribue à augmenter encore la « marchandisation » de l’être humain, rendant ainsi les conditions de travail de plus en plus difficiles, en tout cas dans les pays peu démocratiques, où les syndicats sont interdits et où la protection que devrait assurer l’Etat est réduite au minimum.
Le gradient social des accidents
13Alors que les inégalités devant la santé et la maladie sont de plus en plus étudiées et connues, ce n’est pas encore le cas des accidents. En outre, les statistiques sont le plus souvent « aveugles » à tout ce qui permet de détecter des inégalités sociales. Ainsi, sur six pays de l’OCDE contactés pour des données concernant la relation entre les accidents d’enfants et leur milieu familial, cinq ont déclaré ne pas avoir de données18. Mais, malgré tout, grâce à certaines études spécifiques, il apparaît de plus en plus clairement qu’il existe un gradient social des accidents qui reflète une exposition différente à certains risques plutôt que la propension à se comporter dangereusement. Même dans un pays aussi riche que la Suisse, une étude récente vient de montrer que les travailleurs ne sont pas égaux devant la maladie, les accidents et la mort : il y a un gradient social systématiquement favorable à ceux qui sont formés, placés en haut de la hiérarchie et effectuant un travail intellectuel19. Au Royaume-Uni, par exemple, une étude montre que les décès d’enfants par accidents de la route sont quatre fois plus nombreux dans les familles les plus pauvres que dans les familles les plus riches20. Une autre étude réalisée en Allemagne sur 20 000 enfants a montré que ceux issus de milieux défavorisés avaient deux fois plus de chance d’être victimes d’accidents de la route. Au Canada, le fait de vivre dans une famille monoparentale semble être l’élément prédictif de risque d’accident le plus puissant pour un enfant21. De manière plus générale, un article passant en revue la documentation spécialisée constate qu’il y a, à l’heure actuelle, suffisamment de données sur la mortalité et la morbidité par accidents de la route chez les enfants pour affirmer qu’il y a une différence due à la position sociale des parents : les enfants appartenant à un milieu social au bas de l’échelle et vivant dans des zones défavorisées sont pratiquement toujours plus à risque que les autres enfants22. Plus concrètement, il apparaît que différents facteurs comme le fait de vivre dans un milieu défavorisé, de vivre dans une famille monoparentale, d’avoir une mère peu instruite, une mère très jeune, un logement de mauvaise qualité, une famille nombreuse, un parent qui se drogue ou qui est alcoolique, sont tous des facteurs associés à une plus grande probabilité pour l’enfant d’être victime d’un accident23.
14Il est évident que si les données sont encore rares dans les pays riches, celles des pays en développement sont, à cet égard, inexistantes. Il n’empêche que si l’on extrapole aux accidents dans les pays pauvres ce que l’on commence à savoir sur le gradient social des maladies, on observe que les deux principaux tueurs des adultes jeunes dans les pays en développement sont l’infection au VIH/SIDA et les accidents. Deux causes de mortalité évitables grâce à des politiques de prévention qui sont connues et ont largement fait leurs preuves là où elles sont appliquées.
Le problème caché des handicaps
15Les données générales sur les handicaps à la suite d’accidents sont encore plus lacunaires que les autres données. Le constat est là : « Chaque mort par accident cache un nombre plus grand de blessures plus ou moins graves, des traumatismes divers et des séquelles handicapantes. Mais il n’existe actuellement pas de méthode standardisée pour définir la gravité ou la durée des séquelles et les comparaisons internationales sont impossibles. »24 Tout d’abord, la définition du handicap n’est pas toujours la même partout et, souvent, les personnes devenues handicapées à la suite d’un accident « disparaissent » dans les statistiques générales du handicap, qui incluent également les handicaps congénitaux et ceux dus aux maladies chroniques. On considère généralement que pour un décès dû à un accident, il faut compter approximativement entre 20 et 50 hospitalisations – avec un nombre inconnu de séquelles handicapantes – et de 300 à plus de 1 000 consultations médicales. Sans compter les blessures traitées à la maison, dont personne ne sait exactement ce qu’elles représentent25. A l’échelle de populations entières, la méthode de calcul des années de vie sans incapacité (AVCI)26 est un moyen de mesurer indirectement le poids des séquelles d’accidents, puisqu’elle prend en compte le nombre d’années de vie perdues par décès prématuré et la diminution de l’état de santé à cause des séquelles, en les combinant. Dans l’échelle des AVCI, les traumatismes chez les enfants représentent 30 % du total du poids des maladies parmi les enfants des pays industrialisés27. Dès lors, quand on sait que, en Afrique, les blessures sont responsables de plus d’années de vie sans incapacité perdues que n’importe lequel des autres problèmes de santé28, cela donne la mesure de l’ampleur des problèmes des accidents et du défi que représente leur prévention.
Une tolérance suspecte
16On observe en matière d’accidents une formidable et incompréhensible tolérance face à des événements pourtant évitables. Pour tenter d’appréhender ce phénomène, on peut avancer deux hypothèses : la première est que, derrière une rationalité apparente, il y a encore place pour la croyance en la fatalité des accidents. En effet, il y a une différence entre les accidents tels qu’ils sont conceptualisés par les préventologues pour l’ensemble d’une population et l’expérience telle qu’elle est vécue par la victime : les accidents arrivent à des individus mais ils ne peuvent être étudiés et prévenus que sur le plan collectif29. De plus, en décrivant et en modélisant les accidents, on introduit la notion de prévision dans ce qui n’était qu’une éventualité. En montrant qu’un accident est prévisible – et donc évitable – on signale aussi qu’il y a une responsabilité de le prévenir. La tendance spontanée va être de responsabiliser des individus, le plus souvent en ignorant la répartition inégale des ressources, des informations et des moyens de prévention30. Ce qui amène à la deuxième hypothèse : la responsabilisation des individus est un bon moyen de cacher les inégalités sociales qui se retrouvent pourtant en filigrane du problème des accidents et donc aussi des solutions. Une telle hypothèse est valable aussi bien dans les pays riches que dans les pays pauvres. En mettant le poids sur ceux qui ont le moins de pouvoir et d’influence dans la société – blaming the victim –, non seulement on les pénalise mais, de plus, on ne résout pas le problème des accidents qui est essentiellement structurel.
17La part la plus défavorisée de la population étant très exposée aux risques du trafic routier, elle est en général la plus touchée. Par exemple, au Ghana, les usagers des minibus, les piétons (surtout les enfants) et les cyclistes paient le plus lourd tribut aux accidents de circulation. La même étude a montré que 52 % des piétons blessés étaient des enfants de moins de 15 ans31. Dans la ville de Mexico, en 1996, 55 % des décès dus au trafic étaient des piétons32. Une des plus grandes difficultés pour aborder ces problèmes réside dans la non-reconnaissance de la nécessité de faire cohabiter véhicules et piétons et, surtout, la priorité absolue donnée au trafic, au détriment des autres usagers de la chaussée. Si dans certains pays des progrès vers une meilleure cohabitation ont été éffectués, dans d’autres, le piéton est simplement accusé de se trouver sur la chaussée, là où il n’a rien à faire ! Ainsi, au Pakistan, après avoir identifié tous les obstacles et les difficultés que les piétons rencontrent en marchant dans la rue à Karachi ou en voulant la traverser, une étude conclut en disant que ce sont les piétons qui ont des comportements à risque33. Aucune mention n’est faite du manque de politique donnant leur place aux piétons.
Les difficultés des politiques de prévention
18Que peut-on donc faire pour abaisser le seuil de tolérance aux accidents et ne pas se contenter des explications sur le mauvais comportement des victimes ou la fatalité ? On a vu que la multiplicité et la complexité des facteurs rendent difficile la connaissance des accidents. La plupart des pays n’ont pas encore de système de collecte de données suffisamment bon pour établir certaines priorités et prendre les mesures de prévention nécessaires. L’interaction entre la personne, l’objet utilisé et l’environnement se traduit par une large combinaison de possibilités d’accidents. Modifier le comportement se révèle comme une des actions les plus difficiles qui soit, car elle dépend de la capacité de chaque individu à changer ses habitudes, changement fortement dépendant de son environnement social et économique, de son niveau d’éducation et de son accès à l’information. Il est plus efficace et plus équitable d’améliorer la conception des objets (outils, véhicules, machines, etc.) afin de limiter les possibilités d’une utilisation qui soit source d’accidents. Enfin, l’action sur l’environnement a la portée la plus large (elle touche une population entière) et donne les meilleurs résultats globaux (prévention passive), dans un temps relativement limité34. Ainsi, l’introduction d’une nouvelle loi, comme l’obligation de mettre une ceinture de sécurité en voiture, peut considérablement faire baisser le taux de mortalité en deux ou trois ans. Le plus important est que ces différents types de mesures se complètent et se renforcent au sein d’une politique volontariste de promotion de la sécurité et de prévention des accidents. C’est ce qu’a fait la Suède – pays le mieux classé pour les accidents, d’enfants notamment – en adoptant le concept de « Vision Zéro ». Ce concept s’inspire du fonctionnement et des expériences de l’aéronautique qui, après chaque accident, recherche et analyse les causes, puis agit de manière concertée sur elles de sorte que l’accident ne se reproduise plus : formation du personnel de bord, amélioration de la technologie de l’avion, révision de l’organisation du travail, modification du règlement, etc. L’objectif est de tendre vers un idéal, bien sûr utopique : un minimum d’accidents, avec ni mort, ni blessé.
19S’ils sont appliqués avec succès dans certains pays développés, ces moyens de prévention sont difficiles à mettre en œuvre dans les pays pauvres qui n’ont pour la plupart pas les conditions minimales qui leur permettraient de mettre en place une telle politique de prévention des accidents. Tout d’abord, la conception des objets utilisés dans les pays en développement est faite ailleurs et ne tient pas compte des conditions locales d’utilisation. La pauvreté entraîne une utilisation bien au-delà de la limite d’usure et l’entretien des véhicules, par exemple, est fait avec des moyens dérisoires et souvent peu adéquats. Ceux-ci sont rarement conformes aux règles minimales de sécurité. Ensuite, les réglementations et les lois, quand elles existent, ne sont pratiquement jamais appliquées, car elles sont irréalistes au regard de la réalité économique et de l’état de fonctionnement des institutions chargées de les appliquer. Elles sont donc systématiquement contournées, et les contrevenants ne sont, bien évidemment, jamais punis. Dès lors, la perception de ce qui s’est passé est presque automatiquement liée aux notions de fatalité et d’impuissance.
Et demain ?
20La Chine, pays le plus peuplé du monde, avait en 1990 l’incidence de décès par accidents de la route la plus basse, comparativement aux autres régions du monde35. Or la Chine et d’autres pays encore peu motorisés représentent un formidable marché pour les constructeurs de véhicules occidentaux ou japonais dont les marchés sont déjà saturés. Pour augmenter leurs marchés, on voit alors des représentants des pays producteurs de véhicules influencer les autorités décisionnelles de la Banque mondiale en faisant la promotion de politiques de transports routiers alors que les pays pauvres n’ont pas les moyens d’en gérer les effets négatifs, que ce soient les accidents ou la pollution atmosphérique36. A l’heure actuelle, le taux de mortalité des enfants dû aux accidents de la route est déjà cinq fois plus important en Afrique que dans les pays de l’Union européenne et trois fois plus important en Inde qu’aux Etats-Unis. Si des mesures draconiennes ne sont pas prises dans les pays en développement, ce sont des centaines de milliers d’enfants qui vont mourir chaque année d’un problème que l’on sait prévenir. Est-il acceptable que les pays industrialisés – qui ont réussi à faire diminuer de 30 % la mortalité globale par accidents de la route entre 1970 et 1999, alors que le nombre de véhicules a augmenté de 50 %37 – continuent de prôner des politiques de transports uniquement routiers et vendent leurs véhicules dans des pays pauvres sans les aider à mettre sur pied des politiques de gestion de la sécurité du trafic et sans soutenir des solutions de rechange plus durables ?
Pour une responsabilité sociale de la prévention des accidents
21Contrairement à beaucoup de maladies, la majorité des accidents pourrait être évitée ou la gravité des conséquences au moins réduite. En Occident, une pression toujours plus considérable des consommateurs pousse les constructeurs et les producteurs à améliorer la qualité et la sécurité d’utilisation de ce qu’ils mettent sur le marché et incite l’Etat à ajuster les réglementations : deux opérations difficiles à mettre en œuvre dans la plupart des pays pauvres. Les accidents ont toujours existé, mais la société moderne engendre sans cesse de nouveaux risques qu’elle doit se donner les moyens de gérer. L’arrivée et la diffusion sur le marché d’un nouvel objet, que ce soit la mobylette en Afrique rurale, la trottinette dans les villes d’Europe ou des Etats-Unis, ou la démocratisation de l’achat d’une voiture en Chine, amène de nombreux risques d’accident et fera augmenter en quelques mois leur fréquence. La manière dont l’objet a été conçu et est utilisé influencera la gravité des blessures qu’il peut occasionner.
22La morbidité et la mortalité dues aux accidents diminuent, mais pas pour tout le monde. On trouve d’importantes différences entre pays riches et pays pauvres : les premiers maîtrisant globalement le problème, les seconds manquant de moyens, ayant un appareil d’Etat défaillant et des politiques libérales favorisant l’individualisme et peu soucieuses du bien commun. Les privatisations, comme celles des chemins de fer en Grande-Bretagne, ont déjà montré leurs limites lorsqu’il s’agit de gérer les risques, surtout si c’est coûteux et s’ils ne concernent pas la part de la population la plus aisée. On ne peut que réaffirmer ici le rôle essentiel de l’Etat en ce qui concerne l’élaboration de normes et de réglementations et dans la surveillance de leur application dans un souci d’équité. Loin de préconiser un totalitarisme sanitaire, on peut cependant promouvoir des politiques favorisant une responsabilité sociale, visant à des améliorations techniques, législatives et environnementales susceptibles de limiter les accidents pour toute la population et de laisser le choix de la prise de risques à ceux qui le désirent, en connaissance de cause et en en assumant les conséquences.
Notes de bas de page
1 Krug E., (ed.) Injury: a Leading Cause of the Global Burden of Disease, WHO, Geneva, 1999.
2 Le Nouveau Petit Robert, Edition 1993.
3 Krug E, (ed.) op. cit.
4 Green J., Risk and Misfortune, the Social Construction of Accidents. Health, Risk and Society, London, University College Press, 1997.
5 Krug E., (ed.) op. cit.
6 Krug E, (ed.). op. cit.
7 OCDE : Organisation pour la coopération et le développement économique comptant 29 pays industrialisés.
8 UNICEF, « Innocenti Report Card, Child Deaths by Injury in Rich Nations », 2, Florence, 2001.
9 UNICEF, 2001, op. cit.
10 UNICEF, op. cit.
11 UNICEF, op. cit.
12 Forjuoh S.N., Zwi A.B., Mock C.N., « Injury Control in Africa: Getting Governments to do More », Tropical Medicine and International Health, vol. 3, 5, 1998, pp. 349-356.
13 Forjuoh S.N., Zwi A.B., Romer C.J., and meeting participants. Injury Control in Africa: Proceedings of a Round Table Session Held at the Third International Conference on Injury Prevention and Control. Melbourne, Australia, 18-22 février 1996, Pittsburgh, PA, University of Pittsburgh, 1996. Voir également UNICEF, op. cit.
14 WHO, « Occupational Health: Ethically Correct, Economically Sound », Fact sheet, 84, 1999.
15 Leigh J., Macaskill P., Kuosma E., Mandryk J., « Global Burden of Disease and Injury due to Occupational Factors », Epidemiology, vol. 10, 5,1999, pp. 626-631.
16 Forjuoh et al., 1996. op. cit.
17 Forjuoh et al., 1996, op. cit.
18 UNICEF, 2001, op. cit.
19 Gubéran E., Usel M. Mortalité prématurée et invalidité selon la profession et la classe sociale à Genève, Office Cantonal de l’Inspection et des Relations du Travail (OCIRT), Genève, 2000.
20 Marmot M., Wilkinson R.G., eds., Social Determinants of Health, Oxford University Press, 1999.
21 UNICEF, 2001, op. cit.
22 Laflamme L., Diderichsen F. « Social Differences in Traffic Injury Risks in Childhood and Youth – a Literature Review and a Research Agenda », Injury Prevention, 6, 2000, pp. 293-298.
23 UNICEF, 2001, op. cit.
24 UNICEF, 2001, op. cit.
25 cf. site OMS: www.who.int/violence_injury_prevention, the Injury Pyramid.
26 en anglais: disability-adjusted-life years ou DALY.
27 UNICEF, 2001, op. cit.
28 Forjuoh et al., 1998.
29 Bunton R., Nettleton S., Burrows R., (eds.), The Sociology of Health Promotion, Critical Analysis of Consumption, Lifestyle and Risk, London et New York, Routledge, 1995.
30 Bunton et al. (eds), 1995, op. cit.
31 Mock C.N., Forjuoh S.N., Rivara F.P., « Epidemiology of Transport-related Injuries in Ghana », Accident Analysis and Prevention, 31, 1999, pp. 359-370.
32 Global Forum on Health Research, The 10/90 Report on Health Research 2000. (www.globalforumhealth.org)
33 Khan F.M., Jawaid M., Chotani H., Luby S., « Pedestrian Environment and Behavior in Karachi, Pakistan », Accident Analysis and Prevention, 31, 1999, pp. 335-339.
34 WHO, Melbourne Declaration on Injury Control, Genève, 1996.
35 Forjuoh et al., 1998. op. cit.
36 Roberts I., Letter « World Bank must do more to Develop Safe and Sustainable Transportation System », British Medical Journal, 318, 1999, p. 1694.
37 UNICEF, 2001, op. cit.
Auteur
Coordinatrice de la priorité « Accidents et Handicaps » de la planification sanitaire qualitative à l’IMSP et chargée d’enseignement à l’IUED, Genève. Diplômée en soins infirmiers, médecine tropicale et en études du développement. Master of Public Health, Université de Berkeley (USA). Travail dans l’aide humanitaire internationale, la coopération au développement et la santé publique. Ouvrage en collaboration avec Yvonne Preiswerk « Tant qu’on a la santé : les déterminants socio-économiques et culturels de la santé dans les relations sociales entre les femmes et les hommes », IUED/UNESCO/DDC, 1999.
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