Comment survivre jour après jour dans l’ancienne Union soviétique ?
p. 243-260
Texte intégral
Préambule
1L’Union soviétique (URSS) a été dissoute, officiellement, le 31 décembre 1991. En 1992 et 1993, j’ai passé deux étés dans la partie occidentale de l’ex-URSS. J’ai fait de longs séjours à Saint-Pétersbourg, deuxième ville de Russie, et effectué des déplacements prolongés m’amenant jusqu’à la Volga, au bord de la mer Noire et aux frontières hongroise et finnoise.
2Cet article se concentre spécifiquement sur la période du début de la transition (1992-1993), période que je présenterai en m’appuyant sur une approche socioanalytique. Au centre de mon analyse se trouve le citoyen ordinaire, en quête de stratégies de survie, à la suite de la dissolution de l’Union soviétique fin 1991 et de la rapide décomposition du système communiste.
3La parole qui m’a été confiée dans cet article sera donnée, en partie, aux personnes concernées rencontrées. C’est une tentative de témoignage au sens propre du terme, une reproduction de paroles que j’ai entendues, d’impressions et de vécus de tous les jours que j’ai aperçus pendant ces deux séjours en ex-URSS. Mon témoignage s’appuie sur le regard d’un étranger sur ces événements. Il sera donc conditionné par ma vision de spectateur immergé à deux moments précis dans cet univers changeant.
4Avant de présenter la structure de l’article, j’aimerais remercier les habitants de l’ex-URSS qui m’ont donné de leur temps et de leur confiance. Je voudrais spécialement remercier mon épouse, qui m’a accompagné lors de ces deux séjours et qui m’a assisté comme interprète durant une grande partie des entretiens. Je la remercie également d’avoir relu le présent article d’une manière critique.
5La première partie présente succinctement quelques caractéristiques du système communiste des pays de l’Est et du contexte au début de la transition, autrement dit du processus engagé par la décomposition et la dissolution rapide du bloc soviétique et de l’URSS. La deuxième développe brièvement l’approche choisie pour cet article, la socioanalyse, basée sur l’écoute. La troisième partie, le cœur du travail, témoigne de dix exemples de comportements adoptés par des habitants de l’ex-URSS, en 1992 et 1993, pour assurer leur survie ; ces exemples sont accompagnés par quelques éléments de réflexion sur le contexte y relatif. La quatrième partie présente une petite synthèse. Un bref épilogue ajoute quelques éléments complémentaires concernant la problématique de la transition en général.
6Les termes de « système communiste », de « pays communistes » et de « bloc soviétique » seront utilisés, dans le présent article, pour signifier l’Union soviétique et ses pays satellites européens. Il faut bien se rappeler que d’autres systèmes et pays communistes existaient et subsistent encore actuellement, notamment la Chine et Cuba.
Le début de la transition
7Depuis la fin des années 1980, le système des pays communistes du bloc soviétique s’est modifié rapidement et irréversiblement pour aboutir, en 1989, à la chute du mur de Berlin et, à la fin de 1991, à la dissolution formelle de l’URSS (Wermelinger 1994 : 63).
8Le système politique et le système socioculturel de ces pays connaissaient une structuration verticale et hiérarchique. Totalitaire, le système politique a été accompagné par un système informel de clientélisme. Voici quelques autres caractéristiques de ces systèmes :
tout était surveillé, orienté et encadré par l’Etat et son parti unique ;
par ses institutions étatiques, ses organismes politiques, sociaux et culturels, l’Etat-parti était l’organisateur de la société tout entière et de la vie d’un chacun ;
l’Etat-parti maintenait un cadre strict limitant la marge de manœuvre de ses habitants au point d’étouffer presque toute initiative individuelle ;
l’Etat-parti sécurisait la population : en se conformant aux règles imposées, chacun avait l’assurance d’avoir un travail et le minimum nécessaire pour vivre. Ceux qui ne les observaient pas, par contre, devaient craindre les répressions draconiennes propres aux régimes totalitaires.
9Le système économique des pays communistes a connu différentes caractéristiques spécifiques, dont je rappelle les suivantes :
de la production à la distribution, toutes les décisions économiques étaient du ressort de l’Etat et considérées comme une tâche de la planification centrale. La régulation par le commandement avait comme but un développement équilibré. Elle n’arrivait cependant jamais à remplir véritablement sa fonction ;
l’approvisionnement est en effet resté lacunaire au long de l’existence du système communiste. La gamme des produits a été incomparablement moins diversifiée par rapport à l’« Occident » (soit les pays capitalistes industrialisés). Il y avait toujours l’un ou l’autre article, même de base, qui manquait dans les rayons. Ce n’est pas pour rien que le supermarché occidental a été un des grands mythes et une des principales sources de jalousie dans les pays communistes ;
les équipements de presque tous les secteurs économiques étaient dépassés comparés à ceux utilisés dans les pays occidentaux et les effectifs des employés trop importants. Ce phénomène, latent depuis des décennies, s’est toujours plus aggravé les dernières années de l’existence du système communiste. Il en est résulté une productivité par unité de production et par employé sensiblement plus basse qu’en Occident ;
le système des prix de vente, administré par le centre, n’était que très partiellement lié aux coûts de production. Il coûtait très cher à l’Etat, qui a dû prendre en charge, directement ou indirectement, la différence entre les coûts de production et les prix de vente ;
l’économie et le commerce des pays communistes étaient largement découplés du marché mondial. Sous l’égide du Conseil d’aide économique mutuelle (CAEM), regroupant les pays communistes, la plupart des échanges se faisaient entre ses membres, selon des prix administrativement fixés et en monnaie non convertible.
10Au début de la transition, les anciens mécanismes économiques sont vite délaissés. La rupture très rapide des chaînes de commandement et l’abandon des règles du jeu du CAEM provoquent une dégradation accélérée de la situation économique et entraînent une récession prononcée. Celle-ci est accompagnée par une inflation galopante et renforcée par une incohérence des mesures économiques et commerciales adoptées par les Etats pour amorcer le passage à une économie du marché.
11En parallèle à ces bouleversements économiques et commerciaux, l’ancienne organisation de l’Etat tout entier se décomposa rapidement, laissant un vide institutionnel et structurel. Progressivement « abandonnés » par l’Etat, les individus, les institutions, les unités de production et de distribution, les établissements chargés de la formation et de dispenser d’autres services avaient de plus en plus de difficultés à gérer leur situation.
12Le processus de la transition d’une économie étatique centralisée, avec un système politique totalitaire, à une économie de marché, avec un système politique démocratique, est en effet un processus global, autant économique et politique que socioculturel, qui ne peut se faire du jour au lendemain.
La socioanalyse, basée sur l’écoute
13L’approchechoisiesebasesurl’écouteactiveetdirecteets’inscritdansle courant de la « socioanalyse » (Bourdieu 1991). Le chercheur donne la parole à des personnes qui, d’ordinaire, ne l’ont ou ne la prennent pas. Ce sonteuxquivontfournirlabased’informationrendantpossiblel’analyse sociologique. On part donc de l’information individualisée, brute, pour la retravailler, la formaliser et construire des exemples parlants, un discours intelligible.
14La socioanalyse, basée sur l’écoute, s’inspire notamment de l’approche biographique, née au début du siècle autour de l’étude de deux chercheurs sur l’immigration de Polonais ruraux aux Etats-Unis (Thomas & Znaniecki 1918-1920). Dans l’entre-deux-guerres, surtout en Pologne et aux Etats-Unis (école de Chicago), un nombre considérable de recherches basées sur des récits de vie a été mené. Dans ces deux pays, l’approche biographique est devenue un des courants principaux de la sociologie empirique (Bertaux 1976 :7 ; Bertaux 1980 :198).
15Après la Seconde Guerre mondiale, les chercheurs des sciences sociales se tournent de plus en plus vers des méthodes quantitatives, considérées commeplusscientifiques.Malgrélacritiqued’absencede« scientificité » que l’on peut faire à toute approche empirique et qualitative, l’écoute active etdirecteconstitueunoutild’accèsincomparableauvécusocialparlebiais de l’analyse du vécu individuel et subjectif.
16Depuis les années 1970, les approches empiriques et qualitatives ont repris de l’importance dans les sciences sociales. Sayad (1991), pour donner un exemple, a employé une approche socio analytique, basée sur l’écoute active et directe, poursuivre des individus et groupes d’individus maghrébins résidant en France. Son souci a été de faire parler ceux qui n’auraient, autrement, jamais la parole, ceux qui ont beaucoup à dire, ceux qui ont l’expérience. A travers leurs paroles, il « construit » des exemples parlants qui lui permettent d’illustrer, de décrire et d’analyser des faits sociaux, du point de vue de celui qui est directement concerné.
17L’homme ordinaire devient, par cette technique, non seulement un objet à observer ou à mesurer, mais un informateur, un « collaborateur direct » de la recherche. On le sort de son état réduit, où il n’était rien qu’une « chose » permettant aux sciences sociales de devenir objectives (Bertaux 1980 : 219). Chaque homme devient alors la synthèse individualisée et active d’une société. Dès qu’on le considère comme tel, on peut connaître le social en partant de la spécificité irréductible de la pratique d’un individu.
18Lors de mes séjours en ex-URSS, j’ai eu l’occasion de discuter avec un grand nombre de ses habitants. Dans ce qui suit, je leur donne la parole par le biais de mon témoignage, de mon écriture, de la reconstruction intelligible d’exemples illustrateurs, plus précisément de dix exemples de stratégies de survie adoptées en 1992 et 1993 par des habitants de l’ex-URSS, complétés par quelques éléments sur le contexte. Les passages en italique relèvent d’une transcription sous forme de discours direct de ce que les personnes rencontrées m’ont raconté, alors que les passages en romain relèvent de transcriptions indirectes d’éléments de discussions ou sont des annotations, des compléments et des explications de l’auteur. Mes commentaires sont limités à un minimum, d’une part pour mettre en avant la parole des intéressés, de l’autre parce que chaque exemple, consciencieusement choisi par l’auteur, est censé parler de soi.
Comment survivre jour après jour
Premier exemple
19Il s’agit d’une famille moscovite – les parents et leurs deux enfants – rencontrée en juillet 1992. Le père raconte : « Je travaille dans une usine qui produit des allumettes, ma femme travaille dans un office d’Etat civil. J’ai reçu mon dernier salaire il y a trois mois. Depuis lors, je reçois chaque mois des paquets d’allumettes en remplacement de mon revenu. J’essaie de les échanger contre d’autres produits avec mes amis. » La mère se plaint : « J’ai été payée, ce mois, l’équivalent de quelques kilogrammes de viande. Bien que l’inflation soit galopante, les salaires ne sont presque pas indexés depuis des mois. En plus, ils ne sont souvent plus payés du tout, car l’administration n’a plus de liquidités. » Le père ajoute : « Heureusement, je suis souvent affecté à l’équipe de nuit. La journée, je me sers de ma voiture, une Lada de quinze ans, comme “taxi privé”, ce qui nous permet d’améliorer notre catastrophique situation financière. Cette activité nous procure en effet notre seul petit revenu stable, nous permettant d’acheter au moins à manger et à boire pour notre famille. »
20Six mois après la dissolution formelle de l’URSS, une partie des usines n’arrivent déjà plus à fonctionner normalement, notamment à cause de la rupture des chaînes de commandement. Lorsqu’elles produisent encore plus ou moins correctement, c’est l’écoulement et le paiement de leurs produits qui posent souvent problème. A cause du manque de liquidités qui en résulte, les usines ont souvent recours au paiement en nature des employés.
21Quant aux administrations, l’Etat n’arrive plus à leur fournir le budget nécessaire. Ainsi, leurs employés ne sont, en règle générale, plus correctement payés.
22En conséquence, une grande partie de la population ne gagne presque plus d’argent par l’exercice de son travail ordinaire et doit trouver un complément de revenu pour survivre, notamment par le biais d’activités parallèles, dans le secteur informel naissant.
Deuxième exemple
23A la même époque, dans une autre famille de la même ville, ni père ni mère ne reçoivent plus de salaires depuis le début de l’année 1992. Heureusement pour la famille, les deux garçons de 16 et 18 ans font, avec des amis de leur âge, de la revente de souvenirs. « Dans une ruelle du centre de Moscou qui s’appelle “Arbat”, les stands de souvenirs se succèdent. Nos deux garçons ont des amis bien établis à Arbat, auxquels ils ont pu s’associer récemment. Ils se procurent les stocks de souvenirs disponibles périodiquement dans des magasins d’Etat se situant dans l’agglomération moscovite. Ils les vendent ensuite deux à cinq fois plus cher aux touristes étrangers. Ainsi, ils ont gagné, le mois dernier, dix fois plus que j’aurais reçu moi-même, si j’avais été payée », raconte la mère avec amertume.
24Les parents éprouvent une grande difficulté à accepter d’être entièrement dépendants du revenu généré par l’activité de leurs fils dans le secteur informel. Le père s’interroge : « Comment puis-je admettre que mes deux fils, encore si jeunes, nourrissent ma famille avec leur activité illégale ? En tant que bon citoyen de ce pays, je suis révolté. Je ne comprends pas comment on a pu en arriver là. Mais qu’est-ce que vous voulez que je fasse si ni moi ni ma femme ne recevons plus de salaires ? » – « En plus, j’ai peur que nos enfants se fassent arrêter par la milice lors d’une razzia », ajoute la mère.
25En 1992, le secteur informel est en plein développement. Le président de la Russie de l’époque, Boris Eltsine, décrète alors que cette activité n’est plus réprimée. Cette décision ne rassure pourtant pas cette mère qui se rappelle encore trop bien les répressions draconiennes de l’ancien régime soviétique. Partout, de petits stands, souvent improvisés et sans toit, voient le jour. En l’absence de régulations, les gens s’installent un peu partout, près des gares, des stations de métro, sur les grandes places et aux centres-villes. Ils vendent et revendent des produits, reçus au lieu d’un salaire, déviés quelque part sur la longue chaîne de distribution ou, en ce qui concerne les produits « rares », achetés à des prix bon marché dans les magasins d’Etat lors de leur apparition sporadique.
Troisième exemple
26Au marché de Kiev, en août 1992, je rencontre une vieille femme du Caucase. Elle est en train de vendre du miel, produit disponible en abondance dans son petit village natal. « C’est la deuxième fois que je prends l’avion pour venir à Kiev. Pour l’instant, les billets d’avion sont bon marché chez nous, par rapport au miel. En vendant seulement 2 kg de miel, ici à Kiev, je gagne déjà plus que j’ai dépensé pour ce billet », raconte cette femme, qui a déjà vendu 25 kg de miel. « Il m’en reste encore 10 kg, que je vendrai certainement jusqu’à ce soir. Vous savez, mon fils cadet est rentré malade de l’armée et les deux autres ont des familles à nourrir, mais n’ont plus reçu leurs salaires depuis des mois. Avec l’argent gagné à Kiev, je pense que toute la famille aura assez à manger et à boire l’hiver prochain. »
27Les prix des produits et services vendus par l’Etat, par le biais de ses magasins, toujours uniques vendeurs officiels en ex-URSS, n’ont généralement plus aucune relation avec leur coût réel. Des distorsions énormes comme celle entre le prix d’un billet d’avion et celui du miel vendu au marché en témoignent.
28Un jeune marchand qui vend des légumes à côté de la vieille Caucasienne intervient et complète : « Les prix sont également différents d’une ville à l’autre, et même d’un magasin à l’autre. Ça dépend si les dernières consignes et instructions de l’administration ont déjà été reçues. En plus, la motivation des employés des magasins d’Etat d’appliquer les nouvelles instructions peine de plus en plus, au fur et à mesure que la crainte de l’Etat se dissipe et que les salaires ne sont plus payés ; ça devient plus “chaotique”. En fait, le but des magasins chez nous n’a jamais été de faire des bénéfices, mais de “distribuer” les produits selon les consignes de l’Etat et les prix décidés par l’administration. »
29« Même si mon miel est beaucoup plus cher que celui vendu dans les magasins d’Etat, ajoute la vieille femme caucasienne, les gens préfèrent venir chez moi, car au marché on vend du vrai miel et pas un produit qui n’a du miel que le nom. En effet, tout le monde sait que les aliments vendus sur le marché sont bien meilleurs par rapport à ceux qui sont distribués par l’Etat et ses magasins. »
30Dans presque chaque localité en ex-URSS, il y a un marché officiel. Sous le régime soviétique, c’était à peu près le seul endroit où les gens pouvaient vendre directement leurs produits. On y trouvait notamment un choix considérable d’aliments, réputés être d’une qualité nettement supérieure par rapport à ceux distribués par l’Etat et vendus par ses magasins, mais également plus chers. En 1992, la différence entre les prix pratiqués au marché et dans les magasins d’Etat ne cesse d’augmenter, faisant le bonheur de ceux qui avaient la possibilité de vendre au marché leurs produits « faits maison ».
Quatrième exemple
31En août 1992, dans un train en direction d’une petite ville ukrainienne à la frontière hongroise, Ujgorod, je discute avec un jeune homme de Kiev. « Je vais acheter des produits à Ujgorod que l’on ne trouve plus à Kiev. Je les revendrai ensuite à la station de métro, près de notre appartement, dans la banlieue de Kiev, ou directement à des amis. Je ne sais pas encore exactement ce que je vais trouver là-bas, mais il y aura certainement des produits qui ne sont plus disponibles à Kiev.
32 » Les problèmes d’approvisionnement deviennent actuellement de plus en plus grands. Si déjà avant la dissolution de l’Union soviétique, il y avait peu de choix et toujours quelques produits qui manquaient dans les rayons de nos magasins, le choix se réduit maintenant de plus en plus encore. Il n’y a plus un jour que la moitié des produits de base ne soit disponible.
33 » En règle générale, plus on s’éloigne des grandes villes, moins l’inflation a été répercutée sur les prix, probablement parce que les stocks de produits sont renouvelés moins souvent ici et que les consignes de l’Etat ne sont pas mises en application aussi rapidement. »
34Arrivé à Ujgorod, j’ai l’impression que le temps s’y est arrêté. Les changements intervenus en ex-URSS les derniers mois ne semblent pas avoir atteint cette région : il n’y a pas encore de petits stands dans la rue et les magasins d’Etat, bien que mal fournis, ont un peu de tout, à des prix qui ne paraissent pas non plus avoir été autant modifiés que dans les grandes villes. Ainsi, on trouve des produits, peu demandés en général par la population locale, comme des tasses, des assiettes, des sacs à dos ou des livres, à des prix moins chers qu’une tasse de thé dans un restaurant d’Etat à Kiev. J’ai pu découvrir le même phénomène dans les petites et moyennes villes près de la Volga, comme Jaroslavl ou Kostroma par exemple, ou à Novgorod, qui se situe entre Saint-Pétersbourg et Moscou.
Cinquième exemple
35En août 1992, à Odessa, ville ukrainienne située au bord de la mer Noire, nous avons logé chez une retraitée, qui a récemment commencé à louer des chambres à des voyageurs de passage. « Ma retraite ne me suffit même pas pour payer de quoi manger, déplore-t-elle. Comme je n’ai pas de parenté dans la ville ni de datcha [maisonnette de campagne] avec de la terre et que je n’ai plus d’épargnes, j’ai décidé de faire de mon appartement de deux pièces une petite auberge pour avoir de quoi vivre. » Elle-même s’est installé un lit dans un petit réduit pour pouvoir accueillir plus d’hôtes. Elle ajoute : « J’ai déjà vendu la moitié de mes affaires personnelles dans la rue et même mon tableau préféré. De plus en plus de personnes, notamment âgées, sont dans ma situation. Les retraites ne sont pas assez augmentées ou plus payées du tout et l’inflation a anéanti nos épargnes. Alors, ceux qui n’ont pas de famille ni de datcha avec un lopin de terre se trouvent du coup complètement démunis. »
36Dans les villes, une des solutions pour arrondir les fins de mois, c’est la location de l’appartement à des voyageurs de passage. D’autres essaient de vendre leurs affaires personnelles, par exemple des livres ou un service en argent.
37Dans les gares des grandes villes, des dizaines de femmes attendent les voyageurs à leur arrivée et leur proposent des chambres. A chaque station de métro, devant chaque gare et sur chaque square, des retraités et d’autres démunis exposent une partie de leurs affaires personnelles dans l’espoir de vendre quelque chose pour pouvoir s’acheter à manger et à boire.
Sixième exemple
38En août 1992, un étudiant de Saint-Pétersbourg raconte : « Ma bourse d’études ne vaut plus rien. Je ne peux même plus acheter assez à manger avec ce que je reçois et je ne peux pas non plus compter sur mes parents qui habitent près de Minsk, en Biélorussie. Heureusement, je parle un peu le français et l’anglais. Ainsi, j’ai toujours eu des contacts avec des étudiants étrangers qui me mettent en contact avec des étrangers désireux d’acheter des roubles contre des devises à un cours intéressant. Ensuite je les revends, en faisant un petit bénéfice, à des gens qui veulent sécuriser leurs épargnes grâce aux devises. Ce petit commerce me permet de survivre et de continuer mes études. »
39En été 1992, le cours officiel auquel les banques achètent des devises est fort inférieur à celui que l’on trouve au marché noir. A cause de l’inflation galopante et de la dégringolade continue du cours des monnaies locales des pays de l’ex-URSS par rapport aux devises, une partie de la population sécurise ses économies en achetant des devises. La seule manière de s’en procurer est d’en acheter sur le marché noir, étant donné qu’il est, en principe, impossible d’acheter des devises dans les banques. Cette pratique, officiellement interdite, est utilisée par tous ceux qui en ont l’occasion.
Septième exemple
40En juillet 1992, je rencontre un couple dans un hôtel de Souzdal, à quelques centaines de kilomètres à l’est de Moscou. Ils sont en voyage d’affaires, essayant de vendre de la vodka produite artisanalement. « Je ne recevais plus de salaire depuis des mois, raconte le mari, ingénieur, alors je me suis associé à des copains et nous avons commencé à produire de la vodka dans un local d’une usine désaffectée que nous avons pu louer, de façon non officielle, à l’Etat grâce à l’aide d’un ami travaillant dans l’administration. L’équipement, nous l’avons trouvé également grâce à des copains qui avaient des “tuyaux”. Il provient certainement d’une usine de l’Etat.
41 » Maintenant que j’ai terminé d’installer la distillerie, je parcours l’ex-URSS pour trouver des acheteurs de notre vodka. Pour l’instant, les affaires se développent plutôt bien, mais la concurrence devient plus grande, jour après jour. Ce n’est pas très légal, ce qu’on fait, mais personne ne se soucie actuellement de ça. L’Etat n’a de toute façon presque plus rien à dire, et comme on a des bons copains dans l’administration, on a la possibilité de nous arranger, si jamais il y avait un problème. »
42Voilà un autre exemple du développement rapide du secteur informel, qui est en train de remplacer le système étatique de production et de distribution de plus en plus défaillant. En 1992, avec peu de moyens et quelques connaissances « aux bons endroits », il est assez facile aux « débrouillards » de trouver des niches et de profiter du système en composition. La production de vodka, processus facile avec un marché et une valeur ajoutée assurés, en est un bon exemple.
43La femme ajoute : « L’Etat ne nous fait en effet plus peur. Par contre, l’apparition de bandes privées, maffieuses, nous inquiète beaucoup. Ils commencent à demander de l’argent pour, comme ils disent, protéger notre site de production. J’ai de plus en plus peur quand mon mari se déplace pour les affaires, peur qu’il se fasse blesser ou éliminer par des concurrents. »
44La décomposition des structures de l’Etat en charge de l’ordre public commence également à se faire ressentir. La police, guère ou plus payée, ne remplit plus sa tâche et est devenue fortement corruptible ; il en va de même pour la justice. Ce vide commence à être comblé par des « forces d’ordre alternatives », autrement dit par des bandes maffieuses qui se mettent à régner là où il y a de l’argent à « gagner ». Ceux qui n’acceptent pas le prix pour leur protection paient différemment : ils sont harcelés, leurs stands, leurs marchandises ou leurs sites de production sont détruits et eux-mêmes physiquement menacés. Ce phénomène, encore peu répandu en été 1992, s’accentuera fortement entre 1992 et 1993. La population commence à être inquiète, ne sachant plus à qui s’adresser et se méfiant de plus en plus de tout.
Huitième exemple
45Avec cet exemple, on passe de 1992 à 1993. Le mari d’un couple moscovite, rencontré en octobre 1993, raconte : « On a toujours nos emplois de 1991, mais on n’est plus guère payés. Ma femme travaille également dans un nouveau café privé et gagne relativement correctement dans cette activité parallèle. »
46Ce couple pourrait être content de sa situation ; pourtant la femme se plaint amèrement : « On trouve à nouveau tout à Moscou, actuellement, et même bien davantage qu’avant la chute de l’URSS. Mais il faut avoir beaucoup d’argent pour pouvoir acheter de bons produits. Là où il y en a, c’est dans des magasins ouverts en collaboration avec des étrangers, et dans ces derniers tout est très cher. En plus, il faut payer en dollars ! En somme, ce que je gagne au café nous suffit pour survivre, pour acheter le nécessaire dans les magasins d’Etat, des produits à des prix accessibles mais de mauvaise qualité soviétique. Mais il ne suffit nullement pour m’acheter ce que je souhaiterais m’acheter. »
47A côté des magasins d’Etat, on voit émerger, notamment dans les grandes villes, des magasins privés, qui vendent surtout des produits importés, à des prix inaccessibles au citoyen ordinaire.
48Comme la création du capital privé et la connaissance de la gestion capitaliste d’une entreprise sont encore à leurs tout débuts en ex-URSS, c’est en règle générale avec des partenaires étrangers que ces magasins sont créés sur la base de joint-ventures. Le partenaire étranger fournit l’argent et le savoir-faire nécessaires au lancement du commerce privé de type capitaliste.
49Pour permettre l’afflux du capital étranger, l’utilisation du dollar a été légalisée et en Russie, celui-ci circule depuis lors comme monnaie parallèle au rouble, qui est toujours très instable.
50La colère de cette femme qui ne peut rien acheter dans les magasins de type « joint-venture » se comprend encore mieux si on se rappelle l’ancien contexte soviétique et les attentes de la population suscitées par l’arrivée du système capitaliste : « Il y a deux ou trois ans, le problème principal était de trouver les produits que l’on recherchait. Il fallait des relations pour les recevoir rapidement, c’était la petite corruption, quoi ! L’argent, c’était ensuite un problème secondaire. On n’en avait pas beaucoup, mais généralement assez, explique-t-elle. Aujourd’hui, c’est le contraire : dans ces nouveaux supermarchés, on trouve tout et il y a un grand choix, mais on n’a pas l’argent pour y acheter quelque chose. C’était toujours un de mes grands rêves d’avoir de tels magasins, comme en Occident, pleins de bons produits étrangers. Il faut savoir que jusqu’à l’année passée encore, il n’y avait que des produits soviétiques dans nos magasins, et de temps à autre quelques produits d’autres pays communistes. Ces produits étaient souvent de mauvaise qualité. En ce qui concerne les habits, il n’y avait pas de choix et le peu qu’il y avait n’était pas du tout à la mode. C’est d’autant plus difficile pour moi, aujourd’hui, d’avoir de bons produits sous les yeux, mais pas l’argent pour les acquérir. »
51Le mari ajoute : « Lorsque je passe devant ces magasins, il y a toujours beaucoup de monde, je ne comprends pas d’où les gens sortent tant d’argent, mais une chose me semble claire, ce n’est pas par des moyens très justes et très légaux qu’ils ont gagné cet argent. Ces gens sont des profiteurs de la situation, il faudra les punir pour leur attitude.
52 » Bientôt, la privatisation des biens qui appartiennent actuellement à l’Etat devrait être entreprise ; d’un côté je me réjouis, car nous pourrions probablement devenir propriétaires de notre appartement, de l’autre je la crains fortement, car je suis sûr que le citoyen ordinaire, comme moi, ne pourra pas réellement profiter de la privatisation des usines, par exemple. A nouveau, ce seront les personnes bien placées, l’ancienne élite et les “magouilleurs”, qui s’enrichiront, sur le dos du peuple. »
53Si la masse s’appauvrit de plus en plus depuis la dissolution de l’Union 254 soviétique et notamment entre 1992 et 1993, une petite minorité a commencé à s’enrichir très rapidement, en profitant des faiblesses et des incohérences des mesures adoptées pour mettre en œuvre la transition, du vide institutionnel et structurel engendré par celle-ci et du système de clientélisme hérité du communisme.
Neuvième exemple
54En été 1993, je souhaite prendre un cours de russe, à Saint-Pétersbourg. Il s’avère impossible de m’inscrire à un tel cours, à distance. Une fois sur place, à l’aide de connaissances, je prends contact avec l’Université économique de Saint-Pétersbourg, qui m’organise un cours, sur mesure et en vingt-quatre heures. « Vous savez, me dit le directeur lors de mon inscription, les cours de russe pour étrangers organisés jusqu’en 1991 par le biais de l’Etat n’existent plus et on n’a pas les moyens de faire de la publicité à l’étranger. Cela dit, nous sommes prêts à vous organiser un cours, moyennant un paiement en dollars, bien entendu. Nous avons besoin de l’argent pour payer nos professeurs qui ne reçoivent, actuellement, plus rien de l’Etat. Au cas où vous avez des amis chez vous qui souhaitent venir étudier le russe, sachez que nous serions ravis de les accueillir. Il nous faut en effet développer des partenariats avec des universités étrangères, mais pour l’instant, nous ne savons pas comment. On a reçu la semaine passée une délégation d’un institut de recherche américain, intéressé par une collaboration avec nous ; on verra ce que ça donne. »
55Le cours est donné par une enseignante de l’Université, qui reçoit la moitié de l’argent que j’ai payé au directeur. Elle explique : « Pour l’instant, c’est l’Université qui me fournit les élèves. Cela m’arrange car je ne sais pas comment en trouver moi-même, mais vous auriez également pu venir directement chez moi, ainsi j’aurais pu vous faire un meilleur tarif. »
56En 1993, les institutions étatiques ne reçoivent presque plus de subventions de l’Etat. Elles commencent à s’organiser pour faire entrer de l’argent par des activités parallèles à celles qu’elles doivent fournir dans le cadre de leur vocation officielle. Dans la plupart des cas, ce sont les dirigeants de ces établissements qui en profitent ; l’employé moyen, par contre, demeure souvent sans rien.
57A ce stade de la transition, les Etats successeurs de l’URSS ont abandonné une grande partie des responsabilités assumées par l’Etat soviétique avant sa dissolution, fin 1991. Ces responsabilités doivent être reprises par les institutions elles-mêmes et adaptées au nouveau contexte de l’économie de marché. Notamment au niveau de la gestion capitaliste, le savoir-faire manque cruellement à leurs dirigeants. Ils essaient donc d’améliorer leur situation en cherchant une collaboration avec des institutions étrangères.
Dixième et dernier exemple
58En septembre et octobre 1993, j’ai rencontré un étudiant de Bakou (capitale de l’Azerbaïdjan), qui travaille pour une organisation non gouvernementale (ONG) à Saint-Pétersbourg, active dans la distribution d’aide humanitaire, de nourriture et de vêtements en provenance de la Suisse et de l’Allemagne. Il raconte : « Je suis arrivé à Saint-Pétersbourg pour faire mes études, il y a trois ans. Comme mes parents habitent loin, j’ai rapidement dû chercher un travail, lorsque ma bourse d’études ne m’a plus suffi pour vivre. J’ai rencontré une étudiante étrangère qui connaissait cette ONG. Comme je parle l’anglais, on m’a engagé, à la fin de l’année passée, pour organiser le bureau, chercher des bénéficiaires potentiels et entretenir les relations avec l’administration.
59 » En décembre 1992, la Ville nous aidait encore fortement. Elle mettait à notre disposition dépôt et lieu de distribution. L’importation des dons était également sans formalités. Aujourd’hui, seulement dix mois plus tard, la Ville demande déjà qu’on lui remette les dons sans pouvoir influencer le choix des bénéficiaires, et la tracasserie administrative pour importer l’aide est devenue compliquée et longue. Pour que ça marche quand même, on doit donner l’équivalent de la moitié de notre budget à une personne haut placée à la Ville. »
60L’administration de la ville de Saint-Pétersbourg se réorganise et se réaffirme, entre autres en utilisant l’aide humanitaire. Certains fonctionnaires, pour mieux vivre ou simplement pour survivre, monnaient leur pouvoir en argent. Cette pratique, déjà connue avant la dissolution de l’URSS, s’amplifie pendant cette période, notamment parce que l’Etat n’a plus de ressources et paie des salaires très bas par rapport à l’augmentation rapide du coût de la vie.
61L’étudiant ajoute : « Actuellement, les arrivages deviennent de moins en moins fréquents. Il semble que les collectes en faveur de l’ex-URSS marchent de moins en moins bien dans les pays capitalistes et que leurs habitants commencent à se désintéresser de nous. Je me pose la question de savoir quelle autre activité on pourra développer pour que l’ONG puisse survivre. Je m’imagine par exemple un centre d’accueil pour les investisseurs et commerçants étrangers. »
62Il a bien compris que tout change rapidement et continuellement dans 256 cette période de début de la transition, que ce processus ne s’arrêtera pas et risque d’absorber les activités actuelles de l’ONG dans quelques mois. Pour ne pas perdre son emploi, il a donc tout intérêt à trouver une stratégie de survie et de reconversion pour cette ONG.
Synthèse
63Le début de la transition a été une épreuve difficile pour les habitants des pays de l’ancien bloc soviétique. Ils s’attendaient à ce que l’effondrement du système communiste implique une amélioration rapide de leurs conditions de vie. Sur le plan matériel, ils espéraient notamment un approvisionnement en produits importés de qualité et, sur le plan immatériel, une plus grande liberté d’expression, d’action et de déplacement à l’étranger capitaliste ainsi qu’un meilleur accès à l’information libre. Ces attentes étaient, bien entendu, différenciées d’un pays à l’autre, d’une région à l’autre et d’un individu à l’autre.
64Dans beaucoup de régions, et notamment en ex-URSS, l’espoir suscité par la disparition du régime communiste totalitaire et la joie devant les libertés nouvellement acquises ont été rapidement remplacés par le problème de chercher à survivre jour après jour. Une grande partie des citoyens ordinaires a dû trouver, presque du jour au lendemain, des stratégies de survie pour pallier les changements radicaux, l’incertitude, l’absence d’un revenu régulier et suffisant et le vide institutionnel et structurel résultant de la décomposition rapide de l’Etat communiste et de ses organes.
65Il est important de rappeler qu’une des caractéristiques fondamentales du système communiste était la place centrale de l’appareil étatique, qui fonctionnait également comme cordon de sécurité, assurant un travail et un minimum vital à tout bon citoyen. L’Etat-parti se chargeait de l’organisation et de la planification non seulement de l’économie, mais également de l’ensemble de la société, et cela jusqu’au niveau individuel. Il a été d’autant plus difficile pour les habitants des pays ex-communistes, et notamment ceux de l’ex-URSS – qui a connu une période communiste beaucoup plus longue que les autres pays et où le contrôle de la société fut le plus prononcé –, de devenir « autonomes » au début de la transition.
66C’est dans le secteur informel émergent que le citoyen ordinaire cherche à pallier le manquement de gain produit par son travail officiel selon la devise « On se débrouille avec ce qu’on a », par exemple une voiture pour se faire chauffeur de taxi ou un appartement pour héberger des touristes ; avec ce qu’on est, par exemple enseignant de langues pour donner des cours de russe à des étrangers, ingénieur pour construire une distillerie de vodka ou fonctionnaire pour monnayer son pouvoir ; on se débrouille en profitant des défaillances grandissantes du système d’approvisionnement, par exemple en revendant aux touristes étrangers des souvenirs (articles rares) achetés à bon prix dans les magasins d’Etat ou en revendant des produits, en rupture de stock dans un lieu donné, acquis dans une localité plus ou moins voisine ; en profitant de la distorsion des prix, par exemple pour se déplacer en avion afin de vendre du miel, comme le prix d’un billet d’avion ne coûte que l’équivalent de quelques kilogrammes de miel selon le prix pratiqué au marché ; ou encore en profitant de relations privilégiées avec des fonctionnaires, par exemple pour louer un local dans une usine appartenant à l’Etat afin d’y installer une production de vodka.
67L’émergence du secteur informel est en effet une des caractéristiques principales de cette période. Ce secteur a non seulement permis à l’habitant moyen de trouver une source de revenu complémentaire, mais également comblé une partie du vide institutionnel et structurel laissé par la décomposition de l’Etat communiste.
68La rapidité des changements est une autre caractéristique de la transition : en un peu plus d’une année, entre le début de mon premier séjour, début juillet 1992, et la fin de mon deuxième, fin octobre 1993, la situation s’était bien modifiéé en ex-URSS. Le grand vide institutionnel et structurel qui existait en été 1992, six mois après la dissolution formelle de l’URSS, commençait à se remplir en 1993. Très vite après son apparition, le secteur informel a commencé à se structurer et à se formaliser. Les entités publiques ont entamé leur réorganisation et leur réaffirmation et la privatisation des biens étatiques, mesure importante pour une introduction effective de l’économie de marché, était déjà en cours de préparation.
Épilogue
69Lors d’un discours prononcé à Prague, le 22 août 1990, suite aux changements politiques intervenus en Tchécoslovaquie, Vaclav Havel a dit : « Notre révolution n’est pas finie, bien au contraire, l’essentiel doit encore être créé. » La transition d’une économie étatique centralisée, avec un système politique totalitaire, à une économie de marché, avec un système politique démocratique, s’avère en effet un processus long et douloureux.
70Les expériences des habitants de l’ex-URSS, en 1992 et 1993, décrites dans cet article montrent à quel point un tel processus est périlleux pour les personnes concernées et donnent une idée de l’ampleur et de la complexité des problèmes institutionnels que l’abandon d’un système communiste peut engendrer.
71Dix ans après son début, la transition s’éternise et est en train de devenir un état, tout au moins dans certains pays, et notamment dans une majorité des pays successeurs de l’URSS.
72On s’aperçoit, aujourd’hui, que cette transition est un processus complexe. Chaque pays la vit différemment, selon l’héritage du passé, communiste et précommuniste, les attentes et réactions des populations et les options prises par ces pays depuis la dissolution du bloc soviétique. Ainsi, le but même de la transition est différent dans chaque pays.
73Les pays du bloc soviétique n’ont en effet jamais formé une région unique et homogène. Le communisme était vécu et apprécié différemment selon le pays, voire, surtout en Union soviétique, selon la région, les substrats économique, politique et socioculturel ayant été fort différents au début de l’instauration du communisme dans une Russie tsariste, un Tadjikistan musulman, une Bulgarie longtemps sous l’influence ottomane et les territoires tchèques, avec leur passé habsbourgeois (Szporluk 1994 : 30).
74La durée de la période communiste n’a pas non plus été partout identique. Ainsi, la plupart des régions de l’URSS ont connu plus de soixante-dix ans de communisme et les pays satellites environ quarante ans.
75La fermeture par rapport à l’étranger, notamment capitaliste, et le contrôle de la société ont été beaucoup plus prononcés en Union soviétique que dans ses pays satellites. La Hongrie, par exemple, a commencé à accorder plus de liberté à ses résidents dès les années 1970 : une presse plus critique a pu se développer, les Hongrois qui avaient fui leur pays après la révolution de 1956 avaient la possibilité de visiter leur pays d’origine, les émigrés avaient le droit d’inviter leurs familles et amis pour des visites de courte durée. En Allemagne de l’Est, la fermeture en termes d’information n’était guère possible parce qu’une grande partie de la population pouvait recevoir des chaînes de télévision occidentales dans leur langue (Wermelinger 1994 : 3).
76De même dans le domaine économique, le taux de nationalisation des terrains, par exemple, était plus élevé en Union soviétique, où beaucoup de régions ont passé directement d’un système féodal au système d’exploitation communautaire, que dans d’autres pays. La Pologne au contraire n’a jamais nationalisé plus que 25 % de sa terre agricole (DDA 1990 : 8).
77Ce ne sont là que quelques exemples illustrant l’hétérogénéité de l’ancien bloc soviétique et la multiplicité des situations de départ pour mettre en œuvre la transition.
78En même temps, on peut souligner que tous les pays du bloc soviétique partagent quarante ans d’histoire communiste, ce qui les distingue de tout autre pays européen, mais également africain, américain et asiatique. Cette période a forgé un certain nombre de traits communs à l’ensemble de ces pays.
79Dans un certain sens, tous ces pays se sont retrouvés, au début des années 1990, devant une situation analogue à celle de la naissante Union soviétique qui voulait faire une révolution prolétaire sans prolétariat : ils ont tous commencé à introduire la démocratie sans démocrates et le capitalisme sans capitalistes (Schöpflin 1994 : 129).
80Ce sont ces similitudes et ce même point de départ qui peuvent justifier la distinction entre une problématique générale du développement et une problématique de la transition, spécifique aux pays de l’ancien bloc soviétique. Au-delà, le destin des différents pays ex-communiste ne sera pas uniforme mais multiple et fortement ancré dans l’histoire tout entière de chaque pays. Il en va de même pour les processus de transition qu’ils ont entamés.
Bibliographie
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Auteur
Licencié en sciences économiques et sociales et diplômé en études du développement ; ancien délégué du Comité international de la Croix-Rouge (CICR) ; actuellement aux affaires universitaires du Secrétariat général du Département de l’instruction publique du canton de Genève.
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