Transition et développement : le risque de myopie
p. 281-291
Texte intégral
Un modèle mondial de développement
1Les textes rassemblés dans ce Cahier sont riches, mais aussi hétérogènes et très partiels : ils ne prétendent nullement permettre une vue complète d’un processus aussi complexe que celui de la « transition » des économies socialistes, d’autant plus que ce processus est loin d’être terminé, qu’il est lui-même hétérogène et diversifié, qu’il est encore très mal connu, et surtout que l’avenir de ces pays demeure affecté de multiples incertitudes.
2Il ne s’agit donc pas ici d’en proposer une conclusion, ni même un premier bilan. Il s’agit seulement, au terme de cette première réflexion rapide, de revenir sur la question de départ formulée dans l’introduction : les études du processus de transition peuvent-elles avoir quelque rapport avec celles qui concernent le processus de développement ? Ces deux ensembles d’études peuvent-ils s’inspirer les uns des autres, s’enrichir mutuellement, déboucher sur des perpectives communes, tant au niveau des analyses qu’à celui des politiques ?
3Certains éléments du constat de départ doivent d’abord être rappelés pour que ces questions aient un sens, et en particulier les trois suivants :
Il faut admettre, en premier lieu, que la notion de « transition » a pris un sens très particulier dans le vocabulaire orthodoxe des études internationales : implicitement ou explicitement, elle désigne, pour les économies qui relevaient d’un modèle de centralisation autoritaire, une évolution obligée, unilatérale et donc déterministe, vers le modèle de l’économie de marché ; c’est bien en ce sens que le terme est employé tout au long de cet ouvrage, même si, occasionnellement, certains auteurs l’emploient dans un sens différent pour évoquer certaines circonstances historiques particulières (Guy Bensimon, par exemple, pour évoquer le passage fait par l’Union soviétique à l’économie socialiste avant 1927).
Il faut accepter, en deuxième lieu, que dans le contexte actuel de la mondialisation ou de la globalisation, la notion de « développement » ne peut plus être limitée au domaine étroit qui lui a été le plus souvent assigné – et que lui assignent encore certains auteurs1–, celui des économies des pays pauvres : il est beaucoup plus utile, aujourd’hui, d’élargir cette notion aux exigences plus générales de progrès social et de viabilité pour l’ensemble du système mondial, en montrant que la question centrale est, à présent, celle de la nature du modèle de développement associé à ce système mondial. Avec des modalités spécifiques pour chaque catégorie, la notion de développement concerne donc bien, désormais, l’ensemble des pays de la planète, riches ou pauvres, au Nord, au Sud, à l’Est ou à l’Ouest. Si l’on admet cette hypothèsee, il n’est plus nécessaire d’invoquer la réalité des phénomènes d’appauvrissement dans les pays de l’Est (réalité par ailleurs indéniable) pour pouvoir rattacher leur évolution à la problématique des « études de développement ».
Dans cette perspective, il reste évidemment utile d’identifier systématiquement les similitudes et les différences, dans la traduction de ce modèle de développement dominant, entre les grandes catégories de pays en présence, et notamment entre celles de l’ex-bloc soviétique et celles que l’on regroupait jusqu’à récemment sous le vocable de « tiers-monde ». Les similitudes sont notamment celles de l’exposition forcée à l’intervention des organisations internationales à compétences économiques et financières, dans le cadre du « consensus de Washington » et dans la perspective de l’ajustement structurel (ajustement à l’économie mondiale et aux exigences de règlement de la dette) ; les différences – outre celles, évidentes, de l’histoire, des sociétés et des cultures – sont notamment celles de l’expérience économique passée et celle du niveau de capital accumulé, en termes d’équipement et de qualifications.
L’expansion du capitalisme
4C’est dans ce cadre qu’il nous a paru intéressant de confronter, dans ce Cahier, certains éléments du processus de « transition » avec les approches, traditionnelles ou nouvelles, du processus de « développement ». Les observations ci-dessous ne cherchent pas à synthétiser l’ensemble des résultats de cette confrontation ; elles se concentrent sur un constat, que l’on peut exprimer dans les termes suivants. Le rapprochement des deux problématiques de la « transition » et du « développement » consiste, en définitive, à poser les mêmes questions fondamentales à des sociétés différentes : pour cette raison, il exige la constitution d’un cadre historique, théorique et politique qui permette une interprétation d’ensemble. Mais on découvre alors que l’élaboration d’un tel cadre présente un avantage remarquable, celui d’identifier les principaux problèmes concrets qui sont aujourd’hui au cœur de l’évolution de la plupart des sociétés de la planète, et d’indiquer ainsi quelles doivent être les priorités des sciences sociales si elles prétendent contribuer à l’analyse intellectuelle et à la maîtrise politique progressive de ces évolutions.
5Nous évoquerons brièvement quelques-unes des composantes de cette évolution, puis ses principaux enjeux, mais il faut auparavant rappeler les traits principaux du cadre historique dans lequel elle se situe.
6Ce cadre historique est celui du capitalisme, de son origine ancienne, de sa rivalité avec les expériences socialistes et de la guerre froide, puis de son triomphe apparent et des développements récents de l’hégémonie américaine2. D’où l’exigence centrale de l’analyse conceptuelle et historique de ce capitalisme, puisqu’il constitue désormais le fondement même du « système mondial » et du modèle de développement très spécifique qui lui est associé. Aucune analyse ne peut ainsi négliger le fait que, depuis cinq siècles, l’histoire du capitalisme est celle d’une formidable expansion planétaire, sans comparaison possible avec aucune autre expérience historique : aujourd’hui, c’est donc cette expansion qui commande à la fois la nature de la transition et celle du développement. C’est évident pour la « transition », au sens où le terme est employé ici, puisqu’elle indique un retour prétendument obligé aux principes de base du marché et du capitalisme ; mais c’est tout aussi vrai pour la notion de « développement », notion profondément ambiguë parce qu’elle renvoie à la fois à l’espoir de progrès social et à l’expansion productive, commerciale et financière du capitalisme lui-même. La prise de conscience de cette dimension historique interdit donc toute conceptualisation simpliste et atemporelle de ces deux notions.
Logiques sociales et dynamiques d’évolution
7D’où un premier ensemble d’éléments qui s’offre à l’étude de la transition et du développement : celui des caractéristiques propres de la dynamique économique et sociale de ce système capitaliste dans son histoire. Ce n’est pas le lieu de rappeler ici l’ensemble des caractéristiques structurelles de ce système, et surtout du modèle de développement qui lui est associé3, mais il n’est peut-être pas inutile de souligner la nouveauté essentielle qu’il apporte dans l’histoire des systèmes économiques et sociaux. Les termes de Michel Beaud sont particulièrement évocateurs de ce point de vue : il montre que pour la première fois, « le surplus acquis, au lieu de venir accroître les richesses des puissants et des possédants, va de plus en plus systématiquement être affecté à l’élargissement des moyens de produire ou de commercer »4. D’où une ambition fondamentale et une capacité réelle d’autoreproduction du capitalisme, qui soulignent encore une fois l’orientation principale des processus de transition et de développement.
8Michel Beaud appuie d’ailleurs cette idée en évoquant une notion qui paraît particulièrement utile dans la perspective du présent Cahier, celle de l’identification des logiques sociales en présence : il définit cette notion de « logique sociale » comme un « enchaînement cohérent et régulier de comportements liés à un petit nombre de motivations et de finalités »5. Dans le texte qu’il présente dans ce Cahier, Guy Bensimon utilise pour sa part la notion de « système économique » ou de « structure économique » (au sens de Marx) dans une perspective voisine, et il parle d’« interdépendance », ou encore de « modes de coordination possibles », en notant qu’« il n’y a qu’un petit nombre de variantes logiquement possibles de relations élémentaires entre individus ou groupes : la relation de violence, la relation de jeu, et la relation de domination et de soumission ». N’entrons pas ici dans la discussion, d’ailleurs délicate, des possibilités de réconciliation de ces diverses approches : il nous suffit de souligner l’idée de dynamique, et donc d’enchaînements entre des phénomènes qui s’entraînent les uns les autres, car c’est justement ce type d’enchaînements, d’interdépendances, de motivations, de finalités, ainsi que leur nature, qui rapprochent les notions de transition et de développement si l’on raisonne dans le cadre systémique du capitalisme.
9Si l’on veut décrire plus concrètement les composantes de cette dynamique dans un contexte historique particulier, on retrouve, pour l’étude des deux problématiques, les mécanismes spécifiques qui insèrent la dynamique d’une économie particulière dans la dynamique plus générale du capitalisme. Ces mécanismes sont d’abord ceux de la croissance considérée dans son taux global : « Le capitalisme a toujours besoin, écrit encore Michel Beaud, de pouvoirs d’achats, de demandes solvables, présentes ou anticipées ; mais peu importe où se trouvent, par qui sont exprimées et vers quoi sont orientées ces demandes. »6 En d’autres termes, on se préoccupe bien de l’apparition d’un surplus – dans la mesure où on calcule la croissance des revenus moyens par tête – mais dans la perspective globale de la dynamique capitaliste, on ne considère ni la répartition entre groupes sociaux ni l’affectation de ce surplus par catégories de besoins. Autres mécanismes concrets d’insertion : ceux des échanges commerciaux et des performances à l’exportation (puisque le système est expansionniste), ceux des flux financiers et notamment de l’investissement direct étranger, priorité étant donnée au paiement de la dette. Et encore ceux de la privatisation, de la dérégulation et de l’Etat minimum, et plus généralement ceux de l’ajustement structurel et de l’application des principes du consensus de Washington7. Dans la mise en œuvre de ces mécanismes telle qu’elle est recommandée ou imposée par les organisations internationales, il n’y a donc guère de différence entre les stratégies de transition et les stratégies de développement : elles se ramènent toutes, en définitive, à des stratégies d’ajustement.
10Allons plus profond encore dans l’explication des « logiques » et des « dynamiques économiques et sociales » observées, tant dans la transition que dans le développement. Les théories explicatives, et les stratégies qui s’en inspirent, mettent toujours en valeur les rapports entre deux ensembles de facteurs : d’une part, les comportements des hommes, leurs motivations, leurs finalités et aussi la culture et l’histoire qui appuient ces comportements (voir la définition des logiques sociales chez Michel Beaud, citée ci-dessus, ou encore l’évocation des caractéristiques du « matériau humain » chez Guy Bensimon, dans l’article de ce Cahier), et, d’autre part, les structures, les organisations, les institutions qui encadrent et expliquent ces comportements. La littérature économique et sociologique sur le développement, depuis les classiques et Marx, pourrait être étudiée et ordonnée, de ce point de vue, en fonction de l’importance relative que chaque école de pensée accorde à ces deux ensembles de facteurs, et en fonction des rapports qu’elle établit entre ces deux ensembles. La littérature sur la transition, par contre, est beaucoup plus sommaire sous cet aspect : elle est de nature essentiellement normative, et elle considère seulement le passage mécanique et obligé d’une structure à une autre (ou d’un système à un autre), sans évoquer les changements profonds, ni dans le comportement des hommes ni dans les institutions, qui sont indispensables pour rendre possible le fonctionnement d’une économie de marché. C’est l’application de cette pseudoscience dans son simplisme « newtonien » qui constitue, semble-t-il – à en croire notamment les textes de Jacques Sapir et de Guy Bensimon ci-dessus, mais aussi beaucoup d’autres qui les ont précédés –, l’une des sources les plus manifestes de l’échec des recommandations des experts occidentaux, lorsqu’ils se sont précipités, sans aucun recul et sans aucune connaissance des sociétés concernées, sur les économies en transition au début des années 1990.
Les enjeux de la transition et du développement
11Je voudrais maintenant généraliser cette remarque sur les lacunes des conceptions dominantes de la transition, en soulignant l’émergence récente de nouveaux enjeux en matière de développement, et donc la nécessité de transformer en profondeur les approches du développement et, dans la même perspective, celles de la transition.
12L’analyse de ces nouveaux enjeux est, bien entendu, beaucoup trop vaste pour être abordée ici8, et je me borne à un rappel de l’essentiel. On a déjà noté l’élargissement nécessaire de la problématique du développement, bien au-delà de celle des pays pauvres et de l’exigence de « rattrapage », pour tenir compte de la mondialisation d’un modèle de développement lui-même associé à l’expansion du système mondial. Les nouveaux enjeux sont précisément liés aux problèmes inhérents à ce modèle de développement et à sa prétention de généralisation planétaire. On sait aujourd’hui que ce modèle se heurte de plus en plus à de multiples dysfonctionnements – au Nord comme au Sud, et à l’Est comme à l’Ouest – et que ces dysfonctionnements sont à la fois de nature économique (insuffisance de biens publics, excès de concurrence et surproduction, gaspillages divers), de nature sociale (aggravation des inégalités, de la pauvreté, de l’exclusion), de nature écologique (destruction aveugle des écosystèmes, consommation accélérée de ressources naturelles), de nature politique et culturelle (atteintes à la souveraineté ou déni de reconnaissance). On sait que ces dysfonctionnements font peser des menaces toujours plus lourdes sur la viabilité des sociétés concernées, et surtout sur la possibilité de généralisation d’un modèle dont c’est pourtant la vocation déclarée. On ne peut certes pas en conclure que le système va nécessairement s’effondrer à courte échéance, mais on a de plus en plus de raisons de croire que la promesse de développement planétaire dans le cadre de ce modèle de développement ne pourra jamais être tenue, que l’exclusion constitue donc non pas un dysfonctionnement, mais une condition de survie du modèle, et que les avantages de celui-ci se verront toujours plus concentrés au bénéfice d’une minorité.
13Cette analyse n’est évidemment pas celle des organisations internationales dominantes – puisque la mission de celles-ci n’est autre que la promotion de ce modèle – mais elle n’en gagne pas moins du terrain chaque jour. Or c’est dans ce contexte que les maîtres du système – puissances hégémoniques, organisations internationales, firmes dominantes – prétendent justement réaffirmer que, en lieu et place du système « socialiste » qui s’est effondré et que l’on avait peut-être considéré, à tort, comme alternatif, il n’y a pas d’autre solution envisageable qu’une transition accélérée à l’économie de marché ; et cela, alors même que l’expansion unilatérale de cette économie de marché commence à soulever tant de problèmes de dysfonctionnement ailleurs, au point de faire apparaîre comme définitivement impossible la généralisation de ce modèle.
14Tels sont dès lors les vrais enjeux de la « transition » dans les pays de l’Est. La disparition brutale du « socialisme réel » ouvre, de toute évidence, un vide vertigineux ; les problèmes de survie des populations et les déséquilibres multiples des sociétés sont dramatiquement importants. Mais la question est de savoir si l’on peut réellement combler ce vide et résoudre ces problèmes en organisant le changement nécessaire comme une transition accélérée à un système dont on sait qu’il n’est pas généralisable, a fortiori si l’on conçoit cette transition selon une mécanique purement économiciste et dénuée de tout fondement humain, sociologique, culturel et politique. Bien entendu, les réponses précises devraient être discutées en fonction de chaque situation spécifique : les situations et les évolutions de la Pologne, de la Hongrie ou de la Tchéquie ne sont guère comparables à celles de la Russie, qui apparaissent elles-mêmes bien différentes de celles de l’Asie centrale, pour ne pas parler de la Chine et du Vietnam. On voit hélas – de nombreux exemples en ont été évoqués dans les textes qui précèdent – les résultats désastreux de cette conception simpliste de la transition sur la majorité des populations concernées, et peut-être même sur la viabilité du système mondial à moyen terme. Mais qu’importe, si les seuls intérêts jugés dignes d’attention sont ceux d’une minorité dans l’immédiat ?
15Or c’est bien là qu’intervient l’importance du cadre du capitalisme, de son dynamisme exceptionnel et de l’extraordinaire capacité d’autoreproduction qu’il s’est donnée : ce n’est pas la cohérence intellectuelle qui importe, et encore moins la cohésion sociale, c’est l’autodéfense vigoureuse des acteurs institutionnellement dominants dans le système. Et ceux-là ne paraissent pas s’en tirer trop mal, au moins à court terme. On comprend ainsi l’extraordinaire puissance idéologique et politique de cette « transition » à sens unique.
Comment agir ?
16L’importance politique que l’on accorde aux enjeux de la transition et du développement, tels qu’ils viennent d’être évoqués, conditionne entièrement les jugements de valeur que l’on porte sur les transformations à court terme et à moyen terme et, surtout, elle commande les stratégies que l’on peut formuler pour y parvenir. C’est bien pourquoi le titre de ce texte mentionne le danger de myopie, dans la mesure où les propositions stratégiques de la plupart des organisateurs actuels de la « transition » se limitent au changement de mécanique économiciste cité plus haut.
17Mais c’est bien la pluralité possible des évaluations politiques – et donc des stratégies envisageables – qu’il importe désormais de promouvoir, en fonction des objectifs de développement poursuivis. On peut ainsi opposer, par exemple, les propositions d’un Jeffrey Sachs et celles que formule le texte ci-dessus de Jacques Sapir. Jeffrey Sachs distinguait ainsi, au début des années 19909, trois étapes dans la transition de l’économie socialiste à l’économie de marché : l’étape de la stabilisation, celle de la « thérapie de choc » (libéralisation des prix, mesures pour réduire le déficit budgétaire), avec une politique de lutte contre l’inflation et contre les autres conséquences de la désorganisation du système socialiste ; l’étape de la mise en place du marché, avec ses institutions principales (nouvelle législation, nouveau système financier, privatisation) ; et, enfin, l’étape de la correction structurelle spontanée de la production et de l’emploi, sous l’influence des nouvelles forces du marché. Les propositions de Jacques Sapir esquissées ci-dessus, par contre, parlent aussi de la mise en place de nouvelles formes de marché et d’Etat, mais elles se distinguent radicalement de celles de Jeffrey Sachs en ce qu’elles sont précédées de l’exigence de « reconstruction du contrat social », et donc d’une reconsidération de l’ensemble des intérêts en présence.
18Ce n’est pas le lieu pour reprendre cette comparaison et cette discussion en détail. Je voudrais cependant poursuivre la critique de cette myopie un peu plus loin, et essayer d’en tirer plus systématiquement les conséquences sur le parallèle nécessaire entre stratégies de transition et stratégies de développement, en cherchant à préciser ce qui est réellement en question, et quelles sont les conditions de réalisation du changement. Avec cependant une mise en garde préalable : contre l’assurance impénitente des experts, deux faits doivent être pris en compte : 1) tout processus de transition de cette importance est par nature largement indéterminé, parce qu’il est affecté de multiples facteurs d’incertitudes, et personne ne peut prétendre connaître et maîtriser l’ensemble de ses effets ; 2) en toute hypothèse, et même s’il est imposé autoritairement et brutalement, un processus de transition de cette ampleur demande du temps, et ses effets ne peuvent s’apprécier que dans la longue durée.
19Dans ces limites, comment concevoir une transition différente ?
20On peut rêver. Rêver à une transition qui serait conçue comme la recherche de voies alternatives vers d’autres formes de développement. Ce qui implique, d’abord, une critique systématique, non seulement des conséquences de l’application du modèle de développement dominant au niveau des collectivités nationales et de la collectivité mondiale, mais aussi des avantages et des coûts de la transition telle qu’elle est actuellement abordée par les organisations financières et les responsables étatiques dans les pays ex-socialistes ; et, ensuite, une exploration systématique des objectifs et composantes possibles de stratégies de développement radicalement différentes.
21Car on voit mieux, maintenant, où mène la réflexion esquissée ci-dessus. Si l’on veut renouveler les stratégies de transition et les stratégies de développement, on ne peut se contenter d’en changer les moyens, il faut aussi et surtout en remettre en cause les objectifs. De ce point de vue, il me semble que l’une des exigences les plus fondamentales de ce renouveau – découlant elle-même d’une « prise de distance », par rapport à la fois à la logique économique du système socialiste, à celle du système du marché et à celle du système mondial – est la remise en cause de l’assimilation entre développement et croissance, et plus largement la prise en considération explicite d’un éventail beaucoup plus large d’objectifs de développement envisageables, entre lesquels il est possible de concevoir divers types de pondérations et de priorités : croissance, justice sociale, autonomie, sécurité, puissance, respect de l’environnement, etc. On notera cependant que, de ce point de vue, les stratégies évoquées ci-dessus (voir les schémas esquissés par Jacques Sapir) demeurent relativement conformistes, dans la mesure où elles restent axées sur la seule croissance, même si celle-ci est qualifiée de « soutenable » ou de « durable ».
Conclusion
22La réflexion que l’on vient de suggérer ici est centrée sur une seule idée : il faut se garder de la myopie qui consisterait à concevoir les stratégies de « transition » dans la seule ligne des stratégies les plus conservatrices de « développement », alors que celles-ci semblent bien condamnées par l’histoire, à plus ou moins brève échéance.
23Dans cette perspective, c’est le pluralisme des objectifs de développement – et la possibilité des collectivités concernées de choisir librement entre ces objectifs, même si de nombreuses contraintes resteront inéliminables – qui doit être réaffirmé avec force comme le principe de base d’une rénovation des stratégies de développement et de transition. Mais il est en contradiction flagrante avec les pratiques actuelles, qui invoquent de mauvaises raisons d’insertion totale dans un système mondial immuable.
Notes de bas de page
1 C’est par exemple la définition proposée dans un manuel classique d’économie du développement en langue française, celui de Patrick Guillaumont (Economie du développement, 3 vol. , Paris : PUF, 1985). Mais cette conception est constamment réaffirmée, par exemple dans un ouvrage américain plus récent sur le développement agricole (Eicher Carl K. & Staatz John M. [eds.], International Agricultural Development, Baltimore and London : The John Hopkins University Press, 1998). Ces auteurs écrivent en introduction : « Les rapides changements politiques et économiques des années 1990 ont introduit une vue du développement plus globale et plus orientée par le marché, et ont remis en question la simplicité du terme “tiers-monde” [...]. A l’heure actuelle les débats habituels au sujet du développement dans les pays pauvres sont centrés sur la globalisation des économies, des politiques et des institutions, et sur des questions comme la privatisation et la durabilité. L’étude du développement doit ainsi inclure l’ensemble 282 des pays à bas et moyen revenus » (p. ix, notre traduction).
2 Dand Le grand échiquier. L’Amérique et le reste du monde (Paris : Bayard Editions, 1997), Zbigniew Brzezinsky écrit crûment : « Parce que l’imitation du mode américain de développement pénètre le monde entier, cela crée des conditions plus favorables pour l’installation de l’hégémonie américaine indirecte qui peut ainsi apparaître consensuelle […]. Il faut compter comme une partie du système américain le réseau global des organisations spécialisées, surtout des institutions financières internationales. On peut dire que le Fonds monétaire international et la Banque mondiale représentent des intérêts globaux et que le monde entier est leur client. Pourtant en réalité ce sont les Américains qui dominent dans celles-ci, et on peut voir des initiatives américaines dans leur création, en particulier à la conférence de Bretton Woods en 1944 » (pp. 39-40).
3 J’essaie de le faire in Comeliau Christian, Les impasses de la modernité. Critique de la marchandisation du monde, coll. Economie humaine, Paris : Le Seuil, 2000.
4 Beaud Michel, « Capitalisme, logiques sociales et dynamiques transformatrices », in Chavance Bernard, Magnin Eric, Motamed-Nejad Ramine & SAPIR Jacques (dir.), Capitalisme et socialisme en perspective. Evolution et transformations des systèmes économiques, coll. Recherches, Paris : La Découverte, 1999, p. 254.
5 Ibid., p. 252.
6 Ibid., p. 259.
7 Voir Williamson John (ed.), The Political Economy of Reform, Washington, D.C. : Institute for International Economics, 1994 ; voir aussi le numéro spécial de la Revue internationale des sciences sociales sur le thème « Le débat sur le développement : au-delà du consensus de Washington », n° 166, UNESCO-Erès, décembre 2000.
8 Sur ces questions, je me permets de renvoyer à nouveau à deux textes que j’ai rédigés précédemment : Comeliau Christian, « Nouveaux enjeux du développement », in Passaris Solange & Vinaver Krystyna (dir.), Pour aborder le xxie siècle avec le développement durable, Economies et Sociétés, Cahiers de l’ISMEA, série Développement, croissance et progrès, n° 36, janvier 1998, pp. 17-28 ; ainsi qu’aux Impasses de la modernité, op. cit.
9 Sachs Jeffrey, Rynochnaya Economika i Russia (L’économie de marché et la Russie), Moscou : 289 Ekonomika, 1994.
Auteur
Economiste ; professeur à l’Institut universitaire d’études du développement (IUED), Genève.
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