L’Asie centrale en transition. La privatisation de l’agriculture en Ouzbékistan
p. 219-232
Note de l’auteur
Je tiens à remercier Alain Cariou, géographe à l’Université de Paris-Sorbonne, pour sa relecture critique 219 et ses suggestions.
Texte intégral
1Tout comme les autres pays d’Asie centrale, l’Ouzbékistan a traversé une décennie difficile suite au démantèlement de l’URSS, faisant face à toutes les contraintes d’une relative autonomie vis-à-vis de l’ancienne puissance colonisatrice, d’une intégration progressive à l’économie mondiale et d’une culture politique à réinventer.
2Dans ce contexte, l’analyse des restructurations dans l’agriculture permet de révéler les contradictions et les ambiguïtés de cette période dite de « transition ». En effet, si la rhétorique libérale a bien été assimilée par les cadres politiques et en partie actualisée par des réformes constitutionnelles, qu’en est-il des transformations annoncées pour réformer le système de production agricole ? Qu’en est-il de la pertinence et de l’efficacité des stratégies mises en œuvre par les instances internationales pour libéraliser les marchés et « libérer » les paysans ?
L’Asie centrale « terra incognita »
3A la suite du grand bouleversement marquant la fin de l’URSS, l’Asie centrale se trouva bien malgré elle dans le rôle d’un nouveau pôle d’attraction, passant du statut de périphérie sous-développée à celui de région en transition économique. Les richesses minières de la région eurent tôt fait d’attiser la convoitise des multinationales qui misaient sur un essor rapide des possibilités d’investissement, et cela essentiellement dans les secteurs de l’exploitation du pétrole, du gaz et de l’or. Les activités diplomatiques se déployèrent en parallèle, présumant souvent de l’intérêt stratégique de ces nouveaux Etats pour leurs homologues. Les organisations internationales s’installèrent, de même que les agences de coopération et les principales ONG, décidées à mettre à profit l’expérience acquise dans les pays en transition.
4Pourtant, des paris et des pronostics lancés sur le devenir de l’Asie centrale au moment des indépendances, pratiquement aucun ne s’est révélé gagnant. A la décharge de leurs initiateurs, on peut rappeler qu’en 1991 la région représentait encore une terra incognita pour le monde occidental, y compris pour les chercheurs. Mis à part quelques spécialistes, ceux-là avaient pratiquement accumulé un siècle de retard dans la connaissance de l’évolution spécifique de la région. D’où les projections, sur un spectre allant du romantisme oriental à la paranoïa hégémoniste, relevant parfois plus des fantasmes « géopolitisants » de leurs auteurs que de leur connaissance approfondie des réalités centrasiatiques.
5La majorité des pays d’Asie centrale, dont l’Ouzbékistan, fêtera ses dix ans d’indépendance en 2001. Si l’on peut douter du succès populaire de cet anniversaire, peut-être verra-t-on du moins les acteurs internationaux impliqués dans la région évaluer l’efficacité et les conséquences de leurs politiques de développement. En effet, les objectifs à long terme de l’aide au développement internationale en Asie centrale méritent d’être remis en question dans leur ensemble, ainsi que le révèle en particulier l’examen des restructurations agricoles en Ouzbékistan.
La transition graduelle et le modèle ouzbek
6Au lendemain de l’indépendance, le président de la République d’Ouzbékistan, Islam Karimov, a signifié à la communauté internationale sa volonté d’introduire des réformes de façon graduelle, en s’inspirant de l’exemple est-asiatique dans lequel la modernisation économique conduite par un pouvoir autoritaire précède toute réforme politique. L’Etat est donc garant de la totalité des transformations induites par la transition. Depuis 1993, l’accent a été mis sur une politique de substitution à l’importation, doublée de mesures protectionnistes pour la production nationale. En ce qui concerne le secteur agricole, l’Ouzbékistan se doit ainsi de moderniser son agriculture afin de valoriser sa principale ressource d’exportation, le coton1, puis d’augmenter sa production pour atteindre l’autosuffisance alimentaire2.
7Le faible recul relatif des capacités productives de l’Ouzbékistan après l’indépendance (Planistat 2000 : 93), comparativement aux autres Etats de la CEI, ne s’explique pas par le succès de ses réformes graduelles mais par le rôle prédominant de l’agriculture dans l’économie ouzbek3 et la réorientation rapide des exportations de matières premières4 vers un marché mondial en demande. Paradoxe hérité de l’ère soviétique, l’Ouzbékistan, véritable Etat rural par sa structure démographique, son économie et son aménagement du territoire, ne parvient pas à assurer la sécurité alimentaire de sa population.
8Aussi contesté qu’il soit5, le modèle de développement économique adopté par l’Ouzbékistan relève d’une volonté évidente de ne pas déséquilibrer brutalement un système politique hérité de l’époque soviétique6. Ce système fonctionne sur une superposition des réseaux de pouvoir néotraditionnels aux structures administratives officielles et se fonde sur les profits dégagés par une exploitation cotonnière sous monopole de l’Etat.
9Les dessous des relations entre le coton et le pouvoir ont été dévoilés dans les années 1980 à travers le « scandale du coton ». Sous Brejnev, moyennant manipulations des statistiques et complicités du pouvoir à tous les niveaux, il s’est agi d’un détournement massif des bénéfices de la filière cotonnière. La condamnation par Moscou d’une corruption généralisée précéda la révélation publique de ces excès. Rashidov, alors à la tête de la République ouzbek, fut écarté. Plus de 50’000 apparatchiks furent limogés entre 1984 et 1988, marquant ainsi le sommet de la « campagne anticorruption » lancée par Andropov et poursuivie par Gorbatchev (Pomfret 2000b : 4).
10Lorsqu’on sait que Rashidov a aujourd’hui été réhabilité à titre de héros national face à l’oppresseur russe, on saisit l’importance stratégique et la symbolique nationaliste du coton pour les cercles dirigeants. On mesure aussi l’évolution qu’a connue le système ces dernières décennies.
11Il semble logique, dès lors, de considérer avec prudence les propositions de réformes dans le secteur agricole. La privatisation de l’agriculture, considérée comme une étape importante de la transition selon les instances internationales, ne constitue d’ailleurs pas une priorité pour le gouvernement ouzbek.
12D’ailleurs, le concept de transition lui-même porte à critique. Appliqué sans distinction à l’ensemble des pays ex-soviétiques, il préjuge de la similarité des conditions initiales dans des contextes pourtant fort distincts, et postule un développement linéaire selon le paradigme dominant. Ce concept invite ainsi à des analyses dichotomiques dans lesquelles on oppose tradition et modernité, autoritarisme et démocratie, économie planifiée et économie de marché (Koroteyeva & Makarova 1998). Ces analyses ne saisissent pas la complexité d’un développement tissé de dynamiques contradictoires, telles que celles en œuvre en Asie centrale.
La collectivisation
13Pour mieux comprendre les enjeux actuels de la libéralisation en Ouzbékistan, il est nécessaire de revenir sur la période soviétique.
14Le premier plan quinquennal, de 1927 à 1932, marque le début véritable de la soviétisation en Asie centrale et planifie la collectivisation des terres, étape nécessaire dans l’évolution du féodalisme au communisme. L’objectif est d’éliminer la propriété privée ainsi que de sédentariser les nomades afin de mettre fin à un mode de vie considéré comme incompatible avec les des seins de la révolution. Cette révolution agraire est l’une des plus spectaculaires jamais accomplies. La collectivisation forcée voit la création des sovkhozes (fermes d’Etat) et kolkhozes (fermes collectives) : kolkhozes de plaine spécialisés dans la production cotonnière, kolkhozes d’altitude destinés à la production vivrière et l’élevage.
15On insiste souvent sur la brutalité du processus, mais on oublie que son objectif ne fut que très imparfaitement réalisé au niveau de l’organisation productive. Cela fait dire à certains auteurs qu’il a avant tout été question d’asseoir le contrôle soviétique sur les populations sans considération pour les réalités économiques centrasiatiques (Thurman 1999 : 9-10, 13-14, 29), menant à une « désorganisation extrême dans la production agricole » (Thurman 1999 : 19). D’après Roy (1999), la soviétisation a même favorisé la pérennité et le développement des structures traditionnelles du pouvoir, puisque les kolkhozes et les sovkhozes7 ont été créés sur la base de groupes déjà constitués, gérant leur territoire sur une base communautaire. Les kolkhozes étant tout de même des outils pour produire à moindre coût le coton indispensable à l’URSS, on observe une recherche plus stricte de rentabilité à partir du milieu des années 1940.
16Dans les faits, le kolkhoze constitue la cellule de base d’un maillage administratif qui assure de façon rapprochée le contrôle des hommes et du territoire. Ce maillage administratif de type pyramidal a perduré jusqu’à aujourd’hui : kolkhoze, rayon, oblast, république. Le premier secrétaire du Parti, actuellement le président, choisit les khokim des oblasts, qui choisissent les khokim des rayons, qui désignent les rayiss des kolkhozes où vivent les dekhkon ou paysans. Le fonctionnement bureaucratique officiel est inféodé à la logique des réseaux d’alliance, claniques et régionaux.
17Cette structure assure un contrôle étroit sur les populations et exerce le monopole sur l’ensemble de la filière, de la recherche agronomique à l’exportation, en passant par tous les intrants (eau, engrais, machines). L’autoritarisme est de mise puisque l’on recourt pratiquement gratuitement à la main-d’œuvre kolkhozienne afin d’atteindre les objectifs irréalistes imposés par le Plan.
18Au sein du kolkhoze, l’emprise relativement faible du Parti, l’absence d’initiative privée et de participation entretiennent les réseaux traditionnels du pouvoir et encouragent le désintérêt des populations rurales pour la production agricole.
19Encore faut-il considérer les ponctions énormes faites sur l’agriculture. On considère que le paysan ouzbek ne touche pour sa production qu’environ un quart du prix du marché mondial8, le reste étant absorbé par l’appareil d’Etat9. En effet, celui-ci a la mainmise sur le système bancaire à travers lequel il contrôle le trafic des paiements dans l’agriculture (Pomfret 2000a : 272-273). La politique monétaire actuelle évite à l’Etat de devoir répercuter l’inflation sur le prix du coton et favorise l’essor de l’économie informelle10.
La république de l’« or blanc »
20Par ailleurs, l’agriculture cotonnière ouzbek ne brille pas par ses performances. En termes d’efficacité, ses rendements stagnent jusqu’en 1937 et ne retrouvent le niveau présoviétique qu’à partir de 1950, malgré un accroissement constant des surfaces de culture cotonnière irriguées (Thurman 1999 : 8, 46). Le doublement des rendements de 1950 à 1990 doit prendre en considération l’emploi intensif croissant de biocides et de défoliants, le quadruplement de l’usage de fertilisants minéraux durant cette même période (Thurman 1999 : 35), ainsi que la fiabilité douteuse des statistiques.
21Les objectifs productivistes soviétiques ont abouti à la mise en culture de sols inadaptés, l’irrigation excessive et l’usage immodéré d’intrants. Pis encore, l’organisation économique planifiée et ses réalisations technocratiques, en instrumentalisant le travail de la terre, ont bouleversé les rapports entre l’homme et la nature. Suffirait-il de rappeler que les aménagements hydrauliques ainsi que la gestion de l’eau soviétique et les pratiques agricoles résultantes ont réussi à vider une mer et à contribuer à une destruction des sols sans précédent, pour mesurer les conséquences socioéconomiques et écologiques désastreuses de l’organisation économique planifiée sur la république cotonnière ?
22L’indépendance a encore fait chuter les rendements, notamment à cause du manque d’intrants, du faible niveau d’investissement et de la réorganisation du marché. En matière d’incitation, le prix payé par l’Etat pour les quotas imposés ne couvre souvent pas même les coûts de production (Stein 1997 : 95).
23Signalons encore que la démécanisation de l’agriculture représente l’un des phénomènes les plus remarquables de cette dernière décennie. En effet, il faut se souvenir que les Soviétiques ont commencé à moderniser l’agriculture dans les années 1960, sans considération pour un contexte dans lequel la main-d’œuvre était abondante et bon marché. A l’heure actuelle, les réalités économiques ont repris le dessus et l’on continue d’assister annuellement à la mobilisation patriotique de la population – y compris les citadins et les enfants (Khaidarov & Fakhrutdinova 2000) – durant la période de la cueillette. Le caractère coercitif de cette mobilisation s’explique par les salaires dérisoires offerts aux travailleurs. De plus, le recours aux machines agricoles disponibles se heurte à la difficulté de trouver des pièces détachées et au coût prohibitif du diesel.
24Le coton, l’omniprésent or blanc, constitue une ressource d’exportation vitale pour le pays et cristallise les contradictions multiples du développement économique.
La privatisation de l’agriculture
25Au vu de ce qui précède, on peut légitimement se demander pour quelles raisons les organisations internationales continuent à s’engager dans des projets relatifs à l’agriculture cotonnière11.
26En effet, tous les observateurs déclarent unanimement que le processus de privatisation du secteur agricole, lancé en 1992, reste encore du domaine du virtuel. Si les statistiques officielles recensent un nombre croissant de kolkhozes et de sovkhozes privatisés, le statut légal des nouvelles structures ne permet pas encore de prétendre à un phénomène irréversible. En outre, il semble que la multiplication des appellations entraînerait davantage de confusion sémantique qu’elle ne porterait de changements significatifs au niveau de l’organisation agricole.
27Le tableau synoptique 1 permet de distinguer les différentes structures agricoles composées à partir des structures soviétiques.
28Depuis 1993, la majorité des sovkhozes a été transformée en kolkhozes. Les shirkats ont été créés par le fractionnement des kolkhozes en entités plus petites mais fonctionnant sur un modèle semblable. Les shirkats spécialisés dans l’élevage ou dans la production maraîchère bénéficient d’une marge d’autonomie plus large. Les entreprises collectives sont des kolkhozes à qui l’on a généralement adjoint une ou plusieurs unités industrielles participant à la transformation. Il s’agit donc surtout d’un changement dans la terminologie.
29La diversité de ces structures se mesure en termes d’échelle de production plutôt qu’en termes d’évolution du fonctionnement économique. D’une part, ces structures de production ne peuvent octroyer qu’un bail limité sur leurs terres, le sol restant la propriété exclusive de l’Etat. De plus, le facteur limitant en région aride ou semi-aride n’est souvent pas le sol mais l’accès à l’eau. Or la gestion de l’eau comme l’entretien des infrastructures relèvent théoriquement de l’Etat, mais sont en réalité assumés au niveau du rayon ainsi que par les kolkhozes concernés. D’autre part, les exploitations privées doivent participer aux quotas de production annuels du Plan, fixés par les autorités du rayon. L’achat d’intrants, la commercialisation de la production et sa transformation hors de la structure du kolkhoze constituent autant d’obstacles supplémentaires. On peut dès lors affirmer que les fermes privées se trouvent dans une situation de dépendance vis-à-vis des autorités locales hostiles à une privatisation qui saperait les fondements de leur autorité. La privatisation représente ainsi un phénomène marginal dont la valeur symbolique a été assimilée par les autorités et intégrée dans les discours officiels.
30Dans cette situation où la propriété ne représente que l’une des facettes de la problématique agricole, n’est-il point paradoxal pour les organisations internationales de chercher à privatiser le secteur en investissant massivement12 dans une filière cotonnière dont les bénéfices favorisent la pérennité du système politique en place ? Ou s’agit-il d’un subventionnement intentionnel sous la condition d’un assouplissement du monopole d’Etat et d’autres concessions à la libéralisation ? Est-ce ainsi que l’on conçoit de contribuer à la bonne gouvernance ?13
La transformation des systèmes agricoles
31Le coton ne représente pas le seul secteur d’intérêt de l’économie rurale. On sait par exemple que le lopin familial joue un rôle central dans la sécurité alimentaire des kolkhoziens et leur procure l’essentiel de leurs revenus extérieurs. Il concentre les savoir-faire traditionnels, produit la majeure partie des fruits et des légumes du pays et recèle une étonnante variété végétale. De même pour l’élevage domestique, qui est le principal producteur de lait et de viande (IMF 2000 : 36). Plus que les réformes économiques gouvernementales graduelles, ces deux domaines primordiaux représentent un facteur de résilience face aux crises majeures et à la dégradation générale des conditions de vie.
32La problématique des transformations agricoles comporte des dynamiques fort distinctes selon le système de production considéré et selon les échelles d’observation choisies. La filière du coton joue incontestablement un rôle économique central dans l’économie ouzbek, mais à l’échelle régionale, cette importance peut occulter la prépondérance d’autres systèmes de production. L’élevage constitue la ressource principale des régions non irriguées. La situation de l’élevage en Ouzbékistan représente un cas de figure encore peu étudié, alors que le processus de libéralisation y est nettement plus avancé. Il est vrai que les éleveurs ne font pas face aux mêmes contraintes que les agriculteurs en matière de quotas de production.
33Depuis 1990, l’élevage a souffert d’une baisse de la productivité et d’un déclin de la qualité des troupeaux, notamment à cause de la difficulté d’obtenir des compléments fourragers (Stein 1997 : 91-92). La politique d’autonomie alimentaire a considérablement augmenté la production du blé, aux dépens du coton, mais aussi en défaveur des cultures fourragères. Malgré cela, l’élevage s’est maintenu à un niveau relativement stable.
34Outre l’élevage, il existe d’autres systèmes de production qui connaissent actuellement une évolution rapide. Ainsi les zones fertiles des piémonts, dont le microclimat a permis le développement de la viticulture et de l’arboriculture, avec ses savoureuses variétés de fruits et d’oléagineux, véritable réservoir de biodiversité. On observe dans ces zones un essor dans les activités de transformation, principalement au niveau familial ou de la petite entreprise dont la production est destinée aux marchés urbains. L’agriculture périurbaine a aussi pris de l’importance, particulièrement à Tachkent, avec une forte croissance des exploitations agricoles privées informelles – donc illégales et occultées par l’Etat et les statistiques officielles –, qui jouent un rôle considérable dans l’approvisionnement des bazars ouzbeks. On manque malheureusement d’études de terrain analysant les dynamiques en œuvre dans ces systèmes.
35Le développement des lopins familiaux, de l’élevage domestique, de l’arboriculture et de la viticulture, des zones maraîchères et des exploitations informelles périurbaines et, surtout, le dynamisme de l’élevage privé, malgré leur intérêt en tant qu’indicateurs du changement économique et en tant que secteur d’investissement plus autonome par rapport aux sphères du pouvoir, ne bénéficient pratiquement pas de l’aide internationale.
36Les raisons de cette ignorance peuvent être multiples :
les acteurs internationaux se soucient avant tout des secteurs considérés comme stratégiques pour l’économie mondiale plutôt que d’améliorer les conditions de vie des populations ;
les organisations internationales sont tributaires de leurs analyses macro-économiques et sectorielles (ICG 2000 : 25, 27) et peinent à considérer les disparités régionales en termes de systèmes de production agricole, d’autant plus qu’elles utilisent généralement les statistiques gouvernementales réputées traditionnellement peu fiables, minimisant l’inflation et gonflant le PIB, et sont ainsi incapables de juger de l’ampleur de l’économie informelle (IMF 2000 : 7) ;
les experts internationaux n’ont généralement accès au terrain qu’à travers de nombreux intermédiaires14. Confinés dans l’univers social des expatriés de la capitale, ils n’ont qu’une connaissance limitée de la dynamique de l’économie rurale hors des systèmes irrigués, et, souvent, une vision réductionniste de la multidimensionnalité du monde rural.
37Ni le coton, soutien essentiel du pouvoir, ni l’accroissement de la production céréalière ne font vivre les populations rurales. Celles-ci bénéficient sans nul doute d’une forme indirecte de redistribution des profits agricoles par le biais des réseaux de solidarité et dans une moindre mesure à travers les programmes sociaux (Pomfret 2000b : 2-3), mais qui ne leur assure plus le plein emploi de l’époque soviétique. Le chômage représente un fléau latent dans les campagnes ouzbeks, avec son corollaire de misère. Si l’on assiste effectivement à un renouvellement des cadres dans l’administration depuis l’indépendance, on trouve encore une majorité de khokim et de rayiss dont la fierté est proportionnelle à la durée de leur exercice du pouvoir. Toutefois, nouveaux ou anciens cadres se voient également confrontés à la problématique du chômage et s’accordent sur les moyens d’y remédier. Ainsi, l’époque où l’on inaugurait des infrastructures aussi inutiles que surévaluées n’est pas révolue, pour autant que les investissements étatiques en zones rurales puissent encore offrir une contrepartie à l’allégeance paysanne15.
38Mais les réseaux du pouvoir se transforment avec l’ouverture sur l’économie-monde. Tout comme dans la majorité des pays ex-soviétiques, la privatisation de l’industrie et des grandes entreprises contribue notablement à l’enrichissement de l’ancienne nomenklatura, alors que l’économie informelle permet la diversification des revenus. Même si les réseaux de solidarité jouent bien évidemment encore un rôle important (Koroteyeva & Makarova 1998), l’ancienne complémentarité entre les pouvoirs local, régional et central se trouve mise à mal par l’apparition d’une élite urbaine moins dépendante des profits cotonniers. Celle-ci s’affranchit progressivement des obligations vis-à-vis des réseaux néotraditionnels du pouvoir, car elle peut désormais faire preuve de plus d’initiative en matière d’investissements privés dans des secteurs à haute valeur ajoutée.
De la cohérence
39La transition en Ouzbékistan se fonde sur des réformes dont le caractère graduel est davantage déterminé par la dépendance des revenus cotonniers que par référence à un modèle de développement. Analysant l’absence d’une stratégie économique globale clairement définie, certains auteurs désignent ce processus de transition sous le terme de « gradualisme inconsistant » (Pomfret 2000b : 2).
40Les ponctions massives dans l’agriculture que réalise l’appareil d’Etat au détriment des paysans, dont une partie seulement est réinvestie dans le développement social et économique, servent principalement à maintenir les privilèges des élites au pouvoir. Il s’agit d’un véritable détournement des profits de l’agriculture, qui maintient la majorité de la population rurale dans une économie de subsistance. D’autre part, les rétroactions écologiques de l’agriculture cotonnière sont dévastatrices. Ce n’est assurément pas l’organisation collective de la production en tant que telle qui est en cause, mais une politique coercitive et contre-productive, héritée de la collectivisation forcenée et qui s’était déployée durant toute l’ère soviétique.
41De ce fait, les investissements internationaux dans des projets liés à la filière du coton suscitent des interrogations légitimes, surtout s’ils ne se concentrent que sur la privatisation de l’agriculture. D’une part, il existe des domaines beaucoup plus prometteurs et accessibles, tels que les lopins familiaux, l’élevage ou l’agriculture périurbaine. D’autre part, le statut foncier ne représente que l’un des multiples aspects de la problématique des réformes agraires (Pomfret 2000a : 278). Les paysans sont soumis en amont comme en aval à des contraintes multiples qui les rendent absolument dépendants des structures en place, alors que celles-ci fondent leur pouvoir sur les profits du coton. Cette dépendance réciproque est affectée par l’émergence d’une élite urbaine qui s’émancipe des réseaux néotraditionnels du pouvoir et investit dans des secteurs plus lucratifs.
42L’influence libérale de la nouvelle élite sur l’ensemble du système est encore difficile à déterminer : va-t-elle provoquer une bipolarisation entre une économie rurale délaissée et une économie urbaine « modernisante » ? Va-t-elle favoriser la mise en place d’un Etat de droit ou protéger ses avantages de toute velléité contestataire interne ou externe ?
43Face à ces enjeux, l’attitude des acteurs internationaux paraît bien ambiguë. D’un côté on promeut la bonne gouvernance et la libéralisation, de l’autre on investit dans la filière du coton. On soutient l’autosuffisance alimentaire, mais on se désintéresse de la dynamique des systèmes agricoles vitaux pour l’économie rurale.
44Les rapports des experts sont prompts à parler de corruption ou de zones de crises mais ne se penchent que trop rarement sur la cohérence des politiques de développement. Vu la complexité des enjeux, la transition en Ouzbékistan semble être un processus tissé de stratégies contradictoires, dont les objectifs sont aussi précis que fabuleux.
Bibliographie
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Notes de bas de page
1 Après la Chine, les Etats-Unis, l’Inde et le Pakistan, l’Ouzbékistan est le cinquième plus gros producteur de coton au niveau mondial.
2 Et, parallèlement, acquérir une autonomie vis-à-vis des importations céréalières du voisin et rival Kazakhstan.
3 L’agriculture compte pour environ un tiers dans le PIB (28 % en 1999) et emploie autour de 40 % de la population active.
4 Les matières premières représentent 75 % des exportations, dont 40 % de coton.
5 « Le “modèle” économique ouzbek […] s’inspire des politiques qui ont été tentées, et qui ont échoué, dans les pays en développement durant les années 1960 et 1970. L’Ouzbékistan est parvenu aux mêmes résultats que ces pays en développement, mais plus vite. Le niveau de vie baisse et l’incapacité de rembourser la dette extérieure s’accroît. L’inflation se situe autour de 45 %, et les banques n’ont de solvable que le nom. Le gouvernement se vante de taux de croissance réelle du PNB dépassant 4 % mais seuls les naïfs lui accordent crédit » (Apostolou 2000, notre traduction).
« Sous de nombreux aspects, l’expérience de l’Ouzbékistan reproduit celle de pays nouvellement indépendants au cours des années 1950 et 1960, qui jouirent d’un succès économique précoce mais rencontrèrent ensuite des problèmes consécutifs à la poursuite de politiques de substitution à l’importation et à l’aveuglement devant la mauvaise affectation des ressources » (Pomfret 2000b : 8, notre traduction).
6 Karimov, ancien premier secrétaire du Parti de la République d’Ouzbékistan, étant lui-même un produit de la nomenklatura.
7 Que nous désignerons dans la suite du texte sous le terme générique de kolkhozes.
8 Et seulement 15 % lors de la récolte 2000, d’après Khaidarov & Fakhrutdinova (2000).
9 Les ponctions ainsi réalisées se montaient en 1996 à environ un douzième du PIB (Pomfret 2000b : 6).
10 Comme par exemple les exportations illégales de coton vers les pays voisins, dont le Kazakhstan.
11 La Banque mondiale gère par exemple le « Cotton Sub-sector Improvement Project », doté d’un budget de 66 millions de dollars (voir sur Internet la page < www.wbln0018.worldbank.org/eca/eca.nsf >).
12 Alors que l’Etat ouzbek se désengage financièrement du secteur agricole.
13 « On a reproché à la Banque [mondiale] son manque de compétence en matière de réforme gouvernementale. Cela peut bien être le cas à présent, mais n’implique pas que la Banque doive se limiter aux projets d’investissement, qui font l’objet d’une corruption élevée. La Banque devrait plutôt réorienter les aptitudes de son personnel vers ces tâches de réforme » (Rose-Ackerman 2000, notre traduction).
14 Traducteurs, experts nationaux, autorités locales.
15 « Un des fondements politiques de la stratégie économique du pays est un effort conscient de maintenir l’ordre politique par un contrôle attentif de l’économie du pays, d’où le subventionnement de biens clés, considéré comme une forme de protection sociale, et l’investissement de bénéfices produits par les exportations sous contrôle de l’Etat dans des projets qui rehaussent l’autorité du gouvernement, tels que des projets d’achitecture monumentale ou d’infrastructures prestigieuses » (ICG 2000 : 14, notre traduction).
Auteur
Géographe, assistant de recherche à l’Université de Genève.
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